Première partie : Deux missions à concilier : la garde et la réinsertion
L’évaluation des performances de l’administration pénitentiaire au regard de la double mission qu’elle tient de la loi soulève des difficultés méthodologiques importantes. Certaines sont liées à l’hétérogénéité entre les établissements, à la variabilité du nombre de détenus qu’ils accueillent ou à des facteurs que l’administration ne maîtrise pas et qui influencent sa réussite ou son échec (contexte économique, social ou familial, personnalité du détenu). D’autres tiennent à ce que l’administration ne dispose pas toujours des données qui permettraient de mesurer l’impact de ses politiques. Elle n’a en effet aucun moyen légal de savoir ce que deviennent les détenus libérés ; au surplus, son système de collecte d’informations qualitatives, voire quantitatives ou financières, n’est ni exhaustif ni totalement fiable.
Sous cette réserve, l’examen de la répartition des moyens budgétaires de l’administration pénitentiaire par action fait apparaître la place prépondérante qu’occupe la sécurité dans ses préoccupations. Dans la loi de finances 2005, les crédits correspondants à sa mission de garde et de contrôle représentaient 56 % de ses moyens globaux [1]. L’accueil des personnes en détention et l’accompagnement et la réinsertion totalisaient respectivement 25,4 % et 11 % de l’ensemble.
Tableau : Répartition des moyens de l’administration pénitentiaire
Cette situation s’explique en partie par le caractère partenarial des actions réalisées en vue de l’insertion. Ces dernières sont mises en œuvre avec le concours de tiers, autres ministères (éducation nationale ou culture par exemple), établissements publics (ANPE), associations (groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées par exemple) ou particuliers qui mobilisent à cette fin leurs propres ressources. Néanmoins, même si elle l’accentue, la présentation budgétaire reflète une réalité : la prégnance des préoccupations tenant à la garde des personnes sous main de justice, tant au sein des établissement qu’en milieu ouvert, ce dernier tardant à trouver sa place pour devenir une réelle alternative à l’incarcération.
Chapitre I Une pluralité de fonctions mal assurées dans les établissements
En milieu fermé, l’administration pénitentiaire est tenue d’assurer une prise en charge globale et continue des personnes qui lui sont confiées. Pour y parvenir et pour maintenir l’équilibre de ses établissements, elle doit prendre en charge une pluralité de fonctions qui, toutes, contribuent à la garde et à la réinsertion des détenus.
Ainsi, les faire travailler ne constitue pas seulement un impératif pour leur réinsertion. C’est aussi le moyen d’assurer le calme en détention en leur donnant une occupation qui leur permet de gagner de l’argent pour « cantiner ». De même, la fonction de garde des détenus est essentielle pour la mission de sécurité comme pour celle de réinsertion car si le calme n’est pas établi dans les établissements, aucune activité n’est possible, qu’il s’agisse du travail, de l’enseignement ou de la formation. Enfin, le maintien de l’hygiène ou l’alimentation sont décisifs en termes de sécurité et de réinsertion : la dégradation des conditions de vie est en effet susceptible d’engendrer des troubles au sein des établissements et d’accentuer l’effet désocialisant de l’incarcération qui rend encore plus difficile la réinsertion des détenus.
I - La sécurité dans les prisons
A - Des dispositifs qui se heurtent à des situations de plus en plus complexes
Entre 2000 et 2003, une succession d’évènements dramatiques a mis en évidence des failles dans la sécurité des établissements pénitentiaires. Leur impact a été d’autant plus fort qu’ils ont fait l’objet d’une très grande médiatisation et que certains ont été particulièrement violents, contribuant à la prise de conscience par l’administration de sa propre vulnérabilité. Le maintien de la sécurité est devenu la priorité des établissements pénitentiaires.
Cette situation s’est traduite par un effort budgétaire significatif. Alors même que l’intégralité des moyens supplémentaires ouverts en application de la loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 (71,63 M€ sur la période allant de 2003 à 2007) n’avait pas encore été allouée, les crédits d’investissements affectés à la sécurité ont été multipliés par 10 entre 1999 et 2004. Cet effort a été d’autant plus spectaculaire que les dépenses correspondantes ont été effectuées sans délai, et ont même dépassé certaines prévisions : la dépense par jour de détention en matière de sécurité a progressé de 47,9 % au sein de la direction régionale de Lyon, 103,7 % à Paris, 183,2 % à Marseille et 287,5 % à Toulouse entre 2002 et 2003.
La réorientation des priorités de l’administration pénitentiaire s’est également traduite par une réorganisation de ses structures. Au niveau central, une nouvelle sous-direction a été créée, l’état major de sécurité (EMS) [2] et, au niveau déconcentré, des équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS) ont été mises en place pour intervenir ponctuellement dans des établissements confrontés à des situations difficiles.
Pour maintenir la sécurité, l’administration pénitentiaire utilise trois types de dispositifs et de procédures.
En premier lieu, la différenciation entre les établissements lui permet d’adapter le niveau de sécurité aux spécificités de la population carcérale à travers une gradation de la rigueur des régimes de détention. Cette différenciation ne s’applique pas toujours dans les établissements, faute d’une configuration qui le permette : à la date de son enquête, la Cour a, notamment, relevé que 23 centres de détention seulement sur les 42 en fonctionnement la mettaient en oeuvre. En particulier, en l’absence de quartier de détention plus adapté, les détenus les plus difficiles sont souvent placés à l’isolement, parfois durablement, soit parce qu’ils sont dangereux soit parce qu’ils pourraient être menacés par leurs codétenus, alors que, dans l’esprit des textes, l’isolement ne devrait être qu’une mesure transitoire.
La différenciation est, en revanche, très marquée entre les établissements pour peine, ce qui devrait permettre d’affecter les détenus dans des structures correspondant à leur profil. La loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 a renforcé les marges de manoeuvre de l’administration en recentrant les règles d’affectation autour du critère de dangerosité. Mais leur mise en oeuvre se heurte à l’insuffisance du nombre de maisons centrales. Pour y faire face et limiter les risques d’évasion, l’administration pénitentiaire pratique des transferts successifs des détenus concernés au sein des grandes maisons d’arrêt. Selon l’administration pénitentiaire, près de 100 détenus (200 depuis la fermeture de la maison centrale d’Arles en raison des inondations) seraient ainsi « navigants ». Cette pratique, qui rend plus précaires les conditions d’accueil, devrait tendre à disparaître lorsque les deux maisons centrales prévues dans le cadre du programme 13 200 auront été mises en service.
En deuxième lieu, l’administration pénitentiaire encadre strictement les règles de vie en détention par la définition des règlements intérieurs. En dépit des recommandations formulées par les commissions l’enquête parlementaires et la commission Canivet, la Cour a constaté que l’harmonisation de ces règlements intérieurs n’était pas achevée. Les travaux conduits en ce sens par l’administration se sont heurtés à la diversité qui existe entre chaque établissement et les règles de vie en détention continuent donc d’être hétérogènes.
Enfin, l’administration recourt aux différents dispositifs de sécurité passive ou active [3] qui se caractérisent par leur extrême diversité d’un établissement à l’autre. Inévitable en matière de sécurité passive puisque c’est l’architecture même des bâtiments et, bien souvent, leur date de construction qui sont en cause, cette diversité est également importante en matière de sécurité active : les différences dans les pratiques professionnelles résultent parfois des habitudes locales, de l’histoire de l’établissement, voire de la personnalité du directeur. Elles sont susceptibles d’avoir des conséquences regrettables lorsqu’elles débouchent sur des comportements routiniers que les détenus peuvent exploiter à leur profit. Les rapports annuels d’analyse des incidents au sein des établissements illustrent fréquemment ce type de situation.
L’administration pénitentiaire est confrontée à des difficultés récurrentes dans deux types d’établissements : les maisons d’arrêt et les maisons centrales.
Les maisons d’arrêt, contrairement aux dispositions légalement applicables [4], sont loin de n’accueillir « qu’à titre exceptionnel » les condamnés à un emprisonnement d’une durée inférieure ou égale à un an. En juillet 2004, 46,9 % seulement des personnes incarcérées en maison d’arrêt étaient des prévenus, et sur les 20 122 condamnés, plus de 10 000 devaient purger une peine supérieure à un an. Le nombre de détenus placés en maison d’arrêt alors qu’ils devraient l’être en établissement pour peine peut donc être estimé à près du quart de leur population [5]. Il en résulte que les directeurs de certaines maisons d’arrêt ne respectent plus la règle [6] prévoyant une stricte séparation entre prévenus et condamnés et, encouragés en cela par l’administration centrale, préfèrent affecter les détenus en fonction de leur personnalité et non de leur statut pénal. Cette pratique n’a pas que des inconvénients : elle permet en particulier de limiter les risques de suicide des détenus les plus fragiles ou leur agression par leurs co-détenus. C’est pourquoi une politique d’accueil a été mise en place : dès leur arrivée en maison d’arrêt, les intéressés sont affectés au sein de cellules ou de quartiers spécifiques où ils font l’objet d’un suivi renforcé. Malheureusement, cette démarche intéressante se heurte soit à la trop faible durée de l’accueil (24 à 48 heures), insuffisante pour permettre une réelle identification des risques, soit à la configuration de certains établissements, généralement les plus petits, qui ne disposent pas de quartier « arrivants ». Fin septembre 2004, 46 établissements (soit près du quart du total) n’en disposaient pas alors que certains accueillaient un nombre élevé de détenus (maison d’arrêt de Tours, de Versailles ou de Colmar, par exemple).
Les maisons centrales connaissent d’autres difficultés qui tiennent à la présence dans leurs murs de détenus dangereux incarcérés pour des durées souvent très longues. Faute de mieux, l’administration pénitentiaire s’efforce de préserver l’équilibre de ces établissements en les dotant de moyens plus importants, en organisant le transfert des détenus qui posent des problèmes trop répétitifs et en appliquant très strictement le principe de l’encellulement individuel. Au surplus, elle tente de maintenir la population incarcérée en centrale à un niveau inférieur à celui que la direction de l’établissement considère comme un seuil critique.
Toutefois, cette politique est aujourd’hui fragilisée par l’accroissement de la population incarcérée, tout comme elle l’est par la montée et la banalisation de la violence : au sein des établissements, on s’accorde à reconnaître que les détenus sont beaucoup plus hostiles qu’autrefois aux règles de la vie en prison et s’y plient beaucoup moins. Le climat est aggravé par l’apparition d’attaques contre les établissements pénitentiaires au cours desquelles des complices des personnes emprisonnées peuvent utiliser un armement lourd.
L’évolution du métier de surveillant contribue, elle- aussi, à rendre la garde des détenus plus complexe. La mise en oeuvre de divers dispositifs favorisant les départs en retraite a provoqué un rajeunissement des cadres : de ce fait, la proportion de ceux qui découvrent le métier est plus importante dans les quartiers de détention, qui sont les plus difficiles. Or les intéressés manquent souvent du savoir faire que seule l’expérience confère aux surveillants aguerris et leur vulnérabilité est d’autant plus grande que leur formation initiale n’est pas nécessairement adaptée et qu’aucune transmission des savoirs entre anciens et nouveaux surveillants n’existe réellement au sein des établissements. Les tentatives de certains établissements, comme celui de La Santé, pour pallier ces inconvénients sont généralement vouées à l’échec en raison de l’importance du taux de rotation de leurs effectifs.
En matière de sécurité, les conséquences du rajeunissement du personnel posent d’autant plus de problèmes que nombreux sont les agents qui cherchent à être affectés dans les zones les moins sensibles des établissements. Il en résulte que les surveillants des quartiers de détention sont souvent isolés face à la population carcérale et sont confrontés à toutes les difficultés posées par la nécessité de faire respecter les règles applicables, y compris les plus élémentaires, comme par exemple la fermeture des portes des cellules en maison centrale. Céder à la pression des détenus est en effet parfois considéré comme un moyen de préserver l’équilibre souvent précaire dans ces établissements.
B - Un bilan contrasté
L’administration pénitentiaire procède au suivi de l’ensemble des incidents [7] qui surviennent dans les établissements, car le nombre des évasions ne donne qu’une vue partielle de la situation. Elle n’opère de suivi différencié par types d’établissement que pour les suicides, ce qui l’empêche d’affiner ses constats pour tous les autres incidents. De plus, quels que soient ses efforts, l’exhaustivité des données qu’elle collecte n’est pas certaine s’agissant des agressions entre détenus : certains peuvent préférer taire les faits dont ils sont victimes pour prévenir de nouvelles violences à leur égard.
A cette réserve méthodologique près, et en rapportant le nombre des incidents aux effectifs de détenus incarcérés au 1er janvier de chaque année afin de limiter les biais liés à l’évolution de la population pénale, la Cour a constaté que les incidents sont globalement contenus.
Leur nombre est passé au total de 2 045 en 1996 à 1 868 en 2003, soit une baisse de 8,7 % sur la période, qui masque toutefois des variations annuelles significatives, sans qu’une corrélation simple apparaisse entre niveau de la population incarcérée et nombre d’incidents. Ainsi en 2002-2003, alors que la population augmente, le nombre d’incidents décroît de près de 6 %. Mais l’année 2004 semble marquer un revirement puisqu’au cours des 9 premiers mois, on dénombre presque autant d’incidents qu’en 2003.
