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2 II Les relations humaines en prison

Mise en ligne : 8 décembre 2003

Dernière modification : 7 août 2009

Texte de l'article :

La rupture des relations du détenu avec le monde extérieur n’est pas totale ou absolue. Le prisonnier continue d’avoir certaines relations avec les gens "dehors". En outre, dans sa nouvelle situation, le prisonnier entretient un nouveau type de relations qui peuvent être soit des relations horizontales avec sa famille et ses codétenus, soit des relations d’autorité/soumission avec le système administratif et ses agents répressifs. Enfin, ses relations avec le sexe opposé sont transformées et constituent un troisième volet de la question de ses relations humaines.

1-Les relations horizontales du détenu
En prison, le détenu est en relation avec les siens d’une part et avec ses codétenus d’autre part.

a-Les détenus et leur famille
Le prisonnier garde le contact avec sa famille à travers deux modes de communication qui sont la visite et la correspondance. Des facteurs perturbateurs peuvent altérer ces relations.

A-Les visites
Tous les détenus ont, en principe, droit à la visite de leur famille. Elle a lieu une à deux fois par semaine pour les condamnés selon le règlement intérieur de la prison. Les prévenus ont la faculté d’avoir des visites plus fréquentes. Le détenu autorisé à recevoir la visite de sa famille le fait au "parloir". Il s’agit d’une pièce de dimensions moyennes : 5 à 8 m de long sur 3 ou 4 m de large, avec au milieu et dans le sens de la longueur un passage grillagé des deux côtés, où évoluent un ou plusieurs gardiens selon le nombre des visites effectuées simultanément. Le rôle de ses agents consiste à écouter la conversation des détenus avec leur famille. Ceux-ci sont obligés de parler à très haute voix. Ils doivent crier leur propos pour se faire entendre, vu le bruit ambiant intense causé par les autres visiteurs. La visite au parloir dure entre 5 et 15 minutes, suivant le nombre des visiteurs, l’heure et le jour et parfois l’humeur du gardien préposé au parloir [1]. La famille profite de la visite pour apporter au prisonnier des vivres ou des objets dont il a manifesté le besoin. Le "panier" fait l’objet d’une feuille minutieuse avant que son contenu ne soit remis au destinataire. Ce contrôle rigoureux permet souvent de déceler des denrées (stupéfiants) ou des objets prohibés (messages, objets tranchants, littérature obscène, etc.). Il est interdit aux visiteurs d’entretenir le détenu d’évènements sociaux ou politiques. Ils ne doivent pas non plus lui rapporter des évènements le concernant lui même et qui seraient de nature à le troubler, le contrarier ou lui causer du chagrin, ceux qui outrepassent à l’interdiction se verront mettre fin à leur visite et interdits d’accès à l’avenir. Le prisonnier attend avec impatience le moment de la visite. Il se prépare pour l’évènement. Le rituel commence par une toilette un peu plus soignée que les autres jours, suivie, le cas échéant d’un rasage. Les vêtements lavés la veille sont étirés pour éliminer les froissements avant d’être mis et les cheveux soigneusement peignés. Les détenus tiennent à présenter à leur famille une image améliorée de leur vécu. Après ce rituel, commence l’attente de l’appel. Une attente où l’espoir se mêle à l’angoisse voire au désespoir. Quand la visite est enfin annoncée par les cris saccadés du prévôt qui appelle les détenus en détachant chaque syllabe, ceux-ci accourent et se mettent en file indienne devant la petite porte du parloir en attendant l’ordre de la franchir dans une attitude de totale soumission. Si pour une raison quelconque la visite n’a pas lieu, le détenu est désespéré durant les jours qui suivent jusqu’à ce qu’il en trouve l’explication. Les enfants en bas âge ne sont pas admis au parloir. L’administration juge préférable de leur éviter des scènes traumatisantes de déchirement, ceux-ci ne réalisant pas les raisons de l’ordre carcéral. Certains Directeurs leur permettent de rencontrer leur parent détenu soit dans des bureaux, soit dans un local ou un coin de la prison. Les amis des détenus sont rarement admis. Les compagnes ou concubines sont interdites de visite. L’autorité judiciaire peut décider de mettre un prévenu ou un accusé au "secret" pour les besoins de l’instruction. Dans ce cas, l’intéressé ne peut recevoir aucune visite en dehors de celle de son avocat ou du magistrat instructeur. L’autorité administrative de la prison, en l’occurrence le Directeur ou le surveillant-chef peuvent infliger aux détenus des punitions qui entraînent par leur nature une privation de visite ou de recevoir des paniers. La privation de visite peut être infligée au détenu à titre de sanction principale. Ceux des membres de la famille ou les amis qui ne peuvent pas rendre visite au détenu pour un motif ou un autre ont la possibilité de garder le contact avec lui par un échange de correspondance.

B-La correspondance
L’article 32 du dahir du 26 Juin 1930 reconnaît aux détenus le droit d’émettre et de recevoir de la correspondance. Il trace les limites de ce droit en disposant que "les prévenus les accusés (1), les détenus pour dette en matière de faillite peuvent écrire tous les jours", quant aux condamnés, il les autorise à écrire le dimanche à leur famille "mais ces lettres ne peuvent pas excéder le nombre de deux ni dépasser quatre pages de quinze lignes chacune". Le Directeur de la prison peut autoriser un condamné à écrire à des personnes autres que sa famille s’il juge qu’une telle correspondance peut lui être bénéfique. Exceptionnellement et en cas d’urgence, un condamné pourra être autorisé à écrire en semaine en plus de la correspondance du dimanche, sans que le nombre de lettres ne puisse dépasser deux, dans les mêmes conditions de forme que ci-dessus. La correspondance des détenus est soumise à la censure au départ et à l’arrivée. Exception est faite pour les lettres expédiées aux autorités administratives et judiciaires ou destinées à l’avocat. Mais seuls les "anciens" détenus connaissent ces dispositions. En prison apprend aux détenus que leurs devoirs, c’est à eux de découvrir leurs droits. La censure du courrier entraîne des délais d’acheminement qui peuvent être très longs. Ainsi, une lettre adressée par un détenu de la prison civile de Rabat à sa femme le 15 Février 1987 est parvenue à destination au début du mois de Juillet soit deux mois après la libération de l’expéditeur. La censure consiste à lire systématiquement la correspondance des détenus. L’agent préposé à la lecture du courrier apprécie si la lettre doit être acheminée vers sa destination ou être classée au dossier pénal. Si elle contient des menaces ou des propos graves elle sera soumise à l’appréciation du Directeur ou du surveillant-chef qui décide soit de son classement sans suites, soit de sa communication à l’autorité compétente pour d’éventuelles poursuites judiciaires. Le préposé à la censure peut décider de classer une lettre dont il estime que le contenu peut être interprété autrement ou qu’il constitue un code secret. La censure du courrier entraîne de la part des détenus et des leurs, qui savent que leurs écrits seront lus par d’autres personnes, une auto-censure. La correspondance verse dans la banalité et l’échange de propos superficiels. Très vite, la volonté d’écrire s’estompe et le détenu a de moins en moins envie d’écrire. Que peut on écrire à sa femme, à sa fiancée, à son mari lorsque l’on sait à l’avance que ses propos seront lus et relus par des personnes qui ne respectent aucune intimité ? Que dire à sa femme ou à ses amis si l’on ne peut leur décrire sa solitude et ses malheurs ou décrire les conditions de son existence carcérale sans risquer de voir s’abattre sur soi les foudres du système, sinon des banalités ? Or, les banalités, on en fait vite le tour et le courrier consiste souvent à faire savoir aux siens qu’on survit à sa peine et qu’on se trouve à tel endroit...

