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(1999) Affaire Demirtepe c. France : Pour le respect de la correspondance en détention

Mise en ligne : 18 octobre 2007

Texte de l'article :

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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE DEMIRTEPE c. FRANCE
(Requête n° 34821/97)

ARRÊT STRASBOURG 21 décembre 1999

En l’affaire Demirtepe c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
 Sir Nicolas BRATZA, président,
 MM. J.-P. COSTA,
 L. LOUCAIDES,
 P. KURIS,
 W. FUHRMANN,
 K. JUNGWIERT,
 Mme H.S. GREVE, juges,
et de Mme S. DOLLE, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 décembre 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement français (« le Gouvernement ») le 9 avril 1999, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 34821/97) dirigée contre la République française et dont un ressortissant turc, M. Bédirhan Demirtepe (« le requérant », avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 22 janvier 1997 en vertu de l’ancien article 25. Le requérant est représenté par Me J.-M. Darrigade, avocat au barreau de Montpellier, et le Gouvernement est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
La requête du Gouvernement renvoie aux anciens articles 47 et 48. Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 8 de la Convention.
2. A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 4 dudit Protocole, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement de la Cour (« le règlement »), un collège de la Grande Chambre a décidé, le 7 juillet 1999, que l’affaire serait examinée par une chambre constituée au sein de l’une des sections de la Cour.
3. Conformément à l’article 52 § 1 du règlement, le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a ensuite attribué l’affaire à la troisième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. J. P. Costa, juge élu au titre de la France (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et Sir Nicolas Bratza, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. L. Loucaides, M. P. K ?ris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert et Mme H.S. Greve (article 26 § 1 b) du règlement). Par la suite, Mme F. Tulkens, empêchée, a été remplacée par M. W. Fuhrmann, juge suppléant (article 26 § 1 c)).
4. Le 25 août 1999, la Cour a décidé qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience.
5. Les 25 octobre et 5 novembre 1999, le requérant et le Gouvernement ont, respectivement, présenté leurs mémoires écrits.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le 5 avril 1993, le requérant, alors détenu à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelonne en exécution d’un arrêt de la cour d’assises du département de l’Hérault le condamnant à dix-huit années de prison pour assassinat, déposa plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction près le tribunal de grande instance de Montpellier pour violation du secret de la correspondance contre le vaguemestre de l’établissement pénitentiaire.
7. Le requérant faisait valoir dans sa plainte que, depuis son incarcération à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelonne, divers courriers émanant de ses avocats, de l’autorité judiciaire, des services sociaux pénitentiaires ainsi que de l’aumônier de l’établissement, lui parvenaient ouverts, en violation des articles D. 69, D. 262, D. 438 et D. 469 du code de procédure pénale et de l’article 8 de la Convention.
8. Par une ordonnance du 24 octobre 1994, le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Montpellier décida qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre contre X du chef de violation de la correspondance, au motif qu’il n’existait pas « de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis le délit de violation du secret de la correspondance tel que spécifié à la prévention ».
9. Contre cette décision, le requérant interjeta appel auprès de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Montpellier. Par un arrêt du 6 avril 1995, la cour d’appel confirma l’ordonnance déférée et rejeta l’appel. S’agissant de l’établissement matériel de l’infraction, la cour d’appel estima qu’il était établi pour les motifs suivants :
« Qu’en l’espèce, il y a lieu d’observer que l’ingérence de l’administration pénitentiaire, si elle est prévue de façon générale pour le courrier des détenus, est formellement exclue par les articles D. 69, D. 262, D. 438 et D. 469 du Code de procédure pénale pour les correspondances adressées à des détenus et provenant de leurs défenseurs, des autorités administratives et judiciaires, des aumôniers de l’établissement et des travailleurs sociaux appartenant à l’un des services du ministère de la Justice ;
Attendu qu’en l’espèce, il résulte des éléments versés au dossier, que des courriers, appartenant à des catégories visées ci-dessus, destinés à DEMIRTEPE, ont été ouverts par le personnel de la prison, que cette ouverture a été reconnue par les services administratifs de la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelonne puisque les personnes affectées au service du courrier ont mentionné des ouvertures par mégarde à cause du nombre de plis reçus et de l’utilisation d’une machine électrique, et que, de plus, sont versées au dossier un certain nombre d’enveloppes, portant à l’évidence les mentions requises pour échapper à la censure, manifestement ouvertes par une machine, et qu’enfin figure également au dossier une lettre du sous-directeur de la prison accompagnant un courrier ouvert par erreur à ses dires ;
(...) »
10. Toutefois, la cour d’appel constata que, si l’élément matériel de l’infraction dénoncée par le requérant était effectivement établi, à savoir l’ouverture de courriers, ni la responsabilité collective du service du courrier de la maison d’arrêt ni la responsabilité pénale du seul vaguemestre dirigeant ce service ne pouvaient être retenues, et confirma le non-lieu à poursuivre.
11. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Par un arrêt en date du 14 mai 1996, la Cour de cassation rejeta le recours. Cet arrêt lui fut notifié le 20 août 1996.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Code de procédure pénale
12. Les articles pertinents du code de procédure pénale sont ainsi rédigés :
Article D. 69 § 1
« Les lettres adressées sous pli fermé par les prévenus à leur défenseur, ainsi que celles que leur envoie ce dernier, ne sont pas soumises au contrôle visé à l’article D. 416, s’il peut être constaté sans équivoque qu’elles sont réellement destinées au défenseur ou proviennent de lui. »
Article D. 259
« Tout détenu peut présenter des requêtes ou des plaintes au chef d’établissement ; ce dernier lui accorde audience s’il invoque un motif suffisant.
Chaque détenu peut demander à être entendu par les magistrats et fonctionnaires chargés de l’inspection ou de la visite de l’établissement, hors la présence de tout membre du personnel de la prison. »
Article D. 260
« Il est permis au détenu ou aux parties auxquelles une décision administrative a fait grief de demander qu’elle soit déférée au directeur régional si elle émane d’un chef d’établissement, ou au ministre si elle émane d’un directeur régional.
Cependant, toute décision prise dans le cadre des attributions définies par la loi, par le règlement ou par instruction ministérielle, est immédiatement exécutoire nonobstant l’exercice du recours gracieux ci-dessus prévu. »
Article D. 262
« Les détenus peuvent, à tout moment, adresser des lettres aux autorités administratives ou judiciaires françaises dont la liste est fixée par le ministre de la Justice.
Ces lettres peuvent être remises sous pli fermé et échappent dès lors à tout contrôle : aucun retard ne peut être apporté à leur envoi.
Les détenus qui mettraient à profit la faculté qui leur est ainsi accordée soit pour formuler des outrages, des menaces ou des imputations calomnieuses, soit pour multiplier des réclamations injustifiées ayant déjà fait l’objet d’une décision de rejet, encourent une sanction disciplinaire, sans préjudice des sanctions pénales éventuelles. »
Article D. 415
« Les lettres adressées aux détenus ou envoyées par eux doivent être écrites en clair et ne comporter aucun signe ou caractère conventionnel.
Elles sont retenues lorsqu’elles contiennent des menaces précises contre la sécurité des personnes ou celle des établissements pénitentiaires. »
Article D. 416
« (...) les lettres de tous les détenus, tant à l’arrivée qu’au départ, peuvent être lues aux fins de contrôle.
Celles qui sont écrites par les prévenus, ou à eux adressées, sont au surplus communiquées au magistrat saisi du dossier de l’information dans les conditions que celui-ci détermine.
Les lettres qui ne satisfont pas aux prescriptions réglementaires peuvent être retenues. »
Article D. 438
« Les détenus peuvent toujours correspondre librement et sous pli fermé avec l’aumônier de l’établissement ; aucune sanction disciplinaire ne peut entraîner la suppression de cette faculté. »
Article D. 469 § 1
« La correspondance échangée entre les détenus et les travailleurs sociaux appartenant à l’un des services du ministère de la Justice se fait librement et sous pli fermé. »
B. Circulaire n° AP 86.29.G1
13. L’article 29, alinéa 3, de la circulaire n° AP 86.29.G1 du 19 décembre 1986 dispose :
« S’il existe un doute sur l’origine d’une lettre fermée, celle-ci pourra être ouverte en présence du détenu s’il y consent, sinon en présence du Bâtonnier de l’ordre des avocats ou de son représentant. »
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
14. M. Demirtepe a saisi la Commission le 22 janvier 1997. Il alléguait que l’ouverture de courriers, non soumis à la censure en vertu du droit interne, par les services de la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelonne constituait une violation de son droit au respect de la correspondance garanti par l’article 8 de la Convention. Le requérant invoquait également l’article 3.