Tableau : Evolution des incidents au sein des établissements pénitentiaires
Exclusion faite des incivilités, les suicides et les tentatives de suicides constituent la première catégorie d’incidents (46,9 % en 1996 contre 48,5 % en 2003). Sur longue période (1996-2003), ils ont significativement diminué (-13 % pour les suicides et -4,5 % pour les tentatives) du fait de la mise en place d’un programme de prévention. Si leur nombre a augmenté à compter de 2002, c’est en raison de la croissance de la population carcérale. Le maintien du taux de suicide à un niveau qui reste pourtant élevé s’explique par la spécificité des publics incarcérés, dont une proportion de plus en plus importante présente des troubles psychiatriques, ainsi que par les difficultés de la vie en détention, comme le montrent les statistiques dans les maisons d’arrêt (81 % du nombre des suicides en 2003) où le taux de suicide diminue moins rapidement (-8,5 %) qu’ailleurs (-13 %).
Tableau : Nombre de suicides par types d’établissement
La part des évasions, des tentatives d’évasions et des fuites d’un détenu faisant l’objet d’une mesure d’aménagement de peine tend à diminuer en fin de période. En dépit de la hausse de la population carcérale, elles ont baissé respectivement de 42 %, 33 % et 70 % depuis 2001 de telle sorte qu’elles représentent aujourd’hui moins de 20 % du total des incidents. Cette tendance traduit l’impact de la politique menée depuis 2002 pour renforcer la sécurité des établissements et la vigilance accrue des agents. Elle semble toutefois s’émousser en 2004, en particulier pour les fugues, ce qui pourrait illustrer les difficultés croissantes de la surveillance des détenus dont le nombre augmente toujours plus rapidement.
Pour leur part, les agressions d’agents représentent une part croissante des incidents (près du quart en 2003 contre 15 % en 1996) ce qui explique le malaise des surveillants en détention et traduit leur vulnérabilité. Les agressions entre détenus augmentent à un rythme très inquiétant, surtout entre 2001 et 2003 (87 %). Ce phénomène reflète les effets de la surpopulation qui exacerbe les tensions. L’évolution des incidents collectifs a sans doute la même cause (+30 % entre 2001 et 2003).
En complément de ces tendances générales, l’analyse plus détaillée des fautes commises par les détenus entre 2002 et 2003 (+10,5 %) confirme la dégradation des conditions de sécurité. En une année, les plus graves ont augmenté (+13,8 %) plus vite que la population pénale au cours de la même période (+9,5 %). Les insultes et les menaces à l’encontre de membres du personnel sont les plus nombreuses (19,4 % du total en 2003), suivies des violences physiques entre détenus (13,4 %). De même, la progression du nombre de placements à l’isolement à la demande des détenus a été significative du 31 juillet 2003 au 31 décembre 2004 (+19,6 %). Elle illustre, notamment, le caractère de plus en plus difficile des conditions de vie en détention et le souci des détenus de s’en extraire pour se mettre à l’abri des dangers auxquels les expose la vie carcérale.
C - Des réponses trop uniformes aux questions de sécurité
Le souci de préserver la sécurité dans les établissements a conduit l’administration pénitentiaire à déployer des dispositifs sophistiqués (sécurisation des miradors, tunnels à rayon X, filins anti-hélicoptères...), la priorité étant donnée aux maisons centrales et aux maisons d’arrêt accueillant des détenus dangereux. La sécurité active a également été améliorée par la codification des procédures, de nature à rappeler aux personnels de surveillance les règles minimales de protection exigées dans l’accomplissement des gestes professionnels. Enfin, le nombre de fouilles a augmenté, ce qui a permis de saisir des objets prohibés mais, surtout, de faire prendre conscience aux détenus et aux personnels de la détermination de l’administration à s’engager dans une démarche sécuritaire plus rigoureuse et plus professionnelle. Cette politique volontariste ne paraît toutefois pas achevée.
En premier lieu, l’augmentation significative du niveau de sécurité a eu lieu dans un ensemble d’établissements qui dépassent le simple champ des centrales sécuritaires. Dans les grandes maisons d’arrêt qui abritent une population pénale très contrastée, les mesures prises ont souvent eu pour conséquence d’imposer de fortes contraintes à l’ensemble des détenus et pas seulement à ceux qui justifiaient une surveillance particulière. Cela s’est traduit par un durcissement des conditions générales de vie en détention, préjudiciable à la réalisation des missions d’insertion au profit des détenus les moins dangereux. Les avatars de la circulaire relative au port des menottes en cas d’extraction médicale sont révélateurs de ces excès : une version sans doute excessivement stricte quand à ses modalités d’application a été diffusée en octobre 2004, mais a dû être retirée un mois plus tard. Au surplus, en termes de coût, la politique actuelle a conduit à déployer des dispositifs onéreux (pose de filins anti-hélicoptères, brouillage des communications téléphoniques ...) concernant l’ensemble des détenus, alors qu’une minorité seulement d’entre eux est concernée.
Dès lors, en complément du programme de construction d’établissements plus adaptés prévu par la LOPJ, l’administration gagnerait à renforcer la différenciation du niveau de sécurité entre ses différents établissements et au sein de chacun d’entre eux, afin de limiter son renforcement aux cas précis où il est nécessaire, en particulier dans les maisons d’arrêt. A cet égard, les expériences menées à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis pour la prise en charge des mineurs sont intéressantes et il est regrettable qu’aucune étude n’ait été réalisée sur les conditions de leur généralisation au profit d’autres publics. Une telle réorientation est néanmoins subordonnée à une clarification du débat sur ce que sont les critères de dangerosité. L’administration pénitentiaire a besoin d’un outil plus opérationnel et moins partiel que celui actuellement utilisé, à savoir le fichier des détenus particulièrement signalés [8]. Sa pratique actuelle la conduit à collecter et échanger des données que ce fichier ne recense pas et qui concernent le comportement des personnes incarcérées ou leurs réseaux de relations internes, mais elle ne dispose d’aucune base juridique pour le faire.
Le quartier des mineurs au sein du Centre de jeunes détenus de Fleury Mérogis
La réorganisation du quartier des mineurs de la maison d’arrêt de Fleury Mérogis a été décidée en 1999 pour lutter contre le climat de violence qui y régnait et qui se traduisait par une multiplication des incidents et des sanctions disciplinaires. Pour enrayer ce phénomène, les trois ailes de détentions du quartier des mineurs ont été scindées en petits espaces de vie dont la surveillance a été confiée à une équipe spécialisée et permanente. Plusieurs unités de vie ont été créées avec des régimes de détention de plus en plus souples :
* l’unité stricte applique le code de procédure pénale dans toute sa sévérité ;
* l’unité d’encadrement assouplit ce régime en attribuant un poste gratuit de télévision ;
* deux unités dites ordinaires connaissent d’autres assouplissements sous la forme d’activités ludiques proposées aux jeunes détenus ;
* enfin une unité libérale constitue l’aboutissement du régime diversifié avec des plages horaires d’activités ludiques plus étendues.
Une unité « arrivants », où les jeunes restent écroués pendant au moins 10 jours, complète ce dispositif. A l’issue de cette période d’observation, les jeunes détenus sont affectés dans une des cinq unités. Chaque vendredi, une commission d’observation se réunit pour déterminer si des changements doivent être envisagés dans les affectations.
Cette réorganisation a permis de mettre en place une individualisation plus marquée des régimes de détention et le niveau de la violence a sensiblement diminué. Le succès a été tel que l’expérience a été généralisée à tous les quartiers de mineurs. Un guide de travail auprès des mineurs a été diffusé au dernier trimestre 2001. Il met l’accent sur l’importance du travail partenarial et sur la nécessité de désigner un interlocuteur référent pour chaque mineur. Pour favoriser la mise en oeuvre de cette nouvelle politique de prise en charge, des moyens supplémentaires ont été alloués pour recruter des surveillants spécialisés (118 emplois en LFI 2000) et des modules de formation d’adaptation à l’emploi de six semaines ont été définis en collaboration avec les services de la protection judiciaire de la jeunesse.
Cette démarche a été renforcée à la suite de l’adoption de la loi du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation pour la justice qui a mis en place un programme de rénovation, d’extension et de mise aux normes des quartiers de mineurs. Elle a également prévu la création d’établissements spécialisés pour les accueillir ainsi que l’intervention systématique et continue d’éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse dans l’ensemble des quartiers de mineurs.
Fin décembre 2004, le nombre de mineurs incarcérés atteignait 631 (214 condamnés et 417 prévenus), contre 782 en 2003.
En second lieu, le renforcement de la sécurité ne peut être dissocié de la question de l’organisation du travail des surveillants, qui doit prendre en compte la maîtrise de procédures et de matériels de plus en plus sophistiqués. Dès lors, le recours à des surveillants plus spécialisés et intégrés au sein d’équipes pérennes apparaît comme une solution d’autant plus intéressante qu’elle permet de répondre aux exigences du milieu carcéral. L’exemple du quartier des mineurs de Fleury Mérogis est, à cet égard, significatif : la constitution d’équipes stables connaissant les détenus et pouvant les observer tout en établissant avec eux des relations équilibrées a permis à l’administration de se « réapproprier » la détention et d’y lutter contre le développement de la violence. De fait, certains établissements se sont engagés dans la voie d’une telle professionnalisation, mais leur démarche n’a été ni relayée ni encouragée au plan national. Un tel immobilisme de l’administration pénitentiaire est d’autant plus regrettable que la spécialisation, par l’individualisation des prises en charge qu’elle autorise, favorise à la fois le maintien de la sécurité et la réalisation des missions d’insertion dévolues à cette administration.
RECOMMANDATIONS
En matière de sécurité, il apparaît indispensable :
* d’accélérer le processus d’harmonisation des règlements intérieurs en fixant une date butoir pour le mener à bien et en diffusant des modèles, par types d’établissement ;
* de mettre en place un véritable quartier « arrivants » dans les établissements qui n’en disposent pas ;
* de mettre en conformité les pratiques d’affectation des détenus avec le droit ;
*de définir les modalités de collecte et d’échange de données sur le comportement des détenus en détention en leur donnant une base juridique adaptée ;
* de renforcer la différenciation des niveaux de sécurité non seulement entre les établissements, mais en leur sein, entre les ailes de détention classique, au-delà des quartiers disciplinaires et d’isolement ; à cette fin, le bilan des expériences pilotes menées au CJD de Fleury Mérogis devrait être dressé, en vue de définir les modalités de leur extension vers d’autres maisons d’arrêt
* de dresser le bilan des initiatives prises par les établissements pour mettre en place une spécialisation de leurs équipes par métiers ou par zones de détention, puis de définir une politique plus cohérente de professionnalisation des surveillants.
II - Le travail en milieu pénitentiaire
A - Un cadre juridique imprécis
Aucun texte ne fixe avec précision les règles applicables au travail en prison. Le code de procédure pénale (article D.103) se contente d’indiquer qu’il n’est pas obligatoire et que « les relations entre l’organisme employeur et le détenu sont exclusives de tout contrat de travail ». L’absence de contrat de travail entre les personnes incarcérées et les entreprises qui ont recours à elles illustre la situation ambiguë des détenus, à laquelle le développement des « supports d’engagement professionnels », souhaité par l’administration, n’est qu’une réponse partielle puisque ces derniers sont dépourvus de portée juridique et ne sont pas systématiques : les données fournies à la Cour montrent que la proportion des détenus concernés varie de 100 % au centre de détention de Joux la Ville, à la maison d’arrêt de Dijon, d’Amiens ou de Béthune, à 0 % à celle d’Arras, de Bonneville, de Blois, de Fleury Mérogis ou d’Osny.
Bien qu’il s’exécute pour le compte d’entreprises, le travail en prison ne procède, en fait, que de décisions unilatérales de l’administration. A partir des souhaits exprimés par les détenus, c’est elle qui choisit ceux qui pourront effectivement travailler en les « classant » [9], qui fixe leurs rémunérations en publiant les grilles des salaires du service général ou en se mettant d’accord contractuellement avec les entreprises en production, et qui se charge de les payer. C’est elle, enfin, qui peut décider unilatéralement de mettre fin au « contrat » en déclassant ou en transférant les détenus. L’administration pénitentiaire exerce de fait les prérogatives d’un employeur.
Mais les conséquences à tirer de cette constatation ne sont pas claires, faute de texte précisant les droits sociaux des détenus qui travaillent et les obligations de « l’administration-employeur ». En particulier, pour celle-ci, le respect du SMIC ne s’impose pas au travail pénal : elle se contente de définir un salaire minimum de référence (SMR) qui n’a qu’une valeur indicative et pour lequel aucune obligation d’indexation ne s’impose. Or cette pratique, qui correspond à des contraintes de gestion, ne peut conserver un caractère discrétionnaire et devrait reposer sur un fondement juridique clair.
Parallèlement, des incertitudes affectent l’étendue des droits sociaux des détenus. Conformément aux prescriptions du code de procédure pénale et à celui de la sécurité sociale, leurs rémunérations sont soumises à des prélèvements qui ouvrent droit à des prestations d’assurance maladie et vieillesse ainsi qu’à des réparations en cas d’accident du travail. Mais aucune procédure n’ayant été instituée en matière d’assurance chômage, le travail carcéral ne donne droit à aucune prestation à la sortie de prison : cette situation peut aggraver le processus d’exclusion des détenus lorsqu’ils sont libérés.
Les formes de travail en prison
Il existe plusieurs formes de travail en prison. Le service général concerne les travaux liés au fonctionnement quotidien des établissements (entretien des parties communes, cuisine, buanderie, fonctions de bibliothécaire ou de coiffeur...). Les détenus qui en sont chargés sont encadrés par le personnel de l’administration pénitentiaire ou par celui des gestionnaires privés dans les établissements à gestion mixte.