C-Le blocage des relations familiales
Le fait qu’un détenu soit incarcéré dans un lieu proche de sa famille est important. Il peut ainsi recevoir fréquemment de la visite et rester en contact avec son milieu familial qu’il est appelé à rejoindre à plus ou moins brève échéance. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. L’implantation géographique des prisons et la pression démographique qu’elles connaissent ne permet pas de répondre à ce souhait. Les détenus sont souvent incarcérés loin de leur famille. Dans certaines grandes villes comme Agadir, il n’existe pas de prison civile. Parfois des Provinces entières ne possèdent pas un lieu de détention relevant de l’administration Pénitentiaire. Les détenus condamnés à des longues peines les subissent dans l’unique Maison Centrale située à Kenitra. Sous l’effet de l’encombrement, les détenus sont souvent transférés pour laisser la place aux nouveaux arrivants et, tôt ou tard, le détenu se retrouve éloigné de sa famille. Les siens sont obligés d’entreprendre un voyage plus ou moins long pour le voir, ce qui coûte de l’argent. Les frais occasionnés par le voyage, ceux du panier et parfois le séjour alourdissent les charges qui pèsent sur la famille. Ces charges sont d’autant plus alourdies lorsque le prisonnier se trouve être le chef de la famille, et que, au lieu qu’il lui procure ses moyens d’existence, il puise dans ses maigres ressources. Après quelques semaines ou quelques mois, les économies fondent. Bijoux et meubles sont vendus ou gagés. L’argent nécessaire pour faire face aux dépenses de plus en plus pressantes est de plus en plus difficile à trouver. Les visites s’espacent graduellement. Les rapports se tendent et le malaise s’installe. Mari et femme découvrent qu’ils sont en train de devenir étrangers l’un pour l’autre. Puis, un jour, la femme ne vient plus. Sur un autre plan, les problèmes causés par la prison ne sont pas que des problèmes financiers ou affectifs. Dans une société traditionnelle comme la notre, la prison est perçue comme une honte qui touche toute la famille du détenu. Il est prisonnier "dedans", ils le sont "dehors". Les enfants subissent les premiers les invectives et les commentaires déplaisants de leurs camarades. Les membres de la famille sont désignés du doigt et les commérages vont leur train. Devant la prison, les jours de visite, les membres de la famille sont obligés de rester polis et soumis devant l’attitude grossière et arrogante des gardiens pour éviter de se faire renvoyer sans avoir vu leur parent ou de lui causer des ennuis [2]. Le Parloir constitue une double intrusion dans la vie intime du détenu. Il met ses nerfs et tout son psychisme à dure épreuve. D’une part, il doit faire preuve d’une totale soumission à ses gardiens devant les siens. Il obéit aux ordres et est admonesté en leur présence pour la moindre incartade. Si à l’intérieur de la prison il se résigne plus facilement à accepter les règles draconiennes de la discipline pénitentiaire, cela devient plus difficile devant la femme et les enfants. Plusieurs cas d’insubordination sont enregistrés à l’occasion des visites. Leurs auteurs sont généralement des détenus "sans problèmes" qui, exaspérés par le comportement de leurs geôliers finissent par "craquer". D’autre part, le parloir ouvre une fenêtre sur sa vie privée, avec ceux qu’il aime, à ceux qu’il méprise le plus, ses gardiens. Il doit étaler devant eux ses sentiments, ses secrets de famille ou bien verser dans le superficiel et l’anodin. La situation du détenu, recevant sa femme à travers un double grillade et une distance qui les mets hors de portée l’un de l’autre relève du supplice. Ils sont là, tout près l’un de l’autre, mais ils évoluent dans deux univers parallèles. Cette situation engendre chez le détenu un sentiment d’infériorité et souvent aboutit à un refus de toute visite. Commence alors sa vie anti-sociale où ses liens avec l’extérieur cèdent la place à des liens nouveaux tissés en prisons.

b-Les liens avec les co-détenus
En détention, les prisonniers tissent entre eux des liens qu’ils érigent en palliatifs, voire en substituts aux rapports sociaux. Face au pouvoir exorbitant de l’administration, et au rejet du corps social, une anti-société se constitue avec ses lois, ses valeurs et son "mode de production et de distribution".

A-La conception carcérale de l’honneur ’ une loi hors-la-loi
La vie entre détenus est régie par des règles très strictes et qui pour n’avoir pas été écrites, n’en sont pas moins bien précises et efficaces. Le "code de l’honneur" constitue en quelque sorte une anti-déontologie qui régit les rapports entre les détenus d’une part et entre eux et l’administration d’autre part. Faute d’être accepté par tous les détenus, il est subi par l’ensemble de la population pénale. L’idée centrale de ce code de conduite est qu’il institue une nette séparation entre les prisonniers et l’administration. Il leur interdit de lui apporter la moindre aide ou facilitation à résoudre ses problèmes. Toute collaboration avec la Direction ou le personnel de la prison, toute violation de la règle du silence (rien vu, rien entendu) est considérée comme une trahison et peut être sanctionnée au plus haut degré, la sanction pouvant se traduire par un arrêt de mort. La conception de l’honneur en prison érige en vertu la récidive, la durée de la peine, l’endurance ou la résistance au système. La force physique est un atout majeur. Ainsi s’établit une hiérarchie pénale calquée sur l’hiérarchie sociale. Cette conception de l’honneur ne reflète pas que des valeurs négatives ou anti-sociales. Elle repose sur la fidélité, la loyauté dans les rapports inter-détenus, l’aide à autrui, le secours du faible et beaucoup d’autres éléments que l’on trouve à la base de toute organisation de vie en groupe solidaire. Il naît dans les prisons des amitiés qui survivent à la détention. On a vu des détenus libérés envoyer des colis aux amis restés en captivité durant des années, ou entretenir avec eux une correspondance assidue sous un nom d’emprunt voire organiser du dehors leur évasion. On est tenté de conclure que le comportement des détenus est plus une conséquence de leur situation précaire en détention que la manifestation d’une hostilité envers la société. Lorsqu’ils se mettent à parler de leurs projets d’avenir, ils rêvent d’avoir maison, femme, voiture, enfants et de posséder un compte en banque bien garni ou un emploi stable et bien rémunéré. Les prisonniers sont d’un conformisme déroutant. Leur solidarité négative n’est pas dirigée foncièrement contre la société ou ses valeurs, mais contre sa mauvaise sécrétion : le système pénal. Ils ont un choix très limité : L’option solitaire ou l’option solidaire. Cette dernière leur permet de garder la tête hors de l’eau. Par ce moyen, ils rejettent l’univers carcéral et ceux qui les y ont envoyés. Beaucoup d’entre eux, sinon tous, s’intégreraient facilement si une vraie chance leur était donnée. Cependant, dans ce milieu artificiel, pervers et contrasté, où la modération et les demi-teintes n’existent pas, les choses doivent être nuancées. Les relations inter-prisonniers ne sont pas idéales. Lorsqu’on les approche de très près, on découvre l’anti-décors, le revers de la médaille qui est à l’image de la prison : hideux, triste, violent et dégradant, fondé sur la force physique, l’argent, le prestige et l’autorité de l’Etat déléguée aux grands criminels.

B-Pouvoir, force physique, prestige et argent en détention
La hiérarchie carcérale a ses normes et ses critères. Les plus forts s’imposent aux plus faibles par leur muscles et bras que l’administration récupère très vite à son profit. L’argent et le prestige de certaines personnes leur confèrent un statut spécial de facto.

1) Les prévôts
Ils sont choisis par le gradé chargé de la détention pour l’aider dans sa tâche d’encadrement. Le prévôt doit posséder certaines "qualifications". Il doit être craint et/ou respecté par l’ensemble de ses compagnons de captivité. Il doit être fort et discipliné. A la fois oeil et oreille de celui qui le désigne, le prévôt est choisi parmi "ceux qu’on connaît bien". Il existe un prévôt dans chaque pavillon secondé par des chefs de « chambrées ». L’ensemble des prévôts sont commandés par le "sergent". Qui est l’homme le plus fort de la détention. Son pouvoir égale et parfois même dépasse celui des gardiens qui se "gardent" bien d’entrer en conflit ouvert avec lui. Les prévôts (ou CABRANES) assurent le maintien de la discipline à l’intérieur des chambres et des cellules. Ils organisent les dortoirs et y maintiennent l’ordre. Leur pouvoir est renforcé la nuit avec la baisse du nombre des gardiens en service. Des abus et des exactions sont commis par les prévôts. Tant que ces abus ne troublent pas l’ordre carcéral, l’administration les ignore ou les tolère. Les prévôts recrutent leurs informateurs parmi les prisonniers et tissent un réseau d’information très dense qui leur servira à tenir l’administration de la prison au courant de tout ce qui se dit ou se fait en détention. En contrepartie, ils se voient accorder de menus avantages tels qu’une bonne place en cellule ou une couverture supplémentaire.