15. Le 2 juillet 1997, la Commission (deuxième chambre) a décidé de donner connaissance de la requête (n° 34821/97) au Gouvernement et d’inviter les parties à présenter des observations sur la recevabilité et le bien-fondé du grief du requérant tiré de la violation de son droit au respect de sa correspondance. Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
Le 20 mai 1998, la Commission a retenu la requête en ce qui concerne le grief tiré de l’article 8. Dans son rapport du 1er décembre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle conclut, par vingt-deux voix contre deux, qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 8 .
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
16. Comme devant la Commission, le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes, au mépris de l’article 35 § 1 de la Convention (ancien article 26). Le Gouvernement estime que, si le requérant a bien exercé des voies de recours, il n’a pas utilisé celles qui lui auraient permis d’obtenir effectivement réparation du préjudice par lui subi du fait de ces ouvertures injustifiées. A cet égard, il fait observer que le requérant disposait d’un recours gracieux et d’un recours de plein contentieux devant les juridictions administratives pour se plaindre des atteintes portées à son droit au respect de sa correspondance, et solliciter éventuellement l’octroi de dommages-intérêts. Indépendamment du recours gracieux, le détenu pouvait engager la responsabilité des services pénitentiaires en formant un recours de plein contentieux devant les juridictions administratives. Dans cette hypothèse, il demande à la juridiction saisie de constater l’existence d’une faute de service, au motif que les atteintes portées à sa liberté de correspondance sont contraires aux dispositions réglementaires internes et à l’article 8 de la Convention.
17.  Le Gouvernement ajoute que la présente affaire a une particularité qui tient à ce qu’une décision pénale a d’ores et déjà reconnu l’existence d’un dysfonctionnement du service chargé du courrier au sein de la maison d’arrêt. Or, selon le Gouvernement, il est incontestable que cette décision judiciaire constitue pour le requérant une preuve irréfutable de la réalité des faits allégués, qui s’imposerait à la juridiction administrative saisie d’un recours indemnitaire, et devrait normalement conduire celle-ci à constater le caractère fautif du comportement de l’administration en l’espèce, lequel n’est d’ailleurs nullement contesté. Il résulte en effet d’une jurisprudence établie que la décision prise par le juge pénal sur les faits de la cause, statuant au fond dans le cadre de l’action pénale, s’impose au juge administratif quant à la matérialité des faits (Conseil d’Etat, arrêt du 9 juin 1972, Vve Allemand, Rec. CE). En outre, dans la mesure où, en l’espèce, l’ouverture des lettres adressées au requérant a directement résulté de la violation des prescriptions réglementaires, il est permis de penser que le recours en indemnisation qu’aurait pu présenter le requérant devant le tribunal administratif avait des chances très sérieuses d’aboutir. En effet, l’évolution en la matière de la jurisprudence administrative concernant la responsabilité des services pénitentiaires permet d’envisager l’efficacité du recours de plein contentieux devant les juridictions administratives. En l’espèce, c’est assurément sur le terrain de la faute simple que pouvait être engagée la responsabilité de l’administration pénitentiaire.
18. A cet égard, le Gouvernement fait observer que, dans une affaire récente relative à un échange de correspondances entre un détenu et son avocat, le tribunal administratif de Versailles a condamné l’Etat français le 10 octobre 1997, en considérant que les ouvertures indues de ces courriers « ont été commises lors de l’exécution d’opérations qui, si elles se rattachent à l’activité des services pénitentiaires, ne comportent pas de difficultés particulières » et qu’elles étaient donc « constitutives d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat ». En conséquence, le tribunal administratif a alloué au détenu la somme de 2 000 francs français à titre de dommages-intérêts. Le Gouvernement fait remarquer que ce jugement a été diffusé auprès de l’ensemble des chefs d’établissements pénitentiaires. Il ajoute qu’une seconde décision, en date du 3 décembre 1997 du tribunal administratif de Melun, a également condamné l’Etat à verser des dommages-intérêts à un détenu, à la suite de l’ouverture par erreur d’un courrier qui lui était adressé par son avocat. Un autre jugement du même tribunal administratif, en date du 15 octobre 1997, a annulé la décision d’un chef d’établissement retenant une lettre adressée à un détenu par un codétenu. Il ajoute que le ministère de la Justice n’a interjeté appel d’aucun de ces jugements, manifestant ainsi clairement, si ce n’est son acquiescement aux motivations retenues par les juridictions administratives, du moins la conscience que l’administration n’aurait pas eu de chances sérieuses de faire infirmer ces décisions par le juge d’appel, eu égard à la jurisprudence générale du Conseil d’Etat sur la responsabilité pour faute résultant de la violation d’une disposition réglementaire. A cet égard, et contrairement à ce qu’indique la Commission dans sa décision sur la recevabilité, l’existence d’une jurisprudence établie dans ce domaine rend inutile une prise de position du Conseil d’Etat, dans la mesure où les juridictions administratives concernées n’ont fait qu’appliquer les principes généraux de la responsabilité administrative. Il n’est donc nul besoin d’attendre un arrêt du Conseil d’Etat relatif à la situation particulière qui est en cause.
