Il était minuit dans votre pays quand j’ai fait la connaissance de Michel, lors de rencontres très épisodiques. Pour les jeunes de l’après-guerre, l’histoire encore chaude avait marqué la vie de sa violence, jusque dans nos familles. La régression totalitaire que connaissait la Grèce, avec les survivances de l’Espagne et du Portugal fascistes au milieu de notre Europe d’alors, étaient des données qui nous interpellaient, nous rappelaient en permanence l’horreur et nous disaient la valeur d’un engagement pour la liberté.
Avec le plus grand courage, mais sans témérité déplacée, Michel avait clairement choisi son camp et ses priorités. C’était un résistant dressé contre un système oppressif. Bien d’autres s’accommodaient de l’oppression, menant leurs vies et leurs carrières comme si la vie coulait un cours normal, indifférents aux tortures, aux déportations, à l’état d’exception, à la guerre menée contre la pensée. Pas lui.
La gravité de son engagement dans la lutte pour l’émancipation de son pays, que personne ne peut plus mettre en doute, ne pouvait être sans conséquences dans son histoire personnelle, après la chute de la junte. Qu’il ait choisi de vivre caché, ce ne fut que la poursuite d’une forme d’existence où, depuis plusieurs années déjà, la clandestinité dictait ses précautions ; cette forme de défense avait un motif puissant, se soustraire à la vengeance du camp des perdants. La cavale, il connaissait. Et ensuite, qu’avait-il à perdre ou à gagner s’il réapparaissait de manière un peu ridicule, « coucou, me revoici » ? Je suis sûr qu’il y a réfléchi à plusieurs reprises. Il n’y avait pas de réponse évidente.
J’ai revu Michel à partir de 1992, en vacances à Lipsi, plus longuement qu’avant. J’appréciais sa compagnie, c’était un homme accueillant, ouvert, sympathique, pondéré et intelligent. Il s’était pas mal alourdi physiquement. Je n’aurais rien compris à cet homme ? La « source du mal » aurait coulé de chez Dyonisos ? Mon ami un peu avachi et pondéré aurait donc été un grand terroriste international, qui tirait ses ficelles dans l’ombre ? Quelle est cette fable !
Comme vous tous, depuis son arrestation et sa mise en détention, au cours de son procès et après sa condamnation, j’ai pu le juger encore davantage. J’ai apprécié la dignité dont il ne s’est pour ainsi dire jamais départi dans l’adversité. Plus encore, je l’ai estimé lorsque, pour supporter l’isolement et l’enfermement, il a repris avec succès des études de mathématiques qu’il avait abandonnées il y a fort longtemps, au début de cette histoire. A son âge et dans sa situation, ce n’est pas banal, il faut le souligner, et témoigne de la qualité de l’homme. Les mobiles qui conduisent la vie d’une personne de cette trempe ne sont pas dévoyés, bas ou foncièrement mauvais.
Otage d’un procès, dont le président du tribunal a lui-même admis le caractère politique, il a été condamné sans preuves comme auteur moral de tous les actes.
Devant le tourbillon général des contingences qui menacent les libertés, nous ne devons pas oublier l’histoire d’où sortent nos démocraties. N’est-il pas révoltant que cet homme se soit battu pour la liberté, contre un état d’exception féroce, et qu’il soit jugé trente ans plus tard, dans le cadre d’un nouvel état d’exception ? Michel crie son innocence dans cette affaire. Sa grève de la faim est une forme de révolte qu’il adresse au sort qui lui est fait. Par indifférence ou par calcul, n’enterrons pas cet homme avec ses cris. Comme tout citoyen, il doit bénéficier de la présomption d’innocence, de tous les droits régulièrement garantis à la défense par la Constitution, et de conditions humaines et normales de détention. La liberté de tous y gagnera.
Je ne crois pas une minute à sa culpabilité.
Daniel Meyer