Première partie : la guerre de l’information
1. Le malaise des prisons
« 13 mai 1968. Aujourd’hui, j’ai vu un rat dans ma cellule »
Extrait d’un journal détenu de la Santé [1].
« Chaque détenu, règle nationale, a droit à 500 grammes de pain par jour. Souvent on prend la ration, quitte à en jeter une bonne partie. A Valenciennes le pain est présenté en tartines coupées de 100 grammes. Celui qui veut 200 grammes prendra deux tartines, celui qui veut plus redemandera. Mais un morceau de pain jeté conduit à la cellule de punition pour quatre jours. » [2]
La France est l’un des pays développés qui consacre la plus faible part de son P.N.B. à ses prisons. En 1961, une commission de spécialistes réunie au ministère de la Justice a conclu à la désaffectation de 121 prisons en raison de leur vétusté. Neuf ans après, elles sont presque toutes en service. Les signes avertisseurs d’un malaise dans les prisons n’ont pas manqué en 1970.
1. 1 Une tension tangible
1. 1. 1. Les juges d’application des peines bâillonnés
Par lettre circulaire du 16 mars 1970, le directeur de l’administration pénitentiaire, Le Corno, interdit aux juges d’application des peines (JAP) de répondre à un questionnaire relatif au fonctionnement des services de l’application des peines. Ce questionnaire a été élaboré (avec l’accord préalable de Le Corno) par le laboratoire de sociologie criminelle et juridique de la faculté de droit et des sciences économiques de Paris. Le rôle des juges d’application des peines a été défini dans la réforme Amor :
« article 8 ; dans tout établissement pénitentiaire où sont purgées des peines de droit commun privatives de liberté d’une durée supérieure à un an, un magistrat exclusivement chargé de l’exécution des peines aura seul compétence pour ordonner le transfert du condamné dans un établissement d’un autre type, pour prononcer l’admission aux étapes successives du régime progressif et pour rapporter les demandes de libération conditionnelle auprès du comité institué par le décret du 16 février 1888 ».
L’institution de cette charge témoigne d’un souci d’accompagnement du condamné par la justice, dans l’esprit d’individualisation des peines. Le juge d’application des peines a un rôle de contrôle extérieur sur le fonctionnement de l’établissement pénitentiaire dont il a la charge. Membre de la commission de surveillance présidée par le préfet, il doit effectuer des visites régulières des établissements de son ressort. En outre, il doit être avisé de tout incident troublant l’ordre, la discipline ou la sécurité des prisons, et être tenu informé du prononcé des sanctions disciplinaires, des mises à l’isolement, du décès d’un détenu. Chaque année, il rédige un rapport sur l’application des peines. Mais il semble que ces juges aient du mal à trouver leurs marques ; les juges d’instruction éprouvent eux-mêmes quelques difficultés « existentielles » à se positionner dans le processus qui place les citoyens sous main de justice. Le questionnaire (interdit), destiné aux JAP, avait une chance de faire émerger une parole singulière, témoin des lourdeurs et des contradictions du système judiciaire. Le refus de Le Corno est symptomatique de l’immobilité des institutions qui laissent perdurer des situations qu’au mieux elle devine problématiques, et qu’au pire elle sait être catastrophiques.
1. 1. 2. Les évadés de Clairvaux
L’effort de Le Corno pour masquer l’éruption générale qui menace toujours plus les établissements pénitentiaires va être réduit à néant par une affaire tragique. Les répercussions immédiates de la volonté d’occulter le problème carcéral sont d’une violence terrifiante, qui va frapper six détenus désarmés. Dans la nuit du 15 au 16 mai 1970, six détenus [3] tentent, sans violence, de s’évader. Alertés, les surveillants tentent de les noyer en ouvrant des vannes qui s’ouvrent sur les égouts par lesquels les détenus ont tenté de fuir. Rattrapés, ceux-ci seront sauvagement frappés par une trentaine de gardiens, en présence du directeur qui laissa faire. Ces violences terribles n’échapperont pas aux codétenus massés aux fenêtres... Après cette dure répression d’une tentative d’évasion, les pouvoirs publics sont alertés de l’urgence d’une reconsidération de la condition carcérale. En effet, à la suite de cet évènement, le juge Albert Petit attire l’attention sur l’atmosphère déplorable qui règne à Clairvaux et sur les risques d’une prise d’otages. Dans un rapport au Ministère (décembre 1970), il exprime son inquiétude : « Cette fermentation de haine et de pourrissement auquel on assiste actuellement à Clairvaux, où il se prépare des crimes atroces ». Celui-ci rédige une note [4] à l’attention de deux organisations professionnelles de magistrats. Il y déclare avoir la certitude que le directeur de la prison, M. Nabias, s’est acharné sur les détenus, et que la paix sociale dans la prison est largement hypothéquée par les réactions des personnes susceptibles d’entamer des poursuites judiciaires, d’ouvrir des enquêtes suite aux violences commises [5]. La centrale de Clairvaux sera l’objet de deux autres rapports ; l’un de Nabias, directeur de la Centrale, à l’attention de l’administration pénitentiaire, et un autre de Pierre Arpaillange, directeur des affaires criminelles et des grâces [6], au ministre de la Justice. Quelques semaines plus tard, au mois de juin 1970, les Assises du Var jugent quatre prisonniers qui, dans leur « chauffoir » (une geôle de 9 mètres sur 5 où sont entassés une vingtaine de détenus) de la prison de Draguignan, qui ont frappé à mort un de leur camarade [7]. Ce « crime odieux » illustre une perception du monde carcéral comme étant celui d’une population très marginalisée, et incapable de prendre conscience d’appartenir à un