COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MOUISEL c. FRANCE
(Requête no 67263/01)
ARRÊT STRASBOURG 14 novembre 2002
DÉFINITIF 21/05/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mouisel c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,
Mme F. Tulkens,
MM. J.P. Costa,
P. Lorenzen,
Mme N. Vajic,
MM. E. Levits,
A. Kovler, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 mars 2002 et 24 octobre 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 67263/01) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jean Mouisel (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 octobre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me Nelly Petriat, avocate au barreau de Pau. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant, atteint d’une leucémie, alléguait que son maintien en détention constituait une violation de l’article 3 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 11 avril 2001, la Cour a décidé, en vertu de l’article 41 de son règlement, que la requête serait traitée en priorité. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
5. Par une décision du 21 mars 2002, la Cour a déclaré la requête recevable.
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La Cour ayant décidé, le 4 juillet 2002, après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 2 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le requérant est né en 1948 et réside à Fougaron.
8. Le 12 juin 1996, le requérant fut condamné par la cour d’assises de Haute-Garonne à une peine de quinze ans d’emprisonnement pour vols en bande organisée avec arme, séquestration et escroquerie. Il fut incarcéré à la maison centrale de Lannemezan (Hautes-Pyrénées).
9. A la fin de l’année 1998, son état de santé se détériora.
10. Le 8 janvier 1999, un médecin de l’unité de consultation et de soins ambulatoires (U.C.S.A) de la maison centrale de Lannemezan délivra un certificat médical dans lequel on pouvait lire :
« Il s’agit d’un patient qui présente des antécédents [médicaux] lourds (...) Récemment, a été découvert chez ce patient une leucémie lymphoïde chronique de type B faiblement tumorale (...)
Cette leucémie ne s’accompagne pas pour l’instant d’une altération des autres lignées en particulier il n’y a pas d’anémie, ni de thrombopénie.
On note par contre des adénopathies axillaires bilatérales prédominantes à droite.
Certificat fait à la demande de l’intéressé et remis en main propre dans le cadre d’une demande de libération conditionnelle médicale. »
11. Le 30 septembre 1999, un autre rapport médical indiquait ceci :
« Il s’agit d’un patient qui présente une leucémie lymphoïde chronique responsable d’une asthénie importante. Par ailleurs, il présente des séquelles orthopédiques d’un traumatisme du genou gauche et de la cheville gauche avec comme séquelles, une arthrose fémoro-patellaire et fémoro-tibiale gauche rendant la position assise prolongée, jambes pliées, pénible.
D’autre part, en raison des séquelles orthopédiques qu’il présente au niveau du membre inférieur gauche, ce patient doit se déplacer avec une canne.
Son état de santé n’est pas compatible avec le port des entraves au niveau des membres inférieurs ».
12. Le 6 décembre 1999, le médecin de l’UCSA précisa que le port d’entraves aux membres inférieures était contre indiqué.
13. Le requérant présenta une demande de grâce médicale auprès de la présidence de la République qui fut rejetée le 7 mars 2000.
14. Le 31 mars 2000, l’observatoire international des prisons (O.I.P) publia un communiqué :
« Pas de libérations anticipées pour les détenus atteints de pathologies graves.
Le garde des sceaux a rejeté le 7 mars 2000 les recours en grâces formés en faveur d’un détenu atteint d’une pathologie d’évolution rapide.
Jean Mouisel, âgé de 52 ans, est actuellement incarcéré au centre de détention de Lannemezan. Il présente une leucémie lymphoïde chronique diagnostiquée en novembre 1998. J Mouisel a purgé les deux tiers de sa peine. Compte tenu des réductions de peine, il arrive en fin de peine en 2002. Le 24 février 2000, un médecin de l’USCA du centre pénitentiaire de Lannemezan établit un certificat attestant de la transformation de la maladie en lymphone, rendant ainsi nécessaire la mise en place d’une chimiothérapie anticancéreuse prolongée. Ce détenu subit des extractions médicales hebdomadaires vers l’hôpital civil et doit endurer sa maladie en détention. Il ne peut recevoir de visites de ses proches qu’une fois par semaine, suivant le régime en vigueur dans cet établissement.
Des recours en grâces ont été intentés par le médecin ainsi que des associations. La Chancellerie, qui centralise les demandes et prend une première décision, n’a pas jugé bon de transmettre le dossier à la présidence de la République.
L’OIP rappelle que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements dégradants » (article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme) ».
15. Le 12 mai 2000, le médecin de l’UCSA établit un autre certificat médical :
« Ce patient est porteur d’une leucémie lymphoïde chronique diagnostiquée en novembre 1998 avec, actuellement, transformation en lymphone.
Le diagnostic de lymphone a été porté début février 2000 au cours d’une consultation auprès du service d’hématologie auprès de l’hôpital de Purpan de Toulouse.
Actuellement, l’état de santé de Monsieur Mouisel nécessite une prise en charge anti-cancéreuse sous forme d’une chimiothérapie réalisée en hospitalisation de jour toutes les trois semaines.
Cette chimiothérapie est actuellement réalisée au centre médico-chirurgical de l’hôpital de Lannemezan. Ce patient devra bénéficier d’une réévaluation de sa pathologie hématologique début août 2000 à l’issue de la chimiothérapie actuellement entreprise.
Par la suite, il est prévu la poursuite d’une chimiothérapie mais par voie orale en fonction de la réévaluation qui sera faite au CHU à Toulouse.
En ce qui concerne la compatibilité avec le maintien en détention, celle-ci reste à déterminer par expertise. »
16. Le 3 juin 2000, le requérant s’adressa au directeur de la maison centrale pour lui relater une séance de chimiothérapie, en date du 30 mai 2000, à l’hôpital de Lannemezan :
« (...) Au bout d’une heure 45 minutes, vu la violence du débit de mon goutte à goutte, celui-ci me faisait trop mal. Tant la souffrance était grande, j’ai dû diminuer la vitesse du débit. Mon geste n’a pas plu au surveillant M. T., le chef d’escorte, rouge de colère, il est entré en hurlant dans la chambre en criant. Il m’a fait remarquer que si l’infirmière avait ouvert le débit en grand du goutte à goutte, que je n’avais pas y toucher. Je le cite « il n’allait pas ainsi que son collègue de l’escorte passer toute la journée à l’hôpital ».
