Deuxième partie : un conflit ouvert
1. Vers la cohésion des mouvements de détenus
1. 1. La mise à jour du problème carcéral
1. 1. 1. L’affaire Buffet - Bontemps
Le 27 juillet 1971, Chauffour, détenu de la prison de Lyon, s’empare d’une arme contenue dans un colis qui lui est adressé, et agresse le surveillant Albert Collomb, qui mourra deux mois plus tard. Chauffour sera condamné à mort, et finalement gracié en juin 1973 [1]. Les événements survenus aux mois d’août et de septembre aux Etats-Unis auraient pu alerter les pouvoirs publics. A maintes reprises, ceux-ci proclament s’inspirer des « techniques » américaines en matière de questions pénitentiaires. Le 21 août 1971, George Jackson est tué à la prison de St-Quentin, en Californie [2]. Quelques temps après (du 10 au 14 septembre) a lieu la révolte d’Attica (Etat de New York). La répression sera sauvage, malgré la prise de position et le soutien de la population, troublée par le sérieux des revendications des mutins. Après l’assaut lancé par la Garde Nationale et de très nombreuses forces de police, on relèvera 42 morts, parmi lesquels 9 otages. Le mardi 21 septembre 1971 au matin, à la centrale de Clairvaux, Claude Buffet [3], 38 ans, condamné à la perpétuité, et Roger Bontemps, 35 ans, condamné à 20 ans de réclusion criminelle, « spécialiste des tentatives d’évasion », séquestrent le surveillant Guy Girardot et l’infirmière Nicole Comte. Ils seront retrouvés égorgés après l’assaut lancé à quatre heures du matin, sur décision de Le Corno, directeur de l’Administration pénitentiaire. Avant de connaître la prison, Claude Buffet avait été légionnaire en Indochine, (le ministre de la guerre s’appelait alors René Pleven), et Bontemps officiait comme parachutiste en Algérie, sous les ordres de Massu. Après avoir été utilisés pour les sales besognes de l’état français colonial, ceux-ci ont sans doute eu quelque mal à réintégrer la société civile, au même titre que certains résistants, sommés de rendre les armes après la Libération. Une nouvelle fois, le juge Petit, juge d’application des peines du tribunal de grande instance de Troyes, met en cause la dureté du régime carcéral à Clairvaux. Le Conseil Supérieur de la Magistrature l’écartera de sa fonction de juge d’application des peines, à la suite d’une manœuvre de Le Corno. Celui-ci le rendit responsable du non-retour à la prison d’un détenu qui avait reçu une permission exceptionnelle pour assister aux obsèques de sa femme. Buffet et Bontemps écopent de 90 jours de mitard à Fresnes, puis Bontemps est transféré à la Maison d’arrêt d’Auxerre, et Buffet est envoyé à la Centrale de Melun. Là encore, ils sont soumis à l’isolement. Buffet et Bontemps sont condamnés à mort en juin 1972, et exécutés le 28 novembre suivant. Le 24 septembre 1971, journée de deuil pour les surveillants, à Fleury-Mérogis, des incidents très graves ont lieu chez les jeunes. Le matin, ceux-ci protestent contre l’absence de parloir, de travail et de promenade en tapant sur leurs portes. Le soir, une cinquantaine de surveillants pénètrent dans les cellules et se livrent à des violences contre de nombreux détenus. Le directeur du Centre Pénitentiaire participe à cette opération. Un éducateur, qui rapporte ces faits, M. Jacques Chort, est muté à Corbeil [4]. Imperturbablement, le GIP continue son œuvre d’information et, alerté par des familles, décrit les évènements.
1. 1. 2. Les campagnes sécuritaires
Après le drame de Clairvaux, la grande presse, écrite et parlée, se livre à une campagne violente et systématique contre l’ensemble des détenus. Tous les détenus sans distinction sont tenus pour responsables du drame de Clairvaux. Associés dans une même réprobation et un même enfer, les prisonniers se perçoivent, et voient qu’au-delà des causes particulières qui les ont conduit an prison, ils sont frères et partagent le même sort. La campagne de presse les a unis. De l’atomisation à laquelle leurs incompréhensions les obligeaient, et face à l’administration pénitentiaire qui exploitait cette situation (comme l’a montré le meurtre sordide survenu en juin 70 à Draguignan), leur « conscience de classe », leur solidarité en marche avant Clairvaux, se renforcent et s’accélèrent. Des extraits du rapport rédigé par le juge Petit, sur la tentative d’évasion survenue à Clairvaux dans la nuit du 15 au 16 mai 1970, sont publiés par le quotidien Le Monde le 28 septembre 1971. Cette note fait état de violences gratuites subies par les détenus, couvertes et encouragées par le directeur de l’établissement. La publication de ces informations intervient au moment où l’indignation de l’opinion publique, organisée par la Chancellerie et la presse, qu’on devine devant la mort de l’infirmière et du gardien pris en otages par Buffet et Bontemps, était à son comble. La campagne marque un net coup d’arrêt, confirmant a posteriori la légitimité de l’unité des détenus.
1. 2. Les dessous inavouables du système carcéral
1. 2. 1. La suppression des colis de Noël
Il est apparu que les détenus Buffet et Bontemps ont pu réaliser tranquillement leur prise d’otages, en ayant circulé dans l’enceinte de la Centrale de Clairvaux, bardés de planches de bois nécessaires à leur barricadage, jusqu’à l’infirmerie, sans rencontrer le moindre contrôle. Selon Foucault, le laisser-aller était entretenu sciemment dans l’attente que des faits graves se produisent afin de justifier un accroissement des mesures sécuritaires dans le fonctionnement des établissements pénitentiaires [5]. Il semble en tous cas que le ressenti des détenus, témoins de la violence des agents lors de la tentative d’évasion, ait suffi à justifier la « permissivité » de la vie quotidienne dans la Centrale. Le 10 octobre 1971, René Pleven signe une circulaire pour exiger le renforcement la surveillance individuelle. Le 11 novembre 1971, 5000 personnes se rendent à un meeting de la Mutualité, appelé par le GIP, pour débattre de la situation carcérale française. Le lendemain, le ministre de la Justice René Pleven signe une circulaire supprimant les colis de Noël pour tous les détenus, en application des dispositions de l’article D. 423 du code de procédure pénale.
« Les tragiques évènements récemment survenus dans les prisons ont démontré qu’il n’était pas possible, en dépit d’une réglementation stricte, d’écarter totalement les dangers que comporte la surveillance de cette pratique... Les colis peuvent faciliter les tentations d’entrées clandestines d’objets ou de substances dangereuses pour l’ordre et la sécurité », annonce le Garde de Sceaux René Pleven. Pleven a beau jeu de se servir des évènements qui le désolent, tandis que les violences avérées et subies par les détenus font l’objet de moins de sympathie. Cette préoccupation pour la sécurité des gardiens n’est pas innocente ; elle intervient à un moment où les pressions se font fortes du côté des personnels de surveillance.
1. 2. 2. Les syndicats des personnels pénitentiaires.
Lors d’une émission de télévision des dossiers de l’écran, le 2 février 1972, une discussion suit la projection du film Prison de femmes [6], lors de l’émission des Dossiers de l’écran [7]. Le délégué syndical Aimé Pastre, représentant de la CGT assiste au débat. A plusieurs reprises, celui-ci affirme solennellement que la décision de supprimer les colis de Noël lui est revenue [8]. Le Corno, le seul directeur officiel de l’Administration pénitentiaire, ne cache pas sa gêne lorsqu’il lui rappelle que la circulaire a été signée par le ministre de la Justice, sur sa proposition. Ce n’est pas tant la menace liée à la mort du gardien Chauffour, survenue à la prison de Lyon en juillet, que le travail considérable qui attend les gardiens devant la fouille systématique de ces colis de Noël, qui a motivé les syndicats. En quelques années, la pression des syndicats du personnel pénitentiaire s’est accrue. Deux des principaux responsables de syndicats de surveillants de prison ont su se rendre indispensables au bon fonctionnement de l’administration pénitentiaire. Il s’agit des délégués Hubert Bonaldi (de Force Ouvrière), sous-directeur à la Santé, chargé du centre médico-psychologique régional, et d’Aimé Pastre (du syndicat de la CGT), fonctionnaire administratif à la Santé [9]. Ils mettent à profit une certaine complaisance du directeur de l’Administration pénitentiaire et du garde des Sceaux qui leur savent gré de « tenir le personnel ». Les délégués syndicaux peuvent agiter la menace de grèves - au demeurant illégales [10] - de leurs mandants. Pour eux, la solution immédiate qui s’impose - et en l’absence de réelle orientation réfléchie et de budget conséquent - face à la situation dans les prisons est un surcroît de fermeté. Ils ont conduit Le Corno à « couvrir » ces représentants et leurs mandants, garants d’une certaine forme de stabilité. En échange de cette compréhension, voire compassion pour les doléances des syndicats pénitenciers, les ministres de la Justice sont assurés que les « matons » ne manifestent pas leurs légitimes revendications et leurs préoccupations. Ces questionnements existent, mais ils ne sont que très rarement exprimés, en tous les cas ils ne peuvent se résumer à une demande d’accroissement répressif de leur tâche. Cette stabilité a un coût humain évident. En effet, les blocages de parloir sont à même de provoquer l’implosion des maisons d’arrêt. Les garanties négociées avec le gouvernement permettent de perpétuer un état de fait où chaque partie préserve ses intérêts. Les syndicats, dans ce cas, ont tout intérêt à maintenir une certaine pression dans les prisons, qui s’effectue au détriment des détenus, et de négocier fermement (et cette fermeté s’exerce cette fois encore directement et physiquement sur la population carcérale) des avancées concrètes. L’utilisation d’incidents - couverts quoi qu’il arrive, comme l’a montré l’évasion avortée de Clairvaux en 1970 - fait partie de la construction du rapport de force constitutif du système carcéral. Cela permet au système pénitentiaire de traverser des crises phénoménales, que l’on ne fait que deviner à travers les zones d’ombre, et qui se manifestent, par exemple, dans les taux de suicide démesurés qui touchent les prisons.