Quant aux emplois de production, ils regroupent des activités qui s’exercent pour la plupart en ateliers. Ces ateliers sont gérés :
* dans le cadre de concessions qui permettent de mettre des détenus à disposition d’entreprises privées pour qu’ils réalisent pour leur compte divers travaux, au sein des locaux de détention, à partir du matériel et des outils fournis par les entreprises ;
* par la régie industrielle des établissements pénitentiaires (RIEP), service de l’administration, qui organise la production de marchandises qu’elle commercialise pour son compte. Implantée dans les établissements pour peines, elle ne gère qu’exceptionnellement des ateliers en maison d’arrêt ;
*par les gestionnaires privés au sein des établissements à gestion mixte, le travail étant l’une des fonctions déléguées.
Globalement, les parts respectives de chaque forme de travail ont peu évolué depuis 1994 (environ 40 % en service général, 53 % en concession et gestion mixte et 7 % pour la RIEP en 2003). L’érosion continue du nombre de détenus travaillant pour la RIEP a été en partie compensée par le maintien du nombre de ceux employés par des entreprises privées, en concession ou à travers la gestion mixte
Tableau : Nombre de détenus travaillant
B - Une mise en oeuvre complexe
L’organisation du travail en prison se heurte à trois types de difficultés.
La première tient à la faible qualification de la main d’œuvre pénale. L’enquête sur le niveau d’instruction des détenus arrivants effectuée en 2002-2003 montrait que 50,3 % d’entre eux ne disposaient d’aucun diplôme et que 74 % ne dépassaient pas le niveau CAP.
La deuxième tient à la configuration et à l’entretien des locaux. A certaines exceptions près (Muret par exemple), les ateliers ont des surfaces limitées (par exemple à Dijon, Cahors, Loos ou La Santé) qui, selon les estimations fournies à la Cour, devraient être doublées pour répondre aux besoins. Cette situation peut décourager certaines entreprises concessionnaires et les conduire au départ, comme cela a été constaté à Belfort ou Nevers en 2000. Elle contraint certains détenus à travailler dans leur cellule (près de 8 % des détenus travaillant, soit 1 000 à 1 200 personnes) et à y vivre dans des conditions précaires et parfois dangereuses. De surcroît, les ateliers sont souvent inadaptés en raison de l’ancienneté ou de la configuration de l’établissement (comme à Loos) ou parce qu’ils n’ont pas été suffisamment entretenus.
La troisième difficulté résulte des contraintes propres au milieu carcéral. Les exigences de sécurité limitent les mouvements dans l’établissement lui-même ou vers l’extérieur. Elles compliquent l’organisation des livraisons et réduisent l’amplitude de la journée de travail. A Villenauxe la Grande, par exemple, le nombre insuffisant de surveillants pour encadrer les mouvements de détenus a conduit à la fermeture systématique des ateliers les vendredis après midi. De surcroît, les détenus qui travaillent en atelier sont choisis en fonction moins de leur productivité que de leur comportement, de leur degré de dangerosité, ou de leur situation sociale. Enfin, le travail pénitentiaire est dépendant de tout ce qui peut affecter la vie des établissements : à Clairvaux, la dernière mutinerie (16 avril 2003) a été déclenchée dans l’un des ateliers qui sera inutilisable pendant plusieurs années en raison de sa rénovation.
A ces obstacles d’ordre général s’ajoutent des difficultés spécifiques à certaines formes de travail.
Le service général souffre d’une désaffection des détenus en raison du faible niveau des rémunérations proposées. Certains établissements, comme Clairvaux, ont réussi à construire des grilles de rémunérations plus attractives et à offrir de meilleures perspectives d’évolution aux détenus. Mais dans de nombreux établissements, en particulier dans les maisons d’arrêt, les directeurs préfèrent occuper un maximum de détenus en leur offrant des postes de service général qui correspondent à un emploi partiel. Dans un tel cas de figure, le service général ne constitue qu’un pis aller tant en termes de rémunération que d’intérêt du travail.
Pour sa part, le travail en atelier de production, destiné à la commercialisation, doit satisfaire aux impératifs de compétitivité. Il est confronté à la double concurrence des formes de travail aidé (CAT) et de la délocalisation des activités dans des pays où le coût du travail est moindre. Face à cette concurrence, le principal atout du travail carcéral est de constituer, pour les entreprises, une alternative à un processus de délocalisation qui peut leur sembler complexe. Mais cet avantage relatif est surtout susceptible d’intéresser les plus petites d’entre elles, de telle sorte que le volume, la qualité et la régularité du travail offert en prison sont très dépendants du bassin économique dans lequel se situe l’établissement pénitentiaire.
Cette vulnérabilité au contexte local affecte surtout les établissements isolés, dans des zones économiquement déprimées, qui peinent à trouver des entreprises susceptibles d’intervenir dans leurs locaux. C’est le cas à Clairvaux ou dans certains établissements du programme 13 000, comme le centre de détention de Villenauxe la Grande. A contrario, celui de Muret bénéficie du dynamisme de la région toulousaine. Il réussit à attirer dans ses ateliers des entreprises pour la sous-traitance d’activités parfois complexes (aéronautique par exemple) et à les fidéliser : certaines y interviennent depuis son ouverture.
Les concessions posent un problème supplémentaire qui tient à ce que certaines entreprises sont tentées de reporter les tâches d’organisation et d’encadrement des processus de fabrication sur le personnel de surveillance. Une enquête réalisée pendant l’été 2002 par l’administration pénitentiaire a montré que 170 surveillants étaient ainsi amenés à se substituer aux salariés des entreprises concessionnaires. Dans un tel cas de figure, les chefs d’établissement se trouvent confrontés à une alternative délicate : ou ils refusent de se prêter à un régime de fausse concession et risquent de voir fuir les entreprises, ou ils cherchent à garder les entreprises au prix d’un transfert indu de charges sur leurs propres personnels.
C - Des insuffisances qualitatives et quantitatives
1 - Un volume de travail qui ne permet pas de satisfaire toutes les demandes
L’administration connaît précisément le nombre de détenus qui travaillent et leur proportion au sein de la population incarcérée. Le taux d’emploi qui en découle a connu une très nette amélioration à partir de 1997 pour atteindre un plafond en 2001, où 47,6 % des détenus étaient employés. Ensuite, il a très rapidement chuté pour descendre en deçà de 40 % en 2003. Ces évolutions reflètent à la fois les variations de la population pénale et celles de la conjoncture économique dont les effets ont été manifestes à partir de 2002.
Le taux d’emploi diffère sensiblement selon la nature des établissements. Il est très inférieur en maison d’arrêt, ce qui s’explique à la fois par l’importante rotation des détenus et par la priorité donnée par la pénitentiaire à l’approvisionnement en travail des établissements pour peine afin d’y préserver le calme, dans toute la mesure du possible.
Tableau : Emploi des détenus par type d’établissement
Le taux d’emploi varie également en fonction des modes de gestion. Depuis 1997, il a toujours été inférieur en gestion mixte, ce qui peut s’expliquer par la surreprésentation des maisons d’arrêt en son sein.
Tableau : Emploi des détenus selon le mode de gestion
Quel que soit le mode de gestion retenu, il apparaît cependant que la totalité des demandes des détenus qui souhaitent travailler ne peut être satisfaite. Ce constat ne résulte pas d’un indicateur national, car l’administration, sur ce point, n’a jamais collecté les informations nécessaires. Mais, outre les nombreux témoignages individuels qui ont été communiqués à la Cour, il s’appuie sur deux sources d’informations. La première est fournie par la direction régionale de Strasbourg, qui est la seule à avoir effectué un suivi précis en 2003 : selon son étude, 78,9 % seulement des demandes de travail avaient pu être satisfaites. La seconde émane du centre de détention de Muret selon lequel le taux de satisfaction des détenus demandeurs d’emploi a toujours été inférieur à 90 % au cours des six premiers mois de l’année 2002. Or, compte tenu du dynamisme économique du bassin d’emploi dans lequel se situe cet établissement d’une part, et de celui de la région Alsace, d’autre part, il est vraisemblable que ces statistiques constituent un plafond que peu d’établissements sont capables d’atteindre.
Force est donc de constater que l’administration pénitentiaire n’atteint pas l’objectif qui lui est fixé par la loi : elle ne parvient pas à fournir un travail à tous ceux qui en font la demande. Cet échec se répercute sur la réalisation des missions de garde et de réinsertion. Nombre de détenus sont réduits à une inactivité forcée, toute la journée, seuls ou à plusieurs dans leur cellule et ils se trouvent dans une situation de précarité qui les empêche de procéder à l’indemnisation des parties civiles et de s’engager dans une démarche active de réinsertion.
2 - L’insuffisance du temps de travail et des rémunérations
Très diversifiées, les évolutions du taux journalier des rémunérations démontrent que le niveau de ces dernières est extrêmement variable en prison. En 2003, les rémunérations servies par la RIEP ou en concession étaient supérieures de près de 50 % en établissement pour peine au niveau atteint en maison d’arrêt. Mais dans tous les établissements, les détenus les moins bien rémunérés sont ceux affectés au service général où le travail est moins qualifié : ils gagnent parfois moitié moins que ceux employés par la RIEP ou en concession.
Tableau : Taux journaliers de rémunération
Les rémunérations en prison sont également sensiblement plus faibles qu’à l’extérieur, comme le montre la comparaison entre le taux horaire du SMIC et du SMR. Le SMR en maison d’arrêt représente 40,9 % du SMIC et 44,2 % en établissement pour peine. A supposer qu’un texte législatif ou règlementaire l’autorise, ce qui aujourd’hui n’est pas le cas, l’existence d’un écart n’est pas, en soi, critiquable, au moins pour la part de cet écart qui correspond au fait que la couverture des besoins vitaux des détenus est prise en charge par l’administration.
Tableau comparatif des rémunérations
Toutefois l’écart entre le SMR et le SMIC ne donne qu’une vue approximative de la réalité des rémunérations en prison. Le SMR n’est en effet qu’indicatif et ne concerne que celles qui sont versées aux détenus qui travaillent en atelier. L’administration pénitentiaire considère que le salaire minimum ne s’applique pas à ceux affectés au service général.
De fait, les témoignages individuels et l’examen des fiches de paye produites à la Cour illustrent la faiblesse des rémunérations mensuelles effectivement servies aux détenus. Au-delà des taux horaires de rémunération, cette faiblesse reflète la brièveté du temps de travail. Aucune donnée de synthèse n’existe pour le mesurer, mais la Cour a pu constater qu’il peut ne pas dépasser quatre heures par jour, et encore ne concerner que certains jours de la semaine.
Compte tenu de l’importance et de la sensibilité de la question des temps de travail et des rémunérations moyennes pour les détenus, leurs familles et leurs victimes, il est regrettable que l’administration pénitentiaire ne se soit pas attachée à les analyser. Le seul indicateur dont elle dispose par défaut est celui qui concerne l’indigence, qui permet de cerner la proportion des détenus en situation de grande précarité.
La pauvreté en prison
Dès 1959, le problème de la pauvreté en prison a justifié la mise en place d’une aide matérielle aux détenus libérés. En 1988, la loi instituant le RMI a exclu d’en accorder le bénéfice aux personnes incarcérées. A cette date, des études conduites avec le concours d’universitaires ont montré l’absence de critères communs pour identifier les détenus concernés. Les pratiques des établissements variaient considérablement : le seuil d’indigence allait de 15 à 46 € par mois.
Des critères n’ont été définis au plan national que par une circulaire du 20 juillet 2001. Elle considère comme indigents tous les détenus dont le solde du compte nominatif pendant le mois courant et le mois précédent est inférieur à 45 €, à condition que le total de leurs dépenses du mois courant soit inférieur à ce montant. En outre, elle institue une commission d’indigence qui doit impérativement identifier les détenus concernés, pour leur proposer un travail notamment au service général. Par ailleurs, des aides matérielles leurs sont consenties (prise en charge des produits d’hygiène de première nécessité, kit de sortie..) par l’administration pénitentiaire ou par des associations qui interviennent en prison.
En dépit de ces initiatives et de la faiblesse du seuil retenu, la proportion d’indigents en prison continue d’être élevée. D’après une enquête réalisée en décembre 2003 le pourcentage d’indigents était de 15,9 % en métropole et 37,10 % en outre mer. Il est beaucoup plus élevé en maison d’arrêt (17,5 % en métropole et 37,8 % outre mer) qu’en établissements pour peine (8,60 % en métropole et 35,40 % outre mer)
3 - Une faible contribution à la réinsertion des détenus
Faute de bilan dressé par l’administration, il est difficile de porter une appréciation sur la qualité du travail offert en prison. A quelques exceptions près (Muret notamment), il se limite souvent à du façonnage, du montage, voire du pliage. Ce constat vaut pour les établissements à gestion publique mais aussi pour ceux où la fonction travail est déléguée à un partenaire privé. A Villenauxe la Grande par exemple, moins de 15 % des détenus employés en ateliers occupaient un poste nécessitant une petite qualification en 2002. Seule la RIEP se singularise puisque, pour elle, le façonnage ne constitue qu’une activité d’appoint (13 % de son activité en 2002), en retrait par rapport aux productions industrielles. Mais ses spécialisations sont tournées vers des « vieux » métiers où elle est confrontée à la concurrence internationale (fabrication de chaussures par exemple) et où elle ne résiste que parce que l’administration est son principal client.