Surpris par tant d’agressivité à mon encontre, j’ai voulu arracher le goutte à goutte. La douleur était trop violente, me faisait souffrir, ceci devenait insupportable (...) L’intervention du docteur et de l’infirmière (...) m’ont convaincu de terminer la séance de chimiothérapie. Après le départ du médecin le chef d’escorte m’a dit que cette affaire se réglerait au retour à la maison centrale.
A la fin de cette séance de chimiothérapie, j’étais au plus mal, tant cette injection m’avait fortement affaibli (...). Je fus dûment enchaîné au poignet, et traîné avec vigueur et brutalité par la chaîne que tirait le surveillant dans les couloirs de l’hôpital sans doute en signe de représailles. La matin à notre arrivée, j’étais normalement enchaîné au poignet sans être brusqué.
Monsieur le Directeur, je suis soigné pour une leucémie, c’est à dire pour un cancer du sang qui n’a rien à voir avec une grippe quelconque ! Car dans mon cas hélas il n’y a pas de guérison possible, la maladie que j’ai attrapée ici à la maison centrale de Lannemezan est incurable.
En conclusion, je déduis légitimement que les personnels pénitentiaires d’escorte, demandent régulièrement aux infirmières de l’hôpital de faire le nécessaire pour m’injecter au plus vite mon traitement afin de ne pas passer la journée à m’attendre.
Donc ce problème n’a pas de solution pour l’instant sur le plan administratif je dois dans l’immédiat renoncer aux séances de chimiothérapie. Ce n’est pas que je refuse le traitement mais les conditions satisfaisantes ne sont pas réunies (...) Voilà plusieurs mois que cela dure et je ne le supporte plus, mon état physique ne me le permet pas et mon moral se dégrade de jour en jour. Je suis en train de mourir, je voudrais que cela se fasse dans la paix et non dans une atmosphère de lutte. »
17. Suite à une autre demande de grâce médicale, un expert près la cour d’appel de Pau fut mandaté par le ministère de la justice pour procéder à une expertise visant à décrire l’état de santé du requérant, définir la nature et les modalités des soins nécessaires, préciser les perspectives d’évolution concernant notamment l’espérance de vie et déterminer si son état de santé et les traitements actuellement en cours ou prévisibles sont compatibles avec une détention en milieu spécialisé. L’expert procéda à sa mission le 28 juin 2000 et relata ce qui suit :
« (...) Sur les faits nouveaux
Selon le certificat du 12 mai 2000, M. Mouisel présente une pathologie de leucémie chronique diagnostiquée en 1998, en transformation lymphomateuse actuelle (...)
Cet état a nécessité une mise en place d’une chimiothérapie lourde avec implantation d’une voie d’abord par « port à cath »
Son état a également justifié son transport en véhicule sanitaire léger lors de ses transferts à l’hôpital pour la réalisation de la chimiothérapie (réalisation de l’hôpital de jour au centre médico-chirurgical de l’hôpital de Lannemezan) à raison d’une cure d’abord toutes les semaines puis toutes les trois semaines (...)
Etat clinique au jour de l’examen :
Symptomatologie fonctionnelle exprimée par les doléances de l’intéressé
- asthénie et fatigabilité permanentes ;
- réveils nocturnes douloureux ;
- (...)
- fatigabilité musculaire avec essoufflement ;
- impact psychologique allégué de stress sur son espérance de vie et la dégradation de son état de santé ; cet état a nécessité la mise en place d’un traitement antidépresseur en cours actuellement ;
Il est à noter qu’une grande partie de la symptomatologie fonctionnelle est à mettre sur le compte de la chimiothérapie mis en place (...)
Mention particulière est faite sur une problématique d’accompagnement et de surveillance lors des extractions pour mise en place de la chimiothérapie en centre hospitalier, l’intéressé ayant en effet suspendu le consentement à l’acte depuis le 20 juin 2000.
Examen clinique (...)
Il est à noter que selon production de pièces M. Mouisel est bénéficiaire d ‘un taux d’invalidité actuel de 80 % (cotorep) sur décision du 6 avril 2000 avec allocation d’adulte handicapé pour la période du 2/2/99 au 2/2/01.
Conclusion :
Au jour de l’examen, l’état de santé du requérant s’est dégradé par évolution de sa pathologie hématologique diagnostiquée en novembre 1998 sous la forme d’une leucémie (...)
Monsieur Mouisel bénéficie actuellement d’une chimiothérapie lourde réalisée en hospitalisation de jour au centre hospitalier de Lannemezan à raison d’une cure toutes les trois semaines, par transport médicalisé (véhicule sanitaire léger).
Ce traitement anticancéreux (...) déjà difficilement compatible dans le cadre d’une détention en maison centrale devient actuellement problématique compte tenu de la position récente de l’intéressé dans le cadre du non consentement à l’acte dans les conditions de détention actuelle (et ce depuis le 20 juin 2000, date prévue pour son traitement).
Cet état de non consentement à l’acte, malgré toute l’information émanant de l’environnement médical de l’U.C.S.A. de Lannemezan est propre à voir évoluer rapidement sa nouvelle pathologie avec dégradation de l’espérance de vie de l’intéressé . De ce fait, une prise en charge en milieu spécialisé devrait s’imposer. »
18. Le 19 juillet 2000, le requérant fut transféré d’urgence vers le centre de détention de Muret (en vue d’un rapprochement vers le centre hospitalier universitaire de Toulouse), où il bénéficia d’une cellule individuelle.
19. Le 3 octobre 2000, le requérant fit une demande de reconnaissance d’accident post-vaccinal (vaccination contre l’hépatite B, à l’origine de son cancer selon lui) auprès de la direction des départementale des affaires sanitaires et sociales de la Haute-Garonne. Il reçut une réponse du bureau de l’éthique et du droit du ministère de l’emploi et de la solidarité le 24 octobre qui l’informa de ce que la responsabilité sans faute de l’Etat ne pouvait être engagée qu’à raison des conséquences dommageables des seules vaccinations obligatoires imposées par le code de la santé publique. Or, l’obligation vaccinale contre l’hépatite B ne concerne que certaines catégories professionnelles exposées à un risque de contamination, ce qui n’est pas le cas du requérant.
