Saisine no 2004-2
AVIS ET RECOMMANDATIONS
de la Commission nationale de déontologie de la sécurité à la suite des saisines, les 8 janvier 2004 et 22 juin 2004, par M. Robert Bret, sénateur des Bouches-du-Rhône, et M. Serge Blisko, député de Paris.
La Commission nationale de déontologie de la sécurité a été saisie, le 8 janvier 2004, par M. Robert Bret, sénateur des Bouches-du-Rhône, et, le 28 juin 2004, par M. Serge Blisko, député de Paris, interpellé par la Ligue des droits de l’homme, concernant un incident qui s’est déroulé le 3 décembre 2003 à l’hôpital Pasteur de Nice, dans le pavillon E2 affecté à la détention de détenus malades entre Mme C. S., infirmière depuis trente ans à l’hôpital Pasteur, et M. A. P., gardien de la paix affecté à l’unité de police secours de jour, requis pour assurer l’escorte d’un détenu à l’intérieur de l’hôpital. Lors de l’incident, Mme C. S. a été interpellée pour outrage par le gardien de la paix A. P. Elle a porté plainte le jour même pour « violences et humiliations sur son lieu de travail, et non-respect de son intégrité morale ».
La Commission a examiné les pièces de la procédure du tribunal de grande instance de Nice.
Saisie par M. Robert Bret, le 8 janvier 2004, des doléances d’une détenue hospitalisée dans ce même service pour des soins annulés ou reportés (saisine M. R.), la Commission a demandé, le 27 janvier 2004, au ministère de l’Intérieur qu’une enquête administrative soit effectuée afin de déterminer dans quelles conditions s’effectuent les escortes de détenus au sein de l’hôpital de Nice.
Elle a procédé à l’audition de Mme C. S. Elle a visité le pavillon E2 de l’hôpital Pasteur de Nice. Elle a recueilli les observations du professeur, chef de service, et entendu Mme C., chargée de mission au ministère de la Santé à la direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins pour la prise en charge sanitaire des détenus.
- LES FAITS
La version policière
Le 3 décembre 2003, alors qu’ils étaient en patrouille, les gardiens P. et C. ont reçu l’ordre du centre d’information et de commandement de se rendre à l’hôpital Pasteur, pavillon E2, afin d’effectuer l’escorte d’un détenu pour des soins à l’extérieur de l’unité de détention. Le chef de bord était le gardien C. Le gardien P. avait déjà assuré ce type de mission.
Ils sont arrivés à 8 heures 25 et constatent que l’ambulance qui doit effectuer le transport n’est pas là. Le gardien de la paix P. en aviseMme C. S., infirmière responsable de l’unité de détention, en lui précisant qu’il n’attendra pas au-delà de vingt minutes, conformément aux instructions de sa hiérarchie. Mme C. S. d’un ton agressif lui dit que le soin était prévu à 8h. Une discussion tendue s’en est suivie - « nous avons subi ses remontrances pendant vingt minutes » - et l’infirmière aurait conclu l’échange en déclarant : « Vous êtes des têtes de porcs. » Le gardien P. qui précise avoir toujours gardé son sang-froid informe alors Mme C. S. qu’elle va faire l’objet d’une procédure d’outrage et l’invite à le suivre pour sortir de l’unité. Le sous-brigadier R., affecté à la garde des détenus du pavillon E2, intervient dans la situation, interdisant au gardien P. d’interpeller l’infirmière, lui disant qu’il ferait mieux d’aller consulter à Sainte-Marie, hôpital psychiatrique de Nice, puis en le plaquant violemment contre le mur. Mme C. S. se serait alors activement opposée à son interpellation « en se retenant aux poignées de porte ». Le gardien P., estimant que sa sécurité n’était plus assurée, a alors décidé de menotter Mme C. S. Sur l’intervention d’un médecin du service, Mme C. S. a été démenottée et conduite à la caserne Alivre.
