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Rapport de Serge Portelli,magistrat, vice-président au tribunal de Paris, mars 2007 : Ruptures, Bilan sans concession de 5 ans de gouvernement Sarkozy et les fausses évidences fondant sa politique de sécurité

13 chapitre XIII : Les vraies ruptures de Nicolas Sarkozy

Mise en ligne : 30 avril 2007

Texte de l'article :

Chapitre XIII LES VRAIES RUPTURES

Le passé est là

Les campagnes électorales sont faites pour rebâtir le monde. Il y a dans chaque bulletin une part de rêve, une part d’espoir. À chacun de se débrouiller ensuite avec les promesses qu’il a bien voulu croire ou porter. Mais le passé, lui, est têtu, en politique comme ailleurs. Celui de Nicolas Sarkozy est là et bien là. Sa marque, ses mots, ses gestes ont d’autant moins de chance de nous avoir échappé qu’ils ont constamment fait l’objet d’un traitement médiatique privilégié grâce à un marketing politique haut de gamme. L’omniprésence du ministre, le flot de ses déclarations font qu’aucun détail de son action ou de ses propos tout au long de ses cinq dernières années n’a pu être oublié par une caméra, un micro, un journal. La difficulté tient plutôt au trop plein. L’homme parle sans cesse et ne craint pas de se répéter, s’accrochant inlassablement à la formule qui semble faire mouche. S’agissant de la sécurité, chacun a en mémoire une sortie, une proposition, une visite, une interview... Pour autant, la synthèse n’est pas aisée. La difficulté est de rassembler les différents niveaux de discours : les allocutions très travaillées, les programmes de son parti, minutieusement construits, mais aussi les déclarations à l’emporte-pièce, les mots lâchés au passage... Synthèse d’autant plus délicate que la stratégie actuelle du candidat brouille l’image qu’on nous avait d’abord proposé et que chacun croyait connaître. Il a d’abord été question de “rupture”. Mais avec quoi ? Nicolas Sarkozy a tellement imprimé sa marque à la politique de sécurité des cinq dernières années, qu’on ne le voit pas rompre avec lui-même ou renier l’un de ses credos. “Rupture tranquille” ensuite. Ce glissement sémantique ne paraît pas décisif. Puis vint le changement : “j’ai changé”. Oui mais sur quoi ? Personne ne sait vraiment ; apparemment pas pour le sujet qui nous préoccupe. Le ministre dans ce domaine a fait preuve d’une belle persévérance et a toujours maintenu et développé des analyses, des stratégies, une philosophie qui n’a pas varié d’un iota.

Vraies ruptures

En fait Nicolas Sarkozy n’a jamais changé : son discours a toujours été un vrai discours de rupture. Mais une rupture pour l’instant contrariée : il n’a jamais pu aller jusqu’au bout de ses projets. L’ambition de l’homme, tout le monde la connaît et lui-même l’avoue sans détour depuis toujours. Le pouvoir l’habite. Mais ce pouvoir, il ne l’a jamais eu complètement. Il s’est parfois fourvoyé, a connu des échecs, parfois cuisants, mais il s’est toujours relevé à la recherche de la plus haute marche, la seule qui l’intéresse. Quand il s’est hissé à des responsabilités ministérielles, il n’a jamais été le numéro un. Un obstacle s’est toujours dressé sur sa route pour l’empêcher d’exprimer totalement, de traduire complètement ses idées. Il lui est rarement arrivé de quitter l’hémicycle en se disant qu’une loi qu’il avait pourtant portée était vraiment en définitive la sienne. Plus d’une fois il est parti dépité en clamant haut et fort que bientôt, oui, bientôt, il pourrait accomplir pleinement son dessein qu’on ne comprenait pas encore, les esprits n’étant pas assez mûrs. Le seul domaine où il a vraiment pu donner sa pleine mesure est la direction de la police. Un police qu’il a pu bâtir à son image, selon ses principes. Pour le reste, il attend le 6 mai 2007 pour pouvoir enfin rompre définitivement avec des principes qui l’ont bridé jusqu’à présent et qu’il abhorre. Cerner les contours de la politique de Nicolas Sarkozy, en matière de sécurité du moins, c’est retrouver la cause de ses derniers échecs, de ses reculs, de ses rebuffades ou des rappels à l’ordre qu’il a essuyés. Patiemment, en attendant son heure.