Certaines initiatives ont été prises pour faire du travail en prison un réel outil de réinsertion. Les démarches les plus structurées ont été présentées par les prestataires de la gestion mixte. En particulier, SIGES a mis en place un dispositif qui fonctionne notamment au centre pénitentiaire de Longuenesse et qui permet aux détenus de concilier une activité rémunérée en atelier avec un enseignement général (alphabétisation par exemple). En outre, GEPSA a appliqué une augmentation uniforme de 10 % des rémunérations pratiquées dans ses ateliers, ce qui permet aux détenus qui y travaillent de disposer d’une demi journée de temps libre par semaine pour accéder aux activités proposées à la population pénale ou à des formations. L’exemple de la maison d’arrêt du Val d’Oise montre le succès de la démarche : en février 2002, 65 % des détenus classés aux ateliers s’étaient inscrits à une activité (cours scolaire, sport, activités à caractère artistique). Il s’agit là d’un résultat d’autant plus remarquable que, dans les autres établissements, le souci de préserver la productivité de l’atelier conduit souvent à exclure la possibilité de toute autre activité au profit de ceux qui y sont affectés.
En gestion publique, on ne dispose pas d’une vision d’ensemble. Dans certaines maisons d’arrêt, le dynamisme des « chargés de formation » aboutit parfois à des réalisations exemplaires : ainsi à Loos, des chantiers écoles permettent aux détenus d’acquérir une formation et une expérience en matière de restauration de chaussures et d’articles de maroquinerie ou de BTP ; dans les centres pénitentiaires de Lannemezan ou de Perpignan, des demi-journées ont été libérées pour que les détenus qui travaillent accèdent aux enseignements et formations professionnelles. Mais l’impact de ces réorganisations sur les demandes d’activités et de formation n’a pas été étudié.
Il est également difficile de porter un jugement sur l’efficacité de l’action de l’administration pénitentiaire pour aider les détenus qui travaillent à retrouver un emploi à leur sortie de prison. Elle a mis en place une démarche de préparation à la sortie qui conduit différents partenaires à organiser des permanences d’accueil au sein de la prison. L’ANPE reçoit ainsi les détenus libérables pour les aider à préciser leur demande d’emploi et leur proposer un diagnostic et des propositions d’actions- formation. Après leur sortie, elle leur offre un suivi personnalisé. Malheureusement aucun bilan des résultats concrets de ce dispositif n’a été dressé et l’ANPE n’est en mesure de fournir aucune indication car elle ne recense pas les détenus qu’elle reçoit comme « demandeurs d’emplois », dans la mesure où ils ne sont pas immédiatement disponibles.
D’autres démarches, plus novatrices, ont été développées notamment par les prestataires de la gestion mixte, en particulier GEPSA, avec la création du tutorat de projet professionnel mis en place à Longuenesse à partir de 1999. Le rôle du tuteur de projet professionnel (TPP) est de soutenir et d’aider les détenus à retrouver un emploi dès leur sortie de prison. Parallèlement à la mise en place d’un projet professionnel viable, le TPP est en charge de la prospection auprès des entreprises de la région et de l’animation d’un réseau de partenaires sur le secteur. Il assure un suivi pendant les premiers temps de liberté. Un premier bilan, concernant 34 personnes suivies du 1er juillet au 31 décembre 2002 à la maison d’arrêt du Val d’Oise, fait apparaître un taux de réussite de 34 % (retour à l’emploi ou formation qualifiante à la sortie de prison) et un taux d’échec de 6 % (réincarcérations ou rupture du contrat de travail) tandis que 60 % des cas était en situation d’attente (projet en cours, transfert).
Le succès de cette initiative a conduit l’administration pénitentiaire à exiger de l’ensemble des prestataires privés qu’ils la développent dans la nouvelle génération de contrats. Par contre, dans les établissements à gestion publique, la démarche n’est pas aussi structurée. Elle peut exister, mais elle dépend de la disponibilité des personnels occupés, à titre principal, à d’autres fonctions. C’est donc de manière plus ponctuelle et moins continue que l’action est entreprise : ainsi, à Loos, c’est le responsable local de la formation qui fait office de TPP, grâce aux contacts dont il dispose auprès des entreprises de la région, notamment dans le secteur des BTP.
D - La nécessité de préciser les objectifs et les moyens du travail en prison
Depuis 1995, l’administration pénitentiaire s’était engagée dans une politique ambitieuse de développement du travail pénitentiaire à travers la définition d’un plan d’action pour la croissance du travail et de l’emploi (PACTE) qui a été généralisé à l’ensemble du territoire dès 1997. A la fin de l’année 1999, son bilan positif avait conduit au lancement de PACTE 2, pour couvrir la période 2000-2003, en réorientant les objectifs afin de passer du « quantitatif » au « qualitatif ». Mais, alors que ce plan est venu à échéance en 2004, il n’a fait l’objet d’aucune évaluation ni de relance officielle.
Cet essoufflement de la démarche traduit notamment la faiblesse des moyens mobilisés. En termes de ressources humaines, dans les établissements à gestion publique, l’animation de la fonction travail ne repose souvent que sur les équipes de direction. Certaines font preuve d’un grand dynamisme. Mais d’autres, faute de temps, de compétences ou d’intérêt, adoptent une attitude moins offensive. Il en résulte un approvisionnement en travail d’autant plus fragile et irrégulier que les établissements peuvent difficilement s’appuyer sur les « chargés de l’unité travail et emploi » (CUTE), recrutés au niveau régional, mais qui sont surtout mobilisés par le collationnement manuel de statistiques. Leur disponibilité pour conduire une politique d’animation et de contrôle au sein des établissements dépendant de leur direction régionale est réduite d’autant.
En termes budgétaires, les insuffisances sont difficiles à cerner faute d’une identification précise des enveloppes mobilisées. Seuls sont aisément quantifiables les budgets des unités travail emploi des directions régionales qui n’atteignaient en 2003 que 367 070 €. S’y ajoutent des actions financées au plan national ou au sein des établissements eux mêmes, dont le montant n’est pas identifié. Cette lacune est révélatrice de la faible mobilisation que suscite l’organisation du travail en termes financiers : son poids est tel que l’administration ne juge pas nécessaire d’en réaliser le suivi.
Pourtant, en matière de travail, l’exemple de la gestion mixte montre que l’efficacité de l’action de l’administration pénitentiaire dépend des moyens dont elle dispose et de leur souplesse d’utilisation. L’accent porté sur la formation ou le tutorat permet de renforcer le contenu qualifiant du travail. Mais ces améliorations qualitatives du travail en tant qu’outil de réinsertion requièrent la mobilisation de moyens qui ne sont pas donnés, aujourd’hui, à l’ensemble des établissements.
De surcroît, ces améliorations qualitatives sont d’autant plus difficiles à atteindre que les objectifs quantitatifs que se fixe l’administration ne sont pas remplis. Cet échec tient à l’absence de rentabilité du travail carcéral, intrinsèquement liée aux caractéristiques de la population pénale et au cadre dans lequel il s’exerce. Tous les acteurs qui, sous une forme ou une autre, ont entrepris de l’organiser en ont fait l’expérience et se sont heurtés à des contraintes de coût et de rentabilité.
Le constat est manifeste pour le service général, qui constitue pour l’Etat une charge budgétaire élevée. Il l’est tout autant pour les concessions qui ne se maintiennent, pour la plupart, que si l’Etat contribue à les viabiliser financièrement en supportant directement certains coûts de production. On observe le même phénomène au sein de la RIEP dont l’équilibre financier a longtemps été préservé grâce à une prise en charge indirecte de ses coûts de personnel par l’Etat. Quant à la gestion mixte, son équilibre financier repose sur une prise en charge indirecte des coûts par l’Etat, à travers une rémunération globale du prestataire qui peut « gagner de l’argent » sur ses métiers traditionnels (restauration, maintenance...) et en « perdre » sur le travail.
Or l’absence de rentabilité du travail pénal n’a jamais été officiellement reconnue et on a toujours considéré que des solutions internes existaient pour gagner en productivité. L’administration pénitentiaire gagnerait à poser clairement la question. Si dans les établissements pénitentiaires il importe d’organiser le travail des détenus pour contribuer à leur garde et à leur réinsertion, ne convient-il pas de mobiliser des moyens en conséquence ? Le parallèle avec le financement du travail en milieu protégé ou les entreprises d’insertion montre que, pour des publics fragiles physiquement ou socialement, des moyens financiers ont été dégagés par l’Etat ou les organismes de sécurité sociale [10]. Or les publics pris en charge par l’administration pénitentiaire présentent des fragilités comparables sans qu’elle dispose des moyens financiers nécessaires pour les compenser vis-à-vis des entreprises offreuses de travail.
RECOMMANDATIONS
En matière de travail carcéral, l’administration pénitentiaire devrait :
* fixer un cadre juridique adapté au travail des détenus, précisant leurs droits et obligations ainsi que les règles applicables en matière de rémunération ;
* rationaliser les outils du suivi du travail pénal et les indicateurs qui lui sont associés en les recentrant autour du taux d’emploi, du taux de satisfaction des demandes des détenus, du temps effectif de travail et des rémunérations perçues ;
* redéfinir les missions des CUTE pour les réorienter vers un soutien plus actif aux établissements, notamment en gestion publique ;
* dresser le bilan des initiatives prises en gestion publique pour améliorer la quantité et la qualité du travail, en vue notamment de diffuser, là où elles n’existent pas, les méthodes utilisées en gestion mixte (articulation emploi-formation, tutorat...) ;
* définir plus clairement les objectifs du travail pénal qui ne peut pas avoir la productivité d’un travail ordinaire, et évaluer les moyens nécessaires pour compenser l’écart, à l’instar des entreprises d’insertion
III - Les conditions de vie en détention
A - La prise en charge sanitaire reste incomplète
1 - Une réorganisation d’ensemble qui n’est pas achevée
Jusqu’au milieu des années 1980, les soins prodigués aux détenus étaient dispensés par des médecins vacataires, avec le concours de personnels infirmiers. En mars 1986 [11], les soins psychiatriques ont été transférés au service public hospitalier et des services médicaux psychologiques régionaux (SMPR), relevant des seules autorités sanitaires, ont été créés en détention [12]. En 1987, dans le cadre du programme 13 000, la fonction santé a été confiée à des opérateurs privés qui l’ont prise en charge jusqu’en 2001. Depuis lors, tous les établissements pénitentiaires relèvent du dispositif de droit commun créé par la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale. Cette loi et son décret d’application ont transféré au service public hospitalier la prise en charge sanitaire des détenus, ce qui s’est traduit par la création, dans les établissements pénitentiaires, d’unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA). Ils ont également posé le principe d’une prise en charge des hospitalisations par le service public hospitalier et ont étendu le bénéfice de la protection sociale à tous les détenus [13].
Unités délocalisées de leur hôpital de rattachement, les UCSA sont placées sous la responsabilité d’un praticien hospitalier et fonctionnent grâce à une équipe pluridisciplinaire composée de personnels de l’hôpital. Leur mise en place s’est accompagnée d’une augmentation sensible des moyens en personnels médicaux et para médicaux et en équipements : les moyens humains ont plus que doublé et le même effort a été consenti pour les moyens de fonctionnement. La création des UCSA a également permis une professionnalisation des soins par l’institution de procédures calquées sur celles de l’hôpital pour la distribution des médicaments, la désinfection des appareils ou la prescription d’examens complémentaires. Enfin, l’application de la réforme a favorisé l’introduction d’une véritable éthique des soins et a contribué à rétablir les droits du détenu à un « colloque singulier » avec son praticien.
Aujourd’hui, le fonctionnement des UCSA ne pose de difficulté que sur deux plans. Le premier concerne leurs moyens et leurs locaux qui ont été définis alors que la réalité des besoins était mal connue. Ces derniers ont par ailleurs évolué de telle sorte que le niveau et la répartition de moyens peuvent ne plus être adaptés. Les insuffisances sont patentes en matière de soins dentaires ou infirmiers dans certains établissements (Clairvaux, par exemple). Pour remédier à ces difficultés, une structure type fixant la composition de l’équipe hospitalière et des schémas fonctionnels établissant les besoins en locaux ont été définis. Mais ils ne s’appliquent qu’aux établissements en cours de construction et n’ont, ailleurs, qu’une valeur indicative ; la surpopulation pénale vient, par ailleurs, compliquer leur mise en oeuvre.
La seconde difficulté que rencontrent encore certaines UCSA tient à la qualité du dialogue entre les acteurs qui peut se traduire localement par une mauvaise circulation de l’information, voire par des conflits, mais qui révèle, de manière plus générale, une difficulté à répondre à l’urgence. Lorsque des détenus doivent être examinés par un médecin en dehors des horaires d’ouverture des UCSA, aucune procédure ne fixait, jusqu’à une circulaire de janvier 2005, la marche à suivre et les réponses varient selon les établissements. Certains sollicitent les médecins de garde libéraux qui interviennent alors en dehors de tout cadre juridique. D’autres demandent aux surveillants d’appeler le 15 ce qui leur fait jouer un rôle délicat d’intermédiaire entre le détenu et le médecin pour décrire les symptômes.