2) La force physique
Tous les détenus ne sont pas soumis et disciplinés. Ils n’acceptent pas tous l’autorité du prévôt. Tôt ou tard son pouvoir est remis en question par un prisonnier. Il s’engage alors une épreuve de force qui décidera de la dévolution de cette parcelle de pouvoir. Le vainqueur est systématiquement récupéré par le système sous réserve qu’il réponde aux impératifs de discipline et de collaboration. Il arrive souvent que le prévôt aidé par ses protégés "matent" l’intrus qui a intérêt alors à se tenir tranquille, comme il arrive que le responsable de la détention tenant à garder en place son auxiliaire, intervienne pour sanctionner le récalcitrant ou le proposer pour le transfert à une autre prison. La force physique est vénérée en prison. Celui qui a de gros bras et qui sait s’en servir sera respecté. Sa réputation le suivra de cellule en cellule voire de prison en prison, pour peu qu’il y ait transfert, lui évitant d’avoir à s’en servir. En raison de la récidive, les prisonniers se connaissent et les nouvelles se transmettent. Les "gros bras" ne manquent de rien en prison. Ils intimident les plus faibles et organisent de véritables réseaux de racket en tous genres. Leurs protégés peuvent être tranquilles tant qu’ils sont sous leur coupe. Sinon, c’est la violence morale et physique, les coups, les blessures, les viols etc. L’administration évite soigneusement de "mettre son nez" dans les affaires des détenus et n’intervient qu’en cas d’évènement grave ou tragique pouvant mettre en péril la sécurité. Pour mater un "dur", les moyens abondent et varient entre ceux dits réglementaires et ceux qui relèvent de l’illégalité : Le cachot simple ou noir, les privations diverses, l’isolement ou la bastonnade. Outre la force physique, la richesse (réelle ou fictive) et le prestige personnel ou familial sont aussi source de respect et de pouvoir en prison.

3) La Richesse en détention
La richesse d’un détenu peut avoir un impact certain sur ses conditions de détention. Il est "servi", son linge est lavé et le moindre de ses désirs prend une allure d’ordre exécutoire. Pour peu qu’il manifeste sa générosité, on se bousculera pour lui rendre service et satisfaire ses volontés. Son nom est toujours précédé du révérenciel "Si". Il ne compte plus ses "amis", et si par malheur un détenu non averti l’importune un peu, il s’en trouvera plus d’un pour chasser l’indésirable et lui faire passer l’envie de recommencer. Les prévôts se disputent ces détenus de marque qu’ils s’empressent d’installer près d’eux, dans le meilleur coin de la chambre, près de la fenêtre (s’il y en a) et loin des toilettes et de la porte. Le chef de détention considère l’affectation de tels détenus comme une récompense alors que le prévôt y voit un signe de confiance. Le riche peut se faire procurer tout ce qu’il veut par l’intermédiaire du prévôt. La panoplie des services, proposés par ce dernier peut varier de la simple procuration de denrées à la traite d’êtres humains en passant par les stupéfiants. Si un conflit l’oppose à un autre détenu, il se verra procurer tous les témoignages nécessaires pour le disculper.

4) Le prestige des « intellectuels »
Un détenu qui sait lire et bien écrire est considéré comme un intellectuel. On l’appelle "Fqih" (savant) alors qu’il pourrait ne pas posséder son certificat d’études primaires. Dans cet univers où règne l’analphabétisme, il est considéré comme une lumière. On s’adresse à lui pour la lecture d’une lettre ou d’une décision de justice, pour écrire une lettre à sa femme ou à sa famille. Il partage le secret et devient vite un confident. On sollicite ses avis et on lui demande conseil. S’il a l’habitude de pratiquer la prière, il est érigé en Imam [3]. Le soir, avant l’extinction des feux, les détenus forment autour de lui un cercle pour l’entendre lire des versets du coran, commenter un hadith (faits et paroles du prophète) ou narrer un épisode de l’histoire de l’Islam. Les épopées et certaines biographies telles que "les mille et une nuits" "Al AZALYIA", ou la biographie du prophète ont un grand succès dans les prisons, où elles remplacent l’activité culturelle que l’administration ne peut organiser. Les détenus lettrés y ont recours pour l’animation des causeries du soir. En contre partie, ils reçoivent des autres prisonniers des cigarettes, fruits et autres denrées. Ces causeries rappellent étrangement les "HALQAS" animées dans les souks et les places publiques des villes et villages du Royaume. Les vrais intellectuels sont vénérés. On les admire et on se presse pour les servir, on leur cède la place. Même les gardiens, hautains et arrogants d’habitude, marquent un certain respect à l’égard de ces êtres "supérieurs" tombés dans ce cloaque par on ne sait quel concours de circonstances. On ne peut pas s’attaquer impunément à un intellectuel, un Fqih ou un Imam en prison. Cette catégorie d’hommes qui sont généralement moins forts et/ou moins querelleurs que les autres, sont respectés par tous. Tout manquement à leur égard est réprimé par le groupe tout entier.

5) Les transactions
Les relations inter-détenus entraînent nécessairement des échanges. Dans certaines prisons, on peut parler de commerce organisé. Les transactions portent sur tout ce qu’ils peuvent posséder. La monnaie d’échange étant la cigarette et la marchandise la plus recherchée les stupéfiants. Malgré les risques graves et la certitude de la punition, ce trafic est florissant. Des objets aussi anodins qu’insolites ou bizarres peuvent prendre une grande valeur en prison. Ainsi, un magazine avec des photographies de femmes par exemple, équivaut à une fortune. C’est un trésor qui sera débité parcimonieusement et négocié image par image. Les photos ou images pornographiques ou seulement suggestives sont très recherchées. Elles alimentent les fantasmes des prisonniers exacerbés par l’enfermement. L’administration tolère ce petit trafic, mais dès que la sécurité de la prison est menacée, la répression s’abat, implacable et impitoyable. La fouille et la perquisition conduisent à la saisie et à la destruction des objets prohibés ou dépassant les quantités admises par le règlement. Curieusement, certains de ces produits saisis retrouvent le chemin des cellules où ils sont recyclés... Les relations souterraines ne sauraient se limiter à ce qui vient d’être décrit en partie. D’autres aspects présentent un intérêt certain pour une recherche plus approfondie et axée exclusivement sur les rapports existant en prison, ce qui n’est pas l’objet du présent travail. Toutefois, et vu son importance et son impact certain sur le comportement social futur du détenu, un autre éclairage sera porté sur les relations des détenus avec le "sexe opposé" ou ce qui en tient lieu en prison.

c-La vie sexuelle des détenus
Réduite à sa signification fonctionnelle, l’activité sexuelle est une fonction biologique vitale, aussi importante que l’alimentation, le sommeil ou l’excrétion. Elle répond à un besoin physiologique et participe à l’équilibre du métabolisme physique et psychique général. Une longue abstinence imposée par des facteurs extra-individuels peut être à l’origine de troubles et de déséquilibres graves aussi bien sur le plan psychologique que physique ou physiologique. Vivre sans rapports sexuels pendant des mois, voire des années n’est pas supportable pour des personnes normalement constituées et jouissant de toutes leurs capacités physiques. Sous d’autres cieux, le problème de la vie sexuelle a depuis longtemps trouvé sa solution. Des efforts ont été entrepris partout pour enrayer ou du moins diminuer les effets négatifs de la détention sur la sexualité des détenus. Dans nos établissements, des individus dans la force de l’âge sont soumis à une obligation de "chasteté".