même groupe social. Cette impression laisse deviner chez les journalistes un désir de bouleversement, car ceux-ci, témoins privilégiés d’un monde occulté, se rendent compte des incohérences du système carcéral, et de l’urgente nécessité de remettre en question cet état de fait. Le 11 juin 1970, le Comité de liaison Justice de Lyon dénonce la situation de plus en plus préoccupante des prisons de la région Rhône-Alpes. Le 30 novembre 1970, Le Figaro titre : « La vie de prison constitue aux yeux des médecins une redoutable agression psychique ». Mais tant que les pires violences s’exercent sur les détenus eux-mêmes, l’Administration pénitentiaire est tranquille. Le climat légitime la politique répressive, et il suffit de châtier les coupables lorsqu’ils sont détenus, ou de muter - voire récompenser - les matons, s’il arrive qu’ils soient dénoncés. Ce processus sera mis à mal dès lors que l’unité politique des prisonniers sera réalisée. Car les avertissements émanent d’individus concernés par le monde des prisons, sans que les détenus eux-mêmes soient impliqués dans une prise de conscience efficace. A tout le moins le climat est favorable à une remise en cause de ce qui se passe derrière les murs des établissements pénitentiaires, qui n’est possible qu’avec la participation des détenus. Ceux-ci, dans le cadre de l’exécution de leur peine, sont des « objets » de droit, mais ils n’ont encore aucune prise sur les mécanismes qui les régissent.
1. 2. Les lois du 17 juillet 1970
C’est René Pleven, à la Chancellerie depuis juillet 1969, qui est l’auteur de ce corps de lois. Ces lois invitent les juges d’instruction à plus de retenue vis à vis de la détention préventive. En effet la détention préventive devient détention provisoire, tandis que la liberté provisoire est remplacée par le contrôle judiciaire. Le champ d’application de la semi-liberté est élargi (institution des permissions de sortie), ainsi que les modalités d’octroi du sursis. Mais la mesure des permissions régulières ne profite qu’aux futurs libérés, dont le reliquat de peine est inférieur à un an, par crainte d’un non-retour des détenus bénéficiaires de ces autorisations. Cette mesure semble dictée par le souci d’apaiser les tensions très vives qui règnent dans les prisons. La détention, de règle, devient l’exception, en théorie. Malgré ces efforts, l’effectif des prisonniers augmente sensiblement. Des sociologues ont montré [8] que les dispositifs allégés - au regard de l’incarcération ferme - s’ajoutent à la prison plus qu’ils ne s’y substituent, parce qu’ils sont employés dans des cas pour lesquels, auparavant, des mesures moins contraignantes auraient été prononcés. En augmentant les dispositifs répressifs de contrôle social - même déguisés sous des appellations préventives, on ne fait que renforcer la gamme de sanctions dont disposent les juges. Ces lois montrent que l’intérêt de la chancellerie et du législateur n’est pas nul, mais cette inquiétude deviendra évidente quand les prisonniers apprendront à gérer leurs mouvements de colère. Ce sera chose faite après les incarcérations de militants révolutionnaires, prononcées dans un contexte de violence exacerbée, mêlée à un mutisme absolu du pouvoir public face aux vives tensions qui rythment la vie en détention.
1. 3. Le mouvement gauchiste incarcéré
1. 3. 1. Les lois anticasseurs
Le droit français ne connaît pas le statut de détenu politique, mais de nombreuses luttes de prisonniers sont motivées par la reconnaissance de cette particularité. La seule spécificité du droit français concerne les Détenus Particulièrement Signalés, dont la liste fait l’objet d’un fichier national, institué en 1967. A la demande de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, excédé par les agissements de la nébuleuse gauchiste, René Pleven, garde des Sceaux, présente un projet de loi examiné en commission le 23 avril 1970, et voté le 29 mai. Cette loi « anticasseurs » est adoptée par 386 suffrages contre 94. Elle est promulguée le 8 juin par sa parution au Journal Officiel. Cette loi rend responsables les « instigateurs » de violences perpétrées lors de rassemblements urbains. Elle s’attaque généreusement et essentiellement aux responsables de la presse gauchiste. Les groupes politiques visés sont la Gauche Prolétarienne, Ligne rouge, l’U.N.E.F., la Ligue communiste, lutte ouvrière, Vive La Révolution [9]. Toutes ces organisations comprennent des services d’ordre, qui à l’usage font davantage preuve de leur capacité à semer le désordre, en attaquant de front les forces de police lors de manifestations. Le 22 mai, Raymond Marcellin avait fait état de cent vingt-trois inculpations pour « activités gauchistes » depuis le15 avril. Soixante-dix inculpés sont laissés en liberté provisoire tandis que cinquante-trois sont écroués. Les tribunaux ont prononcé plus de cent condamnations - dont soixante-neuf à des peines de prison, et trente et une, de prison ferme [10]. L’objectif déclaré est d’enfermer les directeurs de la Cause du peuple, journal officieux de la Gauche prolétarienne [11]. Raymond Marcellin, plaidant devant le Conseil des ministres, obtient le 27 mai la dissolution de la G.P. et précise même que, « vu l’urgence », cette mesure entre immédiatement en vigueur. Dix militants de la G.P. sont arrêtés en région parisienne, et inculpés d’atteinte à la sûreté de l’Etat. A Grenoble, à Marseille, des cortèges d’une centaine de personnes attaquent les cars de police. Ce même 27 mai a lieu le procès des directeurs de la Cause du peuple ; Jean-Pierre Le Dantec, centralien, professeur à l’école des Beaux-Arts, et son successeur à la direction de la Cause du peuple, Michel Le Bris. Jean-Pierre Le Dantec est condamné à un an de prison ferme, Michel