20. Le 14 novembre 2000, le requérant se vit notifier une réponse du directeur régional de l’administration pénitentiaire à la suite de sa requête concernant l’application de l’article 803 du code de procédure pénale (port des menottes ou entraves, voir partie droit interne) :
« (...) Les termes de l’article ne [font] pas un accès absolu à l’absence de menottes ou d’entraves et ne [font] pas expressément référence à l’état de santé d’une personne détenue. Ils laissent une appréciation aux « prescripteurs » de mesures de sécurité, gendarmes, policiers ou surveillants. Par ailleurs responsables des mesures de sécurité.
Le CPP prévoit d’autre part dans son article D 283 le port des menottes et des entraves dans le simple cadre de « précautions contre les évasions », à l’exception de la présentation devant une autorité judiciaire. Dans le cadre de l’exécution d’une longue peine pour des faits criminels ayant porté atteinte à l’intégrité sur le physique d’autrui, il est fait application des mesures appropriées. »
21. Le 20 novembre 2000, le Garde des Sceaux, à la suite d’une requête introduite par la Ligue des droits de l’homme pour le requérant, rejeta une demande de grâce.
22. Le 24 novembre 2000, le requérant reçut un courrier de la part du médecin qui l’avait suivi à Lannemezan :
« (...) En ce qui concerne votre état de santé, il semble effectivement qu’il existe une évolution actuellement (...) Je crois que cela vaut toujours la peine de se battre contre une maladie quelle qu’elle soit, même s’il n’y a pas de guérison possible, il y a une rémission possible et ce d’autant plus que le Dr N. vous propose une nouvelle chimiothérapie que je vous conseille vivement d’accepter (...) ».
23. Le certificat médical du 21 février 2001, provenant d’un médecin de l’hôpital de Toulouse (service d’hématologie) se lit ainsi :
« Monsieur Mouisel est suivi par notre service depuis février 2000 pour une leucémie lymphoïde chronique avec initialement hypertrophie amygdalienne bilatérale responsable d’une dysphagie et volumineuse adénopathie axillaire droite de 15 cm de diamètre.
Il a reçu dans un premier temps une chimiothérapie hebdomadaire selon le protocole COP puis CVP mensuel puis traitement par chloraminophene.
Les résultats obtenus étaient satisfaisants mais en novembre 2000 nous avons noté une réaugmentation de taille de l’adénopathie axillaire droite et nous avons donc repris une chimiothérapie mensuelle selon le protocole CVP toutes les trois semaines.
Une biopsie ganglionnaire effectuée en janvier a mis en évidence une maladie de Hodgkin. Il est donc prévu trois cycles de chimiothérapie selon le protocole ABVD puis une radiothérapie complémentaire ».
24. Par une ordonnance du 22 mars 2001, le juge de l’application des peines du tribunal de grande instance de Toulouse admit le requérant au bénéfice de la libération conditionnelle jusqu’au 20 mars 2005 avec obligation de se soumettre à des mesures de traitement ou de soins médicaux :
Sur la recevabilité
Attendu que M. Mouisel exerce l’autorité parentale sur sa fille née le 04/09/1993 (...) et pour laquelle aucune peine complémentaire de déchéance de l’autorité parentale n’a été prononcée.
Que l’article 729-3 du CPP donne compétence au juge de l’application des peines concernant le cas de détenus ayant moins de 4 ans à purger, et exerçant l’autorité parentale sur un mineur de moins de 10 ans ;
Sur le fond
Attendu qu’il apparaît, à la lecture des certificats médicaux versés aux débats (7 décembre 2000, 3 janvier et 21 février 2001), que l’état de santé de l’intéressé est devenu incompatible avec le maintien en détention en raison des soins médicaux indispensables dans le cadre d’une hospitalisation régulière ;
Qu’ainsi la mesure de libération conditionnelle avec hébergement chez son épouse (cf. attestation du 30 janvier 2001) et soins prodigués selon protocole médical de l’hôpital Purpan reste opportune, nonobstant le passé judiciaire de l’intéressé ; (...) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
25. Assemblée nationale - Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la situation dans les prisons françaises - Tome I - p. 249 - (28 juin 2000)
Extrait de la partie V intitulée « Aller vers l’indispensable maîtrise de la population pénale »
« A. Retrouver la maîtrise des flux
1) Limiter les incarcérations
e) les détenus malades ou âgés
Le nombre croissant de détenus âgés a déjà été souligné ; 1 455 détenus à la fin de 1999 étaient âgés de plus de 60 ans et ce nombre a quasiment doublé en quatre ans. Cette recrudescence est liée notamment à l’accroissement des condamnations pour harcèlement sexuel, viol ou inceste.
L’inadéquation de la prise en charge de ces détenus et de façon plus large, des détenus gravement malades ou dépendants, a également déjà été évoquée.
La présence de ces personnes dans les établissements pénitentiaires pose très concrètement la question de la mort en prison. Les personnels surveillants, les autres détenus ne sont pas préparés à cette éventualité et rien n’est fait de façon très encadrée pour accompagner le détenu dans ses derniers instants. Mourir en prison, c’est affronter une solitude sans espoir ; c’est un constat d’échec et de gâchis pour les familles qui n’ont pu être présentes dans les derniers moments.
L’ensemble des personnels pénitentiaires essaient, dans la mesure du possible, de transférer le malade à l’hôpital dans ses derniers jours ; se pose néanmoins, là encore, la question des escortes et la difficulté de mobiliser des forces de police ou de gendarmerie. L’attitude des médecins, qui trop souvent renvoient le malade en prison une fois l’alerte passée, aussi facilement que si celui-ci retournait chez lui, a également été maintes fois évoquée ; un cas particulier au centre de détention de Caen où le médecin a renvoyé le malade en prison où il est mort deux jours après, semble ainsi avoir particulièrement frappé les esprits des membres du personnel pénitentiaire.
Il n’est pas digne de mourir en prison. La question du maintien en détention des détenus malades ou âgés se pose donc. La grâce médicale n’est accordée aujourd’hui que par le Président de la République. Cette mesure paraît cependant être proposée parcimonieusement et accordée encore plus prudemment ; en 1998, 27 dossiers ont été présentés au Président de la République et 14 grâces ont été accordées ; en 1999, 33 propositions pour 18 grâces prononcées.