Alors que la délivrance de soins par les UCSA s’effectue dans des bonnes conditions, la situation est beaucoup plus délicate lorsqu’une sortie des établissements se révèle nécessaire. La difficulté tient d’abord à l’identification de la structure d’accueil des détenus. Saisies en 1995, l’IGAS et l’IGSJ ont proposé la création d’unités hospitalières sécurisées interrégionales (UHSI). Mais cette proposition ne s’est concrétisée que cinq ans plus tard, lorsque l’arrêté du 24 août 2000 en a créé huit au sein des CHU de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nancy, Rennes, Toulouse, Paris (AP-HP) [14] avec une ouverture prévue au plus tard au 31 décembre 2003. Ce délai n’a malheureusement pas été respecté : la première UHSI a été inaugurée le 16 février 2004 à Nancy et les suivantes devraient l’être en fonction des possibilités des CHU. Ces retards ont entraîné de sérieux problèmes pour les établissements pénitentiaires qui ont dû, au cas par cas, identifier des structures capables d’accueillir des détenus potentiellement dangereux.
Les difficultés ont été d’autant plus grandes que l’organisation des escortes nécessaires au transport des détenus a soulevé la délicate question du partage des compétences entre la police, la gendarmerie et l’administration pénitentiaire. Faute de moyens suffisants d’un côté comme de l’autre, la réglementation en vigueur [15] n’a pas toujours été respectée et de longues négociations entre chefs d’établissement et autorités préfectorales ont dû être menées pour que les détenus puissent être transportés et gardés dans de bonnes conditions. Pour régler les difficultés, le Conseil de Sécurité Intérieure du 6 décembre 1999 a confirmé le principe d’un partage des compétences entre la police, la gendarmerie et l’administration pénitentiaire, mais sa décision n’a pas été appliquée en raison notamment de divergences d’interprétation sur le sens à donner au mot « escorte ». Un groupe de travail interministériel a suggéré de procéder à une expérimentation, sans parvenir pour autant à en définir les modalités : l’administration pénitentiaire souhaitait que la compétence soit transférée à ses surveillants, tandis que les forces de l’ordre privilégiaient le recours à des contractuels de droit public. Une réunion d’arbitrage en juillet 2004 s’est soldée par un constat d’échec ; ainsi, après plus de quatre ans de réflexion, la situation n’a pas évolué.
2 - Une prise en charge qui doit être améliorée
Les différentes évaluations de la réforme de 1994 [16] s’accordent à reconnaître que son bilan est positif et que d’importants progrès ont été réalisés dans la prise en charge sanitaire des personnes incarcérées. Toutefois des lacunes continuent d’exister pour certaines pathologies.
Les plus graves concernent la prise en charge des détenus atteints de troubles psychiatriques. Le système de soins en milieu carcéral, structuré autour des services médicaux psychologiques régionaux (SMPR), n’est plus en mesure de répondre à une demande croissante. Les résultats intermédiaires des enquêtes qui viennent d’être lancées par les ministères de la justice et de la santé démontrent que 35 % des détenus auraient des antécédents psychiatriques, alors que la proportion identifiée en 1997 par l’étude sur « la santé des entrants en prison » était de 8,8 % et de 20,7 % selon « l’étude de la santé mentale de la population pénitentiaire connue des SMPR » en juin 2001. En outre, 56 % des détenus présenteraient un risque suicidaire alors qu’en juin 2001, selon l’étude précitée, 6,4 % des arrivants avaient des idées de suicide. Enfin, 25 % des détenus présenteraient des troubles psychotiques et 20 % des entrants en seraient atteints. Dans le cas précis des maisons centrales, cette proportion passerait à 55 % des condamnés.
Bien que provisoires, ces chiffres attestent de la gravité de la situation, ce qui pose problème à la fois pour les détenus, qui ne reçoivent pas les soins qui leur sont nécessaires, et pour l’administration, qui doit les prendre en charge sans pouvoir les soigner correctement. Pour y faire face, la loi d’orientation et de programmation pour la justice a institué des « unités hospitalières sécurisées psychiatriques ». Mais les 10 structures de 25 lits en cours de création risquent d’être insuffisantes face aux besoins qu’un groupe de travail interministériel avait estimés, fin juillet 2003, à une fourchette de 695 à 830 lits.
Des lacunes existent aussi dans la prise en charge des handicapés, notamment pour ceux qui souffrent de pathologies liées au vieillissement. Une étude de l’administration pénitentiaire a montré qu’en 2001 plus de 1 500 personnes âgées de plus de 60 ans étaient incarcérées dans l’ensemble des établissements pénitentiaires et que 135 personnes nécessitaient l’aide d’un tiers. Pour faire face à leurs besoins, des aménagements ont été prévus pour la construction des nouveaux établissements, mais cela ne résout pas le problème des établissements existants qui sont réduits à trouver des solutions au cas par cas. A Muret, ne cellule adaptée a été aménagée et des détenus placés au service général ou volontaires sont sollicités pour aider les personnes dépendantes.
Enfin, par delà la prise en charge de certaines pathologies, la principale lacune dans la mise en oeuvre de la réforme de 1994 tient à l’insuffisance des actions d’éducation à la santé. Censées les définir en liaison avec l’établissement pénitentiaire où elles sont implantées, les UCSA tardent à les mettre en place : faute de temps et de moyens disponibles, la plupart d’entre elles privilégient les soins. Bien qu’aucune évaluation n’ait été effectuée sur le plan national, l’administration pénitentiaire a conscience de cette insuffisance. Ses synthèses régionales soulignent pour la plupart que les initiatives restent trop souvent ponctuelles (1,5 M€ en 2004 sur les crédits de l’administration pénitentiaire), sans s’inscrire dans la durée.
B - L’hygiène est préoccupante
1 - Une prise de conscience collective de la gravité de la situation
La réforme de 1994 relative à la prise en charge sanitaire des détenus a favorisé une prise de conscience concernant le manque d’hygiène en détention. Elle a contribué à la création d’un groupe de réflexion chargé de dresser un état des lieux et de définir des propositions d’action, dont les travaux se sont achevés au moment même où la parution d’un ouvrage consacré à la maison d’arrêt de la Santé [17] dénonçait les défaillances en la matière. Les rapports des commissions d’enquête parlementaires ont confirmé la gravité de la situation. Le Sénat a notamment jugé que les conditions d’hygiène étaient dégradantes et loin de répondre aux exigences du code de procédure pénale, en particulier dans les maisons d’arrêt, en raison de la tendance de ces dernières à la surpopulation.
A la suite de cette prise de conscience, des moyens budgétaires significatifs ont été alloués à l’administration. En cinq ans, ils ont atteint près de 10 M€.
Tableau : Crédits ouverts en lois de finances pour l’amélioration de l’hygiène
L’administration pénitentiaire a fixé [18] des priorités d’action à ses services dans le domaine de l’hygiène individuelle (distribution de produits de première nécessité et de produits d’entretien, généralisation de trois douches par semaine..) ou collective (changement des draps, propreté des abords...) et en matière de cloisonnement des sanitaires. Les objectifs ont été assignés établissement par établissement et ont fait l’objet d’un suivi en conférences régionales budgétaires.
Les services se sont très fortement mobilisés et, dans toutes les directions régionales, ils ont pris de nombreuses initiatives pour que l’hygiène progresse réellement en détention. A Paris, une cellule de contrôle de l’hygiène a été créée. A Lille et Strasbourg, l’accent a été mis sur le lavage des effets personnels par l’installation de lave-linge en détention ou un renforcement de la formation des personnels buandiers. Certains établissements ont fourni un effort financier supplémentaire pour amplifier la politique décidée au plan national, comme par exemple, la maison d’arrêt de Loos, pourtant soumise à de fortes contraintes en raison de sa surpopulation chronique et de sa vétusté.
2 - Des progrès indéniables mais fragiles
Cette mobilisation a permis une réelle amélioration de la situation dans la plupart des établissements. Mais ces progrès indéniables restent fragiles à plusieurs titres.
D’abord, parce que la dynamique créée au sein de l’administration pénitentiaire repose très largement sur la mobilisation de crédits budgétaires importants. Or la priorité est désormais donnée aux équipements de sécurité et les progrès constatés en matière d’hygiène risquent de pâtir à plus ou moins longue échéance de cette réorientation.
Ensuite, parce que si la politique menée par l’administration pénitentiaire a permis une amélioration sensible de la situation dans la plupart des établissements, dans ceux où les conditions de vie étaient particulièrement dégradées, elle n’a constitué qu’une légère atténuation sans s’attaquer au véritable coeur du problème. C’est le cas notamment au sein des maisons d’arrêt de Loos les Lille et Paris la Santé ou aux Prisons de Lyon. Au moment de leur construction, au dix-neuvième siècle, ces établissements étaient révolutionnaires sur le plan de leur conception architecturale. Mais ils ont vieilli à un rythme d’autant plus rapide qu’ils ont toujours été très peuplés et que leur entretien n’a pas été suffisant.
Enfin, les efforts déployés pour améliorer l’hygiène sont menacés par l’augmentation du nombre de détenus, en particulier en maison d’arrêt. La surpopulation fait que plusieurs détenus se partagent, dans des conditions nécessairement précaires, des locaux prévus, conçus et aménagés pour un nombre sensiblement plus faible d’occupants : l ’administration est en effet contrainte d’augmenter la capacité d’accueil de chaque cellule en installant des lits superposés et, lorsque cela est insuffisant, des matelas directement posés sur le sol. Cette contrainte affecte nécessairement les conditions d’hygiène puisque les installations et le matériel utilisés de manière continue se dégradent plus rapidement et deviennent quantitativement insuffisants. En outre, la promiscuité peut conduire à des comportements néfastes pour l’environnement collectif. Ainsi, certains détenus jettent par la fenêtre leurs détritus, alors que des sacs poubelle leur sont distribués. Cette forme de protestation affecte la plupart des grandes maisons d’arrêt, quels que soient leur mode de gestion ou leur date de construction, comme en témoignent les exemples de Loos lès Lille, Villenauxe la Grande ou Longuenesse dont les abords et les cours intérieures s’apparentent à bien des égards à des décharges publiques.
Les enquêtes sur l’hygiène dans les prisons
L’évaluation effectuée en 2001 (situation en 2000) montre que les agents considéraient, dans la moitié des cas (48 à 68 %), que la situation de leur établissement pouvait être tenue pour satisfaisante. A l’autre extrême, un cinquième des établissements se considérait comme dégradé ou très dégradé.
L’enquête révélait que la distribution des produits d’hygiène individuelle n’était assurée que dans 78 % des cas. Sur les 22 % restant, la majorité distribuait seulement de l’eau de javel, pas de savon et rarement (17 %) du papier toilette. Ces produits de première nécessité continuaient donc d’être à la charge des détenus. Pour les produits d’entretien, 82 % des établissements procédaient à des distributions gratuites. Un établissement sur cinq continuait de ne pas distribuer le kit jugé indispensable par l’administration pénitentiaire.
L’enquête soulignait également qu’un tiers seulement des établissements proposait un lavage des effets personnels, la proportion étant beaucoup plus grande au sein des établissements pour peine (64 %) que dans les maisons d’arrêt (25 %). Elle relevait que l’accès aux douches s’était amélioré et que le minimum de trois douches par semaine était respecté dans la majorité des établissements. Elle signalait la présence d’animaux nuisibles dans 24 % des cellules. Enfin, elle indiquait que seulement 60 % des maisons d’arrêt disposaient de cellules dotées d’une fenêtre pouvant s’ouvrir. Tous établissements confondus, seulement 53 % des cellules disposaient de toilettes cloisonnées.
Bien que partielles, les réponses au questionnaire sur la situation en 2003 permettent d’actualiser ce constat. En matière d’hygiène individuelle, les objectifs de 1999 n’ont pas été intégralement atteints. Seules sont respectées les règles concernant l’accès à trois douches par semaine (100 % des établissements), le nettoyage des douches journalier (96 %), la distribution d’une trousse aux arrivants (100 %), la distribution de produits d’hygiène de première nécessité (98 %) et celle de produits d’entretien (98 %). Par contre l’aération des douches restait insuffisante dans un tiers des maisons d’arrêt et des machines à laver n’avaient été installées que dans moins d’un établissement sur deux.
En termes de fonctionnement collectif (formation, restauration, élimination des déchets), les principaux progrès résultaient de la distribution gratuite de sacs poubelle (67 % des établissements en 2004 contre 40 % en 2002) et s’agissant du patrimoine et des équipements, l’évaluation de la cellule est jugée « satisfaisante » dans 30 % des cas (en maisons d’arrêt comme en établissements pour peine), « moyenne » dans 55 % des cas en maisons d’arrêt et 60 % des cas en établissements pour peine et enfin « dégradée » dans 15 % des cas en maisons d’arrêt et 10 % en établissements pour peine.
L’enquête sur la situation de l’hygiène en 2003 permet de mesurer l’ampleur des difficultés puisqu’il est systématiquement demandé aux établissements de décrire une « cellule type représentative de l’ensemble ». Or cette cellule type, qui est représentative en moyenne de 77 % de l’ensemble des cellules, est rarement occupée par une personne seule. D’après l’enquête, le nombre moyen de personnes par cellule « type » est de trois [19] et la fréquence la plus rencontrée est de deux personnes.
Tableau : Taux d’occupation de la « cellule type »
En moyenne, chaque détenu dispose de 4,8 m² et, dans 20 % des cas, cette surface est égale ou inférieure à 3 m². Il va de soi que, dans un espace aussi confiné, le maintien d’une bonne hygiène est une gageure et un défi quotidien.