Le Bris à huit mois de prison. Les gauchistes ont pris l’initiative de négocier avec le philosophe Jean-Paul Sartre l’usage du nom de ce dernier pour la direction de la Cause du peuple, fréquemment saisi après parution. Les divers mouvements gauchistes ont pris l’habitude de chercher un soutien moral et surtout financier chez les intellectuels-militants. L’argent reste le nerf de la guerre « anti-impérialiste » menée à cette époque. Les gauchistes sont durement touchés par la criminalisation des actions qu’ils ont parfois spectaculairement menées. Ils vont se lancer dans une campagne de grèves de la faim, dont la dimension spectaculaire implicite s’inscrit dans une tactique des groupes maoïstes. Cette tactique a pour moyen de surenchérir aux « provocations » du gouvernement, afin de faire éclater au grand jour les contradictions de la politique de répression qui s’exerce sur les militants (refus du statut de détenu politique associé à l’utilisation de lois créés sur mesure).
1. 3. 2. Les grèves de la faim
Les gauchistes, visés par des procédures judiciaires, bénéficient d’un rapport de force qui leur est encore favorable. Leurs actions sont médiatisées à outrance, et ils n’entendent pas rester des cibles que la police atteint sans coup férir. Le 1er septembre 1970, 29 militants maoïstes [12] de la Gauche Prolétarienne, principalement, déclenchent une grève de la faim. Ceux-ci sont incarcérés au motif d’appartenance à une ligue dissoute, ou en vertu des lois anticasseurs [13]. A l’occasion de l’utilisation massive de lois « scélérates » pour réprimer le mouvement gauchiste, qui jouit d’une vaste audience, François Maspero publie les “ Déclarations des emprisonnés politiques ”, un texte “ écrit dans les prisons de France, le 1er septembre 1970 ”. Dans cet écrit, les gauchistes incarcérés revendiquent la qualité politique de leurs actes - et des lois qui les ont jetés en prison, et ils se montrent solidaires de l’ensemble de la population carcérale, « victimes d’un système social qui, après les avoir produits, se contente de les avilir et de les rejeter » [14]. La première grève de la faim permet d’obtenir l’accord de l’application du « régime spécial ». Ce régime, défini par les articles D.487 du Code de procédure pénale, prévoit l’augmentation du nombre des visites hebdomadaires (4 au lieu de 2 par semaine) et des heures de promenade commune, l’autorisation d’être deux par cellule, la possibilité de lire trois quotidiens d’information, trois périodiques, des livres, et le droit de détenir un poste de radio. Les assouplissements accordés par le garde des Sceaux René Pleven, au terme de vingt-cinq jours de grève de la faim des prévenus ou condamnés révolutionnaires, ne sont valables que pour les prisonniers inculpés devant la Cour de sûreté de l’Etat. En revanche, les nouveaux emprisonnés, majoritairement poursuivis selon les directives de la loi anticasseurs, restent considérés comme des droits communs. Les nouveaux emprisonnés proches de la Gauche Prolétarienne ou de VLR lancent une nouvelle grève de la faim du 14 janvier au 8 février 1971. Les militants incarcérés et dispersés lancent des mouvements à Toulouse et Bordeaux, puis à Paris, Fleury-Mérogis, Fresnes, Marseille, Metz. A partir du 22 janvier, de nouveaux grévistes - libres - de la faim s’établissent à la chapelle Saint-Bernard, sous la gare Montparnasse. Les occupants reçoivent rapidement le soutien des artistes engagés, des intellectuels ; Maurice Clavel, Wladimir Jankélévitch, Yves Montand, Simone Signoret. A Notre dame de Lorette, à la Halle aux vins, à la Sorbonne, des noyaux solidaires de sympathisants, parmi lesquels de nombreux jeunes, se nourrissent d’eau sucrée. L’abbé Jaouen, ancien aumônier de la prison de Fresnes, est du nombre. L’élan de solidarité entraîne une spéculation de déclarations sans équivoque des ministres concernés en premier lieu par les troubles. Marcellin semble aveuglé par son obstination à enrayer toute contestation, d’où qu’elle provienne, et quelle que soit le bien fondé des interrogations soulevées par les « gauchistes ». Douze psychiatres et psychologues attachés à la maison d’arrêt de la Santé se déclarent incapables de remplir leur mission vis à vis des militants incarcérés. Cent soixante médecins, relayés par le Secours Rouge, lancent des avertissements au gouvernement. Le Secours Rouge se présente comme une « association démocratique légalement déclarée, indépendante de toute organisation et ouverte à tous ». Son objectif est unique et simple : « la défense politique et juridique des victimes de la répression » [15]. L’objet est d’apporter un soutien à ceux qui sont les plus exposés à l’arbitraire des conditions de détention, en raison de leurs motivations politiques. Le 30 janvier 1971, 4000 personnes manifestent place de Clichy contre les prisons. On dénombre 170 arrestations et 14 admissions à l’Hôtel Dieu. Le 9 février, à l’appel du Secours Rouge, 4000 personnes - surtout des jeunes - manifestent, principalement en soutien aux militants incarcérés et contre les prisons [16]. Toutes les manifestations organisées connaissent le succès ; la pression de la rue est favorable aux militants gauchistes, qui ne représentent pourtant qu’une frange extrêmement minoritaire de la population incarcérée. Dans les semaines qui suivent les premières incarcérations, les revendications des militants ont radicalement changé de nature. Les groupuscules gauchistes voient dans la lutte contre les prisons l’opportunité d’élargir leur champ d’action politique. Jusqu’alors, le prisonnier était perçu comme un frein aux luttes sociales, eu égard à l’utilisation massive d’anciens détenus comme personnel supplétif de la police (indicateurs), briseurs de grève [17]...