1. 3. Les évènements de Toul et les réponses qu’ils suscitent
1. 3. 1. L‘explosion de Ney-de-Toul
Les détenus de la maison centrale de Toul vivent un calvaire. Entre le mois d’octobre et de novembre 1971, les détenus font l’objet de 191 comparutions au prétoire [11]. Le ton s’est considérablement durci après le double meurtre de Clairvaux. Le travail forcé et abrutissant rend les détenus hargneux et irascibles, confrontés à l’arbitraire d’une minorité active de gardiens tortionnaires. L’explosion de la colère sourde ne sera toutefois ni sporadique ni irréfléchie. Durant le mois de novembre, les détenus refusent de cantiner pour lutter contre le despotique directeur de la Centrale de Toul, Galiana [12]. A Toul, la possession d’un transistor clandestin coûte 30 jours de mitard [13]. Le 21 novembre, quatre cent prisonniers de Poissy font la grève de la faim et du travail pendant quatre jours, contre la circulaire Pleven, les conditions de détention et pour l’augmentation des salaires. Vingt-deux condamnés sont transférés. Le 26 novembre, le détenu Jean Lacombe, incarcéré à la maison d’arrêt de la Santé, entame une grève de la faim pour dénoncer la circulaire Pleven. Un courrier de Lacombe adressé à la presse provoque une grande émotion dans l’opinion publique. Le 1er décembre, la grève de la faim est presque généralisée au « quartier haut » de la Santé. Le 5 décembre, à 17 heures, après la séance hebdomadaire de cinéma, 250 des 322 détenus de Toul refusent de réintégrer leur cellule et restent dans la cour de promenade. Ils souhaitent rencontrer le procureur de Nancy, Chertin, et le juge d’application des peines. Suite au mutisme de la direction, qui émet en effet une fin de non-recevoir absolue quant aux demandes des prisonniers, les détenus se mettent progressivement en grève du travail. Le 9 décembre, en arrivant aux ateliers, les prisonniers du bâtiment C s’arment de leurs outils, et expulsent les gardiens. Ceux-ci ne demandent pas mieux de quitter la détention ; le traumatisme de Clairvaux est profond chez les gardiens, et particulièrement pour ceux dont l’attitude est susceptible de provoquer des représailles. Les détenus se rendent maîtres du quartier des adultes, dressent des barricades et exigent le renvoi du directeur, du gardien-chef et de deux surveillants particulièrement violents. Ils demandent également la fin des sévices et une augmentation des salaires. Au quartier des jeunes, le bâtiment est entièrement détruit. Les détenus obtiennent une promesse orale de la part de la administration pénitentiaire, représentée par le directeur régional de Strasbourg, Divisia. Le 10 décembre, les jeunes, les plus virulents, sont transférés, ce qui représente trois quart de l’effectif total. Le même jour, deux cents détenus se mutinent à la prison de la Santé, à la suite d’une grève de gardiens. Les portes des cellules sont enfoncées et des foyers d’incendie éclatent dans plusieurs ateliers. Huit escadrons de gendarmes mobiles sont envoyés sur les lieux pour rétablir l’ordre.
Au bout de quelques jours, les détenus de Toul restants se rendent compte que le directeur et le gardien-chef incriminés sont maintenus dans leurs fonctions.
Le 13 décembre, en protestation, une partie des détenus casse leur cellule. La révolte est rapidement matée par les gardes mobiles toujours présents dans l’enceinte de la prison. Malgré la terrible répression, cette révolte est une victoire pour les détenus. Ceux-ci ont obtenu gain de cause par rapport à leur principale revendication ; ils sont transférés, et n’ont plus à subir le joug du directeur de Toul. La mutinerie de Toul va entraîner une série d’autres mouvements, portant tous les mêmes revendications, et tous sont réprimées avec la même violence. A Poissy, le début des événements de Toul se traduit par la suppression d’un filet dans chaque journal [14]. Intrigués, les détenus parviennent à savoir qu’une mutinerie a éclaté à la centrale de Toul. Le lendemain la surface des articles censurés s’est considérablement accrue. Très vite une certitude se propage à l’intérieur de la prison : les détenus de Toul ont massacré tout le personnel de la Centrale [15]. La censure montre ici l’étendue de sa bêtise, qui place les hommes qui en sont les victimes dans un tourment sans limite.
1. 3. 2. Le rapport Schmelck
La Chancellerie est soudainement mis devant le fait accompli. Non que les agitations soient surprenantes, elles sont sporadiques et les forces de l’ordre, commandées par les préfets, parviennent à les réprimer sans difficulté - et sans doute avec quelque plaisir. L’Administration pénitentiaire est habituée à gérer ces crises, et elle actionne le tourisme pénitentiaire pour contrer les principaux fauteurs de troubles. Robert Linhart, du comité de rédaction de la Cause du peuple-J’accuse, se rend sur place, à Toul, et arrive alors qu’éclate la dernière rébellion, violemment réprimée (on dénombre une vingtaine de blessés). Il est si choqué qu’il doit entrer en clinique. La révolte de Toul est encensée par la presse gauchiste, et plus particulièrement dans un numéro spécial de la Cause du peuple [16], auquel ont collaboré le Secours Rouge et le GIP. L’impact médiatique des révoltes contraint le ministère de la Justice à ouvrir une enquête. La nature toute particulière de la coercition qui s’exerce sur les détenus implique une mauvaise volonté évidente et compréhensible des pouvoirs publics dans la « recherche de la vérité ». Cette dernière initiative ne relève pas, dans le cas de la révolte de Toul, de son bon vouloir. Le 15 décembre, le garde des Sceaux René Pleven ordonne une commission d’enquête sur les mutineries de Toul. Elle est présidée par Robert Schmelck, alors avocat général de la Cour de Cassation (et ancien directeur de l’administration pénitentiaire, alors que Jean Foyer occupait le poste de ministre de la justice). La prison de Toul dirigée par Galiana avait été l’objet d’un rapport de l’Inspection des services Pénitentiaires les jours suivants la révolte. Parallèlement se crée à Toul le comité Vérité-Justice, qui livrera le fruit de son enquête dans un ouvrage [17]. Cette démarche s’inscrit dans la tradition lancée par le Gip, qui peu après sa proclamation verra des groupes locaux se former et entamer des travaux d’enquête utilisés pour la rédaction des brochures du Gip. A Toul, Michel Foucault et Gilles Deleuze, au nom du Gip, tiennent une conférence de presse et donnent la lecture de la lettre ouverte du médecin psychiatre de la centrale de Toul, Edith Rose.
1. 3. 3. Une controverse inégale : le rapport d’Edith Rose
« Paris, dimanche 9 janvier 1972 (...) Entre deux coups de téléphone, Foucault alla hier chercher le rapport sur Toul qui venait de paraître (celui demandé par Pleven) : - Un tissu de lâchetés... C’est ainsi qu’il le résuma lors d’un de nos entretiens suivants » [18].