C - L’alimentation présente toujours des insuffisances
1 - Une très grande diversité des situations
La situation des établissements pénitentiaires en matière de restauration est des plus diverses. Le Sénat en avait dressé le constat dans le rapport rédigé par la commission d’enquête constituée en 2000 [20]. Depuis lors, la situation a peu évolué, en raison notamment de l’absence de norme ou de politique fixant des règles communes en matière d’alimentation. Le code de procédure pénale prévoit simplement que les personnes incarcérées doivent se voir offrir trois menus et qu’elles doivent recevoir « une alimentation variée, bien préparée et présentée, répondant tant en ce qui concerne la qualité et la quantité aux règles de la diététique et de l’hygiène compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de la nature de leur travail et, dans toute la mesure du possible, de leurs convictions philosophiques ou religieuses ». En outre, l’administration pénitentiaire doit respecter les prescriptions de l’arrêté du 29 septembre 1997 fixant les conditions d’hygiène applicables dans les établissements de restauration collective à caractère social. Il impose des règles strictes aux personnels de cuisine ainsi que des procédures d’auto contrôle. Mais ces règles générales n’ont pas été autrement précisées.
L’exercice a pourtant été partiellement tenté et réussi lors de la signature des marchés de gestion mixte puisque l’administration pénitentiaire a dû définir exactement ce qu’elle demandait à ses prestataires. Pour les deux générations successives de contrats, des plans alimentaires retraçant ses exigences minimales en quantité, qualité et diversité de biens offerts ont été élaborés. Mais ils n’ont jamais été généralisés aux établissements à gestion publique auxquels ils n’ont été communiqués qu’à titre d’information.
Certains établissements à gestion publique se sont eux-mêmes efforcés de définir précisément des plans alimentaires. Cela a été le cas par exemple à Lille, lorsque la direction régionale a entrepris de rationaliser sa politique d’achats en passant un marché régional pour le compte des établissements. A titre préalable, et pour définir ses besoins, elle a procédé à la détermination des plans alimentaires des différentes populations (hommes, femmes, mineurs) en recourant aux services d’une diététicienne. La même démarche a été suivie lorsque cette même direction régionale a décidé de lancer un marché pour installer une cuisine centrale à la maison d’arrêt de Rouen, en lien avec une cuisine relais au centre de détention de Val de Reuil. Mais, dans d’autres directions régionales ou dans d’autres établissements, aucune normalisation de cette nature n’a été effectuée.
La situation est d’autant plus diversifiée que deux autres facteurs accentuent les écarts entre les établissements. Certains d’entre eux disposent de personnels compétents, professionnels de la restauration collective, qui réalisent les repas avec des détenus classés au service général et formés à cette fin. C’est le cas de manière systématique en gestion mixte puisque la fonction « restauration » est déléguée aux prestataires privés (EUREST et SODEXHO). Mais en gestion publique, la situation est plus aléatoire. Certains établissements ne disposent pas du personnel technique compétent. Le professionnalisme de la prise en charge de la fonction « restauration » dépend de la présence de surveillants ou de détenus formés à ces métiers et la qualité des repas est alors irrégulière, fluctuant au rythme des mutations, des transferts ou des libérations. Lors du contrôle de la Cour, la maison d’arrêt de Cahors venait ainsi de perdre son cuisinier, condamné qui venait d’achever sa peine et qui avait été remplacé par un détenu ignorant tout de la restauration collective.
Le second facteur qui accentue les différences entre les établissements est lié à la diversité de leur configuration et de leur entretien : les plus récents ont été conçus pour être en conformité avec les règles strictes qui s’appliquent en matière de restauration collective, mais les plus anciens ne répondent généralement pas à ces exigences.
Dans le cas de la maison d’arrêt de Loos les Lille, de la Santé ou aux prisons de Lyon, le vieillissement des installations est tel que la préparation des repas ne peut s’effectuer dans de bonnes conditions. A la Santé, l’état dégradé du bâti, l’usure du matériel et la prolifération des animaux nuisibles ont conduit le chef d’établissement et son cuisinier à décider de multiplier les repas froids. A Loos, une solution n’a pu être trouvée qu’à la faveur de la construction de la nouvelle maison d’arrêt, confiée à la gestion mixte et qui devrait, à terme, assurer la livraison des repas pour les deux établissements. Mais cette solution exige des délais et ne peut pas être mise en oeuvre dans tous les établissements où la situation est parfois alarmante au regard des obligations fixées par l’arrêté de 1997.
Faute de mieux, l’administration pénitentiaire a incité ses services à mettre en place des politiques fondées sur le développement des autocontrôles. Des formations dites « HACCP » (hasard analysis critical Control Point, soit analyse des dangers, maîtrise des points critiques) ont ainsi été généralisées au bénéfice des personnels et des détenus concernés. En outre, des conventions ont été passées avec des laboratoires indépendants (Institut Pasteur à Lille par exemple) pour qu’ils procèdent régulièrement à des vérifications par prélèvements. Mais ces démarches, au demeurant indispensables, ne peuvent que limiter les risques et non les supprimer.
2 - Des résultats difficiles à mesurer
Il n’existe aucune donnée de synthèse permettant de dresser un bilan de la situation des prisons en matière d’alimentation. Deux séries d’informations montrent toutefois que la situation n’est pas satisfaisante.
La première résulte de l’analyse des taux alimentaires, c’est-à-dire du montant dépensé par jour de détention pour des achats de nourriture. Au cours de la période 1998-2003, ils ont progressé de 9,35 %, soit à un rythme sensiblement plus faible que l’indice des prix à la consommation des produits alimentaires calculé par l’INSEE, qui a augmenté de 14,5 % sur la même période [21]. Le décrochage existe également avec le prix des produits de gros alimentaires [22], puisque les calculs de l’INSEE montrent qu’il est passé d’une base 100 en 2000 à un niveau de 109,6 fin décembre 2003. Sur la même période, le taux alimentaire de l’administration pénitentiaire ne progressait que de 7,04 %. Ces comparaisons illustrent le fait que, depuis 1998, le montant dépensé par l’administration pénitentiaire pour l’alimentation des détenus a diminué en euros constants.
Tableau : Evolution des coûts (dépense en €/jour de détention)
Les conséquences de cette situation peuvent être illustrées par une comparaison entre le montant des sommes allouées aux achats alimentaires par la pénitentiaire et celui qui y est consacré par l’armée. En 1972, la décision avait été prise de « caler » la prime d’entretien des détenus sur le montant de la prime d’alimentation des militaires, de telle sorte qu’elle en représente 85 % [23]. Même si aujourd’hui cette règle ne s’impose plus [24], force est de constater que la parité n’est plus assurée. C’est ce que montre le rapprochement entre la dépense pénitentiaire et la prime alimentation terre (PAT) qui constituait le montant prévisionnel du budget que l’armée entendait consacrer par jour et par appelé à l’achat de denrées alimentaires.
La Cour a complété cette approche par une comparaison avec les montants effectivement dépensés par l’armée, en prenant l’exemple de la direction régionale du commissariat de la région Ile de France de l’armée de terre. Cet exercice démontre l’ampleur du décrochage quant aux montants dépensés par les deux administrations pour l’achat de denrées. Même si l’on retient la règle fixée en 1972 et que l’on rapporte les dépenses effectives par jour et par détenu à 85 % de la dépense effective par homme et par jour dans l’armée de terre, on constate que les sommes consacrées par l’administration pénitentiaire sont inférieures de plus de 70 %.
Tableau : Comparaison des montants alloués à l’achat de denrées alimentaires
D’autres informations confirment que la situation en matière d’alimentation ne s’est pas améliorée. Elles proviennent de l’enquête effectuée en 2001 sur la situation en matière d’hygiène dans les prisons. Pour la fonction restauration, un seuil minimum avait été défini, qui intégrait quatre critères : le respect des normes HACCP, l’existence d’un plan alimentaire, la présence d’un monte charge et l’exigence de repas chauds servis dans toutes les cellules. Le rapport établi en 2001 sur la situation en 2000 constatait que seul un quart des établissements atteignait ce seuil (28 %) et qu’il était mieux respecté dans les établissements pour peine (36 %) qu’en maison d’arrêt (26 %). Le dernier repas était servi froid dans 14 % des cas et le responsable de cuisine n’était qualifié que dans 54 % des cas. L’enquête révélait également qu’un petit déjeuner « a minima » [25] n’était pas proposé dans un tiers des établissements.
L’actualisation partielle effectuée par l’administration pénitentiaire en janvier 2004 sur la situation de 2003 montre que près d’un tiers des établissements continuait de ne pas atteindre le seuil minimum requis pour la restauration et l’élimination des déchets. La distribution d’un petit déjeuner diversifié tendait d’ailleurs à diminuer, surtout en maison d’arrêt. La situation tend donc à se dégrader, ce qui résulte sans doute de la croissance de la population incarcérée.
RECOMMANDATIONS
S’agissant des conditions de vie en détention, il serait indispensable :
* de procéder à l’évaluation de l’adéquation des moyens à disposition des UCSA aux besoins, en vue de les redéfinir ;
* d’établir des règles claires pour le partage des tâches entre forces de l’ordre et administration pénitentiaire en matière d’escortes des détenus, sur la base des préconisations du groupe de travail constitué à cette fin ;
* de dresser le bilan des actions d’éducation à la santé menées dans les établissements pour définir de nouvelles priorités en la matière ;
* de poursuivre la démarche de diagnostic régulier (tous les deux ans) sur la situation de l’hygiène en détention pour identifier d’éventuelles dérives, et compléter cette évaluation, dans les établissements jugés sensibles en raison de leur vétusté, par la définition de mesures d’urgence ;
* de définir, pour les établissements à gestion publique, les exigences minimales de l’administration pénitentiaire en termes d’alimentation à travers un plan alimentaire de référence applicable à l’ensemble des établissements, quel que soit leur mode de gestion ;
* d’organiser la collecte d’informations permettant de dresser, à échéance régulière, le bilan de la situation en matière d’alimentation en termes quantitatifs et qualitatifs.
IV - Deux dispositifs pour améliorer « l’ordinaire »
A - La « cantine »
1 - La diversité des pratiques et l’imprécision des procédures
Tradition de la vie carcérale [26], la cantine permet aux détenus d’acheter, sur leur pécule, divers produits pour améliorer leur « ordinaire ». Le code de procédure pénale n’en prévoit que deux sortes [27] mais la réalité est plus complexe. En effet, la pratique et la tradition ont conduit à la création de cantines plus différenciées, correspondant à des types de produits variés : on en compte, par exemple, 10 à la maison d’arrêt de Loos, 12 au centre pénitentiaire de Lannemezan et 18 à la maison d’arrêt de Fleury Mérogis où une cantine « canicule » a été mise en place pendant l’été 2003. A ces cantines « classiques », s’ajoutent des achats ponctuels, souvent qualifiés d’achats extérieurs ou exceptionnels (vêtements de marque ou de sport, produits HI-FI, livres, pressing, envoi de fleurs...).
Aucune réglementation d’ensemble n’organise le fonctionnement des cantines. Les quelques notes [28] rédigées par l’administration, anciennes et mal connues des services, fixent des règles peu précises qui ont été complétées par les règlements intérieurs de chaque établissement : d’où une grande diversité des pratiques, que l’administration centrale déplorait d’ailleurs dans la seule étude qu’elle ait réalisée sur les cantines, en 1998 [29]. Mais aucune mesure n’a été prise pour les harmoniser.
Il en résulte une grande incertitude quant aux règles et procédures applicables, qui concerne d’abord le maniement des fonds. Les achats en cantine sont effectués à partir des sommes figurant sur la part disponible du compte nominatif du détenu, dont la gestion est confiée au comptable de l’établissement pénitentiaire, qui a la qualité de comptable public. Ces sommes doivent donc être considérées comme des deniers privés réglementés et gérées selon les mêmes règles que les deniers publics.
Les conséquences de cette situation, implicitement admise par l’administration pénitentiaire, ont été tirées pour les établissements en gestion mixte. L’administration a refusé tout accès direct des gestionnaires privés au pécule des détenus. Ils n’ont accès qu’à un compte « cantine », approvisionné à la demande de ces derniers. Certains gestionnaires privés ont perfectionné le système en éditant des « tickets », sortes de relevés de compte, qui permettent aux détenus de se réapproprier les mécanismes de gestion de leur argent à travers l’équivalent d’un compte bancaire.
En gestion publique, l’assimilation entre deniers publics et fonds des détenus devrait conduire à appliquer les mêmes procédures de gestion, en particulier pour les approvisionnements, qui devraient être soumis aux règles de mise en concurrence prévues par le code des marchés publics. L’administration avait d’ailleurs rappelé ces règles dans des notes adressées en 1979 [30] et 1995 [31] à ses services, sans pour autant s’inquiéter de la manière dont ses directives étaient appliquées. Il en résulte des situations totalement hétérogènes. Certains établissements (Clairvaux ou ceux de la direction régionale de Paris) ont passé des marchés. Mais ailleurs, les achats sont effectués auprès des fournisseurs locaux avec, au mieux, une mise en concurrence informelle. Pour ce qui est des achats réalisés pour les « cantines exceptionnelles », certains établissements ont recours à des spécialistes de la vente par correspondance. Le plus souvent toutefois (Cahors, Fleury Mérogis, Melun par exemple), même si les achats représentent des volumes importants, les surveillants s’approvisionnent dans les commerces du voisinage. Alors qu’elle avait souligné la nécessité d’une clarification en 1998, l’administration pénitentiaire n’y a jamais procédé.