(...)
Il semble effectivement nécessaire de revoir les procédures de grâce médicale ; rien ne justifie que cette décision relève encore actuellement du Président de la République. La procédure devrait relever du juge de l’application des peines qui pourrait, pour prendre sa décision, s’appuyer sur des expertises médicales établissant que le détenu est atteint d’une maladie mettant en jeu le pronostic vital. »
26. Code de procédure pénale (CPP)
i. Depuis une loi du 18 janvier 1994, les soins dispensés aux détenus ont été transférés au service public hospitalier. Ce sont ainsi les structures médicales implantées dans les établissements pénitentiaires, dépendant directement de l’hôpital public situé à proximité de chacun de ces établissements pénitentiaires, qui dispensent aux détenus les traitements médicaux (article D. 368).
ii. Les dispositions du CPP relatives à la libération conditionnelles sont les suivantes :
Article 722
« Auprès de chaque établissement pénitentiaire, le juge de l’application des peines détermine pour chaque condamné les principales modalités du traitement pénitentiaire. Dans les limites et conditions prévues par la loi, il accorde (...) la libération conditionnelle (...). Sauf urgence, il statue après avis de la commission d’application des peines (...)
(...)
(Loi no 2000-516 du 15 juin 2000, applicable à compter du 1er janvier 2001) « Les mesures (...) de libération conditionnelle sont accordées, ajournées, refusées, retirées ou révoquées par décision motivée du juge de l’application des peines saisi d’office, sur la demande du condamné ou sur réquisition du procureur de la République. »
Article 729
(Loi no 2000-516 du 15 juin 2000) « La libération conditionnelle tend à la réinsertion des condamnés et à la prévention de la récidive. Les condamnés ayant eu à subir une ou plusieurs peines privatives de liberté peuvent bénéficier d’une libération conditionnelle s’ils manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale, notamment lorsqu’ils justifient soit de l’exercice d’une activité professionnelle, soit de l’assiduité à un enseignement ou à une formation professionnelle ou encore d’un stage ou d’un emploi temporaire en vue de leur insertion sociale, soit de leur participation essentielle à la vie de famille, soit de la nécessité de subir un traitement. (...) »
(Loi no 92-1336 du 16 décembre 1992) « Sous réserve des dispositions de l’article 132-23 du code pénal, la libération conditionnelle peut être accordée lorsque la durée de la peine accomplie par le condamné est au moins égale à la durée de la peine lui restant à subir. Toutefois, les condamnés en état de récidive (....) ne peuvent bénéficier d’une mesure de libération conditionnelle que si la durée de la peine accomplie est au moins égale au double de la durée de la peine restant à subir. (...) »
Article 729-3
(Loi no 2000-516 du 15 juin 2000) « La libération conditionnelle peut être accordée pour tout condamné à une peine privative de liberté inférieure ou égale à quatre ans, ou pour laquelle la durée de la peine restant à subir est inférieure ou égale à quatre ans, lorsque ce condamné exerce l’autorité parentale sur un enfant de moins de dix ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle. (...) »
Article 730
« Lorsque la peine privative de liberté prononcée est d’une durée inférieure ou égale à dix ans, ou que, quelle que soit la peine initialement prononcée, la durée de détention restant à subir est inférieure ou égale à trois ans, la libération conditionnelle est accordée par le juge de l’application des peines selon les modalités prévues par l’article 722. Dans les autres cas, la libération conditionnelle est accordée par la juridiction régionale de la libération conditionnelle, selon les modalités prévues par l’article 722-1. (...) »
Une circulaire du 18 décembre 2000 (CRIM 00-15 F1), présentant les dispositions de la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes concernant l’application des peines, précise :
« Aux termes des dispositions du nouvel article 729-3 (...), la libération conditionnelle peut être accordée pour tout condamné à une peine privative de liberté inférieure ou égale à quatre ans, ou pour laquelle la durée de la peine restant à subir est inférieure ou égale à quatre ans, lorsque ce condamné exerce l’autorité parentale sur un enfant de moins de dix ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle. (...)
Ces dispositions ne remettent pas en cause la condition générale liée à l’existence d’efforts sérieux de réinsertion sociale exigée par l’article 729, qui doit être appréciée par le juge de l’application des peines. Elles n’impliquent donc pas l’octroi systématique d’une mesure de libération conditionnelle rentrant dans leur champ d’application.
Elles permettent en revanche, selon l’importance de la peine prononcée, une libération plus rapide que celle pouvant intervenir dans les délais prévus par cet article. (...) »
Ces dispositions étendent les pouvoirs du juge de l’application des peines en matière de libération conditionnelle et répondent aux critiques élevées depuis nombreuses années sur le fait qu’aucune libération anticipée pour les malades en phase terminale n’était prévue par la législation française à l’exception de la procédure de grâce médicale qui relève de l’appréciation du Président de la République (articles 17 et 19 de la Constitution).
iii. Une loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé complète le code de procédure pénale et y insère un nouvel article 720-1-1. Cette disposition prévoit la possibilité de suspendre une peine, « quelque soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux ». Le juge peut ordonner une suspension de la peine pour une durée qui n’a pas à être déterminée. Il diligente les deux expertises nécessaires en vue de prononcer la suspension ou de la supprimer.
iv. L’article 803 du code est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s’il est considéré soit comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, soit comme susceptible de tenter de prendre la fuite. »
Une circulaire générale C 803 du 1er mars 1993, relative à cet article, prévoit :
« L’article 60 de la loi du 4 janvier 1993, entré en vigueur dès la publication de la loi, crée un article 803 posant le principe que nul ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s’il est considéré comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, ou susceptible de vouloir prendre la fuite. Cette disposition s’applique à toute escorte d’une personne, qu’elle soit gardée à vue, déférée, détenue provisoire ou condamnée. Il appartient aux fonctionnaires ou militaires de l’escorte d’apprécier, compte tenu des circonstances de l’affaire, de l’âge et des renseignements de personnalité recueillis sur la personne escortée, la réalité des risques qui justifient seuls, selon la volonté du législateur, le port des menottes ou des entraves.