Ruptures avec quelques grands principes républicains

Force est de constater que le plus grand chagrin de Nicolas Sarkozy tient dans quelques grands principes constitutionnels, quelques fondements de la démocratie, qui traînent dans la Déclaration des Droits de l’Homme, la Convention Européenne de sauvegarde, les Déclarations de l’ONU, de multiples traités internationaux dont la France a souvent été le promoteur. En voici quelques uns.

 La séparation des pouvoirs. “Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution” (article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen) : le “principe constitutionnel de séparation des pouvoirs” a été rappelé au ministre par les plus hautes autorités de l’Etat et par le président de la République lui-même à l’occasion d’une de ses incessantes attaques contre la justice. Inutile d’escompter un quelconque respect de l’indépendance de la magistrature si Nicolas Sarkozy est élu. Si le ministre se permet déjà de demander des déplacements ou des sanctions disciplinaires de magistrats, s’il tance régulièrement les juges qui ne mettent pas assez en prison, et leur demande de payer leurs fautes avant même de savoir de quoi il parle, on peut imaginer ce qu’il fera s’il est élu président de la République et qu’il préside en conséquence le Conseil Supérieur de la Magistrature !

 La non-rétro-activité des lois. “Nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée” (article 8 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Le Conseil constitutionnel a évidemment reconnu depuis longtemps la valeur constitutionnelle de ce principe. Lors du débat du projet de loi sur le traitement de la récidive Pascal Clément, ministre de la justice, et Nicolas Sarkozy ont milité pour l’application rétro-active de la peine de suivi socio-judiciaire aux délinquants sexuels déjà condamnés. Le Garde des Sceaux a même proposé aux députés, s’ils avaient gain de cause, de ne pas saisir le conseil constitutionnel : “ Il suffira pour eux de ne pas saisir le conseil constitutionnel et ceux qui le saisiront prendront sans doute la responsabilité politique et humaine d’empêcher la nouvelle loi de s’appliquer au stock de détenus”. Il a aussitôt reçu une volée de bois vert du président du conseil constitutionnel lui-même, Pierre Mazeaud : “le respect de la Constitution est non un risque mais un devoir”. Deux jours plus tard, le 27 septembre, Nicolas Sarkozy est néanmoins revenu à la charge, comme s’il ne s’était rien passé : “je souhaite que l’on pose la question de la rétro-activité du suivi socio-judiciaire pour les multi-récidivistes condamnés avant juin 1998".

 L’individualisation de la peine. “La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires” (article 8 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Tous les Gardes des Sceaux de la dernière législature ont rappelé que le système des peines plancher prôné à longueur d’années par Nicolas Sarkozy, non seulement heurtait notre tradition juridique mais était contraire à la constitution et la Convention européenne telle que l’interprète la cour européenne des droits de l’homme. Le Conseil constitutionnel a affirmé clairement par une décision du 22 juillet 2005 qu’il s’agissait d’un principe constitutionnel “qui découle de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789" (Décision 2005-520 du 22 juillet 2005). Nicolas Sarkozy a pourtant la ferme intention de faire voter immédiatement une loi établissant le système des peines planchers s’il est élu.

 La présomption d’innocence. :"Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable...” (Article 9 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Nicolas Sarkozy n’a manifestement aucune notion de ce principe-là. Pour lui, dès qu’une personne est arrêtée elle est “coupable”. Dans toutes ses interventions télévisée, il a systématiquement, à l’occasion des affaires qu’il évoquait, utilisé ce terme. Par exemple : “je parlais tout à l’heure de l’affaire de Marseille, comment a-t-on trouvé en 48 heures les coupables ?” (à vous de juger, novembre 2006). Il finit même par innover en renversant le principe : il parle de “présumé coupable”, à propos de Patrick Gateau mis en examen pour le meurtre de Nelly Cremel : “celui qui la tue, qui est suspecté, présumé coupable, a déjà tué une femme...” (Même émission). Jamais en France, au ministre de la République n’avait, avec une telle constance, piétiné ce principe, au point que plus personne ne finit par le relever. Non seulement les suspects sont immédiatement coupables, mais ils sont, de plus, des voyous, des barbares, des monstres, dont le cas est aussitôt cité en exemple pour faire voter des lois d’urgence.

