RÉFLEXIONS AUTOUR DE LA RÉFORME
DE L’APPLICATION DES PEINES
Par Marcel Lemonde
Président de chambre à la Cour d’appel de Bastia
(texte de l’allocution faite au cours de la rentrée solennelle de la
Cour d’appel de Bastia le 5 janvier 2005
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La pénalité moderne n’ose plus dire qu’elle punit des crimes ; elle prétend réadapter des délinquants. (...) C’est sa fierté, sa manière, en tous cas, de n’être pas trop honteuse d’elle même : « Je ne suis peut-être pas encore tout à fait juste... Ayez un peu de patience, regardez comme je suis en train de devenir savante ».
Ainsi s’exprimait Michel FOUCAULT, il y a 30 ans, dans Surveiller et Punir. Tiendrait-il aujourd’hui le même langage ? Ce n’est pas certain, en cette époque où nous vient d’Amérique la « tolérance zéro », cette idéologie sécuritaire qui conduit à punir sans complexe, à exclure sans scrupule celui à qui il suffit de commettre trois petits délits pour être déclaré « out », définitivement...
Si les parlementaires de chez nous s’indignaient, récemment encore, de l’état de nos prisons, présentées comme une honte pour la République, voici qu’ils viennent d’adopter un nouveau texte sur la récidive, privilégiant le recours à l’incarcération, dans une logique purement répressive, pour tenter d’apaiser les peurs de la société.
Or, paradoxalement, nos députés s’efforcent d’assouvir le besoin insatiable de sécurité, au moment précis où entrent en vigueur les principales dispositions de la Loi du 9 mars 2004 sur l’application des peines qui, elles, réaffirment avec force la volonté de réinsérer les délinquants.
En fait, pour tout dire, de telles contradictions ne sont pas nouvelles. Comme le disait fort justement un éminent spécialiste de ces questions, le Doyen Pierre COUVRAT (qui vient hélas de nous quitter), deux tendances « s’opposent sans cesse, l’une humanitaire, l’autre sécuritaire, sans que l’une triomphe totalement et sans que l’autre soit étouffée, si bien qu’à tout moment on peut craindre - ou souhaiter - un mouvement en sens inverse ». Ainsi, pour reprendre une autre expression de FOUCAULT, en permanence se fait entendre « le grondement de la bataille ».
Dans un tel contexte, il peut sembler curieux que la réforme de l’application des peines résultant de la Loi du 9 mars 2004 soit pour ainsi dire passée inaperçue. En effet, si cette loi, dite Perben II, a, sur d’autres points, été abondamment commentée et a même donné lieu à de virulentes polémiques, les dispositions relatives à l’application des peines ont été introduites dans notre droit dans l’indifférence générale ou presque. Curieusement d’ailleurs, alors que les articles concernant la phase préparatoire du procès pénal avaient manifestement été élaborés en réaction à la Loi du 15 juin 2000, jugée laxiste, les dispositions relatives à l’application des peines s’inscrivent au contraire dans le droit fil de cette Loi, dont elles constituent en quelque sorte l’aboutissement.
Le processus législatif a d’ailleurs été pratiquement le même : comme en 2000, le projet de loi ne contenait au départ aucune disposition sur l’exécution des peines. C’est lors des travaux parlementaires, notamment au vu du rapport du député Jean-Luc WARSMANN sur « les peines alternatives à la détention, les modalités d’exécution des courtes peines et la préparation des détenus à la sortie de prison » que ce volet a été rajouté, et cela sans étude globale préalable aux débats parlementaires. Ce manque de vision d’ensemble préparatoire, qui explique sans doute le caractère parfois un peu brouillon du texte, est peut-être aussi, plus profondément, révélateur d’une réelle difficulté à penser la peine, d’où les contradictions dont nous parlions tout à l’heure, contradictions qui sont peut-être tout simplement présentes en chacun de nous.
Ces remarques préliminaires étant faites, je me dois, au moment d’entrer dans le vif du sujet, d’apporter une précision. A vrai dire, présenter ici tous les aspects techniques de la nouvelle législation, qui bouleverse assez fondamentalement l’économie du droit post-sentenciel, ne peut qu’être terriblement fastidieux. Mais, fort heureusement, lorsque j’ai été désigné comme volontaire pour vous livrer cette présentation, j’ai été prié de le faire en un quart d’heure, ce qui rend l’opération radicalement impossible. Cette épreuve vous sera donc épargnée et je me bornerai à quelques remarques d’ordre général.