La version de l’infirmière
Mme C. S. précise que les soins au pavillon E2 sont très difficiles, parce que les examens que doivent subir les détenus dans les autres services de l’hôpital nécessitent des escortes policières. Ces demandes d’escortes sont mal accueillies par les services de police et elle a constaté que presque trente pour cent des soins ne sont pas assurés du fait de l’annulation des escortes, ce qui oblige d’annuler des rendez-vous au dernier moment et d’en prendre de nouveaux, alors que certains patients ont subi des préparations lourdes spécifiques (régime alimentaire, prise de produits) pour lesdits examens. De ce fait, les détenus restent plus longtemps que prévu dans le service et cette situation entraîne une atmosphère d’énervement et de mauvaise humeur. L’infirmière a exposé que tous les vendredis était adressé un fax aux services de police afin de leur donner à l’avance les rendez-vous de la semaine à venir mais qu’il n’en était jamais tenu compte, que le personnel médical était obligé de rappeler tous les jours. Le 3 décembre 2003, le policier de garde au pavillon E2 a rappelé le matin même ses collègues pour leur rappeler le soin de 7 heures 45. Il est constant que les policiers ne sont arrivés qu’à 8 heures 25, l’ambulancier arrivé à 7 heures 45 étant reparti à 8 heures, sollicité pour un autre transport. Dès leur arrivée, les policiers chargés de l’escorte ont manifesté leur mécontentement en précisant, alors qu’elle rappelait l’ambulance, qu’ils ne pouvaient rester plus de dix minutes, et qu’ils avaient des ordres pour cela. Mme C. S. reconnaît avoir dit : « J’en ai assez d’avoir affaire à des policiers qui ont des têtes de portes de prison », pendant qu’elle attendait la réponse de l’ambulancier. La description de son interpellation par le gardien de la paix P. fait état de gestes particulièrement violents. Elle est jetée contre le mur, menottée avec violence dans le dos. Elle dit avoir ressenti une douleur au niveau de l’épaule gauche et du poignet. Un certificat médical en date du 4 décembre 2003 fait état d’un hématome du poignet gauche, d’une impotence fonctionnelle du poignet gauche, d’une douleur dorsale à gauche, et fixe l’arrêt de travail à dix jours ; un certificat du 5 décembre 2003 estime que l’incapacité temporaire de travail, à distinguer de l’arrêt des activités professionnelles, est nulle. L’infirmière a exposé : « J’étais choquée, humiliée d’avoir été menottée devant les détenus, agressée par les fonctionnaires de police. »
Le sous-brigadier R., de garde dans le service, est intervenu uniquement pour tenter de calmer son collègue. L’aide soignante affolée a indiqué aux policiers que Mme C. S. n’avait pas le droit de quitter le service, étant la seule infirmière présente, puis elle a téléphoné au médecin et au cadre infirmier qui se sont rendus aussitôt sur les lieux et ont obtenu qu’elle soit démenottée. L’infirmière a alors été conduite au commissariat, « toutes sirènes hurlantes », et retenue jusqu’à 12 h 15 environ. Mme C. S. a fait part à la Commission de son sentiment persistant d’injustice quant au préjudice subi, au regard des répercussions négatives de ces événements sur sa vie professionnelle et personnelle. Après sa reprise de travail, elle a fait l’objet d’une tentative autoritaire d’affectation par l’administration hospitalière à un autre poste, décision annulée grâce au soutien et à la compréhension du directeur général de l’hôpital Pasteur. Elle a repris son poste au pavillon E2, puis aurait été invitée fermement à rester chez elle, suite à l’arrivée dans le service d’un fax de l’Observatoire international des prisons destiné à une détenue qui avait signalé à cet organisme les problèmes de soins annulés liés aux escortes non assurées, et sur lequel figurait son prénom.
- AVIS
A - Mme C. S. conteste avoir prononcé l’injure qui lui est reproché, à savoir l’expression « têtes de porcs ». La Commission a pris connaissance de la déposition du sous-brigadier R., chef de poste au pavillon E2. Celui-ci se trouvait à un mètre de l’endroit où s’est déroulée l’altercation entre le gardien P. et l’infirmière. Il affirme avoir entendu Mme C. S. dire : « J’en ai marre de voir des policiers arriver ici avec des têtes de portes de prison. » Il n’a jamais entendu l’expression « têtes de porcs » et c’est pourquoi il a essayé de raisonner son collègue, très énervé, lui conseillant de faire un simple compte rendu et de ne pas perturber le service, estimant que le comportement de ce dernier était disproportionné avec les faits.
Mme E., aide soignante, confirme elle aussi l’expression employée par Mme C. S.
La Commission fait donc sienne l’appréciation portée par M. le procureur du tribunal de grande instance de Nice, à savoir qu’une réaction excessive a répondu à des propos excessifs. La procédure pour outrage a fait l’objet d’une médiation pénale et le policier concerné a déclaré à la Commission : « Mon collègue et moi-même avons présenté nos excuses à Mme C. S. »
B - La Commission constate cependant qu’un jeune gardien de la paix (titularisé en février 2003) a pris seul la décision d’interrompre le service pour lequel il était mandaté, à savoir l’escorte d’un détenu malade, sans en référer à son chef de bord, le gardien C. et sans écouter le sous-brigadier R. Ce dernier a fait valoir à juste titre dans cette situation sa qualité de chef de poste à l’unité de détention du pavillon E2. À la limite d’en venir aux mains avec un collègue qui avait visiblement perdu son sang-froid, il a tenté de le dissuader de perturber tant le bon déroulement du service public de santé que la mission de surveillance et de sécurité qui était la sienne.
Comme l’a rappelé M. le procureur de Nice dans une note du 29-12 2003, il conviendrait que « chacun prenne conscience que le service public doit primer sur l’estime que l’on peut avoir de soi. »
C - La Commission estime également que l’incident dont elle a été saisie a aussi pour cause l’exaspération légitime d’une fonctionnaire de santé vis-à-vis des problèmes sérieux dans l’accès aux soins des patients que sont aussi les détenus en milieu hospitalier, posés par les escortes annulées.