Le rapport Schmelck est rendu public le 8 janvier ; il met en cause la discipline rigoriste et tatillonne qui régnait à Toul. La maladresse du rapport Schmelck est de tenter de démontrer que la situation de la centrale de Toul est une exception à la règle générale, alors qu’il s’agit bien d’une « situation propre à la majorité des établissements pénitentiaires français », pour reprendre les propos de Jean-Marie Domenach [19]. Michel Foucault, qui s’exprime au nom du Gip, voit dans le rapport Schmelck « une infamie » [20]. L’enjeu était pourtant réel, car il s’agissait de la première réaction prodiguée par le pouvoir politique, interpellé par les détenus qui se sont soulevés. La pauvreté du « dialogue » est mise en exergue par le GIP qui profite de la faiblesse de la Chancellerie, sommée de réagir, pour surenchérir au rapport Schmelck. L’occasion est trop rare de disposer d’une cible matérielle (le rapport) qui puisse être l’objet d’une critique acerbe. Le GIP a alors toute latitude pour faire naître un sentiment de déception et de colère. Ce choix d’attaquer le rapport Schmelck sera regretté par Foucault : bien que présentant la mutinerie sous un aspect exceptionnel, ce document aurait pu constituer une ébauche de dialogue. L’attitude des responsables du système judiciaire paraît trouble, en tous cas maladroite (mais l’autocritique est sans doute un exercice trop récent pour que le résultat puisse convenir aux yeux de ceux qui se sont focalisés sur les aspects hypocrites des réactions de la Chancellerie). Les membres du Gip, qui ont pris l’habitude de chercher les informations chez ceux qui sont ignorés par l’administration pénitentiaire (détenus, intervenants étrangers au personnel « disciplinaire »), sont plus enclins à tendre l’oreille aux voix étouffées. Des informations sérieuses ont filtré sur le fonctionnement de la centrale de Toul. Le docteur Edith Rose, médecin psychiatre à Toul, a rédigé un rapport qui fait la lumière sur les pratiques carcérales. L’usage quasi généralisé de la contention pour les détenus posant des problèmes de discipline, l’absence de concertation entre les diffèrents intervenants sont patents. Ces « révélations » sont telles que la presse nationale s’y intéresse de près (convoquée tout de même par Foucault). En effet, en décembre 1971, celui-ci (aidé financièrement par Simone Signoret) achète une page du Monde, pour publier l’intégralité du rapport du Docteur Rose. L’investissement de Foucault (et d’autres), qui passerait aujourd’hui pour de l’abnégation obstinée, est presque commandé par un souci moral : les discours provenant de circuits non officiels ont autant leur place dans le débat que les travaux « autorisés ».
“ Nos institutions feignent de se rebiffer lorsque, de l’intérieur, on les critique ; mais elles s’en accordent ; elles en vivent ; et c’est à la fois leur coquetterie et leur fond. mais ce qu’elles ne tolèrent pas, c’est que quelqu’un leur tourne soudain le dos et se mette à hurler vers l’intérieur : ”Voici ce que je viens de voir ici, maintenant, voici ce qui se passe ». L’évènement c’est la violence des rapports de pouvoir qui émerge dans l’énonciation des faits que le docteur Rose a rendu public » [21].
Michel Foucault, en rendant public le rapport d’Edith Rose, qui serait à coup sûr resté confidentiel, entend profiter de la liberté dont il jouit. Son œuvre prouve la conscience qu’il a de son statut, et de celle du qui lui est conféré : ce pouvoir est sans cesse réaffirmé, quand sa qualité d’« intellectuel spécifique » [22] est mise à contribution dans les luttes menées au cours des années 70. Le ministère de la justice est alors sur le fil du rasoir, et sa réaction tardive, mais effective, qui se manifeste par la mise en place de quatre groupes de travail à la Chancellerie en février 1972, a alimenté le climat de défiance dans les prisons. La décision d’écarter les aumôniers catholique et protestant, et le médecin de la Centrale, alors même qu’ils se sont fait l’écho de la mise en cause de la politique brutale menée par le directeur de la prison (qui est gratifié par un avancement), témoigne de l’incompétence du ministère de la Justice à gérer une situation où les rapports de force ont brutalement été redéfinis. Devant l’ampleur du mouvement de protestation qui a gagné les établissements pénitentiaires, à l’annonce de la suppression des colis de Noël, René Pleven signe une note de service le 23 octobre 1972. Cette circulaire rétablit la tolérance sur les colis de Noël. Les familles sont autorisées à faire remettre aux leurs des colis confectionnés par la Croix-Rouge. Cette volte-face semble témoigner en faveur de ceux qui estiment que la condition pénitentiaire ne bénéficie d’aucune politique réfléchie. Tout au contraire, sa gestion indique une tendance à la prise de décision par à-coups, en fonction du rapport de force que le pouvoir politique maîtrise, ou pense maîtriser. Ce rapport de force est légitimé par des discours aux accents conservateurs que la presse d’alors semble véhiculer avec une franche ardeur : les détenus coupables de violence dans les enceintes des prisons sont dénoncés, comme si les crimes commis légitimaient a posteriori la perception empreinte de crainte sur la population carcérale. Le silence des prisons est propice à toutes les interprétations ; la parole des détenus était jusqu’alors parfaitement contenue, grâce au climat de terreur régnant dans les prisons. Une fois que les détenus ont saisi l’importance de leur « force de frappe », et qu’ils tentent d’en maîtriser la portée, la Chancellerie est obligée de tenir compte de ce facteur, et d’user de plus d’artifice dans sa « négociation » avec le « syndicat fantôme » des détenus. L’originalité de ces années 70, en offrant aux détenus un espace de discussion relayé par les intellectuels et les groupes gauchistes, fait naître une urgence, celle de la disparition des prisons. Les détenus ont montré l’incapacité de l’administration pénitentiaire à assumer la politique carcérale. Les détenus ont fait preuve de leur aptitude au dialogue. Mais les directeurs des établissements pénitentiaires optent plus souvent pour le recours aux forces de police plutôt qu’au pourparler, et les détenus sont amenés à reconsidérer leur forme d’action, et à user de la violence. Les mises à nu des dysfonctionnements de la machine pénale se traduisent ensuite par des demandes de rapports, en vue de mettre en place des réformes. Mais les pouvoirs publics semblent miser sur l’impact des effets d’annonce pour mieux se défaire des obligations qui découlent des constats flagrants d’irrégularités. Dénoncé par ceux qui ont fait du système carcéral un axe de lutte principal - et transversal -, le ministère de la Justice ne peut se dégager de sa logique qui nie la parole des détenus.
2. La perception du phénomène carcéral
2. 1. Le symbole Fleury-Mérogis
"...Je regrette que toutes les prisons de France ne ressemblent pas à Fleury-Mérogis..."
J. Ferniot, France-Soir, 13 mars 1971.
Fleury-Mérogis, nouvel établissement pénitentiaire immense situé à 25 Km de Paris, ouvre en 1968. La prison est prévue pour accueillir 3000 détenus. C’est le chiffre qu’accueille alors la prison de la Santé, que Fleury doit remplacer. Or l’aménagement initial de la Santé prévoyait une occupation de 1000 individus. Fleury-Mérogis est tellement médiatisée (on l’appelle la prison sans barreaux du fait de l’utilisation massive de plexiglas, pour « humaniser » la détention), qu’elle apparaît pour beaucoup être une prison-modèle. La brochure du GIP ,« Fleury-Mérogis, enquête dans une prison modèle », fait un état des lieux beaucoup moins avenant que ce que la presse a pu découvrir, alors qu’elle était invitée à visiter les lieux. L’enquête du Groupe d’information sur les prisons révèle le témoignage d’un détenu, concernant les visites de journalistes dans l’enceinte du « complexe » pénitentiaire de Fleury-Mérogis. L’administration procède à des manipulations ; « pour faire nombre, on réunit les quatorze éducateurs de Fleury au D1 et on montre ainsi l’excellent encadrement des jeunes détenus » . Les journalistes semblent être téléguidés, invités à rencontrer des gardiens « témoins », aux visages affables, et ne se rendent pas réellement compte de la réalité de la détention. Le clinquant de l’architecture, « la propreté des locaux, les systèmes perfectionnés du verrouillage ou de l’interphone font le reste ». Tous ces artifices ont raison de l’esprit critique de ceux qui sont censés livrer une information juste, tangible et crédible. Le détenu achève son descriptif de la visite des journalistes assermentés d’un ton moqueur : « Le journaliste fera ensuite son métier. Il arrivera même que ceux qui lui ont montré le décor trouvent son article trop romancé » [23]. Ce récit, qui dépeint les journalistes comme des pantins crédules est sans doute exagérée, mais il met l’accent sur la pauvreté de leur discours, qui s’intéresse presque exclusivement aux leurres déployés par l’Administration pénitentiaire. La réalité du monde carcéral est plus triviale, anodine et moins attrayante qu’une visite fatalement insolite. Le premier prisonnier incarcéré à Fleury-Mérogis, celui à qui fut attribué le numéro un sur le registre d’écrou, s’est suicidé peu avant la date de sa libération. En 1971, Fleury-Mérogis reçoit 10% de l’ensemble des prévenus français. Le modernisme de ce centre pénitentiaire est vécu par les détenus comme une torture extrême :
« Ce qui rend fou, (...) c’est le haut parleur. Il y en a un dans chaque cellule. Ca se met tout d’un coup à crachoter derrière votre dos(...) Rends toi compte : à Fleury, tu n’as même pas le droit de parler ou de chanter (...) Tu es en train de chantonner (...) et puis tu es réveillé en sursaut par la voix du haut-parleur : « Ca suffit là-dedans ! » Et on peut prendre jusqu’à huit jours de mitard » [24].