2. Le Groupe d’information sur les prisons
2. 1. La naissance du Groupe d’Information sur les Prisons
Les « aspirants » prisonniers politiques, appuyés par les soutiens logistiques dont ils bénéficient à l’extérieur (avocats de renom, intellectuels), entament une lutte en faveur des droits communs. Les militants gauchistes arrêtés durant l’été 1970 (pour avoir diffusé le journal la Cause du peuple sur les marchés, participé à des manifestations interdites, peint des slogans...) sont dispersés - il s’agit d’isoler le mal - dans les prisons françaises (la plupart sont en détention préventive). En octobre 1970, ils font parvenir des rapports détaillés, concernant les conditions d’incarcération, au Comité chargé de leur défense [18]. Danièle Rancière, Claude Liscia et Daniel Defert [19] établissent un questionnaire à partir de ces rapports. Le 8 février, René Pleven a promis des « mesures d’allégement », après qu’une commission ait défini les conditions d’octroi du « régime pénitentiaire spécial ». Les défenseurs des militants, Mes Kiejman et Leclerc, annoncent devant la presse, au « Quartier général » de la chapelle Saint-Bernard, que les gauchistes emprisonnés stoppent leur grève. Le porte parole du Secours Rouge, Pierre Halbwachs, tend le micro à Michel Foucault [20]. Celui-ci a écrit un manifeste, cosigné par Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, et Pierre-Vidal Naquet, l’un des principaux artisans de la lutte contre les tortures commises par l’armée française durant la guerre d’Algérie. Jusqu’alors, la couverture médiatique dont ont bénéficié les militants a masqué une réalité carcérale autrement plus violente. Les rapports envoyés par les militants incarcérés ont précisément permis de mettre à jour ces violences, de les nommer. De là est née l’urgence de créer le Gip. Les interrogations sont sans limite, ainsi que l’exprime Foucault :
“ On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ? Peu d’informations se publient sur les prisons, c’est l’une des régions cachées de notre système social, l’une des cases noires de notre vie. Nous avons le droit de savoir, nous voulons savoir. C’est pourquoi, avec des magistrats, des avocats, des journalistes, des médecins, des psychologues, nous avons formé un GIP ” [21].
La liste des diffèrents participants au Gip est surestimée ; elle constitue en même temps qu’une « bravade » au pouvoir (« nous sommes nombreux »), un appel aux bonnes volontés. Le Gip fonctionne grâce à des individus sensibilisés au problème des prisons, mais qui ne peuvent copter a priori que sur leur propre force. Le l8 février 1971, le jour même où René Pleven promet des « mesures d’allègement », à la maison d’arrêt d’Aix-en-Provence, deux détenus blessent un surveillant et prennent l’infirmière et l’assistante sociale en otages, puis s’emparent d’armes et de munitions. Ils sont tués au moment où ils s’apprêtent à quitter la prison [22]. Ces assassinats montrent l’étendue du problème carcéral ; on observe d’une part l’intérêt suscité par des détenus politisés, organisés, qui réussissent à faire plier le tandem Marcellin - Pleven, et d’autre part les éternels enchaînés, déclassés, victimes d’une violence d’Etat aussi cruelle que celle qu’elle prétend juguler avec sa loi. Le gouffre qui sépare les privilégiés de la population habituelle des prisons sera l’un des angles d’attaque du GIP, soucieux de donner la parole aux droits communs, confinés dans le silence des prisons et condamnés socialement, économiquement.
« Le problème n’est pas prison modèle ou abolition des prisons. Actuellement, dans notre système, la marginalisation est réalisée par la prison. Cette marginalisation ne disparaîtra pas automatiquement en abolissant la prison. La société instaurerait tout simplement un autre moyen. Le problème est le suivant : offrir une critique du système qui explique le processus par lequel la société actuelle pousse en marge une partie de la population » [23].
