Parallèlement à cette perspective historique qui nous a permis de comprendre une occultation datée du sujet, nous souhaiterions dégager quelques raisons, beaucoup moins légitimes, pour lesquelles le sujet semble avoir peu intéressé les sociologues français. Nous renverrons ici à des représentations sociales de la délinquance - et notamment du rapport des femmes à celle-ci - et à un tabou qui pèse sur les questions sexuelles.
1. Les femmes de voyou : stéréotypes et réalités.
S’il faut un indice de la représentation sociale de l’incompatibilité entre délinquance et vie familiale, c’est bien le maintien de la peine criminelle comme cause péremptoire du divorce.
Sans doute l’idée que les délinquants vivent en famille (leur « nouvelle famille ») et se considèrent comme des frères n’est pas étrangère à cette occultation des relations familiales des personnes incarcérées. On peut également évoquer un ensemble de préjugés : le voyou, le bandit, bref celui qui refuse les lois de la société, est a priori un « mauvais mari et un mauvais père », car incapable de répondre aux aspirations légitimes de bonheur que représente un foyer uni, stable et serein.
Observer la production de témoignages est intéressant. Si on constate l’évidente abondance des récits publiés de détenus d’opinion [1], la disproportion de publication de témoignages de détenus comparée à ceux de leurs compagnes révèle une dissymétrie de l’intérêt collectif. Il semblerait que si le bandit repenti ou l’ennemi public irrécupérable peuvent s’expliquer, voire faire rêver, « la pauvre femme qui reste avec un voyou, elle n’a qu’à s’en prendre à elle même... ».
2. Questions de légitimité et de crédibilité.
Le soupçon d’illégitimité qui pèse sur la question des relations familiales des personnes incarcérées n’est donc pas anecdotique, puisqu’il influencerait jusqu’à la production de travaux de recherche. Ainsi, dans le champ des sciences humaines, on trouve des travaux sur les femmes des prisonniers « de guerre », comme ceux de S. Fishman [2] ou de Matsakis [3]. Quant aux travaux qui ont été réalisé sur les prisonniers de droit commun, nombreux sont ceux qui émanent d’organismes officiels ou d’associations oeuvrant à la réinsertion.
Nous pensons être confronté à une représentation inférieure de la légitimité des femmes de détenus (ni politiques, ni de guerre). Nous nous référons ici au concept de « hiérarchie de crédibilité », tel que Howard Becker l’expose dans un article intitulé « Whose Side Are We On ? » :
« Dans tout système de groupes hiérarchisés, les participants considèrent que les membres des groupes supérieurs ont le droit de définir comment les choses sont réellement [...] Ainsi, la crédibilité et le droit d’être écouté sont distribués différemment selon les rangs du système. » [4]
C’est également cette représentation sociale du rapport de la femme et de la déviance qui explique la différence de parcours judiciaires entre les sexes [5].
D’ailleurs les personnes concernées sont les premières à reconnaître cette position inférieure qui est la leur dans la représentation collective. Ainsi, Duzska Maksymowicz, femme de détenu, s’insurge : « On nous dit souvent : « s’ils vous aimaient, ils n’iraient pas en prison. » C’est une connerie, ça n’a rien à voir. » [6]. Elle raconte également :
« Venir se faire embrasser au parloir par un grand voyou : passe. Une petite bourgeoise sur le retour en mal de sensations, une visiteuse encanaillée : passe encore. Ce sont les risques du métier. Mais devenir l’épouse officielle, faut pas exagérer. Dans l’esprit de certains, il m’avait bien eue, le voyou. Une telle décision devait cacher quelque chose d’inavouable. » [7]
C’est également cette représentation sociale que stigmatise S. Buffard lorsqu’elle écrit :
« De même qu’on l’accusait de ne pas aimer sa femme, on le soupçonne de faire des enfants par insouciance, par égoïsme, sans imaginer qu’il puisse désirer un héritier comme nous tous, pour le triomphe de la vie [...] En alternative aux symboles sociaux du bonheur et pour faire suite aux aléas de leur apprentissage, nous ne proposons à nos déviants - dont on répète pourtant assez qu’ils ne sont pas des saints - que la caricature des vertus monacales : pauvreté, obéissance et célibat. » [8]
On permettra un détour par Le Manuel des inquisiteurs qui semble particulièrement révélateur de croyances regardant la déviance et les liens avec les relations familiales. En effet, la formule employée par les inquisiteurs était : « est enim testimonium eorum magis efficax ad probandum » [9]. C’est à dire que seuls les témoignages à charge des proches pouvaient être acceptés. A l’inverse, si on ne pouvait réclamer la délation au sein des familles, toujours est-il qu’elles étaient obligatoirement suspectes.