2. 2. Les suicides
L’été 72 marque un changement dans la lutte active des détenus. Les travaux d’enquête du GIP ont mis en évidence des pratiques de l’Administration pénitentiaire ; l’addiction médicamenteuse des détenus, l’usage de la « fiole » [25]. Le Secours Rouge se dissout pendant l’été 1972, signe d’un flottement et d’une dispersion des ressources mobilisées dans les groupes gauchistes en soutien aux incarcérés. L’automne 72 est marqué par un record en matière de suicides de détenus ; 17 à la fin de l’été, 37 pour l ‘année (le précédent « record » datait de 68 [26], avec 26 détenus). En novembre 1972, le docteur Fully, inspecteur de la Médecine pénitentiaire, ancien déporté de Dachau, déclare à trois représentants de l’Association de défense des droits des détenus qui enquêtent sur les suicides dans les prisons : « S’il y avait un Nuremberg des prisons, je plaiderais coupable ». L’exagération de la formule est certaine mais elle rend compte du dilemme vécu par les médecins pénitentiaires, absorbés par les contradictions du système pénitentiaire. Ceux-ci doivent assurer leur mission, supporter le mépris de certains directeurs d’établissement qui les écartent de toute contribution à la bonne marche des établissements et respecter le devoir de réserve auquel ils sont soumis.
« Paris, jeudi 19 octobre 1972. Dix-sept suicides dans les prisons françaises pour les seuls mois d’été. Paris, mercredi 15 novembre 1972. Encore deux suicides en prison, dont l’un d’un jeune homme de dix-sept ans. Michel Foucault m’en parle avec angoisse. Et de cette extravagante - criminelle décision : il y aura, cette année, des colis de Noël, mais seulement pour les détenus qui reçoivent des visites. Ce qui signifie que les plus abandonnés seront, une fois de plus, réduits au désespoir : - ... et au suicide. Paris, dimanche 19 novembre 1972. Foucault évoque les suicides en prison : - Ce gosse de dix-sept ans... Vous savez pourquoi il s’est tué ? Parce que les matons l’avaient drogué et rasé...Au réveil il a découvert son crâne, il n’a pu le supporter, il s’est tué... » [27].
L’allusion au suicide du jeune dont la chevelure a été rasée pourrait paraître anecdotique. La réforme de 1975 stipulera que la réglementation sur la coupe de cheveux n’a plus lieu d’être. Car jusqu’alors les cheveux des détenus sont soumis au bon vouloir des gardiens, qui peuvent user de ce droit de regard infantilisant et humiliant sur l’apparence physique des personnes incarcérées. Il s’agit d’une atteinte supplémentaire sur le corps du condamné, qui est dépossédé de l’usage et du contrôle de son corps [28]. L’enquête du GIP sur la prison de Fleury-Mérogis fait apparaître un nombre élevé de suicides dans cette prison, et un usage systématique du valium, à un tel point que le détenu qui s’exprime dans l’enquête doutait que Fleury puisse fonctionner sans valium. Au regard du souhait émis par le journaliste Ferniot du journal France-Soir, et de la réalité décrite par les détenus incarcérés à Fleury-Mérogis (par l’entregent du GIP), il semble que l’administration pénitentiaire (qui dépend de la Justice, donc du gouvernement) ait réussi à faire admettre la prison comme une « fatalité améliorée », pour laquelle des perfectionnements toujours plus poussés sont envisageables. Mais, au même titre que les criminels du 19ème siècle qui préféraient le bagne aux centrales mortifères, quitte pour cela à commettre des meurtres « gratuits », les détenus expriment une préférence pour les vieilles maisons d’arrêt crasseuses (Fresnes, La Santé) au mouroir moderne de Fleury. La contradiction du discours ferme et décidé concernant la justice et son administration, en porte à faux total avec la réalité carcérale, laisse deviner des mensonges éhontés, caractérisés. Ces mensonges prennent place dans une logique. Cette logique est vécue par des détenus, qui restent lucides malgré les conditions de détention. Des militants du GIP ont écrit, commentant des lettres écrites par un détenu qui se suicide en 1972, que « ce qui est en cause n’est pas seulement un système social en général avec ses exclusions et ses condamnations, mais l’ensemble des provocations délibérées et personnifiées par lesquelles ce système fonctionne, assure son ordre, par lesquelles il fabrique ses exclus et ses condamnés, conformément à une politique qui est celle du pouvoir, de la police et de l’administration » [29]. Cette logique, implacable, tue les détenus, alors qu’elle véhicule un double message de protection (dont la traduction gouvernementale est le vocable « sécurité ») de la société et du détenu lui-même. Chaque suicide fait l’objet d’un traitement spécial dans la presse, signe que le débat portant sur le système carcéral n’appartient pas au passé, mais il semble avoir changé de nature.
3. L’autonomie des luttes des prisonniers
3. 1 Une prise de conscience « collective »
Le 15 janvier, une semaine après que le rapport de la Commission d’enquête présidée par Robert Schmelck a été rendu public, une mutinerie éclate à la prison Charles-III de Nancy. La révélation de la vérité, condition sine qua non pour le bon déroulement du « procès » de la justice qui s’ébauche alors, est hypothéquée par ceux qui ont tout intérêt à ce que le mensonge demeure. Le procès du 6 juin met en lumière le peu de cas qu’il est fait de cette vérité. Les prisonniers sont en train de faire l’apprentissage de la lutte collective, ayant constaté l’échec des actes de révolte individuelle.
Ainsi s’exprime un détenu de la centrale de Clairvaux à propos d’une grève de la faim menée en mars 1970 ;
« Ce qui les inquiète surtout c’est que tout soit si calme : pas une dispute entre nous, pas une bagarre. Pour une fois, je vois de l’entente. Nous faisons notre police. Un seul cas aurait pu mal se terminer, mais nous intervenons et l’on « embarque » littéralement le détenu. Détenus, nous ne pouvons pas laisser dégénérer » [30].
Même si tous les détenus n’ont pas tous une conscience politique très définie, les principes qu’ils érigent, à savoir le contrôle absolu de leurs réactions aux brimades, aux humiliations répétées, aux atteintes dans leur chair, aux privations, dans un climat parfois explosif forcent le respect d’une partie de la population. Les actions mises en place, les réseaux tissés malgré l’étroite surveillance dont ils font l’objet, et les risques encourus (accrus par les risques de délation), donnent une force aux détenus qui créent les conditions du dépassement de leur statut de paria. Les détenus, instinctivement, devinent que leur véritable adversaire est le pouvoir politique, « inatteignable » hors du champ médiatique. Les « matons » sont des instruments aux mains des directeurs, eux-mêmes n’étant que de simples rouages chargés de l’exécution des peines. Ceux-ci ont toutefois la faculté d’inventer l’environnement dans lequel ils exerceront leur prérogative. Mais les prisonniers n’ont pas la capacité de transformer ces outils, et ils doivent se battre contre les acteurs de la politique pénale sur le terrain même utilisé quand il s’agit d’affirmer des orientations de la politique pénale, à savoir les média.