Le Gip, par la voix de Foucault, place très haut la « barre », en esquivant les éventuelles critiques qui lui reprocheront de ne pas vouloir faire de proposition concrète, en terme de réforme pénitentiaire, et en lançant le débat à un niveau théorique qui transcende l’habituelle rhétorique militante. Le Gip s’est ouvert à des intervenants très divers, qui auparavant se côtoyaient sans communiquer. Selon foucault, « il y a eu aussi, très tôt, un grand écho du côté d’un certain personnel de la prison : les éducateurs, visiteurs, mais ni les juges, ni le personnel pénitentiaire proprement dit. (...) Et surtout les familles des détenus » [24]. Ces échanges alimentent une critique qui permet au Gip de se donner rapidement des objectifs très concrets. Donner la parole aux détenus, une fois l’univers carcéral dévoilé, est une étape que le GIP se propose de franchir. Cette étape n’est qu’un début pour toucher à l’émancipation des détenus. Cette étape est primordiale, et largement subordonnée au travail que peuvent - et doivent - effectuer les intellectuels, de l’extérieur.
« Il était entendu que l’on mettrait en avant trois personnes ayant une certaine notoriété, qui devaient servir d’étiquette et cacher comment ça se passait, cacher surtout le fait qu’il n’y avait rien à cacher, qu’il n’y avait pas d’organisation. Il était important que l’administration pénitentiaire ne sache même pas s’il y avait organisation ou pas » [25].
La renommée des fondateurs du GIP (Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet) permet à ceux-ci de s’exprimer dans La Croix, Le Monde, Le Nouvel Observateur, Combat... tandis que les militants distribuent des tracts aux abords des prisons, rentrent en contact avec les familles de détenus, créent des contacts, et finissent ainsi par obtenir et collecter des informations. Les journalistes intègrent vite les événements liés aux prisons dans les nouvelles générales. Philippe Boucher, du Monde, Périer-Daville au Figaro relaient les informations transmises par le GIP, en incorporant à leurs articles de larges extraits des communiqués et déclarations du GIP. Ces journalistes continueront de s’intéresser aux prisons, tout en acquérant une certaine autonomie rédactionnelle. Ce sont les travaux du Gip, extrêmement minutieux, qui vont le mieux mettre en évidence le caractère systématique du milieu carcéral, et l’organisation des mécanismes structurels et organiques qui expliquent la prison. Une fois que les informations auront émergées du silence traditionnel qui entoure les prisons, rien n’empêche que les questions essentielles soient désormais soulevées. Le système carcéral apparaît au grand jour, au fur et à mesure que le Gip recueille des informations données par les prisonniers eux-mêmes. Le savoir crée la révolte, et le Gip se fait fort de confondre l’administration pénitentiaire. « Les revendications énumérées (des détenus) portent sur des points précis, qui, pris un à un, semblent modestes. Que l’on ne s’y trompe pas (pas plus que ne s’y trompe l’administration qui répond par la répression). Ces points désignent un système vaste, complexe et divers, qui, au nom de la « sécurité » ou derrière le masque hypocrite d’« une préparation du détenu à sa réinsertion dans la société », vise en fait à humilier et à briser chaque prisonnier » [26]. La mise en évidence de l’organisation de la prison est éminemment dénonciatrice de la manière dont sont gérées les prisons, l’instrumentalisation des prisonniers, et l’obstination à ne pas reconnaître ses travers, pour préserver une institution que tous les indices montrent sclérosée. Le Gip agit comme diffuseur, énonçant une « autre » vérité. Il entend se servir du volontarisme militant issu des luttes de mai 68, du concept d’autonomie des luttes, pour réaliser celle des prisonniers.
2. 2. Les moyens du GIP
Le 15 mars 1971 paraît un article [27] qui annonce la première enquête du GIP.
« Notre enquête n’est pas faite pour accumuler des connaissances, mais pour accroître notre intolérance et en faire une intolérance active. Devenons intolérants à propos des prisons, de la justice, du système hospitalier, de la pratique psychiatrique, du service militaire, etc. ” [28].
Le GIP a auparavant fait appel à toutes les tribunes qui pourraient relayer son action. Le but du GIP est de “ briser le double isolement dans lequel se trouvent enfermés les détenus : à travers notre enquête, nous voulons qu’ils puissent communiquer entre eux, se transmettre ce qu’ils savent, et se parler de prison à prison, de cellule à cellule. Nous voulons qu’ils s’adressent à la population et que la population leur parle. Il faut que ces expériences, ces révoltes isolées se transforment en savoir commun et en pratique coordonnée. ” [29]
Selon Foucault, les détenu(e)s qui correspondent avec le GIP, et qui transmettent des informations, ne représentent qu’une frange minuscule dans la prison. Cependant, ils ne sont pas « désavoués par leurs camarades », au contraire ceux-ci ont « accepté assez bien qu’ils jouent un rôle de porte-parole » [30]. Le 1er mai 1971, Jean-Marie Domenach est arrêté à Fresnes pour « défaut de dépôt légal ». Michel Foucault et quelques autres sont eux interpellés devant les portes de la Santé, pour « colportage sans récépissé » (motifs d’interpellation sans aucun fondement juridique) [31]. Emmenés au poste de police pour une vérification d’identité, ils subissent diverses vexations et brutalités. Michel Foucault sera lui-même victime de la fureur d’un gardien de la paix, que ses collègues auront du mal à maîtriser.