A ’ La privation sexuelle et ses conséquences
La population pénale est composée d’individus en majorité très jeunes. Avant d’entrer en prison, ces hommes avaient qui une épouse, qui une maîtresse ou concubine. Autrement dit, ils menaient dans leur grande majorité une vie « normale ». Arrivés en prison, ils doivent mettre une partie de leur physiologie en veilleuse. Dès le premier choc de l’incarcération passé, le détenu est saisi par le souci sexuel qui devient plus ou moins vite une obsession. Au nom de la morale, l’administration le prive de tout rapport intime. Elle exige de lui une abstinence totale qu’elle sait à l’avance impossible à obtenir ; et c’est au nom de la morale qu’elle évite d’aborder le problème général de la sexualité dans le discours qu’elle adresse à la société. Dans la "Morale" pénitentiaire, le sexe est tabou. A tous les échelon de la responsabilité, le problème est connu dans ses plus petits détails. Tous en sont conscients. Cependant, personnes n’en parle. Aucune solution n’est envisagée ou proposée pour lui venir à bout. L’activité sexuelle des détenus ne se réduit pas à néant comme le veut la réglementation pénitentiaire. Elle continue et se développe sous d’autres formes et prend d’autres significations. Ainsi, le cadre prévu pour la resocialisation des délinquants sert à leur inculquer indirectement et involontairement les principes élémentaires de la perversion, de la violence sexuelle et de l’inadaptation sociale, sous le regard impuissant de l’administration. Les substituts à une vie sexuelle normale prennent des formes diverses. Les plus courantes sont la masturbation et l’homosexualité. D’après les observations d’un médecin pénitentiaire, plus de 80 % des détenus se masturbent régulièrement. Cette pratique prend des proportions dangereuses pour certains sujets chez qui elle provoque à la longue des troubles psychiques. Les revues pornographiques ou suggestives circulent dans les prisons et font l’objet d’un trafic fructueux et irréductible. Une page de revue peut être négociée jusqu’à dix paquets de cigarettes. A la suite des perquisitions, assez fréquentes, les prix montent. Souvent, les photos saisies sont réintroduites dans le circuit du négoce. L’homosexualité est courante dans les prisons. Selon une enquête publiée par un grand quotidien parisien, un tiers des détenus la pratiquent régulièrement [4]. L’homosexualité pratiquée dans le milieu carcéral n’a pas toujours les mêmes motivations, la même fonction ou signification qu’au dehors. Le détenu "remplace" souvent la femme qu’il ne peut atteindre par le premier "substitut" qui lui tombe sous la main. Il s’agit plus d’une relation de substitution que d’une relation homosexuelle au sens psychologique du terme. Les victimes en sont les nouveaux entrants, surtout les plus jeunes. La plupart des liaisons commencent par un viol collectif dans une cellule, et se poursuivent sous la menace ou l’intimidation. Les faibles subissent toutes sortes d’exaction. Ils sont soumis à la loi des plus forts qui en font des "filles" qu’ils se passent les uns aux autres et qu’ils font même parfois "prostituer". Il arrive de voir se former des couples, ou des protégés se placer sous la bannière d’un "gros bras". Lorsque la liaison devient trop voyante, l’administration de la prison intervient pour séparer les amants, au risque de provoquer un drame [5]. Certains détenus se comportent comme de véritables prostituées. Comme elles, ils sont sollicités et méprisés en même temps. On ne leur accorde pas sa confiance et on leur attribue toutes sortes de défauts que la société masculine attribue généralement au sexe féminins. A la sortie de prison se posera le grand problème du ré-apprentissage de l’affectivité. Il faudra plusieurs années au détenu libéré, s’il y arrive, pour retrouver une vie équilibrée. Il n’a pas fini de subir sa peine. Ce problème n’est pourtant pas insoluble. Plusieurs pays sont parvenus à le résoudre ou du moins à le ramener à une dimension moins tragique.

B ’ Le problème sexuel vécu ailleurs
La question de la sexualité dans les prisons s’est posée depuis leur création. Si les pionniers du système carcéral n’y ont pas prévu de solution, ce n’est pas par négligence de la question de leur part. Dans la tradition chrétienne, le sexe est à priori impur. La privation sexuelle était voulue et même recherchée. En bons chrétiens imprégnés des recommandations de l’église sur le sujet, les décideurs royaux y voyaient un début de "purification" de l’âme corrompue du condamné. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque (16°-17°s) les relations sexuelles entre conjoints étaient blâmables et condamnables si elles n’avaient pas pour objectif la procréation légitime. D’autre part, la justice médiévale était plus motivée par l’expiration que par le confort des "criminels" qu’elle envoyait en prison. En tous les cas, il est établi que c’est à escient que la question a été éludée sans avoir jamais été formulée. Dès le 19° siècle, des voix vont s’élever pour signaler les dangers d’une privation sexuelle prolongés, et les menaces qu’elle fait peser sur l’individu et le groupe. Certains assouplissements, (les premiers) eurent lieu dans l’après guerre en Europe occidentale et en Amérique Latine. Mais, c’est en Scandinavie que le problème semble être objectivement résolu. Ainsi, l’administration Pénitentiaire intervient tantôt directement tantôt indirectement dans l’organisation de la vie sexuelle des détenus.

1) L’intervention directe
C’est au courant des années "50" que les premières réformes en la matière firent leur apparition. Elles ont commencé par l’aménagement de parloirs spéciaux pour les épouses des détenus méritants qui pouvaient ainsi être en contact direct avec leurs maris emprisonnés. Par la suite, des chambres spéciales, dites chambres bleues, furent aménagées dans certaines prisons Belges où les détenus mariés méritants avaient la faculté "d’inviter" leur épouse pendant le week-end [6]. Dans les pays scandinaves, et plus particulièrement au DANEMARK, la législation pénitentiaire permet aux détenus de recevoir dans des cellules séparées leur femme. La réglementation leur permet de recevoir non seulement leur femme légitime, mais aussi leur concubine [7]. Depuis quelques années et à titre expérimental, l’administration Pénitentiaire place des femmes condamnées dans les mêmes prisons que les hommes avec possibilité d’entrer en contact [8]. Ainsi des relations normales, en accord avec les principes moraux ambiants peuvent naître en prison, ce qui la rapproche sur ce point précis de la vie à l’extérieur, toutes proportions gardées par ailleurs. Enfin, en Amérique Latine, région où la foi chrétienne est solidement ancrée et où l’église est encore puissante et très vigoureuse, l’administration Pénitentiaire s’est penchée depuis très longtemps sur le problème et a institué un système rotatif de visites hebdomadaires intimes pour les détenus mariés. Le succès remporté par l’expérience a poussé les autorités de certaines prisons notamment dans le nord-est du Brésil à généraliser le système à l’ensemble de la population pénale en recrutant des prostituées professionnelles qui officient ainsi au sein des pénitenciers durant le week-end, sous contrôle médical et payées par prélèvement sur le pécule de leurs clients détenus [9].