3. 1. 1 La déclaration de Melun
La grève de la faim est une protestation usuelle, que beaucoup de détenus pratiquent, parfois à titre individuel pour attirer l’intérêt d’un juge d’instruction sur leur sort, par exemple. Le travail est obligatoire en Centrale. La grève du travail est insurrectionnelle, car son usage signifie un enjeu collectif. Le 22 décembre, quatre gardiens de la Maison centrale de Melun (Surveillant-chef Niais, surveillants Tarot, Tanguy et Lefranc) passent à tabac un jeune détenu, De Cesare, placé au mitard. Un mouvement collectif des prisonniers oblige le procureur de la République et un médecin à venir à la prison pour constater les coups et enregistrer la plainte de De Cesare. Cette première action les pousse à reposer le problème des conditions de travail qui leur sont faites. L’obligation du travail dans les centrales impose un mode de vie extrêmement rigoureux dans les prisons. L’oppression aliénante qui pèse sur l’ouvrier dans et hors de l’usine apparaît, dans les prisons, décuplée ou centuplée. Or, un décret du 20 septembre 1972 stipule que ces conditions doivent se rapprocher autant que possible du « travail libre ». Cette nouvelle législation considère le travail dans les prisons non plus comme un élément afflictif de la peine mais comme un moyen de réadaptation psychologique et professionnelle. En 1971, la Régie Industrielle des Etablissements Pénitentiaires a réalisé plus d’un million de bénéfices, d’après l’inspecteur général de l’administration pénitentiaire, M. Bouyssic. Cet argent a été entièrement investi dans la construction de la prison de Châteauroux. Les détenus sont ainsi sollicités à de multiples niveaux pour le fonctionnement des prisons. Aucune prison ne pourrait fonctionner sans les prisonniers qui s’occupent du nettoyage... Les maisons centrales sont ainsi toutes ou presque installées à proximité d’un établissement du type centre de détention. Les détenus présentant une dangerosité moindre s’occupent des quartiers d’isolement. Sans ceux-ci, le coût de salariés du « monde libre » pour prendre en charge les centrales ou n’importe quel établissement de haute sécurité serait rapidement prohibitif. Un détenu de Melun précise, dans une lettre datée du 10 janvier 1973, qu’il a été décidé de canaliser l’énergie libérée par l’affaire De Cesare. Ce témoignage confirme cette « émancipation » des détenus [31]. En effet le détenu précise que « la centrale est entièrement quadrillée, tenue par les « progressistes » (...) qui suivent une véritable « politique carcérale » à court, à moyen et à long terme. (...) Chaque atelier a un délégué, responsable de tout ce qui se passe, qui est chargé « d’encadrer », de « tenir » les types qui veulent une action forte ». Ceux-ci veulent éviter de répondre aux provocations des matons pour pouvoir mener une lutte indépendante des tracasseries inhérentes à la vie de prison. Les détenus s’affranchissent ainsi du rôle qui leur est attribué, celui de brutes réagissant aux privations, aux vexations, recevant en retour une multitudes de sanctions diverses. Les revendications écrites de ce « syndicat » de détenus, qui portent sur l’attribution d’un salaire minimal garanti, la garantie d’une représentation équitable sont envoyées aux magistrats et aux journaux français dans une « lettre des prisonniers de Melun aux pouvoirs publics ». Cette déclaration sera reprise intégralement dans la revue Politique aujourd’hui [32]. Suite à cette revendication, l’administration transfère 16 détenus vers d’autres prisons et en met 60 à l’isolement. Le système carcéral qui dépossède l’individu de la plupart de ses facultés en l’astreignant à l’isolement commence à vaciller lorsque les détenus commencent à reprendre le contrôle sur eux mêmes, à reprendre le pouvoir sur leurs vies et à affirmer leur force. Mais cette force rencontre un silence obstiné, un refus patent du dialogue. La réponse logique des détenus s’exprime alors par la destruction. La violence des mutineries renvoie l’administration pénitentiaire à ses propres contradictions, et la destruction inévitable des prisons est un retour des violences subies. Tous les faits et gestes des détenus sont définis par l’Administration pénitentiaire, réglementés par les directeurs d’établissement, contrôlés par les surveillants. La seule occasion de liberté totale et durable qui se présente aux détenus, la mutinerie, leur permet de se débarrasser frénétiquement, et pour un laps de temps qu’ils savent très court (en tant que sujets du droit, ils savent ce qui les attend après l’inéluctable répression ; les transferts, les sanctions disciplinaires, l’isolement, les pertes de remises de peine, le fichage éventuel, voire des poursuites pénales), de l’instrument de leur oppression corporelle, morale, affective...Les détenus de Melun diffusent un manifeste en janvier 1972, qui alerte le public de leur volonté de ne pas succomber aux charmes de la mutinerie :
« Il se peut que certains journaux soient tentés de passer cette lettre sous silence. Mais qu’ils n’oublient pas que leur dédain risque de nous pousser malgré nous à la violence, puisqu elle resterait le seul moyen de nous faire entendre. Ne parleraient-ils pas de nous à ce moment là ? Alors, pourquoi ne pas le faire tout de suite, sans attendre la manchette sensationnelle que leur procurerait une épreuve de force que nous souhaitons éviter ? » [33].
En avril 1973, 40 détenus du Centre de détention de Melun se révoltent contre les conditions de détention. Le mouvement est suivi par 200 prisonniers. L’un de leurs slogans est : « Rendez-nous nos gosses ». Après une violente répression, 177 détenus se mettent en grève de la faim pendant cinq jours [34].
3. 1. 2. Une résistance marginalisée
« Ceux là mêmes sur qui pèse cette justice sans doute injuste, c’est à ceux là même de prendre en main la réforme et la refonte de la justice » [35]. Les détenus qui ont repris le contrôle de leurs actes et de leurs discours font leur le précepte inconditionnel selon lequel les changements qui s’imposent en matière carcérale ne pourront être définis que par ceux qui subissent l’enfermement. Cette maxime fait référence à l’héritage de la résistance internée, instigatrice des transformations du fonctionnement des prisons. Le traumatisme vécu dans les camps est encore vivace. Et le souvenir des actes de la résistance se réveille en un douloureux écho dans la lutte des prisonniers. Ce parallèle est essentiel, car il situe le combat carcéral en devenir dans un « champ » éthique très connoté. Le souvenir du gouvernement de Vichy est encore vivace, et la situation des détenus est maintes fois ressentie comme un rappel des souffrances des résistants, qualifiés de terroristes par le pouvoir vichyste, et enfin réhabilités après la Libération. Au même titre que les décideurs politiques, acteurs de la réforme pénitentiaire de 1945, ayant subi l’incarcération, étaient à même de saisir l’urgence de transformations radicales, les prisonniers se sont fait l’écho de cette nécessité. Les luttes menées à Nîmes, à Nancy, à Melun, chaque nouvelle lutte est l’occasion de réaffirmer ce principe. Jean-Marie Domenach écrira ainsi, commentant une lettre du Comité de défense d’Ensisheim :
« Nous savons, de cœur et d’expérience, qu’un condamné n’est pas pour autant rejeté dans l’infamie ; nous savons qu’il est capable dans certaines circonstances de se conduire plus honnêtement et plus courageusement que beaucoup de ceux qui le méprisent et le condamnent. On le découvre parfois, dans les catastrophes nationales. Il faut oser dire ce que la pudeur a toujours caché : il y eut parmi les pionniers du maquis un bon nombre de « repris de justice ». Leur passé les prédisposait peut-être à l’aventure. Mais ils auraient pu choisir le marché noir ou la collaboration, et ils choisirent la Résistance. A cette époque, la quasi totalité des officiers français attendaient chez eux la Libération, et les magistrats de la zone libre envoyaient les résistants dans les prisons de Vichy » [36].
3. 2. Le Comité d’action des prisonniers
« Les chaînes des prisonniers sont les mêmes que celles de tous les hommes sans pouvoir sur leur vie : elles sont simplement plus visibles ».
Devise du journal du Comité d’action des prisonniers.
3. 2. 1. Physionomie du CAP
Le Comité d’Action des Prisonniers, fondé en novembre 1972, rassemble un nombre limité mais très actif d’ex-détenus. Ces anciens détenus, Serge Adam et Jacques Lesage de la Haye [37] (membre du groupe Marge, né en 1974 à l’Université de Vincennes - Paris VIII) surtout, qui participent depuis le début aux activités du GIP ; trouvent là un cadre de réflexion politique sur leur expérience personnelle et un lieu de militantisme. Le CAP, tout en reprenant un axe de lutte proche du GIP, va opérer un glissement des pratiques de luttes et des revendications. Les « leaders » non détenus du GIP qui souhaitent poursuivre leur travail se regroupent au sein de l’ADDD, l’association de défense des droits des détenus. Le 20 juin 1973, le docteur Fully, inspecteur de la médecine pénitentiaire est assassiné par un colis piégé. Le CAP déclare : « Le Dr Fully était pour nous un allié inefficace, mais un allié » [38]. Le commentaire désabusé de ce meurtre, qui n’a jamais été élucidé, souligne l’échec de la « réussite » du GIP : le CAP est autonome et porte seul la lutte des détenus, il lui est difficile d’envisager un mouvement d’envergure du refus de la prison. Isolé, le CAP ne devient plus que l’expression des détenus eux-mêmes, sans relais extérieur véritable. Les « grandes gueules » de l ‘époque, Serge Livrozet, Roland Agret, Roger Knobelspiess, sont les voix des sans voix. Ils revendiquent les origines populaires de la lutte des prisonniers, et la conscience d’appartenir à une classe sociale particulière est présente. Leur origine sociale, ou leur niveau de « conscience politique », ne les rend pas forcément représentatifs de l’ensemble de la population pénale, qui préfère de loin « faire sa peine », et garder le silence une fois la « liberté » retrouvée. Ce sont des détenus marginaux, tout comme les « futurs » membres du CAP, qui ont un souci d’activité militante et collective dès leur sortie de prison. Le Comité d’Action des Prisonniers s’affiche de façon manifeste, revendiquée et assumée comme étant un mouvement où les anciens détenus sont les leaders. « Il était entendu que le jour où il y aurait un noyau d’anciens détenus suffisamment nombreux et suffisamment volontaires pour reprendre tout ce mouvement en mains, ils le feraient » [39]. La représentation des détenus au sein des commissions chargées de gérer l’administration pénitentiaire est la condition sine qua non pour l’acceptation des peines par les détenus, en effet contraindre les détenus à se plier à des règles qu’ils n’ont pas écrites est une gageure. Les prisonniers se font l’écho de cette nécessité dans leur revue. A travers les multiples témoignages issus des prisons françaises, le CAP fait vivre médiatiquement la lutte des détenus pour s’affranchir de leur geôle. Le numéro un du journal du CAP paraît le 5 décembre 72, date anniversaire du début du soulèvement de Toul.
3. 2. 2. La lutte contre le contrôle social
3. 2. 2. 1. La plate-forme des revendications du CAP
Le CAP rédige une plate-forme de 11 points qui résume l’ensemble des revendications émises par les prisonniers durant deux ans de luttes. La liste de ces revendications paraît en janvier 1973 dans le numéro deux du journal du CAP.