« Pour notre part, bien sûr, nous portons plainte, parce qu’il faut que l’on sache que dans l’arbitraire quotidien de la rue, dans une affaire apparemment simple de tracts distribués, le moindre policier a parfaitement conscience du rôle qu’on lui fait jouer ; il nomme lui-même le système qui s’établit doucement à travers ses gros gestes maladroits ; il salue la fonction nouvelle qu’il exerce, et il appelle joyeusement le chef qu’il mérite. La rue est en train de devenir le domaine réservé de la police ; son arbitraire y fait la loi : circule et ne t’arrête pas ; marche et ne parle pas ; ce que tu as écrit, tu ne le donneras à personne ; pas de rassemblement. La prison débute bien avant ses portes. Dès que tu sors de chez toi » [32].
Des questionnaires sont remis aux familles qui attendent devant les prisons que les portes s’ouvrent pour les parloirs. Le GIP surveille les prisons ; les abords de la prison deviennent à leur tour l’objet d’une surveillance policière. La police procède à des charges et des arrestations. Le GIP publie ses premières brochures en mai et juin 1971. La première est une Enquête dans vingt prisons, suivie d’une enquête sur Fleury-Mérogis. Ces enquêtes sont menées à l’intérieur même des prisons, par le truchement des familles de détenus qui font circuler les questionnaires rédigés par le GIP. L’intérêt du GIP de publier ses propres brochures provient d’une méfiance. Pour le GIP, « les tracts que les détenus ont réussi à diffuser au cours de leurs actions collectives s’adressent plus à la population qu’à l’administration pénitentiaire. Ils méritent mieux qu un entrefilet en bas de page dans un journal, trop discret pour éveiller un écho dans un silence indiffèrent » [33].
2. 3. L’importance du phénomène médiatique
L’intérêt de la presse est révélateur du succès du GIP, quoique rarement évoqué par ceux qui se sont inspirés de ses méthodes. Le GIP fait fonction d’agence de presse quasi officielle pour les journaux. Les journalistes sont tellement imprégnés des analyses et des « découvertes » du GIP qu’un rappel à l’ordre est orchestré. Une certaine presse s’inquiète du rôle d’un « chef d’orchestre clandestin » [34] agissant dans un objectif d’agitation gauchiste. Les prisonniers comptent avec le GIP un allié particulièrement efficace. Car l’information est une arme face au silence des prisons. L’objectif atteint du GIP est de faire savoir, de montrer à l’administration que les événements inhérents à la vie carcérale sont connus à l’extérieur, et qu’un droit de regard s’exerce désormais sur les prisons. Il s’agit d’un instrument de mise en question de la prison et d’agitation dans les prisons. Mettre l’administration pénitentiaire face à ses pratiques, faces à ses crimes également est le meilleur moyen de populariser la lutte des prisonniers, et de permettre une certaine autonomie de leur lutte. Car l’information issue des prisons doit y être renvoyée, afin de mettre un terme à l’isolement qui touche les détenus. Alors pourront être menés de concert les actions envisagées par les détenus eux-mêmes. De fait, stratégiquement, les luttes de l’intérieur sont suicidaires si elles restent dans l’ombre, car la répression s’abat sans vergogne si elle se sait invisible. La presse est amplement aidée, dans son travail sur les prisons, qui devient rapidement une ligne éditoriale récurrente, voire guidée par les travaux d’enquête du Gip. En novembre 1971, Michel Foucault s’inquiète que des journalistes « intéressés » prennent en charge des enquêtes au nom du GIP et exploitent les informations ainsi recueillies pour leur travail salarié. Michel Foucault émet un doute quant à la réelle motivation de ces personnes [35].
3. Les intellectuels
3. 1. Une capacité d’action
L’erreur de Pleven, et avec lui celle de Marcellin, est de ne pas avoir assimilé la capacité de mobilisation et d’indignation de l’extraordinaire réseau de pensée « affinitaire », intellectuel et moral qui s’est constitué sur les cendres encore chaudes de l’embrasement de mai 68. Ces « consciences »réseaux sont aptes à recevoir toute remise en cause de toutes les formes de pouvoir totalitaire. Cela concerne d’anciens résistants, des communistes critiques, des « porteurs de valise » du réseau Jeanson ... Les intellectuels ne peuvent qu’être agréablement surpris de voir une résonance à leur propre réflexion politique, dans le domaine carcéral, et ils sont les alliés naturels des prisonniers en lutte. Pour soutenir cette lutte, ils font usage de leur capacité d’organisation, de mobilisation, et mettent leur intelligence au service du combat qui s’annonce.
« L’institution prison, c’est pour beaucoup un iceberg. La partie apparente, c’est la justification : “ il faut des prisons parce qu’il y a des criminels » . La partie cachée, c’est le plus important, le plus redoutable : la prison est un instrument de répression sociale. Les grands délinquants, les grands criminels ne représentent pas 5% de l’ensemble des prisons. Le reste, c’est la délinquance moyenne et petite. Pour l’essentiel, des gens des classes pauvres. Voici deux chiffres qui donnent beaucoup à réfléchir : 40 % des prisonniers sont des prévenus dont l’affaire n’est pas encore jugée, environ 16% sont des immigrés. La plupart des gens ignorent cela, car on justifie toujours l’existence des prisons par l’existence des grands criminels ” [36].