2) L’intervention indirecte
Toutes les administrations n’ont pas l’audace et la transparence de l’administration scandinave. Plusieurs tabous et interdits pèsent encore sur les systèmes de valeurs. Certaines idées reçues sur l’honneur les mœurs ou sur la morale, empêchent les administrateurs de prendre toutes les initiatives qu’ils voudraient dans un domaine aussi sensible que celui de la sexualité des détenus. L’action directe étant ainsi exclue, il reste l’action indirecte. Dès l’après guerre, certains pays ont institué des permissions de sortie pour les détenus méritants. Là encore, la palme revient à l’administration scandinave qui a introduit le système des permissions dès la fin des années 50, suivie par plusieurs pays occidentaux dont notamment, la France, la Belgique et l’Allemagne Fédérale. Les permissions de sortie permettent aux détenus de satisfaire périodiquement leur besoin refoulé sans l’intervention de l’administration. Au Maroc, la question des permissions pénitentiaires a été envisagée pour la première fois dans le projet de code d’exécution des peines qui prévoit que "des permissions exceptionnelles de sortie pourront être accordées à certaines catégories de détenus" qu’il énumère limitativement. La note de présentation du projet précise que cette innovation "n’a rien de commun avec les permissions de sortie si tristement célèbres dans d’autres pays", elles sont destinées uniquement à permettre au détenu de rencontrer un employeur, passer un examen ou remplir les formalités pour s’engager dans l’armée. Aussi, le but principal qui a été à l’origine de la création des permissions de sortie est écarté. Cependant, si pour des raisons que nous ignorons et que les administrateurs actuels n’expliquent pas de manière convaincante, l’administration garde le silence, les intéressés ont porté le débat sur la place publique. Dans une lettre ouverte à l’intention des autorités compétentes et de l’opinion publique [10], un groupe d’épouses de détenus font valoir leur droit inaliénable à avoir des relations sexuelles avec leur mari, en se réclamant de la morale, de la légalité et des préceptes religieux. De telles pétitions mettent l’institution dans l’embarras. En effet, elle se trouve, face à une telle revendication, dans une mauvaise posture juridique. Le mariage étant une institution sociale légale et sacrée, sanctionnée par une décision solennelle de justice, en l’occurrence l’homologation par un magistrat de l’acte de mariage. On voit mal comment l’administration assignée en justice pourrait justifier son opposition au bon fonctionnement de cette institution qui se trouve à la base de la formation sociale. Elle ne pourra pas non plus justifier l’obligation d’abstinence sexuelle imposée aux conjoints. En tous les cas, elle ne pourra pas le faire au nom de la loi ou de la morale. La loi étant muette à ce sujet, son silence devrait être interprété en faveur des condamnés. De même, la morale qui incite au mariage et encourage la vie conjugale ne saurait s’opposer à ses conséquences et obliger à la chasteté un couple légalement et légitimement constitué. A moins qu’elle ne s’abrite derrière le large bouclier du Service Public et de l’Ordre Public...

2-Les relations verticales
Les relations du détenu avec l’administration de la prison sont de type "autorité/obéissance". Cependant, si la situation réglementaire du détenu le place dans une position rigoureuse du point de vue de ses relations avec ses gardiens, cette rigueur est atténuée ou contournée par les uns et par les autres qui finissent par développer des relations "souterraines" ou " parallèles ", qui suscitent parfois la désapprobation des autres détenus et leur manifestation plus ou moins bruyante.

a-Les rapports réglementaires agents-détenus
Le détenu se trouve dans une situation réglementaire qui lui fait obligation d’obéir aux agents de l’administration. Toute désobéissance est sévèrement réprimée.

A ’ Des relations plutôt descendantes
D’une manière générale, les relations des détenus avec leurs gardiens sont définies par les articles 14 et 19 du dahir du 26 Juin 1930, dont les dispositions sont textuellement reprises par le projet de décret sur l’exécution des peines. Ces relations sont conditionnées par des impératifs de sécurité et de "dignité".

1) Les impératifs de sécurité
"Les membres du personnel pénitentiaire doivent s’abstenir de tout acte, propos ou écrit qui serait de nature à porter atteinte à la sécurité et au bon ordre de l’établissement" [11]. Il leur est interdit d’assurer, de faciliter ou de tolérer "toute transmission de correspondance, tous moyens de communication irrégulière des détenus, entre, eux ou avec le dehors, ainsi que toutes les attributions d’objets quelconques, hors les conditions et cas prévus par le règlement" [12] "Dans aucun cas et sous aucun prétexte, les membres du personnel ne peuvent recevoir des détenus dans leur logements" [13].

2) Les impératifs de dignité
Les membres du personnel, doivent dans l’exercice de leur fonction, se comporter de manière à exercer par leur exemple, une "bonne" influence sur les détenus et à susciter leur respect. Il leur est interdit :
- de se porter à des actes de violence sur les détenus ;
- d’user à leur égard d’un langage grossier ou familier ou de dénomination injurieuse ;
- de manger en leur présence, même après leur libération, ou avec des personnes de leur famille ou leurs visiteurs et amis ;
- de fumer à l’intérieur de la détention ;
- de se mettre en état d’ébriété en leur présence ;
- d’occuper les détenus pour leur service particulier et de se faire assister par eux dans leur travail, sauf dans les cas spécialement autorisés ;
- de recevoir des détenus, ou de personnes agissant pour leur compte, aucun don, prêt ou avantage quelconque ;
- de se charger pour eux d’aucune commission et d’acheter ou de vendre pour eux quoi que ce soit ;
- d’agir de façon directe ou indirecte auprès des détenus prévenus ou accusés pour influer sur leur moyens de défense et sur le choix de leur défenseur [14]. En contre-partie de cette série d’interdictions faites aux agents, une obligation générale de soumission est imposée à l’ensemble des détenus. Elle est formulée dans l’article 19 qui stipule que "les détenus doivent obéissance aux agents ayant autorité dans les prisons en tout ce qu’ils leur prescrivent pour l’exécution des règlements". Ainsi, un cadre précis est tracé pour ce que doivent être les relations entre agents et prisonniers. De part et d’autre, des sanctions sont prévues pour tout manquement aux règles établies.

B ’ La sanction de la désobéissance
Les règles de conduites, énumérés ci-dessus, ne sauraient être respectées si des sanctions ne venaient en renforcer la teneur. C’est ainsi qu’une échelle de "punitions" est prévue par l’article 33 du dahir de 1930 sus-visé, dont il pourra être fait usage, sous réserve des peines prévues au code pénal en cas de délit ou de crime. La panoplie des sanctions est très variée. Dès que l’infraction est commise, la répression s’abat, imparable, sur son auteur. Les gardiens prêtant toujours aux détenus des intentions malveillantes, ils les répriment à titre "préventif".

1) La "désobéissance" des détenus
Le détenu, en dépit des déclarations bienveillantes véhiculées par le discours politico - administratif, n’a aucun droit, sinon celui d’expier en silence. Même lorsque ce qu’il estime être ses droits fondamentaux et inaliénables sont bafoués, il ne peut rien entreprendre pour les rétablir ou presque. Réclamer, exiger ou manifester est contraire à l’esprit de la prison. L’ordre pénitentiaire pourrait être troublé par de tels actes. Alors, dès qu’un détenu se manifeste de façon, bruyante, il est réprimé, immédiatement et efficacement. L’arsenal des sanctions légales ou réglementaires est très fourni. Il ne comprend pas moins de douze sanctions "disciplinaires" allant de la réprimande à la mise aux fers en passant par le cachot simple ou aggravé, l’isolement et les privations diverses. En plus des sanctions réglementaires, la violence des gardiens est fréquente et s’exerce à tous propos. Une violence variée qui atteint le moral ou le physique du détenu. Ceux qui ne se plient pas docilement au règlement et au règles de discipline intérieure sont insultes, maltraités et battus. La violence exercée par les gardiens va de la bastonnade à "l’action de commando" où les coups de poings, de pieds, de trousseaux de clefs ou de gourdins sont dispensés généreusement. Il est bien entendu que l’autorité hiérarchique centrale ne tolère pas de telles actions, et les sanctions pour "services à détenus" tiennent une bonne part dans les statistiques des punitions infligées aux surveillants par le conseil de discipline. Mais, rares sont les chefs d’établissements qui lui signalent de tels agissements que leurs fréquence a banalisés. Tous les détenus libérés que nous avons interrogés, et sans exception, nous ont affirmé avoir été battus ou insultés au moins une fois durant leur captivité. Plus on descend dans l’hiérarchie, plus les agents sont violents grossiers et agressifs envers les détenus.