Ces revendications sont ;
1) la suppression du casier judiciaire,
2) la suppression de l’interdiction de séjour,
3) la suppression de la peine de mort,
4) la suppression de la prison à vie,
5) la suppression de la tutelle pénale,
6) la suppression de la contrainte par corps,
7) la réorganisation du travail en prison (création d’un SMIC, la sécurité sociale pour les familles de détenus, des certificats de travail à la sortie, l’offre d’une formation professionnelle à tous les détenus),
8) les droits de parloir et de correspondance libres,
9) l’accès à des soins médicaux et dentaires,
10) le droit de recours et de défense des détenus devant l’administration pénitentiaire (prétoire, libérations conditionnelles, grâces...),
11) et le droit d’association dans les prisons.
Ces revendications ont été celles de tous les mouvements de lutte des détenus. Le premier tract du GIP avait été axé sur la demande de la suppression du casier judiciaire, et avait mené campagne à cet effet en mai-juin 1971. Le GIP estime en effet que « le casier judiciaire disqualifie d’entrée de jeu la prétention hypocrite de faire passer la prison pour un lieu de rééducation » et qu’ « en interdisant l’accès de la fonction publique aux détenteurs d’un casier judiciaire, l’Etat juge tous les jours la valeur de son propre système pénitentiaire » [40]. Le Gip s’est toujours efforcé de « ne pas proposer un programme de réformes et ne pas substituer (son) discours à celui des prisonniers » [41].
« L’un de nos principes, c’était de faire en sorte que les détenus et, autour d’eux, toute une frange de population puissent s’exprimer. Les textes du G.I.P. n’étaient pas les élaborations d’un intellectuel délétère, mais le résultat de cette tentative. C’est pourquoi le G.I.P. ne s’est jamais considéré comme chargé de proposer des réformes. C’est pourquoi aussi le G.I.P. (comme c’était prévu dès le départ) s’est dissous lorsque d’anciens détenus ont pu organiser leur propre mouvement. Tout cela, c’était la conséquence de notre sujet et non pas l’effet de contradictions » [42]. Le Cap, plus que l’association de défense des droits des détenus, a donc pris la relève du Gip, et s’efforce, comme s’il avait gagné en légitimité du fait du glissement du « recrutement » de ses animateurs, de faire des propositions, qui parviennent à synthétiser un ensemble de revendications et aspirations formulées par les détenus dans leurs productions, pour le moins hétéroclites.
3. 2. 2. 2. La tutelle pénale
La lutte retrouve un accent « sous-prolétaire », et les axes de travail du CAP vont s’attacher aux différentes formes de criminalisation des pauvres, déclassés, marginaux... Le Comité d’action des prisonniers lutte contre le contrôle social, représenté par la tutelle pénale, les interdictions de séjour et les contraintes par corps. La contrainte par corps est une menace de prison formulée à l’encontre de personnes redevables au Trésor Public. Le CAP prévient :
« Nous invitons tous ceux qui désirent engager un combat dans le sens à ne pas se précipiter tête baissée contre la loi (...) mais à prendre contact avec nous pour organiser la lutte dans l’intérêt de tous ceux que menace la contrainte par corps » [43].
Francis Moret, après avoir passé 47 mois de détention, sort de la prison de Saint-Martin de Ré. Il doit à sa libération verser une somme de 12 510 francs au titre de frais de justice, et 26 000 francs d’amendes. Etant dans l’impossibilité de s’acquitter de ces sommes, il est condamné à un an de prison comme contrainte par corps.
Le Juge d’application des peines lui donne une permission de 7 à 18 heures pour se rendre à une commission médicale à La Rochelle.
« Dites les gars, vous avez déjà vu ça vous, une permission accordée à un gars qui effectue une contrainte par corps ? Merci M. Le Juge. Oh oui, j’y suis allé à la commission médicale ! Et puis le soir on m’a attendu. Et on m’attend encore ! Et on m’attendra longtemps ! » [44]
Le Comité d’Action des prisonniers estime que 100 000 personnes sont menacées chaque année par cette sanction économique. Cette lutte est relayée par la presse ; Le Monde publie régulièrement des informations et des communiqués du Comité d’Action des Prisonniers, tout comme il le faisait avec le GIP.
3. 2. 2. 3. Le casier judiciaire
« Dans une société capitaliste, le patron a le droit de savoir qui est son employé ».
L’employé lui bien entendu, n’est pas invité à connaître les antécédents éventuels de son employeur. C’est bien pourquoi la revendication des prisonniers relatives à la suppression du casier a un contenu objectif anticapitaliste - et combien pourquoi il n’est même pas question, pour le pouvoir, d’en discuter » [45]. L’auteur souligne ici le revers du système capitaliste ; l’employeur, en position de force dans la négociation du travail salarié, est à même de connaître un aspect de la vie privée de « ses » employés, tandis que ces derniers n’ont pas le droit d’être renseignés sur la probité de ceux auxquels ils vendent leur force de travail. Mais, en dehors de cette vision « marxiste », empreinte de « lutte des classes » et de l’antagonisme qui oppose le patron au prolétaire, la perversité du casier judiciaire réside surtout dans son arbitraire. Le casier judiciaire constitue en effet un marquage des condamné(e)s qui leur est préjudiciable à la sortie ; le casier double la condamnation pénale d’une condamnation sociale et place les ex-détenu(e)s à la merci de la curiosité des employeurs. Catherine Leguay, qui occupe un emploi de s ecrétaire à l’université de Paris VII, reçoit une lettre du secrétaire général de l’université Claude Belot qui lui signifie son licenciement le 31 octobre 1975 après qu’il ait eu connaissance du bulletin n°2 de son employée, portant la mention de cinq condamnations pour vol [46]. La loi du 29 décembre 1972 tend pourtant « à simplifier et à compléter certaines dispositions relatives à la Procédure Pénale, aux peines et à leur exécution ». En clair, les juges peuvent désormais exclure des bulletins n° 2 et n° 3 du casier judiciaire certaines condamnations. Mais la revendication du CAP est loin d’avoir été entendue ; l’administration conserve toujours un droit de regard sur le passé judiciaire des personnes qui postulent à des emplois publics, et le discours du CAP était de dénoncer l’attitude de l’Etat, qui d’un côté prêche la réinsertion des détenus, et qui profite via la RIEP (Régie industrielle des établissements pénitentiaires, créée par la loi du 31 décembre 1950) du travail des détenus, et qui de l’autre les condamne socialement lors de leur sortie de prison. Les détenus auront pourtant fait preuve d’un esprit ouvert en proposant que l’état délivre des certificats de travail au nom des entreprises qui les ont embauchées, ou au nom d’une administration publique « de complaisance ». L’état se refuse de faire connaître les entreprises qui bénéficient des conditions économiques largement favorables offertes par l’administration pénitentiaire, qui statutairement est contrainte d’offrir du travail aux détenus, mais participe de l’exclusion de ses anciens « employés » sans sourciller.
3. 3. 1974, année charnière
3. 3. 1. Les raisons de la colère : la mise à nu du système carcéral
Les émeutes de 1974 vont libérer une grande énergie chez les prisonniers, qui jusque là était profondément matée, frustrée par la dureté des régimes carcéraux, et canalisée par le travail « forcé » (et censément positif) dans les maisons centrales. Cette énergie se retrouve dans l’ardeur des ex-détenus du Comité d’Action des Prisonniers, dans les « initiatives individuelles » comme la Ligue Justice Police de Roland Agret. Ces énergies émancipatrices suscitent des réponses politiques. La rigueur des applications concrètes du discours sécuritaire appliqué aux prisons était jusqu’au début des années 1970 largement camouflée par le silence médiatique. La lenteur exaspérante des changements intervenant dans le système pénitentiaire rajoute à l’exaspération légitime de ceux qui subissent l’incarcération. La mutation des directeurs d’établissement, dont le sadisme est avéré par de très nombreux témoignages, interviendra en janvier 1972 (les directeurs de Clairvaux, Melun et Rouen sont déplacés). L’asphyxie généralisée, occultée par de légers changements « de façade », ne pouvait qu’engendrer des catastrophes, parfois signalées par des agents de la justice pénale, mais ignorées des pouvoirs publics. Clairvaux en est la démonstration, puisque les alertes du juge d’application des peines Albert Petit sont restées lettres mortes. Brutalement dévoilé par les scandales issus des révélations (publication des récits du juge Petit, du docteur Rose, et dans une moindre mesure les exposés des détenus, publiés par le Gip), la gestion sécuritaire et étouffante de l’exécution des peines ne peut plus désormais exister ouvertement sans que la contestation ne s’exprime. La minutie et la précision des enquêtes du GIP ont permis de mettre à plat la réalité carcérale. Ainsi mise à nu, elle rend compte des travers de ce monde fermé sur lui-même, que les directeurs d’établissement ont à gérer.