« [...] chacun devrait chasser de chez soi le frère, le père, le fils ou le conjoint hérétique... Il y a lieu de faire quelque réserve, tenant compte toutefois que la consanguinité ne saurait tout justifier. Le fils ne livrant pas son père hérétique et le gardant sous son toit, ou l’époux l’épouse, etc. seront punis un peu moins gravement. A moins que le frère, ou le fils, ou le père de l’hérétique ne pratiquent avec lui l’hérésie : dans ce cas, la suspicion sera aussi forte pour l’accueillant que pour l’accueilli. Par ailleurs, la clémence de l’inquisiteur sera proportionnelle à la proximité du degré de parenté. » [10]
3. Le tabou de la sexualité.
Les révélations d’Alan Davis [11], à la fin des années 60, sur la fréquence des viols dans les prisons américaines avaient marqué l’opinion et avaient valu à son auteur un écho de ce côté de l’Atlantique. Même si les déclarations publiques d’un LeFloch-Prigent sur les « hurlements de détenus violés la nuit » [12] ont fait date, l’époque n’est pas loin où des détenus, se réappropriant un idéal monacal, pouvaient déclarer :
« L’homosexualité, c’est un faux problème. Elle existe surtout dans les maisons centrales. [...] Mais, c’est plus de l’amitié, sans que les individus ne soient, psychologiquement, ou potentiellement, homosexuels. » [13]
« Comment leur dire que ce même sentiment de ma dignité d’homme m’interdisait de me masturber après avoir regardé BB dans Match ? ou aujourd’hui Caroline de Monaco dans Jours de France ? Pourtant, j’avais aussi des désirs difficiles à refouler. » [14]
Même si des anciens détenus racontent des viols et les tentatives pour transformer les jeunes en « giron » [15], des propositions homosexuelles [16], aucun n’avoue de pratiques. Les écrits nord américains sont plus directs, même si ils provoquent comme ceux de J. Carr [17] un certain dégoût, l’auteur n’épargnant pas les descriptions de sa participation à des viols. De même, chez les détenues, si les pratiques homosexuelles sont évoquées, souvent sobrement [18], rares sont celles qui reconnaissent s’y être associées [19].
La tabou sur la sexualité est loin d’être levé. Il faut reconnaître les progrès les plus récents. Jacques Lesage de la Haye avait ouvert la voie de la réflexion en 1978 avec la publication de la Guillotine du sexe [20], complété en 1981 par la Sortie de prison, en partie refusée par son éditeur et éditée à compte d’auteur. A cela s’ajoute, beaucoup plus récemment la recherche de Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu et Michaël Faure sur les sexualités et les violences en prison [21]
La difficulté pour des intervenants extérieurs au milieu pénitentiaire d’évoquer la question de la sexualité avec les détenus explique sans doute que ceux qui s’y risquent, comme Mme Perrin [22] ou D. Gonin [23], soient des professionnels médicaux exerçant en prison. Plus significativement, la seule enquête statistique sur la sexualité en prison [24], réalisée dans deux maisons d’arrêt en 1983-84, a été initiée par un détenu.
Il est d’ailleurs remarquable que le manifeste du dernier rassemblement d’ampleur autour de la prison, à l’initiative d’Act Up [25], n’évoque pas la sexualité, alors même qu’il s’agit d’un des sujets de revendication de cette association. D’ailleurs l’occultation a toutes les raisons d’être efficace, lorsqu’on mesure l’ignorance de l’opinion publique. Selon l’enquête réalisée par le Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées (GENEPI) [26], 26.5% des Français pensent que « les détenus condamnés sont autorisés à avoir des relations sexuelles avec leur femme ».
Et comment ne pas convenir que subsiste un tabou sur la sexualité lorsqu’une ethnologue [27] peut publier le résultat de deux années de « terrain », en reconnaissant ne pas aborder le « thème de la sexualité en prison » car les entretiens ne lui ont pas « donné accès » à celui-ci.