Foucault se fait le témoin d’une situation peu connue, et qui lui apparaît révoltante. Cette révolte, entretenue par l‘empirisme des travaux du GIP, se heurte à une passivité qu’il faut sans cesse bousculer (de là l’utilisation de statistiques, qui « cadrent » mal avec le travail théorique qui a fait connaître Foucault et son œuvre). La conclusion du dossier « En finir avec les prisons » de Jean-Marie Domenach, paru en juillet-août 1972 dans la revue Esprit, qu’il dirige, s’inscrit dans la même veine de propension à l’« intolérance » qui anime les membres du GIP :
« Abattre les murs des prisons, c’est le risque à prendre, les yeux ouverts, - un risque en tout cas moins coûteux que celui de l’avilissement carcéral : il faudra inventer des institutions et des comportements qui, au lieu de répondre à la délinquance par la répression, en soigneront les causes et par là obligeront à se transformer une société qui devient de plus en plus criminogène. Le sadisme pénitentiaire est la pointe extrême d’un mépris de l’homme et d’une violence qui emprisonnent notre vie sociale. Il n’a rien à voir avec la justice. Il est même le contraire de la justice, comme la vengeance est le contraire de la sanction. Est-il vraiment extraordinaire d’imaginer une société sans prisons ? » [37]
Pour Jean-Marie Domenach, il s’agit d’un état de guerre larvée, un conflit s’est engagé, la lutte contre l’arbitraire a repris, et il s’agit de ne pas se montrer sourd aux cris des prisonniers. L’administration pénitentiaire et plus précisément le ministère de la Justice qui la gère sont dans une autre logique ; leur intérêt est de taxer le GIP et ses zélateurs de gauchistes, ce qui apparaît dans la presse, à long terme, une fois l’autonomie du GIP réalisée (des groupes locaux du GIP se forment, ce que Foucault souhaite, tandis que Domenach émet des réserves). Les « penseurs », théoriciens du mouvement appartiennent à la même classe que les législateurs. Claude Mauriac, qui participe à de nombreuses enquêtes du GIP, et qui consigne la plupart de ses activités militantes dans son journal, note, à ce propos, « qu’intellectuellement Michel Foucault l’emportait sur Georges Pompidou et n’ait eu lui-même, j’imagine, nul doute à cet égard » [38]. Dès lors que les tenants du pouvoir politique, et ceux qui tentent d’enrayer la machine trop bien huilée de la justice, appartiennent au même monde, et disposent des mêmes armes culturelles, alors l’expression de ceux qui subissent l’arbitraire judiciaire est rendue possible. L’inertie apparente qui règne en maître dans les établissements pénitentiaires, et les violences qui s’y commettent sans qu’aucune réaction judiciaire soit engagée met à mal les discours humanistes de ceux qui, régulièrement, « réforment » les prisons, ou envisagent de le faire. La responsabilité de l’Etat est engagée, et elle est mise en cause par des personnes qui ont une démarche critique, qui agissent en hommes libres, et qui surtout ont une réelle audience dans les médias et savent les manier. Il est vrai que seule leur responsabilité morale et intellectuelle est engagée, et qu’ils n’occupent pas de poste à « risques » [39], à responsabilité, ce qui restreindrait leur droit de regard et leur devoir de « dénonciation ». Or les législateurs, les responsables politiques n’ont pas cette liberté, tenus qu’ils sont de prendre en compte le lobbying des syndicats (notamment Force Ouvrière largement majoritaire), ou les réactions de l’opinion publique, largement versatile et manipulable. M. Bonaldi - responsable syndical de Force Ouvrière - témoigne en ce sens :
« Nous avons peu à attendre de la nation. En matière pénitentiaire, l’opinion publique qui, de l’extérieur, est à l’affût de nos difficultés, est terriblement versatile et même sadique. Un jour, il se réjouit de voir les coups tomber sur le voleur ; le jour suivant, elle applaudit à ses exploits » [40].
3. 2. L’affaire Jaubert
Alain Jaubert est un journaliste qui est tabassé, puis arrêté et enfin poursuivi en justice à la suite d’une manifestation d’Antillais à Paris, le 29 mai 1971. L’affaire Jaubert va sensibiliser l’ensemble des journalistes à une perception totale du problème carcéral, en même temps d’une grande défiance vis à vis des discours officiels. Le communiqué de la Préfecture de police précise que « Jaubert a ouvert la porte du véhicule et a sauté en marche, se blessant lui-même au cours de la chute » [41].