3. 3. 2. L’affaire Mirval
L’année 1974 est marquée par un décès très révélateur. La victime est un jeune Antillais de 20 ans. Patrick Mirval est incarcéré depuis le 20 janvier 1974 au centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis pour le vol de 170 francs dans des appareils de distribution de monnaie. Dans la matinée du 22 février, celui-ci est envoyé au quartier disciplinaire. A 9h20 ce matin-là, cinq surveillants le hissent entravé dans un fourgon cellulaire. A 10h10, à son arrivée au quatrième étage de la « tripale » D3 (les quartiers d’isolement - créés en 1972 - se situent généralement dans les derniers étages des établissements), l’un des bâtiments de la maison d’arrêt pour hommes, il est décédé. La durée du trajet moyen pour se rendre au D3 est de cinq minutes, or une « panne d’ascenseur » de vingt minutes est survenue. Un collège d’experts (dix médecins légistes auront apporté leur concours à l’instruction ouverte par le juge Michau) chargés d’étudier cette mort suspecte souligne que « la mort très rapide, en moins de deux heures, d’un jeune homme de vingt ans de constitution robuste et même athlétique, pose un problème... » [47]. Le 16 mars, des familles de détenus se rassemblent devant les prisons de Fresnes, la Santé, et Fleury-Mérogis pour demander la suppression des mitards et des explications sur le décès de Patrick Mirval [48]. Le délai écoulé entre la mort du jeune homme et les manifestations de refus de l’arbitraire carcéral est symptomatique d’une lutte qui n’est plus que marginalement soutenue à l’extérieur des prisons. Une ordonnance de non-lieu est rendue le 7 mars 1977 par le juge Jean-Pierre Michau, confirmée par un arrêt de la chambre d’accusation de Paris du 23 novembre 1977. Un pourvoi est rejeté par la Cour de Cassation le 4 janvier 1979 [49]. Cette affaire illustre le climat de l’époque qui stigmatise à outrance la jeunesse immigrée, populaire ou prolétaire. La mort choquante de ce jeune homme est à même de souligner l’importance des violences commises dans les prisons, et qui ne provoquent que de très rares réactions au sein de l’opinion publique. Le fonctionnement de la justice concernant le cas de Patrick Mirval sera analysé par Bernard Cuau, dont l’enquête fait l’objet d’un ouvrage, L’Affaire Mirval ou Comment le récit abolit le crime. Le nombre exagérément élevé du nombre de médecins consultés pour établir les circonstances exactes du décès de Mirval est à lui seul emblématique de la manière dont la justice traite les cas qui sont susceptibles de mettre en péril sa crédibilité. Le « plus suspect » des surveillants ayant participé au transfert de Mirval, Danet, deviendra, quelques années plus tard, directeur de la centrale de Clairvaux [50]. L’affaire Mirval, au même titre que l’affaire Jaubert, fait l’objet d’une contre-enquête presque simultanée (à laquelle participent Foucault, Vidal-Naquet - qui depuis les comités Audin [51] est un habitué de ces procédés), mais cette démarche n’est pas vécue par les détenus. Aussi, la mort de Mirval, jeune immigré d’extraction populaire, auquel peuvent facilement s’identifier la majorité des détenus, est à même d’alimenter la rancœur des détenus. Ceux-ci ont tous des griefs contre l’administration pénitentiaire, qu’ils ne peuvent exprimer. Cette incapacité et impossibilité d’extérioriser régulièrement et durablement une colère compréhensible est à prendre en compte dans l’explosion qui survient durant l’été 1974.
3. 3. 3. Les émeutes
Quelques mois après l’affaire Mirval intervient un important remaniement ministériel. Taittinger [52] est remplacé par Jean Lecanuet. Ce changement provoque également le départ du chef de cabinet de Pierre Taittinger, Arpaillange, et de Beljean, le directeur de l’administration pénitentiaire. Ceux-ci étaient les principaux artisans des réformes intervenues depuis 1972 ; décret du 24 avril qui officialise l’institution dans chaque établissement d’une commission d’application des peines, prise en compte du maintien des liens familiaux pour circonscrire l’abus de la détention préventive, accès aux activités socioculturelles, droit à l’information. Le contenu du décret du 19 septembre était plus fidèle à la tradition « schizophrénique » propre à la prison ; dans le même temps sont instaurés les quartiers d’isolement, et autorisés les parloirs libres (sans hygiaphone). Les mutations qui affectent les postes des responsables du système pénal marquent la fin de la « doctrine Arpaillange » et des améliorations substantielles de la vie carcérale qu’elle a inspiré. Le 18 juillet 1974, les détenus de la Centrale de Clairvaux se mobilisent pour réclamer la levée du mitard infligé à deux détenus à la suite d’une altercation. La révolte éclate, les surveillants s’enfuient : 400 détenus se mutinent. Les ateliers sont entièrement brûlés. Deux détenus, Cadic et Barra, sont tués par les forces de l’ordre lors de la répression. La maison centrale est totalement dévastée. Ce modus operandi sera observé dans la plupart des soulèvements de l’été ; autant les destructions que la répression semblent progresser dans la violence. Le 20 juillet, une cinquantaine de détenus de la maison d’arrêt de Nîmes entendent des déclarations de Lecanuet au moment même où celui-ci les prononce. « Il ne peut être question aux yeux du ministre de la Justice de laisser la violence et la révolte s’établir dans les prisons. La fermeté et la rigueur ne sont pas contradictoires mais complémentaires d’un effort profond d’humanisation » [53]. Ils refusent aussitôt de regagner leur cellule. Le chahut qui suit se transforme en émeute, les détenus se rendent maîtres des quartiers de détention, ouvrent les cellules, pillent l’économat et incendient le bâtiment administratif, et les ateliers. Les 24 et 25 juillet, ce sont les établissements pénitentiaires de Caen et Loos-lès-Lille qui subissent l’épreuve du feu. Le 27 juillet, une émeute se produit au quartier haut de la prison de la Santé, qui coûte la vie à un détenu. Le 30 juillet, un détenu de la Centrale de Saint-Martin-de-Ré parvient à s’emparer des clefs d’un gardien et ouvre aussitôt 200 cellules. Les mutins incendient trois bâtiments, et provoquent l’explosion de bouteilles d’acétylène. Après l’assaut des policiers, on relève deux morts. Du 19 juillet au 5 août 1974, la Chancellerie dénombre quatre-vingt-neuf mouvements de révoltes collectives dans les prisons, dont neuf mutineries au cours desquelles sept détenus ont trouvé la mort, tandis que onze établissements sont totalement ou partiellement dévastés. Les dégâts ont été estimés à un coût de 63,5 millions de francs de l’époque. Une fois l’ordre rétabli, les grèves de surveillants, qui se sont greffées sur les révoltes, s’achèvent sur la promesse d’un déblocage de 17 milliards de francs pour des hausses de salaire [54]. La longue litanie de ces mouvements permet d’apprécier l’ampleur du mouvement, mais l’impression d’un gigantesque chahut collectif masque certainement des réalités complexes et de multiples souffrances, noyées dans le traitement médiatique de ces émeutes. Les journaux rendent compte systématiquement des destructions, soigneusement détaillées, des réactions des ministres de la Justice et de l’Intérieur, mais à aucun moment n’apparaît l’intérêt éventuel d’une écoute des aspirations des détenus.