Sous réserve de circonstances particulières, une personne gardée à vue après s’être volontairement constituée prisonnière, une personne dont l’âge ou l’état de santé réduisent la capacité de mouvement, une personne qui n’est condamnée qu’à une courte peine d’emprisonnement ne sont pas susceptibles de présenter les risques prévus par la loi. (...) »
III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
27. Rapport au Gouvernement de la République Française relatif à la visite en France effectuée par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 14 au 26 mai 2000
Si les conditions matérielles de détention au centre pénitentiaire de Lannemezan ont été jugées de haute qualité (§ 78 du rapport), le transfert en milieu hospitalier extérieur continue d’être une préoccupation soulevée par la CPT dans le cadre de ses visites des établissements pénitentiaires :
« En dépit des recommandations faites par le CPT au paragraphe 144 de son rapport relatif à la visite de 1996, la délégation qui a effectué celle de 2000, a encore recueilli des informations (notamment à Lyon) sur les conditions de transfert ainsi que d’examen médical et d’hospitalisation de patients détenus, non conformes à l’éthique médicale : menottage systématique, serré des patients, sans distinction quant à leur état de santé ou âge ; examen/soins médicaux en présence de membres de forces de l’ordre, patients entravés à leur lit d’hôpital.
A cet égard, les autorités françaises ont signalé avoir élaboré un projet de circulaire en vue de faciliter l’application du principe du caractère exceptionnel de l’usage de menottes ou d’entraves.
Le CPT recommande d’accélérer l’adoption de ce texte et d’y inclure expressément les recommandations formulées au paragraphe 144 de son rapport relatif à la visite de 1996, à savoir :
- que toute consultation médicale de même que tous les examens et soins médicaux effectués dans les établissements hospitaliers civils se déroulent hors de l’écoute et - sauf demande contraire du personnel médical soignant relative à un détenu particulier - hors de la vue des membres des forces de l’ordre ;
- d’interdire la pratique consistant à entraver à leur lit d’hôpital des patients détenus pour des raisons de sécurité.(...)
Le CPT en appelle aux autorités françaises pour qu’elles mènent à bien dans les meilleurs délais, la mise en place du schéma national d’hospitalisation afin d’offrir dans tout le pays, des conditions de prise en charge hospitalière de patients détenus conformes à l’éthique médicale et au respect de la dignité humaine. » (§ 105 du rapport). »
28. Troisième rapport général d’activités du CPT couvrant la période du 1er janvier au 31 décembre 1992 (services de santé dans les prisons - III - )
iv) incapacité à la détention
« Des exemples typiques sont ceux de détenus qui présentent un pronostic fatal à court terme, ceux qui souffrent d’une affection grave dont le traitement ne peut être conduit correctement dans les conditions de la détention ainsi que ceux qui sont sévèrement handicapés ou d’un grand âge. La détention continue de telles personnes en milieu pénitentiaire peut créer une situation humainement intolérable. Dans des cas de ce genre, il appartient au médecin pénitentiaire d’établir un rapport à l’intention de l’autorité compétente, afin que les dispositions qui s’imposent soient prises. »
29. Recommandation No R (98) 7 adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 8 avril 1998 relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire
« C. Personnes inaptes à la détention continue : handicap physique grave, grand âge, pronostic fatal à court terme
50. Les détenus souffrant de handicaps physiques graves et ceux qui sont très âgés devraient pouvoir mener une vie aussi normale que possible et ne pas être séparés du reste de la population carcérale. Les modifications structurelles nécessaires devraient être entreprises dans les locaux pour faciliter les déplacements et les activités des personnes en fauteuil roulant et des autres handicapés, comme cela se pratique à l’extérieur de la prison.
51. La décision quant au moment opportun de transférer dans des unités de soins extérieures les malades dont l’état indique une issue fatale prochaine devrait être fondée sur des critères médicaux. En attendant de quitter l’établissement pénitentiaire, ces personnes devraient recevoir pendant la phase terminale de leur maladie des soins optimaux dans le service sanitaire. Dans de tels cas, des périodes d’hospitalisation temporaire hors du cadre pénitentiaire devraient être prévues. La possibilité d’accorder la grâce ou une libération anticipée pour des raisons médicales devrait être examinée. »
30. Recommandation Rec (2000) 22 du Comité des Ministres aux Etats membres concernant l’amélioration de la mise en uvre des règles européennes sur les sanctions et mesures appliquées dans la Communauté
Annexe 2 : principes directeurs tendant à une utilisation plus efficace des sanctions et mesures appliquées dans la communauté
« Législation
1. Il convient de mettre en place un éventail de sanctions et mesures appliquées dans la communauté qui soit suffisamment large et varié et pourraient comporter, à titre d’exemple :
(...)
- la suspension, assortie de conditions, de l’exécution d’une peine d’emprisonnement ; (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
31. Le requérant se plaint de son maintien en détention et des conditions de celle-ci nonobstant la grave maladie dont il souffre. Il invoque l’article 3 de la Convention, aux termes duquel :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Arguments des parties
32. Le requérant considère que l’incarcération doit se réduire à la privation de liberté d’aller et de venir et que l’ensemble des autres droits fondamentaux survivent à l’enfermement. La Cour devrait donc, selon lui, s’attacher à déterminer si les souffrances endurées pendant sa détention et alors qu’il était malade revêtent un seuil suffisant de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
33. Selon le requérant, la détention est en soi incompatible avec l’état de santé des détenus atteints d’une pathologie engageant leur pronostic vital. Tel était son cas dès 1998 et a fortiori en juin 2000 lorsque le Docteur D. concluait dans son rapport à la nécessité d’une prise en charge en milieu spécialisé. Malgré cela, les autorités se contentèrent de le transférer au centre de détention de Muret au lieu de suspendre sa peine ainsi que le permettait l’article 722 du code de procédure pénale ou de recevoir favorablement sa demande de grâce pour raison médicale. L’adoption de la loi du 4 mars 2002 (voir droit interne pertinent § 24) est, selon le requérant, la reconnaissance de l’existence d’une violation de l’article 3 de la Convention en cas de maintien en détention incompatible avec un état de santé extrêmement grave.
34. La gravité des souffrances qu’il a endurées dans le cadre de sa détention et l’administration des soins méritent également la qualification de traitement contraires à l’article 3 de la Convention.