19. Le Gouvernement précise que les ouvertures du courrier dont se plaint le requérant se sont produites en 1993, mais cette circonstance ne l’a pas empêché d’exercer un recours devant les juridictions administratives comme dans les autres affaires citées. Le fait que les décisions concernant les ouvertures de correspondances de détenus, citées par le Gouvernement, ne datent que de 1997, est sans influence sur l’existence même du recours et son effectivité, dès lors que les tribunaux se sont fondés en la matière sur le droit commun de la responsabilité administrative.
20. A la lumière de l’ensemble de ses observations, le Gouvernement considère donc que le requérant aurait dû exercer un recours de plein contentieux devant le tribunal administratif, ce recours étant bien efficace au sens de la jurisprudence des organes de la Convention.
21.  Le requérant fait valoir, pour sa part, qu’il a épuisé toutes les voies de recours qui lui étaient offertes par le code pénal et le code de procédure pénale pour se voir indemniser de la faute pénale de violation du secret de la correspondance. Il estime que le préjudice causé par l’ouverture délibérée de son courrier non soumis à censure ne pouvait être réparé que par l’action pénale engagée. A cet égard, il souligne que le procureur de la République de Montpellier lui a adressé un soit-communiqué entre le 25 mars et le 1er avril 1993, par lequel il lui suggérait de se constituer partie civile par le biais d’un dépôt de plainte auprès du doyen des juges d’instruction, ce qu’il a fait en l’occurrence (paragraphe 6 ci-dessus). Pour ce qui est des arguments du Gouvernement fondés sur l’évolution de la jurisprudence administrative, il estime qu’elle ne lui est pas opposable. En effet, la réparation qu’il aurait pu obtenir devant la juridiction administrative n’est qu’éventuelle et, en tout état de cause, il n’est pas démontré que cette éventuelle indemnisation aurait été supérieure à celle à laquelle il pouvait prétendre devant les juridictions pénales, si elles avaient fonctionné correctement.
22. En l’espèce, la Cour constate que, selon le Gouvernement, le requérant disposait, outre la plainte pénale, d’un recours de plein contentieux devant les juridictions administratives, pour se plaindre des atteintes portées à son droit au respect de sa correspondance, et solliciter éventuellement l’octroi de dommages-intérêts. A l’appui de sa thèse, le Gouvernement se réfère à une évolution jurisprudentielle en matière de contentieux de la correspondance en milieu carcéral, et cite trois décisions rendues fin 1997 par les tribunaux administratifs de Versailles et de Melun. Toutefois, la Cour note tout d’abord que les griefs allégués par le requérant remontent à 1993, donc à une période bien antérieure aux décisions mentionnées. Par ailleurs, faute d’une prise de position du Conseil d’Etat en la matière, il apparaît prématuré de conclure à l’existence d’une jurisprudence qui soit véritablement établie et qui aurait ouvert au requérant un recours efficace en la circonstance au regard du grief soulevé au titre de l’article 8 de la Convention (Vernillo et Siciliano c. France, requête n° 11889/85, décision de la Commission du 10 mars 1989, Décisions et rapports 59, p. 95). La Cour note que le fait, indiqué par le Gouvernement dans ses observations, que le jugement du tribunal administratif de Versailles a été diffusé auprès de tous les directeurs de prison contredit l’affirmation du Gouvernement selon laquelle ce jugement reflétait une « jurisprudence bien établie » (paragraphe 18 ci-dessus). Au demeurant, le Gouvernement n’apporte aucun élément démontrant que la voie pénale utilisée par le requérant était une voie inadéquate à la réparation de la violation dénoncée. A cet égard, la Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes n’implique l’utilisation des voies de droit que pour autant qu’elles soient efficaces et suffisantes pour porter remède aux griefs des requérants (décision Vernillo et Siciliano précitée, p. 95). Dans ces conditions, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être accueillie.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
23. Selon le requérant, l’ouverture par les autorités pénitentiaires de la correspondance qui lui était adressée porte atteinte à son droit au respect de sa correspondance et viole l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
24. Le requérant estime que l’ouverture par les autorités pénitentiaires de divers courriers, non soumis à la censure en vertu du droit interne, qui lui étaient adressés, constitue une ingérence dans son droit au respect de sa correspondance au sens du paragraphe 1 de l’article 8, qui ne saurait se justifier au regard de son paragraphe 2.