La Commission a entendu, le professeur Q., chef de service de médecine légale et responsable de l’unité E2. Celui-ci fait état de 168 escortes annulées sur 554 du 1/01/03 au 31/12/03 ; 63 de ces 168 escortes avaient été pourtant classées en escortes prioritaires. Questionné sur le nombre d’escortes annulées concernant la détenue Mme R., il relève sur les 71 escortes 17 qui furent annulées dont 11 étaient classées prioritaires.
Selon ses déclarations, ce problème d’escortes annulées est généralisé dans les unités de détention au sein des hôpitaux.
L’enquête effectuée par l’inspection générale de la police nationale a établi, elle, « qu’en 2003, le pavillon E2 a vu passer 137 personnes venant des maisons d’arrêt de Nice, de Draguignan, de Grasse, voire de Corse...
Ces détenus ont dû sortir du E2 554 fois pour soins ou interventions chirurgicales ; 158 escortes ont été reportées, faute d’effectifs suffisants... », ce qui correspond bien au 30 % évoqués par les différents acteurs hospitaliers. Mais l’auteur du rapport précise : « La police comme l’hôpital soulignent que jamais l’intégrité physique des malades, ni le pronostic vital n’étaient en jeu. »
Mme C., chargée de mission au ministère de Santé, a déclaré à la Commission avoir été informée le 27 janvier 2004 par l’inspection générale des affaires sociales « des difficultés de réaliser dans des structures hospitalières extérieures aux établissements pénitentiaires pour des personnes détenues certains actes médicaux ne pouvant être effectués dans les UCSA, et notamment des escortes annulées au pavillon E2 de l’hôpital Pasteur ».
Elle a pris connaissance de la lettre d’une détenue hospitalisée au pavillon E2 qui se plaignait, et évoquait un incident entre une infirmière et un fonctionnaire de police. Elle demandait aussitôt un rapport au directeur de l’hôpital qui lui confirmait l’incident du 3 décembre 2003, « dans un contexte de problèmes d’accès aux soins », et indiquait que des démarches avaient été faites par l’IGAS auprès du préfet des Alpes-Maritimes concernant les difficultés des services de police à mettre en œuvre les gardes et les escortes.
Elle a informé la Commission de la mise en place prochaine de l’unité hospitalière sécurisée interrégionale de Marseille, destinée à l’accueil des personnes incarcérées sur la région, qui sera compétente pour Nice, et souligne que « beaucoup des problèmes de coordination entre les services de soins, la pénitentiaire et les services de police, seront résolus dans le cadre des UHSI ». Études et groupes de travail interministériels ont contribué à examiner dans les détails toutes les questions soulevées et favorisé les échanges entre tous les professionnels concernés. « Nous nous sommes efforcés de concilier les contraintes de chacun en conservant la qualité des soins, sans affecter la sécurité. [...] Chacun a été amené à adapter sa pratique et sa culture. [...] Dans les UHSI, les effectifs de police seront des fonctionnaires de police spécifiquement affectés à l’UHSI. [...] En attendant l’ouverture de l’UHSI de Marseille, le Pavillon E2 continue de fonctionner en l’état. »
- RECOMMANDATIONS
1. La Commission demande que soit rappelé aux fonctionnaires de police et notamment aux plus jeunes d’entre eux que « le service public prime sur l’estime que l’on peut avoir de soi » et qu’il ne doit pas être interrompu sans ordre express.
2. Concernant les soins et examens annulés et reportés en raison de missions d’escortes non assurées, dont, semble t-il, l’unité E2 de l’hôpital Pasteur ne constitue pas une situation isolée, la Commission ne peut que préconiser l’accélération du programme d’ouverture des UHSI qui constitue une avancée évidente. En effet, leur mise en place prévoit qu’un protocole détermine les effectifs attribués, d’une part, par l’administration pénitentiaire aux missions de garde et, d’autre part, ceux attribués par les forces de police ou de gendarmerie aux missions de sécurité et de contrôle. Concernant les escortes des détenus à l’intérieur de l’établissement de santé lorsqu’ils doivent accéder à un autre service, « charge variable selon les jours », ce protocole pose judicieusement « le principe d’un effectif de police ou de gendarmerie proportionnel aux besoins du moment ».
Ce protocole ainsi que l’affectation et la formation de personnels spécifiques pour les escortes dans les UHSI devraient garantir le respect d’un égal accès aux soins pour les détenus hospitalisés.
Il en résultera aussi un échange d’une autre qualité entre les personnels soignants et les forces de police, dans le respect des devoirs et des missions de chacun.
L’implantation des unités destinées aux détenus prévue au sein des services actifs de l’hôpital le plus près possible du plateau technique constitue un progrès évident, technique, rationnel, moral. Il est clairement précisé que « toute implantation excentrée, loin des pôles actifs de l’établissement est exclue ».
Adopté le 7 septembre 2004
Conformément à l’article 7 de la loi du 6 juin 2000, la Commission a adressé cet avis à M. Dominique Perben, garde des Sceaux, ministre de la Justice, et à M. Dominique de Villepin, ministre de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales, dont les réponses ont été les suivantes :