 Le principe de l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs est en France un principe “fondamental reconnu par les lois de la République”. On a vu que le Conseil Constitutionnel l’avait clairement affirmé le 29 août 2002 (chapitre 4). La volonté de Nicolas Sarkozy de supprimer le principe de l’atténuation de responsabilité des mineurs de 16 à 18 ans et d’aligner progressivement le droit des mineurs sur celui des majeurs heurte de plein fouet ces principes élémentaires de la justice et du droit des mineurs. La dernière décision du Conseil Constitutionnel du 3 mars 2007, validant la loi sur la prévention de la délinquance, a certes admis la constitutionnalité d’une grave entorse contenu dans ce texte mais il a fermement rappelé le principe lui-même : “les dispositions critiquées maintiennent le principe selon lequel, sauf exception justifiée par l’espèce, les mineurs de plus de seize ans bénéficient d’une atténuation de responsabilité pénale ; elles ne font pas obstacle à ce que la juridiction maintienne cette atténuation y compris dans le cas où les mineurs se trouvent en état de récidive”. On ne voit pas, dès lors, comment le Conseil Constitutionnel pourrait, demain, valider une loi qui rendrait automatique l’exclusion de cette atténuation de responsabilité.

 Le respect de la vie privée, garanti par tant de textes fondateurs (de la Déclaration de 1789 à la Convention européenne) est peut-être le principe le plus méconnu par Nicolas Sarkozy. L’un des aspects les plus importants de ce droit est la protection du secret professionnel qui, on l’a vu, est mis à mal par la loi sur la prévention de la délinquance. Mais le respect de la vie privée, c’est aussi la garantie donnée à chaque citoyen de ne pas être inscrit dans ces multiples fichiers tentaculaires, cette manie du ministre de l’intérieur. Ces fichiers, pris un à un, ont pu échapper à la censure du conseil constitutionnel ou à la vigilance de la CNIL mais, bout à bout, ils forment un ensemble monstrueux et ingérable qui met en danger la liberté de chacun d’entre nous.

 Le droit d’asile est un principe constitutionnel énoncé par l’article 3 du Préambule de la Constitution de 1946 : “tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République”. On a vu ce qu’il restait du droit d’asile en France aujourd’hui. La politique d’immigration mise en oeuvre par le ministre de l’intérieur réduit progressivement les possibilités concrètes de demander l’asile. On a entendu les cris de victoire du ministre de l’intérieur se réjouissant de la baisse des demandes. On a vu aussi l’impasse à laquelle conduisait cette politique restrictive d’octroi du statut de réfugié, créant une population précaire et sans droits qu’il faudra bien régulariser.

Ruptures, débordements et confusions Ruptures avec les principes républicains, mais aussi avec les champs ordinaires des compétences et des légitimités. Comme quand un barrage se rompt, la politique de sécurité est venu tout envahir, la justice, la santé publique, la prévention, l’éducation, le logement.... Cette philosophie de l’action politique où tout est vu, pensé et décidé dans l’optique d’une sécurité renforcée conduit inévitablement à des dérives et des confusions dangereuses. Durant les cinq dernières années le ministère de l’intérieur a pris une place disproportionnée dans l’action gouvernementale, Nicolas Sarkozy empiétant allègrement sur le terrain de presque tous ses collègues. Là encore, ce n’est pas tant l’homme qui est en question, si débordant d’activité soit-il, mais l’impérialisme de sa politique sécuritaire. Chacun a tenté de colmater les brèches avec un bonheur inégal. Les professions de santé publique se sont le mieux défendues. On a vu le ministre reculer. Provisoirement.