2) La répression de l’intention malveillante
Même lorsqu’ils n’ont rien fait, les détenus sont harcelés, terrorisés et parfois battus ou insultés. Dans la mentalité du surveillant, un détenu qui ne commet pas d’infraction au règlement n’est pas normal. C’est un individu louche, malin et sournois. Cette mentalité a été forgée par son expérience immédiate. Plus il inspirera de terreur aux « déchets » de la société dont il a la garde, plus il sera respecté. Peu lui importe d’être mal aimé. L’essentiel c’est qu’il soit craint et respecté. En vérité, les gardiens ont peur des prisonniers et voudraient que ces derniers aient peur d’eux. Leur peur n’est pas dénuée de fondements. L’histoire pénitentiaire est jalonnée de cas où des camarades ont été agressés et même assassinés froidement dans l’exercice de leur fonction. Dès lors, il devient aisément compréhensible que tout assouplissement des conditions de détention est mal perçu par cette catégorie de fonctionnaires qui y voient une insulte adressée à travers eux à la mémoire de leur collègues tombés en service. Reconnaître des droits aux détenus est vécu comme une perte de pouvoir et de prestige, seuls atouts dont ils disposent et auxquels ils tiennent farouchement, d’où l’échec de toute tentative en ce sens. "Si on continue comme ça (reconnaître des droits aux prisonniers), bientôt les prisonniers auront plus de droits que nous qui sommes chargés de leur "éducation" [15]. Un gardien qui se respecte, ne doit jamais faire confiance à un détenu. "Le détenu, c’est l’ennemi. Ils nous guettent, et nous épient. Si on leur fait confiance, on est perdu ; d’ailleurs le "règlement" interdit de faire confiance à ces criminels". Ces propos, recueillis de la bouche de surveillants en activité dans une grande prison traduit la tension qui règne dans les établissements pénitentiaires, tension accentuée par l’attitude suspicieuse des supérieurs hiérarchiques à l’égard de leur subalternes dont ils craignent une connivence avec les détenus. Le nombre élevé de sanctions administratives et/ou judiciaires prononcées contre des agents pour trafic illicite avec les détenus corrobore cette suspicion.

b-Relations humaines et relations sociales
Les rapports détenus-surveillants ne sont pas toujours aussi tendus. D’une part, les détenus ne sont pas uniformément traités ou maltraités par les surveillants. D’autre part, le commerce florissant entre surveillants et surveillés, les échanges et les trafics divers modifient le comportement des premiers et réduisent leur agressivité à l’égard de leurs "clients".

A ’ Le traitement différencié
Les surveillants ne se comportent pas tous de la même façon avec les détenus. Ils ne se comportent pas non plus de la même manière avec l’ensemble des détenus. En premier lieu, il existe dans les établissements pénitentiaires des agents dignes de tous les éloges qui s’acquittent de leur tâche avec abnégation, de manière exemplaire et dont le comportement est au dessus de tout soupçon. Mais, dans une large majorité, les surveillants introduisent dans les critères de leur comportement des considérations extra-professionnelles, telles que la richesse, la pauvreté, la notoriété, le statut social, la récidive ou la fonction confiée aux détenus ; autant de facteurs qui modulent dans le sens de la fermeté ou de la souplesse leur attitude envers les prisonniers dont ils ont la garde. Sans préjuger de la sociologie et de la psychologie du surveillant de prison qui restent à faire, celui-ci est très influençable. Il a du respect pour les couches sociales supérieures. La richesse de certains détenus qui n’hésitent pas à l’étaler, sachant son effet certain, le subjugue. De même, la notoriété de certains personnages l’impressionne. De tels détenus ont des relations en "haut lieu" qu’ils pourraient faire jouer contre lui au besoin. Ils ont gardé des liens et des contacts avec les hautes sphères de la société et pourraient lui être utiles. Lorsqu’en 1971, des hauts fonctionnaires ont été arrêtés pour corruption. Il nous a été permis de constater [16] personnellement que les surveillants et les autres détenus de la prison de Salé où ils étaient incarcérés en partie, ne demandaient qu’à les servir. Les surveillants passaient des heures à discuter avec eux, qui de ses problèmes, qui des leurs, les assurent de l’imminence d’une mesure clémente à leur égard, chose que rien dans les faits ne laissait présager. Souvent, ils étaient sollicités pour faire intervenir un ami ou une relation pour régler un problème ou obtenir un avantage. Le surveillant de prison se trouve au bas de l’échelle hiérarchique. Il est convaincu de "l’ingratitude" de l’administration qui ne retient jamais que ses erreurs sans tenir compte des loyaux services qu’il lui rend. Dans ces conditions. rien ne justifie qu’il contracte des inimitiés, qui risquent de lui être préjudiciables, en manquant d’égards à des détenus de marque. Même lorsqu’ils sont hautains ou arrogants, il comprend leur « désarroi » et se garde bien de les contrarier. Les surveillants ne sont pas les seuls à avoir une telle attitude. Un grand commerçant qui vient de purger une peine d’emprisonnement pour détournement de deniers publics et fraude sur les marchés publics nous a confié qu’il aurait été traité de façon très correcte et aimable. "Le chef me faisait souvent venir dans son bureau pour discuter et prendre un verre de thé ensemble". Mais, si le personnel pénitentiaire réserve un traitement de faveur aux détenus nantis ou d’un statut social donné, il se "rattrape" sur les couches sociales inférieures qu’il méprise. Il nous parait utile ici, de signaler sans revenir sur des développements antérieurs, que ces derniers constituent l’écrasante majorité des pensionnaires de
l’administration pénitentiaire. Le gardien ne peut rien attendre d’un détenu pauvre et démuni et dont la misère le laisse indiffèrent. Parfois, mu par un reste de sentiment humanitaire, il lui jette furtivement une cigarette ou le gratifie des rester de son repas pris en service. Le personnel pénitentiaire est moins dur avec les récidivistes qu’avec les primaires qu’il veut impressionner. Dans cet univers où les aberrations et les contradictions ne se comptent pas, la récidive, comme nous l’avons souligné plus haut, intervient ici comme une référence. On les reconnaît à leur arrivée en détention. On plaisante avec eux. On les utilise pour de menus travaux. C’est d’abord parmi les récidivistes notaires qu’on choisit les prévôts, ils connaissent le "service" [17]. Les plantons sont aussi triés parmi cette catégorie. Les plantons et les prévôts, sans parvenir à être traités en égaux, ne sont plus traités comme de simples détenus ordinaires. Ils sont considérés comme une catégorie à part, située quelque part entre les "prisonniers" et les gardiens. Leur témoignage est sollicité en cas de conflit et généralement fait foi. Le temps de leur "Parloir" est prorogé. On ferme les yeux sur les dépassements des plafonds mensuels des denrées qu’ils peuvent acheter ou recevoir, et ils sont toujours proposés pour bénéficier des mesures gracieuses. Le personnel s’adresse à eux de manière plus "gentille". On les appelle par leur prénom précédé ou suivi par un affectueux "Ouldi" (mon fils) et les ordres qui leur sont donnés sont assortis du traditionnel "que Dieu te bénisse". Entrant dans le jeu, ils se comportent en bons enfants modèles serviables et soumis. Ce comportement mutuel dénote un certain degré de familiarité qui est accentué par le trafic avec le détenu et qui, en retour accentue et amplifie ce trafic.