En premier lieu, sa détention en cellule collective jusqu’au mois de juin 2000 à la maison centrale de Lannemezan sans aucune précaution sanitaire, alors que son traitement en chimiothérapie diminuait fortement ses défenses immunitaires, le plaçait dans une situation inhumaine et dégradante.
Ensuite, les conditions épouvantables de ses extractions médicales dues au fait qu’il était constamment enchaîné, alors qu’il n’avait jamais cherché à s’évader, le faisaient souffrir et le maintenaient dans une situation dégradante. Le requérant explique que les transports en fourgon cellulaire (un véhicule sanitaire pour les extractions vers l’hôpital ne fut utilisé qu’à partir du mois de mai 2000) étaient douloureux. Par ailleurs, il affirme que lors des séances de chimiothérapie, ses pieds étaient enchaînés et l’un de ses poignets attaché à son lit d’hôpital. Un tel enchaînement lui aurait été également imposé lors d’une opération réalisée à la fin de l’année 1999, en présence de l’escorte et des gendarmes, consistant en la pose d’un port à cath afin de pouvoir lui dispenser le traitement. Le requérant considère que le port des menottes ne se justifiait pas compte tenu de ses faiblesses physiques, de la présence d’un dossier disciplinaire vierge et estime qu’aucune raison particulière ne permettait aux escortes de penser qu’il présentait un quelconque danger.
Enfin, le requérant dénonce les conditions de soins dispensés en présence des forces de l’ordre. C’est cette présence particulièrement humiliante qui l’a poussé à refuser de donner son consentement pour les soins en juin 2000.
Le requérant en conclut qu’il a subi un traitement pénitentiaire inadapté à la pathologie dont il souffre qui a entraîné des souffrances physiques et morales suffisantes pour constituer un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
35. Le Gouvernement soutient que le requérant a été régulièrement suivi par l’unité de consultation et de soins ambulatoires de la maison centrale de Lannemezan, ainsi qu’au Centre hospitalier universitaire de Toulouse. Lors de son transfert, le dossier médical du requérant fut remis à l’unité de consultation et de soins du centre de détention de Muret qui put ainsi assurer le suivi du traitement. A partir du mois de novembre 2000, le requérant a fait l’objet chaque mois d’hospitalisation de jour au centre hospitalier universitaire de Toulouse, où il a subi des séances de chimiothérapie. Ce suivi thérapeutique a été assuré de façon régulière jusqu’à la libération du requérant.
Le Gouvernement observe que le requérant est détenu depuis le 20 juillet 1994 mais qu’il ne souffre de problèmes de santé que depuis la fin de l’année 1998. C’est donc à partir de 1998 que son état de santé s’est détérioré. Un certificat médical établi le 12 mai 2000 dans le cadre d’un recours en grâce mentionne la nécessité d’une expertise. Le rapport, établi dès le 28 juin 2000, a souligné le caractère problématique du traitement anticancéreux suivi par le requérant compte tenu du refus de celui-ci de se soumettre au traitement et c’est dans ce contexte que l’expert a conclu à une prise en charge en milieu spécialisé. Les autorités judiciaires ont donné suite immédiatement à ce rapport en décidant du transfert vers le centre de détention de Muret afin d’être plus proche du centre hospitalier de Toulouse. Ce transfert, intervenu le 19 juillet 2000, soit moins d’un mois après les conclusions du rapport d’expertise daté du 28 juin 2000, montre le souci constant des autorités compétentes d’assurer la compatibilité des conditions de détention du requérant avec son état de santé.
Le Gouvernement relève que le requérant bénéficia d’une cellule individuelle lors de sa détention au centre de Muret (dans ses observations complémentaires, il soutient cependant qu’il en était de même au centre de détention de Lannemezan), qu’il y travailla et qu’il avait par ailleurs des relations avec l’extérieur par le biais du téléphone, du courrier, du parloir et de permissions de sortie.
Sur le déroulement des séances de chimiothérapie, le Gouvernement soutient que le requérant fait allusion à un incident en date du 30 mai 2000 au cours duquel il essaya de modifier lui-même le débit de sa perfusion. A cet égard, il affirme que les agents de l’escorte n’interviennent pas sur la durée des soins et la surveillance médicale qui relèvent à part entière de la responsabilité du personnel médical et paramédical.
Enfin, sur le port des menottes, le Gouvernement reconnaît que le requérant était effectivement entravé durant le trajet entre la prison et l’hôpital mais libéré dès son arrivée dans la salle des soins où il se trouvait sans la présence du personnel pénitentiaire. Cette entrave était justifiée, selon lui, par les condamnations antérieures du requérant (selon le Gouvernement, vingt ans de réclusion criminelle le 5 mai 1976 pour assassinat, huit ans pour vol avec armes le 15 juin 1987) pour faits graves et par la proximité géographique de son lieu de résidence familiale, à Toulouse, qui n’excluait pas qu’il puisse bénéficier de complicités locales, accrues par la régularité et la fréquence de ses extractions vers le même hôpital selon un trajet facilement identifiable. Lors de l’incident du 30 mai 2000, l’importance de son reliquat de peine, les rejets successifs de sa demande de grâce médicale et ses antécédents judiciaires pouvaient légitimement faire craindre une tentative d’évasion de sa part à l’aide de complicités locales. Le Gouvernement précise encore que d’après les renseignements fournis par l’administration pénitentiaire, l’entrave aux membres inférieures a été supprimée à une date non précisée cependant, compte tenu des douleurs du requérant et de la nécessité pour lui de se déplacer avec une canne. A la même époque, les menottes au poignet ont été remplacées par une chaînette plus légère dans la mesure où le requérant se plaignait également de douleurs aux bras dues à la perfusion par intraveineuse.
Selon le Gouvernement, tous ces éléments démontrent la prise en compte systématique par les autorités responsables de l’état de santé du requérant pour définir et moduler son régime de détention. Preuve en est que dès que le requérant eut rempli les conditions légales pour obtenir une liberté conditionnelle, sa demande fut instruite et acceptée dans les plus brefs délais.
En conséquence, et se référant à la décision de la Cour dans l’affaire Papon c. France (no 64666/01, déc. 07.06.2001), le Gouvernement estime que les conditions de détention du requérant n’ont jamais atteint un niveau suffisant de gravité pour rentrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.