La version officielle, en effet, s’en tient à cette fantaisie : le journaliste a agressé et rossé trois policiers, ce qui justifie son inculpation d’insultes, rébellion, coups et blessures à agents de la force publique, après quarante-huit heures de garde à vue. Or Jaubert est apparu, lors d’une conférence de presse organisée immédiatement après sa libération, largement « abîmé » aux yeux de ses confrères. Le 2 juin, Léo Hamon, porte-parole du gouvernement, ne trouve rien à dire lorsqu’il est interpellé par un correspondant de J’accuse, qui reproche au Parquet d’avoir poursuivi Alain Jaubert, ce qui mécaniquement engage la responsabilité du gouvernement. Hamon ne peut s’expliquer et quitte les journalistes. Ceux-ci conviennent d’une manifestation devant le ministère de l’Intérieur est prévue le vendredi suivant. Plus de six cent journalistes s’y retrouvent, brandissant le numéro « spécial flics » publié par J’accuse, et crient joyeusement « Flics, fascistes, assassins ! ». Cette violence verbale trouve à qui parler. En effet, le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin déclare à Paris-Match : « Le mal vient de ce qu’en Mai 68 on n’a pas frappé assez fort, ni assez vite. Le mouvement de Mai aurait pu être liquidé en deux jours » [42]. L’usage qui est fait du terme liquider est éloquent. Jaubert, qui a la chance d’être journaliste, donc de pouvoir témoigner, apparaît comme le symbole et le représentant de nombreuses victimes muettes ou bâillonnées. Une commission de contre-enquête composée de Claude Angeli, Michel Foucault, Claude Mauriac, Pierre Vidal-Naquet dépose des conclusions accablantes pour la police, couverte par la justice [43]. Foucault précise dans un entretien à La Cause du peuple-J’accuse que l’article 15 de la Constitution (La société a le droit de mander des comptes à tout agent public de son administration) légitime leur travail de dénonciation puis de recherche de l’information. Les journalistes ont été scandalisés par l’affaire Jaubert, et la rancœur des journalistes sera à l’origine de la naissance de l’Agence de presse-Libération.
3. 3. L’Agence de Presse-Libération
L’Agence de presse-Libération naît le 18 juin 1971. Maurice Clavel prend la direction, dans un premier temps, de cette agence. Jean-Claude Vernier, membre de la Gauche prolétarienne (qui a participé à Hara-Kiri puis au « Comité de défense de la presse »), a l’idée d’une agence de presse révolutionnaire. L’intérêt de mettre en place un tel outil lui est venu lors de la grève de la faim de la chapelle Saint-Bernard, à laquelle il a participé. La déclaration d’intention de l’APL proclame :
« Contre les faux, contre les fausses cartes de presse, les faux témoignages, les fausses informations, on se bat...Un collectif de journalistes engage une bataille sur le front de l’information. Nous voulons, tous ensemble, créer un nouvel instrument pour la défense de la vérité...L’APL veut être une nouvelle tribune qui donnera la parole aux journalistes qui veulent tout dire, aux gens qui veulent tout savoir... » [44].
Les luttes de mai 68 avaient déjà évoqué le manque de clarté des organismes institutionnels chargés de l’information (grèves de l’ORTF...), et l’affaire Jaubert a sensibilisé une frange de journalistes, dédaignés lors des conférences de presse organisées par Léo Hamon, le porte parole du gouvernement. Jean-Paul Sartre, et d’autres, prêtent leur concours -financier - à cette entreprise d’émancipation des sources de l’information journalistique. L’APL fonctionne de manière rigoureuse, tout en s’intéressant aux sujets « militants ». Le vendredi 25 avril 1971 ont lieu des incidents à la prison de Fresnes. Une femme de détenu parvient à alerter l’APL [45]. Les outils mis en place par les militants fonctionnent à merveille et les incidents qui autrefois se déroulaient sans publicité sont désormais connus ; l’information circule, quand bien même elle reste impuissante à empêcher les exactions d’être commises. Le GIP, contacté, précise, outre les renseignements contenus dans la lettre de la femme d’un des détenus agressés, qu’il y a d’autre part plus d’une trentaine de blessés graves qui ont du être radiographiés, tant dans la deuxième que dans la troisième division (où des sévices aussi brutaux ont eu lieu.)
"Certains détenus ont été vus le visage en bouillie. Des tâches de sang maculaient les couloirs et les cellules. Les mitards sont pleins de détenus qui n’ont été autorisés qu’à écrire 2 ou 3 lignes à leur famille, afin de les prévenir de ne pas venir. Ainsi, celles-ci ne pourront même pas constater les dégâts" [46].
3. 4. Le journal Libération.
L’apparition du journal Libération est basée sur une nouvelle conception de l’information, qui n’hésite pas à exprimer la trivialité du monde occidental contemporain. La justesse des analyses du GIP sert de modèle journalistique, en terme de praxis. L’enquête telle qu’elle est pratiquée par le GIP sert de ligne de rédaction -inexistante, du moins aux débuts - de ce quotidien, qui inaugure une nouvelle conception de l’information. L’intérêt de l’énonciation d’une vérité crue est primordial aux yeux de nombreux - apprentis - journalistes, qui souhaitent disposer d’un outil de travail non assujetti à la partialité des dépêches officielles d’information. Le lancement de Libération (5 février 1973) va « révolutionner » le traitement de l’information. L’équipe de rédaction est presque entièrement composée d’amateurs. Le journal Libération met en avant une nouvelle forme d’investigation, qui s’attache à donner la parole à ceux qui restent ignorés par la presse « traditionnelle ». Aussi ce journal ouvre ses pages aux détenu(e)s, par le biais des petites annonces, et à tous ceux que le problème carcéral concerne.