Elle n’a pas non plus éclairci les règles applicables à la détermination des prix de vente des produits. En gestion mixte, le cahier des charges de la première génération de contrats prévoyait que ceux-ci devaient être vendus au prix coûtant, ce qui, dans la plupart des zones, intégrait les coûts du personnel de telle sorte qu’à la maison d’arrêt d’Osny, par exemple, ils représentaient de 20 à 30 % des prix. Lors du renouvellement des contrats, il a été décidé que les prix de vente n’intègreraient ni les frais de siège ni les charges de personnel, qui sont désormais pris en compte au titre de la rémunération globale du marché. En gestion publique, la doctrine et les règles de tarification sont plus floues. Comptablement, la cantine est isolée dans un sous-compte de la comptabilité des établissements pénitentiaires. En charges sont imputées les dépenses d’achats de biens et les divers frais de gestion. En produits sont encaissées les sommes prélevées sur les comptes nominatifs des détenus. Le solde constitue le « bénéfice ». Mais le contour exact de ces trois composantes est imprécis.
Pour ce qui est des dépenses, les établissements imputent généralement le coût d’achat des bons de cantines ainsi que les pertes sur stocks (produits endommagés ou périmés...). Certains y ajoutent le matériel nécessaire aux livraisons (chariots de distribution, parfois chauffants), voire des congélateurs ou des photocopieurs.
Pour ce qui est des produits, l’administration pénitentiaire a, jusqu’en 1951, appliqué un taux de marge de 20 %, puis elle a demandé aux établissements de faire en sorte que les prix ne dépassent pas ceux « de détail pratiqués dans la localité », sauf pour les produits de première nécessité (marge de 5 %). Aujourd’hui, la méthode retenue est le plus souvent empirique : certains établissements arrondissent le prix sur facture ; d’autres appliquent une marge homogène définie par un pourcentage du prix de vente (5 % à Loos, 10 % à Clairvaux et Fleury Mérogis, sauf pour le tabac vendu à prix coûtant, mais pour lequel une remise de 6 % est rétrocédée par le distributeur).
Quant au solde du compte cantine, il n’est que le reflet d’une politique tarifaire et d’une pratique d’imputation des charges indépendantes l’une de l’autre. Son caractère aléatoire est d’autant plus regrettable que, chaque année, il est reversé au Trésor public, sans que le bien fondé de ce reversement soit clairement établi. En effet, les coûts supportés par l’Etat au titre de la gestion de la cantine sont d’ores et déjà pris en considération en « dépenses » du compte (malus lié aux pertes sur stocks notamment). Or rien n’autorise l’administration pénitentiaire à réaliser un bénéfice commercial sur ses activités de cantine [32] ni à prélever une forme de taxe sur la consommation des détenus. La régularité des prélèvements effectués à hauteur du solde annuel est donc très contestable.
2 - La difficulté de dresser un bilan précis
L’administration pénitentiaire n’a mis en place aucun dispositif permettant la remontée des informations nécessaires au suivi des cantines. Elle ne dispose en la matière que des données issues de la comptabilité des établissements en gestion publique. Si certains d’entre eux omettent de transmettre leur comptabilité [33], l’administration centrale ne la leur réclame pas. En outre, les données qu’elle exploite ne correspondent pas nécessairement à celles produites par les prestataires de la gestion mixte, selon des logiques parfois distinctes.
A cette réserve près, l’analyse des ratios de chiffres d’affaires par jour de détention (JDD) reflète une relative stabilité des volumes cantinés entre 2001 et 2003. Par contre, ils varient significativement selon la taille des établissements. En 2003, au sein des plus petits établissements, non autonomes, le chiffre d’affaires de cantine par jour de détention ne représentait que 43 % de celui des établissements de 200 à 500 places.
Tableau : Chiffre d’affaires de cantine par JDD selon la taille et le mode de gestion des établissements
Le volume du chiffre d’affaires de la cantine dépend surtout de la nature des établissements. En gestion publique, en 2003, les montants cantinés par jour en centres de détention étaient supérieurs de 69 % à ceux cantinés en maisons d’arrêt, ce qui reflète l’écart des niveaux de vie et des salaires en prison ainsi que la rareté relative du travail en maison d’arrêt.
Tableau : Chiffre d’affaires de cantine par JDD selon le type et le mode de gestion des établissements
Pour mieux cerner la réalité des cantines, la Cour a sollicité un échantillon d’établissements en leur demandant de lui fournir des précisions [34] pour les années 1999 à 2003. La seule conclusion qui peut en être tirée concerne le nombre de détenus qui « cantinent » : aujourd’hui dans les établissements pour peine, il s’agit la quasi intégralité de la population carcérale.
Il est tout aussi difficile de dresser un bilan des prix pratiqués. En 1991, pour être en mesure d’effectuer le suivi de la délégation de la cantine aux gestionnaires privés, l’administration pénitentiaire s’est dotée d’un outil, « le panier du détenu ». Sorte de « panier de la ménagère » de la détention, il constitue l’agrégation du prix de vingt produits jugés de grande nécessité ou beaucoup vendus [35]. Une pondération du prix de ces produits, identique pour tous les établissements, permet de les comparer les uns aux autres.
L’évolution du panier varie en fonction de la taille des établissements. Très proches dans les établissements de moins de 200 places, les prix diminuent sensiblement dès que l’on dépasse ce chiffre.
C’est ainsi que le niveau de l’indice dans les établissements de plus de 500 places représente moins de 80 % de celui atteint dans les établissements de moins de 100 places. L’écart, qui tend à se creuser, existe également en fonction du type d’établissement. Il est particulièrement important entre les maisons d’arrêt et les centres de détention : en 2003, le prix du panier dans les premières était supérieur de 14 % à celui pratiqué dans les seconds.
Tableau : Evolution du prix du panier du détenu
Le panier du détenu ne donne toutefois qu’une vue partielle de la réalité. Etabli en 1991 et révisé seulement une fois depuis lors, il n’est qu’une photographie de l’évolution des prix de ce qui entre dans sa composition, mais ne fournit aucun éclairage sur les prix des autres articles. Or il se peut que les établissements contrôlent mieux les prix du panier que ceux des autres produits. L’administration centrale les y incite d’ailleurs, puisqu’elle demande de différencier le taux de marge entre les produits de première nécessité (5 %) et les autres (prix du commerce local). Les gestionnaires de la gestion mixte affichent aussi une politique différenciée. Ainsi, au cours des précédents contrats, à Osny, le gestionnaire Eurest pratiquait une marge de 5 à 10 % pour les vingt produits du panier du détenu. Mais il appliquait un taux de 30 % environ sur les articles hors panier. Par construction, le panier des détenus peut donc inciter à des comportements de tarification qui biaisent sa représentativité.
L’administration pénitentiaire a conscience de ces difficultés et se livre aujourd’hui à une réflexion pour revoir la composition du panier. Mais elle continue de ne pas prendre en compte les articles hors panier. Aussi, la Cour s’est-elle efforcée d’analyser l’évolution des prix d’une vingtaine de produits qui n’entrent pas dans sa composition, en dépit des difficultés méthodologiques d’un tel exercice. Nécessairement approximative, son approche confirme l’existence de très grands écarts de prix qu’aucune explication simple ne justifie.
Les écarts de prix de cantine entre les établissements
Pour mesurer les écarts de prix « hors panier » entre les établissements, la Cour a recueilli les grilles de tarifs applicables au mois de décembre 2003 (prix affichés pour les détenus) dans un ensemble d’établissements. Elle a sélectionné 19 produits figurant sur ces listes et a comparé leurs prix. Cet exercice s’est révélé délicat en raison de l’absence de normalisation de la liste des produits offerts à la vente. Entre établissements, les produits ne sont pas les mêmes, soit que leur conditionnement varie (poids, nombre d’unités), soit qu’ils soient de marques différentes de telle sorte que l’on n’est pas certain de toujours comparer ce qui est comparable.
En dépit de ces approximations, cette démarche montre l’importance des écarts constatés. Ainsi, 500g de pâtes reviennent à 0,46 € à Villenauxe mais à 0,66 € à Joux la Ville et à 0,93 € à Fleury Mérogis. 100g de chocolat coûtaient 0,42 € à Joux la ville mais 0,61 € à Dijon et 0,92 € à Clairvaux. Quant aux croissants, ils passent de 0,29 € l’unité à Dijon, à 0,34 € à Fleury, et 0,58 € à Lannemezan. L’écart ne joue pas toujours en faveur de la gestion mixte comme l’illustre l’exemple du pot de Nutella de 400g, qui est meilleur marché à Lannemezan (1,23 €) ou à Dijon (1,26 € ) qu’à Villenauxe (2,61 €) ou Aiton (3,16 €).
Tableau : Ecarts de prix « hors panier » en décembre 2003
3 - La nécessité d’une remise en ordre
La cantine est porteuse de risques vis-à-vis de la population pénale, dont le niveau de ressources et la capacité à « cantiner » sont très variables. Mais elle l’est aussi pour ceux qui en assurent la gestion, à travers des achats effectués de manière informelle dans la plupart des cas. La tentation peut être grande, en effet, de profiter de la relation privilégiée nouée avec un fournisseur pour en tirer des avantages à titre personnel.
Même en dehors de comportements répréhensibles, la situation actuelle n’est pas satisfaisante car les ristournes accordées par les fournisseurs peuvent ne pas profiter aux véritables acheteurs, à savoir les détenus. A Clairvaux, par exemple, le rabais de 10 % accordé par une société de vente par correspondance sur les prix du catalogue ne leur est pas rétrocédé et à Fleury Mérogis, alors qu’une remise de 6 % est consentie par les fournisseurs sur les achats de tabac, les détenus paient le prix public.
Pour éviter la persistance de telles pratiques et limiter les risques de malversations, il est indispensable que l’administration pénitentiaire organise de manière plus rigoureuse et rationnelle ses procédures. La systématisation des contrôles est impérative à tous les niveaux. Elle doit s’accompagner, en gestion publique, d’un recours accru à des procédures de mise en concurrence formalisées qui permettrait de réduire le nombre de cas où un surveillant doit se déplacer dans les commerces de voisinage.
De surcroît, une telle rationalisation présenterait trois avantages. Elle permettrait, en premier lieu, de lutter contre l’éclatement des achats et de faire jouer la concurrence en donnant à l’administration les moyens d’une véritable négociation avec ses fournisseurs. L’écart de prix constaté dans le prix du panier entre les petits établissements (21,8 € en 2003) et les plus importants (17,13 €) montre que les économies d’échelle pourraient être réalisées et permettraient d’améliorer la situation des détenus en tant que « clients captifs » de l’administration. En la matière, l’administration se fixe comme règle de respecter les prix des commerces de proximité, mais aucune procédure ne permet de s’en assurer [36]. Le seul indice véritable qui peut être trouvé de la « cherté » de la vie en prison est indirect : il résulte de l’analyse de l’évolution du reversement au Trésor dans les établissements à gestion publique. Compte tenu des modes actuels de fonctionnement des comptes de cantine, ce reversement peut être analysé comme étant ce que les détenus ont payé « en trop » sur leurs achats [37] : pour la seule maison d’arrêt de Fleury, par exemple, le trop perçu s’établissait à 314 205,68 € en 2002.
Le second avantage d’une rationalisation des procédures serait de contribuer à réduire la diversité des pratiques entre les établissements, tant en ce qui concerne la différenciation de ce qui peut être cantiné que les écarts de prix. Cette diversité accentue les différences de traitement entre les détenus selon le lieu où ils sont incarcérés. Elle est difficile à justifier et peut occasionner des tensions en cas de transfert. Significativement, les témoignages des détenus et des organismes qui les représentent illustrent un mécontentement manifeste au sujet de la cantine : à Loos, une enquête a montré que 61 % des détenus n’étaient pas satisfaits du fonctionnement de la cantine et que leur principale revendication était le niveau des prix.
Enfin, alors que, dans sa conception d’origine, la cantine visait à compenser les carences du régime alimentaire des détenus, elle s’est considérablement diversifiée et représente aujourd’hui une réalité très complexe qui peut aller, pour l’échantillon d’établissements contrôlés par la Cour, de moins de 200 à 900 articles. Cette complexité a pour conséquence une lourdeur de gestion importante. A chaque type de cantine correspondent des bons spécifiques dont il faut assurer la distribution, la collecte et le traitement. Puis, il faut organiser les approvisionnements, la gestion des stocks et les distributions de produits, tout en veillant à l’actualisation des prix. A cela s’ajoutent les cantines exceptionnelles, d’autant plus lourdes à mettre en place qu’elles sont à la carte.
Cette diversification, souhaitée par les détenus, se traduit par une importante mobilisation de personnels qui a un coût pris en charge par l’Etat, soit directement lorsqu’il s’agit de ses propres agents ou de la main d’oeuvre pénale rémunérée sur crédits budgétaires, soit indirectement lorsque le personnel des gestionnaires privés est payé à partir des sommes versées en rémunération du contrat de gestion mixte. La dimension prise par la gestion de la cantine pose donc la question des limites qu’il conviendrait de fixer à son développement. En la matière, aucune doctrine ne semble exister au sein de l’administration pénitentiaire.
Pourtant, le code de procédure pénale soumet tout achat à l’autorisation de l’administration : il lui permet donc de définir la limite qu’elle entend fixer aux possibilités de cantiner, compte tenu de la lourdeur de gestion et du coût que représente cette faculté laissée aux détenus.