B. Appréciation de la Cour
36. A titre liminaire, la Cour rappelle que le requérant a été admis au bénéfice de la libération conditionnelle le 22 mars 2001. C’est donc sur la période antérieure à cette date qu’elle va porter l’examen du grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention, à partir du premier rapport médical faisant état de la maladie du requérant le 8 janvier 1999 et jusqu’au 22 mars 2001, soit plus de deux ans.
37. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence, elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir les arrêts Kudla c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91 et Peers c. Grèce, no 28524/95, 19.04.2001, § 67). Si elle a égard au but du traitement infligé et en particulier, la volonté d’humilier ou d’abaisser l’individu, l’absence d’un tel objectif ne saurait forcément conduire à un constat de non violation de l’article 3 (arrêt Peers précité, § 74).
38. La Convention ne comprend aucune disposition spécifique relative à la situation des personnes privées de liberté, a fortiori malades, mais il n’est pas exclu que la détention d’une personne malade puisse poser des problèmes sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Chartier c. Italie, rapport de la Commission du 8 décembre 1982, D.R. 33, pp. 41-47, DeVarga-Hirsch c. France, no 9559/81, décision de la Commission du 9 mai 1983, D.R. 33 p.158, B. c. République Fédérale d’Allemagne, no 13047/87, décision du 10 mars 1988, D.R. 55 p. 271). Au sujet d’un détenu souffrant d’affections liées à une obésité de caractère héréditaire, la Commission européenne n’a pas conclu à une violation de l’article 3 de la Convention car le requérant bénéficiait des soins appropriés à son état de santé. Elle a cependant considéré que la détention, en tant que telle, entraînait inévitablement des effets sur les détenus souffrant d’affections graves. Elle prenait le soin de préciser qu’elle « ne saurait exclure que dans des conditions d’une particulière gravité l’on puisse se trouver en présence de situations où une bonne administration de la justice pénale commande que des mesures de nature humanitaire soient prises pour y parer » et concluait qu’elle serait « sensible à toute mesure que les autorités italiennes pourraient prendre à l’égard du requérant, soit afin d’atténuer les effets des détention, soit afin d’y mettre fin dès que les circonstances le demanderont » (Rapport Chartier précité, pp. 48-49). La Cour, quant à elle, a récemment rappelé que le maintien en détention pour une période prolongée d’une personne d’un âge avancé, et de surcroît malade, peut entrer dans le champ de protection de l’article 3 même si, dans cette décision, elle avait conclu que le grief tiré de cette disposition était en l’espèce manifestement mal fondé (voir Papon c. France précité). L’état de santé, l’âge et un lourd handicap physique constituent désormais des situations pour lesquelles la capacité à la détention est aujourd’hui posée au regard de l’article 3 de la Convention en France et au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe (voir §§ 26, 27, 29 et 30 ci-dessus).
39. Ainsi, en procédant à l’examen de l’état de santé du prisonnier et aux effets de la détention sur son évolution, la Cour a considéré que certains traitements enfreignent l’article 3 du fait qu’il sont infligés à une personne souffrant de troubles mentaux (voir l’arrêt Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, 3.04 2001, §§ 111-115). Dans l’arrêt Price c. Royaume-Uni, la Cour a jugé que le fait d’avoir maintenu en détention la requérante, handicapée des quatre membres, dans des conditions inadaptées à son état de santé, est constitutif d’un traitement dégradant (no 33394/96, 10.07.2001, § 30).
40. Si l’on ne peut en déduire une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé, l’article 3 de la Convention impose en tout cas à l’Etat de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté notamment par l’administration des soins médicaux requis (Avis de la Commission dans l’affaire Hurtado c. Suisse du 28 janvier 1994, série A no 280-A, pp. 15-16, § 79). La Cour a par la suite affirmé le droit de tout prisonnier à des conditions de détention conformes à la dignité humaine de manière à assurer que les modalités d’exécution des mesures prises ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention ; elle ajouta que, outre la santé du prisonnier, c’était son bien-être qui devait être assuré de manière adéquate eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement (arrêt Kudla précité, § 94).
41. En l’espèce, la Cour observe que le juge de l’application des peines a considéré l’état de santé du requérant, en tant que tel, incompatible avec la détention à partir du 22 mars 2001. La nécessité pour l’intéressé de recevoir des soins médicaux dans le cadre d’une hospitalisation régulière a motivé sa libération conditionnelle avec hébergement auprès de ses proches (voir § 24 ci-dessus).
42. C’est donc la question de la compatibilité d’un état de santé très préoccupant avec le maintien en détention du requérant en prison dans un tel état qui est posée par la présente affaire. Nourrie de la prise de conscience actuelle de la réalité carcérale, la France est confrontée au problème de la maladie en prison et du maintien en détention dans des circonstances qui ne se justifieraient plus en termes de protection de la société (voir le rapport de l’Assemblée Nationale, § 25).
43. La Cour observe l’évolution de la législation française en la matière avec l’accroissement des compétences du juge de l’application des peines en cas de maladie grave des condamnés. Comme elle l’a déjà souligné, le droit français offre aux autorités nationales des moyens d’intervenir en cas d’affections médicales graves atteignant des détenus. L’état de santé peut être pris en compte pour une décision de libération conditionnelle en application de l’article 729 du code de procédure pénale tel que modifié par la loi du 15 juin 2000, c’est à dire notamment « lorsqu’il y a nécessité de subir un traitement ». En outre, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades permet la suspension d’une peine pour les condamnés atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou dont l’état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention (voir § 26 ci-dessus). La Cour constate ainsi que la santé de la personne privée de liberté fait désormais partie des facteurs à prendre en compte dans les modalités de l’exécution de la peine privative de liberté, notamment en ce qui concerne la durée du maintien en détention. Il s’agit de l’application de l’affirmation de la Cour selon laquelle, « le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques » (arrêt Selmouni c. France, [GC], no 25803/94, § 101).