B ’ Le trafic avec les détenus
Le vocable "trafic" désigne dans le jargon pénitentiaire tous les actes interdits par la réglementation. Aucune règle de droit, de quelque degré que ce soit ne définit ce qu’est le trafic et ce qui l’est pas. Malgré ce vague, certains jalons sont tracés pour délimiter d’une manière grossière et volontairement imprécise l’étendue et le contenu du terme. Un acte qualifié par l’administration de trafic avec les détenus est toujours sévèrement réprimé. C’est ainsi qu’au mois de Juillet 1987, plusieurs dizaines d’agents se trouvaient en prison pour trafic illicite avec les détenus dont un Directeur d’établissement et son adjoint. Il s’agit certes de cas graves, portant généralement sur un trafic de stupéfiants, une complicité d’évasion ou un acte de corruption. Des cas moins graves sont le plus souvent sanctionnés uniquement à l’échelle de l’administration. Les détenus cherchent à s’attirer la faveur des surveillants. Ils leurs offrent des présents qui consistent en des paquets de cigarettes américaines acquises en cantine ou réclamées à la famille à cette fin. Les jours de visite, les attentions se multiplient. Les détenus offrent à leur surveillants des fruits, des gâteaux ou autres denrées prélevées sur leur panier. Ceux-ci feignent de refuser l’offre, puis finissent par l’accepter devant l’insistance de l’offrant. Lorsque les gradés font du zèle, les "cadeaux" sont gardés par les détenus dans leur cellule jusqu’à leur départ, la nuit ou à la fermeture des bureaux. Dans certains cas, le détenu peut être extrait de sa cellule, il emmène avec lui ses victuailles et le repas est consommé en commun, au poste de garde. Le commerce entre surveillants et prisonniers existe et est même florissant. Il porte sur tout ce qu’il est possible d’introduire clandestinement en détention. La denrée la plus recherchée est le Kif et ses dérivés. Là aussi, la monnaie d’échange et la cigarette. Un gramme de Kif moulu coûte selon les régions 1 paquet de "STAR" ou 2 "Casa-sport" (tabac noir de bas de gamme). Depuis que l’introduction de cigarettes américaines obéit à un contrôle rigoureux de la part des responsables [18] de certains établissements, le trafic des stupéfiants s’y est ralenti considérablement sans toutefois y être enrayé. En cas de découverte ou de dénonciation, le trafiquant est systématiquement présenté aux autorités judiciaires et incarcéré à son tour. Malgré la gravité des sanctions encourues, le risque est quand-même pris eu égard à la marge bénéficiaire plus qu’alléchante. Ce genre de trafic n’est pas propre aux prisons marocaines. Dans son livre intitulé "Le petit paradis", le Docteur Diennet, médecin de la prison de Fresnes en France, cite Antoine Guérini, le célèbre bandit marseillais :
"En division, j’avais ce que je voulais... Il y avait le gardien qui m’apportait mon petit rôti ou ma petite langouste, avec mon demi litre de rouge ; quelque fois, c’est mon petit café et même mon petit "pastis"... je lui donnais 1500 F par semaine et je n’étais pas le seul avec qui il trafiquait... oh, il devait bien se faire plus de 2 millions par mois" [19].
Le trafic avec les détenus peut revêtir d’autres formes, telles que l’exploitation de certaines capacités professionnelles des détenus à des fins personnelles. Dans les quartiers pour femmes les surveillantes se font tricoter des vêtements pour eux et leur famille, ou broder des articles destinés à leur usage personnel ou parfois au négoce. Un groupe de surveillantes nous ont rapporté le cas d’une collègue qui se fit faire tricoter à la veille de son départ pour la retraite tout un stock de pull-overs, utilisant en permanence toutes les détenues sachant tricoter au vu et au su de la responsable du quartier qui ne pouvait rien entreprendre devant le chantage exercé par la "vieille" qui, n’ayant plus rien à perdre menaçait de tout de voiler au directeur. Des détenues libérées nous ont raconté que certaines surveillantes faisaient laver et repasser leur linge par les détenues, la nuit, à l’intérieur de la prison. Il faut signaler ici que le contrôle des quartiers des femmes est très difficile. Les hommes y sont interdits d’accès et, même en cas d’inspection inopinée, la surveillante de service peut dissimuler son activité avant d’ouvrir la porte du quartier
au visiteur. Les cas de corruption sont fréquents. Les tribunaux du Royaume ont eu à en connaître. Un magistrat du parquet dont nous tairont l’identité nous a confié qu’il avait recensé plusieurs cas de mise en liberté par anticipation de détenus contraints par corps en matière de trafic de Kif et de tabac par application détournée des articles 686 et 689 du code de procédure pénale [20] et qu’il était convaincu intimement, sans toutefois posséder de preuves matérielles, qu’il s’agissait dans la plupart des cas d’un détournement abusif de la loi qui trouveraient leur motivation en dehors de la sphère de la légalité ou de l’action sociale. La corruption peut concerner d’autres aspects de la vie carcérale. Le plus grave étant la complicité d’évasion où le fonctionnaire est complètement retourné contre l’institution, par le détenu qui refuse la prison et dont l’évasion constitue la hantise.