B - La mise à disposition de téléviseurs
1 - Un recours généralisé aux associations socioculturelles hors de tout cadre juridique
Jusqu’en 1985, les détenus ne bénéficiaient que d’un usage collectif des postes de télévision, à titre éducatif. Mais, conformément aux instructions du Garde des Sceaux, l’administration pénitentiaire a autorisé l’usage individuel de ces appareils. Compte tenu des commodités qu’elles offraient, les associations socio culturelles (ASCS), obligatoirement créées dans les établissements [38], ont constitué le support principal de la mise à disposition des téléviseurs. Elles ont eu à supporter matériellement le coût des installations en recourant, le cas échéant, à l’emprunt (câblage des cellules à Fleury Mérogis par exemple). Elles se sont aussi procuré les postes de télévision, soit en les achetant, soit en les louant auprès de prestataires spécialisés.
Généralement, les ASCS se chargent de payer la redevance correspondant à chaque poste mis à disposition ainsi que les abonnements à des chaînes spécialisées. Elles proposent les postes en location aux détenus contre paiement d’un forfait mensuel, auquel s’ajoute, dans certains cas, le paiement d’une adhésion à l’association. Le plus souvent, le prix de location aux détenus est supérieur au total des charges, de telle sorte qu’il permet de dégager un bénéfice significatif (450 000 € soit 30 % des produits en 1999 à Lille) qui vient compléter les ressources propres (cotisations, subventions de l’Etat...) des ASCS afin de financer leurs activités sportives ou culturelles (concerts, ateliers d’arts plastique, ..) ou les diverses initiatives qu’elles prennent pour aider les détenus pendant leur incarcération. La plupart d’entre elles contribuent, par exemple, à la prise en charge financière des indigents.
Mais cette intervention des ASCS s’effectue hors de tout cadre juridique, et la question de savoir si la mise à disposition des détenus de postes de télévision relève d’une mission de service public a donné lieu à des décisions jurisprudentielles contraires [39], de telle sorte qu’aujourd’hui l’administration hésite quant aux obligations qui sont les siennes et quant aux procédures qu’elle doit suivre.
Ces hésitations sont regrettables car la mise à disposition des télévisions est, pour la majorité des détenus, un service payant. Or les paiements sont effectués à partir des fonds déposés sur leur compte de pécule et tenus par les comptables pénitentiaires. Leur gestion devrait donc s’effectuer selon les mêmes procédures et avec les mêmes garanties que celles des deniers publics, à travers, notamment, des procédures de mise en concurrence. Pourtant, ces règles ne sont pas respectées dans la plupart des établissements, où les prestataires qui mettent à disposition les téléviseurs disposent d’un quasi monopole depuis de nombreuses années.
Une clarification s’impose donc aujourd’hui, dans la mesure où la mise à disposition des télévisions participe à la double mission de l’administration pénitentiaire. Occupant parfois vingt quatre heures sur vingt quatre les détenus, elle contribue au maintien de la sécurité et du calme en détention, au point que l’une des sanctions régulièrement utilisées par les directeurs d’établissement en cas de besoin consiste à en interdire l’usage. Concourant au maintien d’un lien entre les détenus et le monde extérieur, elle favorise une amorce de socialisation, qui explique que l’administration pénitentiaire ait décidé d’attribuer gratuitement des postes de télévision aux indigents.
2 - Des différences significatives de traitement
L’intervention des ASCS pour mettre à disposition des télévisions conduit à des différences de traitement significatives entre les détenus. Il est difficile de les évaluer au plan national, puisqu’aucun bilan précis n’a été effectué par l’administration pénitentiaire, mais les données disponibles dans certaines directions régionales montrent toutefois que ces différences se développent à deux niveaux.
Elles se traduisent, en premier lieu, par une grande diversité des prix d’un établissement à l’autre, liée à l’hétérogénéité des prestations offertes par les associations ou à la diversité de leurs charges [40]. Au sein de la direction régionale de Dijon, les tarifs varient ainsi de 15 à 34 € par mois.
Ces différences de traitement selon le lieu d’incarcération sont difficiles à comprendre pour les détenus, notamment lorsqu’ils sont transférés. Comme pour les cantines, elles sont à l’origine de récriminations d’autant plus virulentes que le tarif de location mensuel proposé par les associations paraît élevé comparé au coût d’achat d’un poste de télévision. Dans certains établissements, ces récriminations peuvent conduire à une mise en cause des personnels pénitentiaires eux mêmes.
Ainsi, dans le courant de l’année 1997, des lettres anonymes ont été adressées à la Cour des comptes et au Garde des sceaux pour dénoncer les modalités de mise à disposition des téléviseurs à La Santé, Fresnes et Fleury Mérogis. L’inspection générale des services judiciaires a établi en 1998 que les accusations n’étaient pas fondées : elles sont néanmoins révélatrices des frustrations et des risques de déstabilisation que font naître l’opacité et l’extrême hétérogénéité des dispositifs actuels.
Au demeurant, certaines situations posent effectivement la question de la pertinence des tarifs imposés aux détenus par des associations en situation de monopole. L’association constituée au centre pénitentiaire de Metz a ainsi été invitée par son administration centrale à réduire des effectifs de salariés qui ne correspondaient pas à ses besoins.
D’autres ont dégagé chaque année des bénéfices tels qu’elles disposent d’une trésorerie très confortable (716 769 € fin 2003 à la maison d’arrêt de Fleury Mérogis par exemple).
En second lieu, l’intervention des ASCS se caractérise aujourd’hui par l’institutionnalisation d’une différence de traitement entre les détenus au sein d’un même établissement. Le bénéfice qu’elles réalisent grâce à la location des téléviseurs leur permet de financer une partie non négligeable des activités socioculturelles proposées aux détenus.
Indirectement, ceux qui louent une télévision assurent donc le financement des activités culturelles et sportives auxquelles l’ensemble de la population pénale peut prétendre. Ils contribuent également à la prise en charge des indigents par un phénomène de mutualisation qu’ils sont contraints d’accepter.
Le système en vigueur organise donc un véritable transfert de charges pour le financement d’actions qui relèvent de la compétence de l’administration pénitentiaire. Ce transfert, dont elle a pleinement conscience [41], est le moyen de pallier l’insuffisance des crédits budgétaires qu’elle mobilise pour organiser les activités socio-éducatives. Contestable sur le plan des principes, il l’est également sur celui du droit puisqu’aucun texte règlementaire n’autorise l’administration à le mettre en oeuvre, fût-ce par l’intermédiaire des ASCS.
3 - Une réforme qui tarde à être mise en place
Ce n’est qu’à partir de 1999 qu’un projet de réforme du dispositif actuel a été formalisé, dont l’économie visait, d’une part, à enlever aux associations la charge de mettre à disposition les télévisions et, d’autre part, à faire prendre en charge par le budget de l’Etat le financement des politiques socioculturelles en établissement. Mais l’administration pénitentiaire n’a pu chiffrer le coût global de cette mesure et le parti a donc été pris de procéder à une expérimentation au sein d’une direction régionale en 2001, puis d’étendre la réforme progressivement. Des crédits budgétaires ont été obtenus à cette fin (0,76 M€ en 2001, 0,80 M€ en 2003) et la direction régionale de Lille a été retenue pour tester la réforme.
Conformément aux décisions du Garde des Sceaux [42], l’expérimentation a été amorcée sur la base d’une location à prix coûtant aux détenus et de la gratuité pour les indigents et les mineurs. Un temps envisagée, la fourniture gratuite à tous les détenus n’a pas été retenue en raison de son coût potentiel.
L’expérimentation effectuée à Lille a démontré la faisabilité technique du projet et a mis en évidence les principaux postes de dépenses pour le budget général de l’Etat. La principale charge identifiée est le règlement des frais pour les détenus considérés comme indigents (171 353 € à Lille, coût estimé en novembre 2004 pour l’année en cours) ; de plus, le montant de la redevance est apparu comme un facteur de renchérissement significatif des tarifs de location. Surtout, l’expérience lilloise a montré que la reprise par l’Etat de la mise à disposition des postes entraînait une baisse significative des prix de location, liée à des économies d’échelle et à la suppression des bénéfices réalisés par les associations.
Tableau : Coût mensuel pour le détenu
Aujourd’hui la réforme est en cours d’extension aux directions régionales de Dijon, Lyon, Strasbourg, Marseille et Bordeaux, mais trois questions essentielles restent à régler. La première tient à l’identification du coût des actions culturelles, sociales ou sportives. Aujourd’hui financées par les établissements ou les SPIP, ces actions ne sont pas individualisées et aucun élément ne permet de savoir si elles ont été maintenues ou réduites par rapport au dispositif antérieur. Un suivi rigoureux sur le plan qualitatif et financier est d’autant plus nécessaire que ces actions contribuent, de manière décisive, aux missions d’insertion de l’administration pénitentiaire.
La deuxième concerne la perspective de généralisation de la réforme. Faute, notamment, d’un chiffrage précis des coûts en matière d’actions socio-culturelles, l’outre-mer et trois directions régionales, dont celle de Paris, sont restées à l’écart de sa mise en oeuvre. Cette situation ne saurait évidemment perdurer, sauf à placer les détenus dans une situation radicalement différente selon le lieu de leur incarcération.
Enfin, la réforme réduit significativement le champ d’intervention des ASCS au point que certaines d’entre elles se sont dissoutes, à Lille notamment. Or l’article D.442 du code de procédure pénale rend leur existence obligatoire au sein des établissements. La réforme de leur cadre d’intervention, longtemps différée, est donc on ne peut plus urgente.
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L’étude de certaines fonctions propres à la vie des établissements pénitentiaires met en évidence deux contradictions inhérentes à leur mode de fonctionnement.
Le service public pénitentiaire constituant une obligation régalienne majeure de l’Etat, l’administration qui le gère devrait respecter scrupuleusement les principes qui gouvernent le service public, mais cette exigence est loin d’être satisfaite. D’abord parce que l’action des établissements les situe trop souvent aux frontières de la légalité. Les dispositifs utilisés pour affecter les détenus, pour organiser le travail pénitentiaire, la cantine ou la mise à disposition des téléviseurs obéissent aux contraintes de gestion de la détention et traduisent un certain pragmatisme. Mais les dérogations apportées aux textes en vigueur ne reposent pas sur une base juridique suffisante. Ensuite, des écarts très sensibles continuent d’exister dans les conditions de prise en charge des personnes incarcérées. Selon le statut, le mode de gestion, la date de construction ou le lieu d’implantation de l’établissement où ils sont affectés, les détenus connaissent des différences de traitement significatives. Des efforts ont été entrepris par l’administration pour améliorer le niveau moyen de prise en charge. Mais cette politique laisse entier le problème des situations extrêmes, comme le montre aujourd’hui le cas de la prison de la Santé, de Loos ou celui des Prisons de Lyon. Sur ces deux plans, il est urgent que l’administration pénitentiaire engage un travail de normalisation.
Pour ce qui est de la nécessité de concilier les missions de garde et de réinsertion, cette conciliation en milieu fermé est une gageure tant l’enfermement est en soi porteur de ruptures : rupture des liens sociaux, familiaux ou amicaux, rupture d’un contrat de travail ou de formation professionnelle, des droits en matière de logement ou d’allocation chômage, rupture psychologique enfin compte tenu de la violence du milieu carcéral et de son caractère déstructurant. C’est au moment même où ces ruptures se matérialisent physiquement par l’enfermement que la loi fixe comme objectif à l’administration pénitentiaire d’agir pour la réinsertion. Sa tâche est d’autant plus délicate que les publics qu’elle prend en charge présentent de plus en plus des handicaps socioprofessionnels et des problèmes de santé mentale. Dans ce contexte difficile, avec des personnels et des moyens majoritairement orientés vers la fonction de garde, la tentation est grande d’utiliser les dispositifs censés oeuvrer pour la réinsertion comme un simple outil de gestion de la détention, au service de la mission historiquement la plus ancienne : le maintien de la sécurité.
Ces deux contradictions se conjuguent pour rendre la situation des maisons d’arrêt particulièrement délicate. Constituant la variable d’ajustement de la carte pénitentiaire, elles doivent absorber les variations de flux de la population pénale et concentrent, par là même, toutes les difficultés du système carcéral. Or la marge de manoeuvre de l’administration pénitentiaire et de ses agents pour stabiliser leur fonctionnement est des plus limitées puisqu’ils n’ont évidemment pas le pouvoir de réguler le nombre de personnes incarcérées. L’appréciation de leur efficacité et de leur performance ne doit pas ignorer cette contrainte extérieure à leur propre gestion.
RECOMMANDATIONS
S’agissant des dispositifs ad hoc qui se sont mis en place pour améliorer l’ordinaire des détenus, il est urgent :
* d’établir un cadre juridique précis et rigoureux pour l’organisation des cantines afin de rationaliser et d’homogénéiser les procédures d’achats et de tarification ;
* de mettre en place un système de suivi pour disposer d’indicateurs fiables sur les volumes et les prix des différentes cantines et compléter le panier du détenu aujourd’hui trop partiel ;
* de systématiser les contrôles en matière de cantine, notamment pour celles effectuées à la carte ;
* de préciser les conditions juridiques de la mise à disposition des postes de télévision au bénéfice des détenus, et d’organiser régulièrement des mises en concurrence pour les prestations correspondantes ;
* d’établir des règles claires, transparentes et homogènes de tarification pour la location des postes de télévision.