3. 4 La réponse du gouvernement
3. 4. 1 Les prisons visitées
Le lundi 5 août est organisée une visite de la maison centrale de Loos-lès-Lille, saccagée lors de la mutinerie du 25 juillet. Cette visite est décidée par le préfet de la région Nord-Pas-de-Calais, M. André Chadeau. Le député P.S. du Nord Arthur Notebart, maire de Lomme, commune voisine de Loos, et président de la communauté urbaine de Lille, a demandé qu’une telle opération soit menée. Le consensus est total, puisque le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, a lui-même autorisé cette visite [55]. La médiatisation des mutineries est complète, et chaque révolte a été totalement et abondamment détaillée. Le gouvernement révèle une réelle ambiguïté ; Jean Lecanuet continue de prêcher une future réforme pénitentiaire, totalement remise en cause par cette stigmatisation des détenus. Parallèlement, le ministre de l’intérieur envoie aux préfets des instructions « demandant que les prisonniers nettoient et assainissent eux-mêmes leur prison » [56]. Cette « punition » est plus que symbolique, et elle ne montre pas de réelle volonté d’apaisement. Comment les détenus ne ressentiraient pas d’humiliation en déblayant les gravats des prisons qu’ils ont voulu détruire ? Les titres du Monde parus durant les révoltes montrent les tergiversations qui agitent le débat pénitentiaire au niveau gouvernemental : au lendemain de la révolte de Clairvaux, Jean Lecanuet affirme : « Il faut tenir à l’opinion le double langage de l’ordre et des réformes » [57]. Le 31 juillet, Le Monde titre : « M. Lecanuet saisit le gouvernement d’un projet de réforme de la condition pénitentiaire », et annonce la « suppression de fait du casier judiciaire », la « parité des salaires entre surveillants et policiers » [58], et la « remise en cause des courtes peines de prison ». Le Monde du 1er août 1974 titre en première page : « La crise pénitentiaire devant le conseil des ministres. « L’indispensable réforme des prisons sera conduite avec détermination mais dans le calme », déclare M. Giscard d’Estaing ». Le 6 août, la une du Monde indique : « Après l’ajournement du plan Lecanuet, « La réforme des prisons est actuellement empêchée par les prisonniers eux-mêmes », déclare M. Michel Poniatowski ». Le journaliste Philippe Boucher évoque « un triple camouflet » qui, « si l’on était mal intentionné », ferait paraître Jean Lecanuet « comme le vassal de M. Poniatowski ». Ce dernier « a envoyé aux préfets et aux forces de l’ordre des instructions de grande fermeté », notamment des consignes incluant l’ouverture immédiate du feu en cas de tentative d’évasion, sans sommations, en conformité avec les dispositions du code de procédure pénale. Le 13 août 1974, le président affirme, après sa visite aux prisons de Lyon, que « la réforme pénitentiaire sera menée à son terme » [59]. Les réactions du gouvernement semblent s’inspirer du modus operandi en usage dans la gestion des conflits sociaux plus traditionnels. Mais ici la situation est plus floue encore ; le gouvernement doit s’exprimer aux détenus par voie de presse, tout en préservant les personnels pénitentiaires représentés par leurs délégués syndicaux. Giscard doit également prendre en compte la susceptibilité de l’opinion publique présupposée, qui pourrait s’offusquer d’une préoccupation excessive du sort des détenus. L’impossibilité, ou la difficulté de satisfaire la totalité des parties fait alors paraître le gouvernement pour une girouette qui demande à la fois aux gardiens d’assurer leur tâche, de tirer s’il le faut sur les détenus, tandis que le président engage « la conversation avec les détenus », serrant au passage quelques mains de détenus « dans des cellules où il - pénètre - à l’improviste » [60].
3. 4. 2. Le Genepi
En mars 1975, l’association d’étudiants du Genepi (Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées) est lancée. Elle se propose de participer à l’enseignement des détenus. La première réunion se tient à l’Elysée, sous le patronage de Valéry Giscard d’Estaing. C’est lui même qui est à l’initiative de la création du Genepi, qui fédère principalement les étudiants des grandes écoles. Le but de la création de cette association est d’insuffler un peu de la vie extérieure dans les enceintes des prisons. Le Genepi ne concerne que des bénévoles, et cela permet de contrecarrer le manque flagrant d’agents socio-éducatifs intervenant dans le domaine carcéral. Le président Giscard, le 10 août 1974, est allé visiter les prisons lyonnaises, et avait même tenu à rencontrer des détenus. Il se fait photographier serrant la main d’un détenu. Le libéralisme du nouveau président déconcerte l’opinion publique - ou au moins ses électeurs - quand il ne déclenche pas leur franche hostilité. Cette attitude ambiguë souligne la complexité du problème carcéral, qui s’exprime presque systématiquement lors des remises en cause, qu’elles soient théoriques ou pratiques, du fonctionnement des établissements pénitentiaires.
3. 4. 3. Les remises de peine
L’ambiguïté apparaît tout d’abord dans ce qui compte le plus pour les prisonniers, à savoir les grâces, remises de peines et traditionnelles amnisties. L’un des premiers gestes de Giscard sera d’accorder une grâce pouvant aller jusqu’à six mois pour les condamnés « ayant observé un bon comportement en détention au cours du mois de juillet 1974 ». Un peu plus d’un millier de détenus seront libérés suite à cette décision. La promulgation de cette mesure est problématique et révèle un dilemme hypocritement caché derrière l’humanité apparente et incontestable de cette libéralité. En effet elles font bénéficier ces remises de peines aux détenus « frileux », qui sont prudemment restés à l’écart des mouvements de juillet. Or la médiatisation, qui contraint la Chancellerie à donner des gages de compréhension du « malaise », est assurée par les détenus qui auront manifesté leur mécontentement. Si les symptômes des soulèvements paraissent évidents, les moyens utilisés pour les circonscrire semblent - d’un point de vue quelque peu moral, certes - moins opportuns ; la mesure de grâce, dont sont privés les détenus transférés, mis à l’isolement, revêt alors un caractère plus « machiavélique » qu’il n’y paraît au premier abord (et s’inscrit dans la logique de chantage afférente à la gestion pénale, où les avantages sont subordonnés à une acceptation totale de la condition pénitentiaire, qui ne tolère aucune critique). Les remises de peine n’ont été accordées qu’en fonction de ces mouvements. D’un point de vue stratégique, l’octroi de nouvelles remises de peine constitue néanmoins une victoire, car le pouvoir politique s’est engagé à pérenniser les réductions de peine. Désormais, sous réserve de bonne conduite, celles-ci sont de trois mois par an (remise de peine ordinaire) ; auxquels s’ajoutent trois mois par an de remise de peine supplémentaire (RPS) à partir de la troisième année de détention, et enfin trois mois par an de remise de peine exceptionnelle en cas de réussite à un examen scolaire, professionnel ou universitaire [61] . Mais cette victoire a un goût amer, car dorénavant elle renforce le chantage auquel sont soumis les détenus ; l’acceptation du régime subi, quel qu’il soit, est la condition sine qua non pour bénéficier des remises de peine. Et les détenus doivent ainsi comprendre que le hasard qui les place dans des situations où les seules issues sont la révolte, fait partie de ce contrat, qui paraît bien peu moral, alors même que le gouvernement véhicule un discours moderne et respectueux.
3. 5. La réforme de 1975
3. 5. 1. Les circulaires
Jean Lecanuet, ministre de la Justice, et Hélène Dorlhac vont s’atteler à apaiser les tensions qui restent vives dans les prisons françaises. Tous deux ont été nommés en avril. La création d’un Secrétariat d’Etat à la condition pénitentiaire, attribué à Hélène Dorlhac, semble signifier qu’on veut s’attaquer à la réforme des prisons. Le 7 août suivant sont approuvées en conseil des ministres des propositions de réforme émanant des circulaires de Jean Lecanuet et d’Hélène Dorlhac. Ces circulaires, qui « humanisent » la prison en y rendant les conditions de (sur)vie plus confortables, sont en même temps le meilleur moyen de désarçonner les conflits qui auraient pu émerger dans une situation tendue. Cette stratégie répond de fait aux revendications des détenus révoltés obligés de formuler des propositions matérielles fatalement plus anecdotiques que les réelles raisons du mécontentement. Ces circulaires, qui inaugurent le premier volet de la réforme de 1975, instituent l’amélioration et la libéralisation des conditions de détention. Ainsi, par circulaire du 23 août 1974, Jean Lecanuet autorise les utilisations de transistors. Les prisonniers disposaient déjà de tels appareils, trafiqués avec les moyens du bord (les déclarations de Lecanuet ont d’ailleurs déclenché une partie des soulèvements). La presse est définitivement autorisée, le port du costume pénal (droguet) est abandonné, l’usage des « cages à poules » est aboli, les possibilités de cantine sont élargies, la réglementation sur la coupe de cheveux est supprimée, les conditions d’obtention des parloirs sont assouplies, en même temps que leur fréquence est augmentée. L’administration pénitentiaire intègre ainsi au fur et à mesure les revendications des prisonniers révoltés pour mieux réduire les périodes de crise. Mais ces aménagements de « confort » sont associés à une évidence ; il serait inopportun pour les détenus de poursuivre leur lutte, même si elle n’était pas motivée par de substantielles améliorations des conditions de détention. Le législateur choisit ainsi sciemment de laisser les détenus en venir à des actions violentes, pour accorder des mesures que tôt ou tard le pouvoir aurait du concéder sans qu’il paraisse nécessaire d’en venir à des situations de conflit ouvert.
3. 5. 2. Les centres de détention
Le second volet de la réforme de 1975 consiste en la redéfinition des établissements pénitentiaires en trois catégories. Le régime des maisons centrales est allégé ; le régime progressif issu des systèmes pénitenciers américains (encellulement pendant douze années, puis régime auburnien, fondé sur l’isolement cellulaire la nuit puis travail en commun de jour, en silence) est alors supprimé. Il était appliqué dans les maisons centrales depuis 1938, date à laquelle la France a rayé le bagne (transportation des condamnés aux travaux forcés) de son arsenal pénal.
Ce sont les centres de détention, qui bénéficient des plus grandes libéralités. Dans le régime des « centres de détention », les détenus peuvent porter leurs vêtements personnels, décorer leurs cellules, écrire à toute personne de leur choix, recevoir du courrier. Ils peuvent à titre exceptionnel être autorisés à téléphoner à leur famille. Le régime du parloir rapproché est de règle, et le régime des permissions de sorties est libéralisé. Cette libéralisation « de façade » s ‘accompagne d’un volet très sécuritaire, qui institue les quartiers ou établissements à sécurité renforcée.