La santé des détenus : une affaire de santé publique
La première mondiale de la distribution de matériel d’injection stérile en prison est née d’un acte de désobéissance médicale.
En 1992, le Dr Franz Probst se trouvait aux prises avec un dilemme. Médecin à temps partiel à la prison pour hommes d’Oberschöngrün, dans le canton suisse de Solothurn, il savait que 20% des détenus de cet établissement consommaient de la drogue par injection. Il savait que ces hommes n’avaient aucun accès à des seringues et aiguilles stériles, et que, par la force des choses, ils partageaient ces instruments. Comme l’ont relaté Nelles et Harding :
Contrairement à la majorité de ses confrères qui se sentent obligés de marcher quotidiennement sur leurs principes éthiques et de santé publique, Probst a commencé à distribuer du matériel d’injection stérile sans en informer le directeur de la prison. Lorsque ce dernier a pris connaissance de cette initiative généreuse mais apparemment téméraire, plutôt que de congédier Probst il a écouté ses arguments sur la prévention du VIH, de l’hépatite et des abcès, puis il a demandé l’approbation des autorités du canton, pour la distribution d’aiguilles et de seringues. C’est ainsi que la première mondiale de la distribution de matériel d’injection stérile en prison est partie d’un acte de désobéissance médicale. [1]
Après plus de dix ans, cet acte de désobéissance médicale n’en est pas moins une initiative sanitaire novatrice et efficace, en prison, et il met en relief l’échec de la plupart des systèmes de prisons, dans le monde, à réagir efficacement à la réalité de la propagation du VIH et du virus de l’hépatite C (VHC) par l’injection de drogue qui a lieu dans leurs établissements. Mais c’est également un développement qui a en inspiré d’autres, non seulement en Suisse, mais aussi en Espagne, en Moldavie, en Allemagne, au Kirghizstan et en Biélorussie. Bien que chacun de ces pays présente une situation particulière sur les plans social, politique, correctionnel et sanitaire, chacun est arrivé à la conclusion que la fourniture de seringues stériles aux détenus, quoique controversée, était nécessaire pour prévenir la transmission du VIH et du VHC.
L’injection de drogue et les taux élevés de VIH et de VHC dans les prisons ne sont pas uniques à ces six pays. Plusieurs autres, dont le Canada, sont aux prises avec des taux de prévalence du VIH et du VHC qui sont de plusieurs fois plus élevés en prison que dans le reste de la population. Dans plusieurs pays, les taux élevés d’infections transmissibles par le sang, en prison, sont attribuables en grande partie à l’injection de drogue dans la communauté et en prison. Dans le monde, la réponse première aux problèmes associés à l’usage de drogues illicites a été d’intensifier les efforts d’application de la loi. En conséquence, les populations carcérales ont connu une augmentation sans précédent, vu l’incarcération de nombres croissants de personnes qui utilisent des drogues illicites. Bien que la consommation et la possession de drogues soient aussi illégales en prison, et malgré les efforts des systèmes de prisons pour y empêcher l’entrée de drogues, ces dernières continuent d’être largement disponibles. On incarcère un grand nombre de personnes accoutumées à consommer des drogues ; de plus, d’autres personnes commencent à en consommer pendant qu’elles sont en prison, pour tenter de composer avec ce milieu de vie. Le présent rapport se concentre sur les programmes d’échange de seringues en prison - en tant que réaction rationnelle de santé publique, devant l’injection de drogue et le partage de seringues (voire d’instruments d’injection improvisés, bricolés artisanalement) dans les prisons.
Les prisons étant des établissements clos, l’enjeu que constitue la santé des détenus est rarement porté à l’attention du grand public. Cependant, la santé des détenus est une question de santé publique. Toute personne, dans l’environnement carcéral - détenus et employés ainsi que les membres de leurs familles - a intérêt à ce que la santé des détenus soit rehaussée et à ce que l’incidence de maladies transmissibles en prison soit réduite. Les mesures pour réduire le risque de transmission du VIH et du VHC, y compris les méthodes visant à éviter l’exposition accidentelle à ces infections transmissibles par le sang, font des prisons un lieu où la vie et le travail sont plus sécuritaires. Vu le taux élevé de mobilité entre la prison et la communauté, les infections transmissibles et les maladies associées qui sont transmises ou exacerbées dans les prisons ne restent pas derrière leurs murs. Lorsque des personnes qui vivent avec le VIH ou le VHC sont remises en liberté, les problèmes de santé carcérale deviennent forcément des problèmes de santé communautaire.
La prison offre une occasion de premier ordre de répondre aux comportements qui posent un risque élevé de transmission du VIH et du VHC (comme le partage de seringues), en recourant à des mesures éprouvées de santé publique comme les programmes d’échange de seringues. Les responsables des prisons et les élus dont relèvent les systèmes pénitentiaires ont, de plus, une responsabilité légale de respecter, de protéger et de réaliser le droit des détenus à la plus haute norme de santé qui puisse être atteinte. Dans le contexte des épidémies et de la transmission du VIH et du VHC en prison, le droit des détenus à la santé inclut l’accès aux moyens pour se protéger contre l’infection (et la réinfection) par le VIH et le VHC - y compris l’échange de seringues. Les autorités et les responsables qui ne remplissent pas cette responsabilité mettent en danger non seulement la santé des détenus, mais aussi la santé de toute la communauté.
Note terminologique
La santé des détenus est un enjeu de santé publique.
Dans le présent rapport, l’expression « échange de seringues » est utilisée pour désigner l’échange unitaire (d’une seringue usagée contre une seringue stérile) mais aussi la simple distribution de seringues stériles (sans exigence d’échange). À moins d’indication contraire, de manière explicite ou compte tenu du contexte, les termes « aiguille » et « seringue » sont utilisés pour désigner des instruments servant à injecter des liquides dans le corps. Dans la version anglaise du présent rapport, les auteurs signalent qu’ils peuvent être employés de manière interchangeable, mais dans la traduction française nous employons systématiquement « seringue » pour désigner à la fois la seringue (le réservoir et son piston) et l’aiguille.