c-La rupture des relations verticales
Le milieu artificiel et contraignant de la prison provoque la réaction du détenu. Il essaie de s’en échapper et il a raison de le faire, tant il affronte le vide absolu dans son nouveau milieu. Le prisonnier affronte un vide affectif et familial, un vide laborieux, il passe son temps à croupir, à moisir dans son coin de cellule, lui qui avait une famille une activité et qui était libre d’aller et venir ou, du moins, en avait il l’impression. Il est très difficile d’imaginer l’oisiveté de la population pénale. Il n’y a pas plus affligeant que l’aspect d’une salle de détenus inoccupés. Assis, à même le sol, le long des murs, ou accroupis en rond, quant la vigilance du gardien le permet ; ils baillent et s’étirent causant à voix basse ou prêtant une oreille distraite aux propos monotones du prédicateur ou d’un compagnon de captivité qui raconte pour la "nième" fois ses exploits et ses aventures, souvent inventées et chaque fois modifiées et enjolivées, selon une mise à jour qui rompt la monotonie et qui lui donne plus d’importance, et passant ainsi leur longue journée qui sera suivie d’une longue nuit et ainsi de suite. Ces hommes offrent le spectacle du châtiment dans ce qu’il a de plus dégradant et de plus démoralisant. Ce monde effraie le détenu. L’idée de le quitter hante son imagination sans cesse, et la première occasion qui se présentera sera saisie. En l’attendant, il essaie de s’organiser et de se préparer à fausser compagnie à ses gardiens au moment opportun. Certains détenus ont préparé leur évasion pendant des années, en s’ingéniant à chaque fois d’utiliser un procédé original et inédit, trous percés dans les murs, tunnels communiquant avec l’extérieur et creusés à l’aide d’une cuiller ou d’un os aiguisé sans laisser de trace, escalades, chutes libres etc.. toutes les solutions possibles et imaginables sont tentées. Certaines évasions, sont restées très célèbres au point qu’il est actuellement difficile de faire la différence entre la réalité vécue et l’imagination des surveillants qui les rapportent, d’autant plus que l’accès aux documents du service de l’inspection est rigoureusement interdit. Tel est le cas de ce détenu qui tenta une évasion ratée par un pur hasard en se suspendant aux câbles électriques de haute tension qui alimentent un grand établissement et qui fut découvert in-extremis, au moment où il allait franchir le mur d’enceinte par la voie des airs. Tel est également le cas de celui qui profita d’un moment d’inattention de ses surveillants (à qui il servait leur déjeuner) pour les enfermer tous et prendre la fuite ou encore celui qui s’évada d’un établissement à très haute sécurité en se plaquant contre le châssis d’un camion venu y livrer des marchandises, au risque de se faire écraser s’il venait à lâcher prise en route. Parfois, l’évasion n’a pas pour but d’échapper à la peine mais d’accomplir un acte que seul un homme libre peut faire. C’est le cas d’un détenu qui s’évada à bord d’un tracteur de l’administration et qui, après l’avoir abandonné aux alentours d’un autre établissement pénitentiaire et donné l’alerte, regagna l’administration centrale pour y présenter des doléances que les responsables ne voulaient pas transmettre. Les exemples sont très nombreux, mais ce à quoi il faut attacher de l’importance ce n’est pas l’évasion mais sa signification profonde ; le refus de l’enfermement. L’évasion n’est pas toujours aussi spectaculaire. Parfois, elle revêt un caractère tragique et définitif. En effet, le suicide est la forme suprême d’évasion. Il met définitivement le détenu hors de portée de ses geôliers. Il les sèvre des "délices" de l’humiliation et des "caprices" imposés à autrui. Psychologiquement, le suicide est "vécu" par le détenu comme un moyen de délivrance, une forme d’évasion parfaite. En abrégeant sa vie, il abrège du même coup sa souffrance. Malgré la vigilance de l’administration, les candidats au suicide arrivent toujours à se procurer de quoi mettre leur projet à exécution. Souvent c’est leur couverture qui leur servira de matériau pour tresser la corde nécessaire à leur pendaison. L’évasion peut prendre d’autres formes. L’auto agression et l’automutilation sont très courantes en prison. Elles ont souvent lieu dans les ateliers, où les détenus disposent d’instruments tranchants ou d’objets contendants à volonté. Dans son livre, "le petit paradis" cité ci-dessus, le Docteur Diennet rapporte comment des détenus avalent des cuillers, des fourchettes ou des couteaux, dans l’intention de se perforer le tube digestif, pour être admis à l’hôpital (dont il a donné le surnom à son livre). Les choses se passent à peu près de la même façon dans les prisons marocaines c’est ainsi qu’un détenu de la prison d’Essaouira s’est coupé volontairement l’avant-bras avec la scie électrique de l’atelier de menuiserie. Un autre s’est fait écraser la main sous la presse du massicot de l’imprimerie de la maison centrale de Kenitra. Les exemples abondent, mais cela ne veut nullement dire que les détenus sont particulièrement masochistes, loin s’en faut. Ils n’aiment pas souffrir pour en tirer un quelconque plaisir de leurs désirs pervers. La souffrance qu’ils s’imposent, en s’auto agressant, leur permet d’être transférés à l’infirmerie ou à l’hôpital où ils seront traités avec humanité [21]. Un autre procédé est utilisé par les détenus en vue de manifester leur désaccord avec l’institution et alerter l’opinion publique ou les pouvoirs publics. Il s’agit de la grève de la faim. Cette forme de protestation est entreprise souvent en groupe, rarement en solitaire. Elle consiste à refuser toute nourriture, à l’exception de l’eau, jusqu’à changement des circonstances l’ayant motivée. La grève de la fin a longtemps été l’arme des détenus politiques. Ces derniers temps, on observe de plus en plus de cas de grève chez les "droits communs". Cependant, ceux-ci ne bénéficiant pas de la médiatisation réservée aux premiers, eu égard à leur statut, de "jure" ou de "facto", sont fragilisés par leur isolement, et l’administration parvient souvent et plus facilement à briser leur mouvement, ce qui n’empêche pas certains, parmi eux, d’aller "jusqu’au bout". La manifestation violente des détenus n’est pas toujours systématiquement dirigée contre eux-mêmes. Elle peut viser d’autres personnes et être tournée vers leur co-détenus ou leurs gardiens. C’est ainsi que certains détenus incarcérés à l’origine pour purger une peine de quelques mois, finissent par passer le restant de leur vie derrière les barreaux, quand ils n’y laissent pas leur tête. Certains cas sont célèbres. Un détenu incarcéré au début des années 50 pour purger une peine délictuelle pour ivresse publique n’a été libéré définitivement qu’en 1979 ; entre-temps, il a été condamné à la perpétuité pour homicide volontaire commis en détention ! Le courroux des détenus peut être "vidé" sur leur gardiens, notamment lors des tentatives d’évasion, où la perspective de retrouver la liberté peut exciter les prisonniers et les pousser à se débarrasser des derniers obstacles que sont les gardiens en les éliminant au besoin. Les représailles contre les gardiens peuvent avoir des issues tragiques. Parfois, les détenus pris dans le "feu de l’action", ne réalisent la gravité de leur acte qu’une fois l’irréparable accompli. Ainsi, le 23 Décembre 1987, lors d’une tentative d’évasion à la Maison Centrale de Kenitra, un agent surpris par les fuyards et qui eut le courage de jeter ses clés à son collègue de l’autre côté de la grille qu’il gardait, fut froidement abattu d’une balle de pistolet. Parfois, les détenus s’adonnent à des actes violents avec préméditation sur leurs gardiens, sachant pertinemment qu’ils ne peuvent échapper ni aux représailles de leurs collègues ni aux rigueurs de la loi ; c’est ainsi qu’en octobre 1983, deux détenus du même établissement sus-cité, assassinèrent sauvagement un gradé, après l’avoir attiré dans un "guet-apens, en s’enfermant avec lui dans le poste de garde, seul local fermant de l’intérieur et impossible à ouvrir de l’extérieur. A côté de cette "résistance active" au système pénitentiaire, existe une autre forme de "résistance passive", sans violence et sans faire de mal à personne. Dans ce monde où tout est organisé et réglementé, la résistance a pour but principal
d’échapper d’une façon ou d’une autre à cette organisation. La cellule du condamné peut être comparée au nid d’une pie voleuse. On y trouve tout ce qui peut lui tomber sous la main ; morceaux de fil, chiffons, papiers boites de conserve, sacs en plastic, morceaux de carton etc.. Ce bric-à-brac qui constitue le "patrimoine" du condamné n’a de sens qu’en ce qu’il constitue une entorse au règlement. Les détenus les plus téméraires, arrivent à se procurer de quoi faire une "popote" en dérobant à la cuisine à l’occasion des corvées quelques légumes et épices et en récupérant le jour de distribution de viande la matière grasse nécessaire à la cuisson. Cette cuisson se fait à l’aide de réchauds à graisse qui fonctionnent selon le procédé du chalumeau, dont seuls les détenus ont le secret et qui ont un grand pouvoir calorifère. Parfois, les détenus arrivent à soudoyer leur gardien et à obtenir, moyennant paiement d’une commission, les objets interdits dont ils ont besoin. Cette pratique constitue une soupape de sécurité qui retarde l’éclatement du système en assouplissant sa rigidité qui étouffe les prisonniers et qui les conduit souvent à la folie. En effet, certains détenus fragiles ou fragilisés par leur captivité sombrent dans la folie. L’ampleur du phénomène est telle que l’administration Pénitentiaire possède une infirmerie spécialisée, véritable hôpital psychiatrique avec l’équipement et le personnel nécessaires. Certains détenus "font" le fou. Les simulateurs sont nombreux, et seul un psychiatre confirmé peut déterminer la réalité ou la simulation de la maladie, après électroencéphalographie et autres examens psychiatriques. Parfois, à force de simuler la folie, certains prisonniers sont pris dans l’engrenage de la folie induite, ce qui leur permet de quitter l’univers carcéral pour une autre prison : l’hôpital psychiatrique.

Notes:

[1] selon "AL ITTIHAD AL ICHTIRAKI" du 8 Octobre 1987, une femme âgée aurait été battue et jetée dehors devant témoins par le préposé au parloir d’une prison.

[2] voir AL ITTIHAD AL ICHTIRAKI - 8.10.87 op. cit.

[3] L’Islam ne reconnaît pas de clergé. Toute personne au fait de ses obligations religieuse est apte à présider la prière collective.

[4] Le Matin de Paris - 7.7.74

[5] en octobre 1980, un agent pénitentiaire a payé de sa vie la séparation de deux détenus de leur "ami", pendant que son premier enfant naissait à quelques ruelles de la prison

[6] Cours d’histoire pénitentiaire dispensé par feu M. VAN HEMERLRIJCK - à la Maison Centrale de Kenitra - non publiée

[7] Les systèmes pénitentiaires en EUROPE occidentale in « Etudes et documents » - n° 4645/46 la documentation Française 1981 - page 63

[8] Les systèmes pénitentiaires en EUROPE occidentale in « Etudes et documents » - n° 4645/46 la documentation Française 1981 - page 63

[9] cours d’histoire pénitentiaire de M. VAN HEMERLRYJCK op. cit.

[10] « 8 Mars » (mensuel féminin Marocain) - édition de Mai 1985

[11] Dahir du 26 Juin 1930, articles 14 et 19

[12] Dahir du 26 Juin 1930, articles 14 et 19

[13] Dahir du 26 Juin 1930, articles 14 et 19

[14] Dahir du 26.06.1930 - obligation du personnel pénitentiaire. Article 14.

[15] Tel que, dans l’interview

[16] Intérim du Directeur assuré par nos soins durant les mois d’Octobre, Novembre 1972

[17] Littéralement : "serbis". veut dire ici les habitudes, le règlement et les usages

[18] Plusieurs établissements ne permettent plus l’achat en cantine de cigarettes d’importation

[19] M. DIENNET - Le Petit Paradis ’ Ed. Robert LAFFON - 1972 - (Page 93)

[20] Ces articles disposent que : Le détenu âgé de plus de 65 ans ne peut être contraint par corps. La durée de la contrainte peut être réduite de moitié si le détenu fournit un certificat d’indigence corroboré par une attestation de non imposition

[21] A quel prix ! souvent les lésions sont définitives ou mortelles.