Le 13 février 2007, les professionnels de la santé mentale ont défilé aux abords de l’Assemblée Nationale. Les 3500 psychiatres hospitaliers étaient appelés à la grève. Leur revendications ? Précisément le retrait d’une partie du projet de loi sur la prévention de la délinquance qui faisait un “amalgame inacceptable” entre troubles mentaux et délinquance. Là encore c’est le ministre de l’intérieur qui pilotait, sans aucune concertation avec les professions intéressées, un projet de loi qui relevait à l’évidence de la compétence de son collègue de la santé publique. L’idée était de durcir le texte sur les hospitalisations d’office, de donner beaucoup plus de pouvoirs aux maires, de créer un fichier national (encore un !) des patients hospitalisés d’office en psychiatrie. C’est une mobilisation du même ordre qui avait fait reculer le ministre lorsqu’il avait voulu mettre en place un dépistage précoce des enfants présentant des troubles du comportement et créer un carnet de comportement. Là encore la confusion était totale : comment un ministre de l’intérieur osait-t-il intervenir dans le domaine de la petite enfance ? Quelles sont ses compétences ? Sa légitimité ? Le projet d’imposer aux délinquants sexuels un traitement chimique relève d’un débordement du même ordre : de quel droit le candidat ose-t-il s’immiscer dans la relation patient-médecin et privilégier une solution thérapeutique qui relève de la seule prescription médicale selon des règles déontologiques propres ? On pourrait relever les mêmes confusions entre le domaine relevant du ministère de l’intérieur et celui de la justice. Nicolas Sarkozy veut dicter sa loi aux juges, au propre et au figuré. Son projet de guide de l’application des lois en est une des illustrations les plus édifiantes, mais aussi sa surveillance attentive des décisions qui lui déplaisent, ses dénonciations publiques des juges laxistes...

Ruptures de méthode

Le dernier registre de rupture est celui de la méthode. Dans ce champ expérimental pour Nicolas Sarkozy qu’est le ministère de l’intérieur, on peut observer quasiment en laboratoire ses méthodes de gestion qui, elles aussi, sont en nette rupture avec la tradition française. Elles se caractérisent par le culte, plus que la culture du résultat et de la performance. Quel que soit le secteur d’activité, tout est programmé et chiffré. Certes l’action de l’Etat se plie de plus en plus à des méthodes d’évaluation rigoureuses. Depuis 2006, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) rationalise le budget de l’Etat et contraint à une politique générale d’objectifs à laquelle doit se publier l’ensemble de la fonction publique. Mais pour le ministre de l’intérieur il ne s’agit pas d’une politique budgétaire. Ce qu’il met en équation ce sont des réalités humaines : il faudra faire baisser la délinquance de tant, augmenter le nombre d’interpellations de tant, de gardes à vue de tant. Il faudra tel chiffre de reconduites à la frontière, tel nombre de régularisations...

On ne juge pas de tout à partir des chiffres. Les mathématiques et les statistiques ont une place dans notre vie mais une place limitée. L’Etat peut et doit mesurer l’utilisation des deniers publics et demander à chacun de ses agents des comptes quant à l’accomplissement des missions qu’il lui a confiées. Mais dans l’usage de la force publique, ce monopole de l’Etat, il ne peut être questions d’objectifs chiffrés. Tout simplement parce que la mission de l’Etat n’est pas de “produire” des gardes à vue, des expulsions ou toute autre mesure de contrainte. L’Etat a au contraire, parce que nous sommes en démocratie, l’obligation de limiter l’emploi de la force à ce qui est strictement nécessaire. La Déclaration des Droits de l’Homme n’est pas soluble dans la statistique. Décider à l’avance par exemple, du nombre de reconduites à la frontière n’est pas seulement une indécence, c’est une violation éhontée des droits fondamentaux. Un citoyen ne peut être privée de sa liberté qu’en raison de la violation d’une loi et non pour remplir une colonne statistique.