25. Le Gouvernement ne conteste pas que l’ouverture par les autorités pénitentiaires des courriers destinés au requérant, alors qu’ils auraient dû lui être remis sous pli fermé, constitue une ingérence dans son droit au respect de sa correspondance au sens de l’article 8 de la Convention. Par ailleurs, cette ingérence ne répondait pas aux conditions posées par le second paragraphe de l’article 8, puisque, précisément, elle n’était pas prévue par la réglementation interne. Sans doute, le service du courrier de cette maison d’arrêt n’a-t-il pas agi de façon délibérée. Il n’en demeure pas moins que, en raison de leur répétition, ces incidents sont révélateurs d’un dysfonctionnement du service du courrier au sein de l’établissement pénitentiaire, susceptible d’être sanctionné au plan interne par les juridictions administratives.
26. La Cour est d’avis que l’ouverture de la correspondance du requérant, dans les circonstances décrites ci-dessus, s’analyse sans conteste en une ingérence dans son droit au respect de sa correspondance, au sens de l’article 8 § 1 (arrêt Campbell c. Royaume-Uni du 25 mars 1992, série A n° 233, p. 21, § 57).
27. La question se pose dès lors de savoir si, en l’occurrence, cette ingérence répondait aux conditions posées par le paragraphe 2 de l’article 8. Or la Cour note à cet égard que le Gouvernement reconnaît que tel n’était pas le cas, précisément parce que l’ingérence en question n’était pas prévue par la réglementation interne.
28. Compte tenu de cet état de fait, la Cour estime que l’ingérence des autorités pénitentiaires dans la correspondance du requérant n’était pas justifiée au regard des dispositions de l’article 8 § 2.
Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
29. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
30. Le requérant chiffre le dommage moral à un montant d’un million de francs français (FRF) en raison des incessantes brimades dont il est victime de la part des autorités pénitentiaires, tendant à le déstabiliser pour qu’il abandonne diverses poursuites pénales qu’il a engagées.
31. Le Gouvernement estime le montant demandé manifestement excessif, eu égard aux montants généralement alloués en cas d’ouverture indue de correspondance adressée à un détenu.
32. La Cour estime pouvoir considérer que le requérant a souffert un dommage moral pour lequel il y a lieu, en équité, de lui allouer 5 000 FRF.
B. Frais et dépens
33. Le requérant sollicite tout d’abord le remboursement des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure correctionnelle menée dans l’ordre interne qu’il chiffre à 84 478 FRF. Quant aux frais engagés devant les organes de la Convention, le requérant réclame la somme de 10 000 FRF plus 2 060 FRF au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, soit un montant total de 12 060 FRF.
34. Le Gouvernement souligne que le requérant a obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle dans l’ordre interne. Par conséquent, il n’y a pas lieu de lui allouer un quelconque dédommagement pour des frais déjà pris en charge par les autorités nationales. Quant aux frais engagés devant les organes de la Convention, le Gouvernement fait observer que la première facture produite par le requérant ne distingue pas entre les frais qui auraient été engagés au plan interne et ceux relatifs à la procédure devant les organes de la Convention. Quant à la deuxième facture, elle ne fournit aucune explication sur le montant mentionné. A la lumière de ses observations, le Gouvernement considère que la somme globale de 10 000 FRF pourrait être allouée au requérant au titre de la satisfaction équitable.
35. La Cour constate que le requérant a bénéficié de l’aide juridictionnelle dans l’ordre interne. Dès lors, aucun montant ne saurait lui être alloué à ce titre. Quant aux frais et dépens engagés devant les organes de la Convention, la Cour estime que le montant facturé n’est pas excessif. Aussi, accorde-t-elle en totalité le montant réclamé à ce titre, soit la somme de 12 060 FRF.
C. Intérêts moratoires
36. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt était de 3,47 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 5 000 (cinq mille) francs français pour dommage moral ;
ii. 12 060 (douze mille soixante) francs français pour frais et dépens ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 3,47 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 décembre 1999, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
N. BRATZA
Président

S. DOLLE 
Greffière