44. La Cour constate que les dispositifs procéduraux instaurés par les lois des 15 juin 2000 et 4 mars 2002 mettent en place des recours devant le juge de l’application des peines qui permettent, en cas de dégradation importante de l’état de santé d’un détenu, de demander à bref délai sa libération et qui suppléent le recours en grâce médicale réservé au président de la République. Elle considère que ces procédures judiciaires peuvent être susceptibles de constituer des garanties pour assurer la protection de la santé et du bien-être des prisonniers que les Etats doivent concilier avec les exigences légitimes de la peine privative de liberté. Toutefois, force est de constater que ces mécanismes n’étaient pas accessibles au requérant au cours de la période de détention examinée par la Cour, l’intéressé n’ayant eu, comme seule réponse de l’Etat à sa situation, que le rejet non motivé de ses requêtes en grâce médicale. Ainsi que le relève le Gouvernement, la mesure de libération conditionnelle ne pouvait être accordée au requérant que dès le moment où il remplissait les conditions pour l’obtenir, soit en 2001 ; quant à la possibilité de demander la suspension de la peine, elle n’existait pas encore à l’époque litigieuse de la détention.
45. Dans ces circonstances, la Cour a examiné si le maintien en détention du requérant l’a placé dans une situation qui atteint un niveau suffisant de gravité pour rentrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. La Cour observe que l’état de santé du requérant fut jugé constamment plus préoccupant et de plus en plus inconciliable avec la détention. Le rapport du 28 juin 2000 fait état de la difficulté d’un traitement anticancéreux dans le cadre d’une maison centrale et préconise une prise en charge dans un milieu spécialisé. Il mentionne également l’état psychologique du requérant provoqué par le stress de la maladie et qui a provoqué des répercussions sur son espérance de vie et la dégradation de son état de santé. La lettre du 20 novembre 2000 envoyée au requérant par le médecin de l’UCSA confirme l’évolution de l’état de santé du requérant et ne parle que de rémission possible. Autant d’éléments qui mettaient en lumière la progression de la maladie du requérant et le caractère difficilement adéquat de la prison pour y faire face, sans que des mesures particulières ne soient prises par les autorités pénitentiaires. Il aurait pu s’agir d’une hospitalisation mais aussi de tout autre placement dans un lieu où le condamné malade aurait été suivi et sous surveillance, en particulier la nuit.
46. En outre, les conditions de transfert du requérant en milieu hospitalier posent également problème. Il ne fait pas de doute que le requérant fut enchaîné pendant les escortes même si cet enchaînement se révéla plus léger au fur et à mesure que le port des entraves fut estimé contre-indiqué par les médecins. En revanche, l’enchaînement lors de l’administration des soins et la présence des agents de l’escorte pénitentiaire à cette occasion n’ont pu être démontrés. La Cour note cependant que la réponse du directeur régional de l’administration pénitentiaire concernant le port des menottes indique implicitement au requérant que sa maladie ne l’exonère pas du port des menottes et que l’usage qui en a été fait est un comportement normal lié à la détention.
47. La Cour rappelle que le port des menottes ne pose normalement pas de problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il est lié à une détention légale et n’entraîne pas l’usage de la force, ni l’exposition publique, au-delà de ce qui est raisonnablement considéré comme nécessaire. A cet égard, il importe de considérer notamment le risque de fuite ou de blessure ou dommage (arrêt Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, §56). En l’espèce, la Cour retient l’état de santé du requérant, le fait qu’il s’agit d’une hospitalisation, l’inconfort du déroulement d’une séance de chimiothérapie et la faiblesse physique de l’intéressé pour considérer que le port des menottes en l’espèce était disproportionné au regard des nécessités de la sécurité. S’agissant de l’état de dangerosité du requérant, et nonobstant son passé judiciaire, elle note l’absence d’antécédents et de références faisant sérieusement craindre un risque important de fuite ou de violence. Enfin, la Cour prend acte des recommandations que le Comité européen pour la prévention de la torture a formulées quant aux conditions de transfert et d’examen médical des détenus qui continuent, selon celui-ci, de poser problème au regard de l’éthique médicale et du respect de la dignité humaine (voir § 28 ci-dessus). Les descriptions faites par le requérant des conditions de ses extractions ne semblent pas, en effet, fort éloignées des situations qui préoccupent le comité sur ce point.
48. En définitive, la Cour est d’avis que les autorités nationales n’ont pas assuré une prise en charge de l’état de santé du requérant lui permettant d’éviter des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Son maintien en détention, surtout à partir du mois de juin 2000, a porté atteinte à sa dignité. Il a constitué une épreuve particulièrement pénible et causé une souffrance allant au delà de celle que comporte inévitablement une peine d’emprisonnement et un traitement anticancéreux. La Cour conclut en l’espèce à un traitement inhumain et dégradant en raison du maintien en détention dans les conditions examinées ci-avant.
Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
50. Le requérant réclame les sommes suivantes : 304 898 euros au titre des souffrances physiques endurées en détention, la même somme au titre des souffrances morales et 400 000 euros au titre du préjudice lié à la réduction de son espérance de vie.
51. Le Gouvernement rappelle que l’allocation d’une satisfaction équitable vise à compenser les seuls préjudices subis en raison de la violation de la Convention constatée par la Cour. Il est donc impossible de spéculer sur l’espérance de vie du requérant s’il avait bénéficié d’autres conditions de détention. En outre, il est libre depuis le 22 mars 2001 et aucune indemnité au titre de la réduction de l’espérance de vie ne saurait être allouée au requérant compte tenu de l’absence de lien direct entre ce préjudice et la violation de l’article 3 éventuellement constatée par la Cour.
Dans l’hypothèse où la Cour conclurait à une violation de l’article 3, le Gouvernement considère les demandes du requérant manifestement excessives et propose le versement de 9 000 euros, toutes causes de préjudices confondues.
52. La Cour considère que le requérant a pu éprouver de forts sentiments d’angoisse en raison de sa détention et a subi un préjudice moral qui ne peut être réparé uniquement par le constat de violation. Statuant en équité, la Cour alloue au requérant 15 000 euros de ce chef.
B. Frais et dépens
53. Le requérant ne réclame rien à ce titre.
C. Intérêts moratoires
54. La Cour considère que le taux annuel des intérêts moratoires doit être calqué sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral ;
b) que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux annuel équivalant au taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 novembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Erik Fribergh Christos Rozakis
Greffier Président