La réforme comporte deux grands volets : elle vise d’une part à achever le processus de juridictionnalisation de l’exécution de la peine, d’autre part à rendre systématique l’aménagement des courtes peines et des fins de peines de prison.
Sur le premier point, on assiste à l’aboutissement d’un long processus. A sa naissance, en 1958, le juge de l’application des peines était un juge « semi administratif », méconnaissant l’intervention de l’avocat et le principe du contradictoire, très vite qualifié, d’ailleurs, de « super-assistante sociale » (ce qui montre l’ambiguïté de ses fonctions). L’institution, en réalité, n’avait de juge que le nom. Depuis lors, le JAP s’est peu à peu métamorphosé en une véritable juridiction pénale.
Une étape importante a été franchie avec la loi du 15 juin 2000, prévoyant d’une part que le JAP devait rendre, en certaines matières, des jugements motivés, susceptibles d’appel, et créant d ?autre part des juridictions régionales et une juridiction nationale de la libération conditionnelle. Toutefois cette juridictionnalisation était encore imparfaite puisque des pans entiers du contentieux confié au JAP restaient en dehors de la sphère du contradictoire.
Avec la nouvelle loi, c’est à dire depuis le début de cette année et progressivement jusqu’au 1er janvier 2006 (date à laquelle le condamné pourra interjeter appel des permissions de sortir et des réductions de peine), toutes les décisions du JAP deviennent pleinement juridictionnelles et sont susceptibles d’appel devant la nouvelle Chambre de l’application des peines de la Cour d’appel ou devant le président de celle-ci.
Parallèlement, s’inspirant d’un projet élaboré en 1983 par Robert BADINTER, la loi du 9 mars 2004 crée, dans le ressort de chaque Cour d’Appel, un ou plusieurs tribunaux de l’application des peines. Ce nouveau tribunal, composé des JAP, vient en remplacement des juridictions régionales de la libération conditionnelle, dont il reprend les compétences, avec en outre quelques attributions annexes. Les décisions du TAP seront susceptibles d’appel devant la chambre de l’application des peines de la cour d’appel, en formation élargie pour la circonstance puisque, aux trois magistrats professionnels, viendront s’adjoindre un responsable d’une association de réinser¬tion des condamnés (ce qui est sans doute une bonne chose) et un responsable d’une association d’aide aux victimes (ce qui ne va pas forcément de soi et risque d’entretenir la confusion sur le rôle de la victime dans le procès pénal).
Le juge de l’application des peines, quant à lui, voit ses pouvoirs considérablement renforcés. Il est notamment investi de prérogatives jusque là réservées à la juridiction de condamnation : ainsi, il pourra révoquer directement les sursis avec mise à l’épreuve et les sursis avec obligation d’accomplir un tra¬vail d’intérêt général. Il pourra prolonger le délai d’épreuve ou déclarer, de manière anticipée, cette mesure non avenue. L’accroissement de ses pouvoirs est particulièrement sensible en matière d’aménagement des courtes peines. Ce magistrat se voit en effet investi des plus larges attributions pour mettre en oeuvre, voire pour transformer, la peine privative de liberté initialement prononcée. Jusqu’à présent, le JAP pouvait envisager l’individualisation des peines de moins d’un an, mais cela de manière discrétionnaire, sans jamais être obligé de convoquer les intéressés. Avec la réforme, le principe de cet aménagement est inscrit dans la loi : en application de l’article 723-15 nouveau du CPP, en cas de condamnation à une peine égale ou inférieure à un an d’emprisonnement, ou pour laquelle la durée de la détention restant à subir est inférieure ou égale à un an, sauf situation exceptionnelle, le JAP est systématiquement saisi¬ et peut alors transformer la peine initialement prononcée en une peine complètement différente. Il pourra notamment ordonner un placement à l’extérieur, une semi-liberté, un fractionnement ou une suspension de peine, un placement sous surveillance électronique ou une libération conditionnelle, ou encore décider de convertir une peine d’emprisonnement inférieure à 6 mois en une peine d’emprisonnement avec sursis comportant l’obligation d’accomplir un tra¬vail d’intérêt général. De même, il pourra transformer une décision d’aménagement prononcée ab initio par la juridiction de jugement ¬en un aménagement totalement différent. Ainsi est consacrée une certaine fongibilité de la peine : par exemple, un placement sous surveillance électronique initial pourra devenir, à l’initiative du juge de l’application des peines, un chantier extérieur ou une semi-liberté. Le juge de l’application des peines devient donc incontestablement le grand maître d’oeuvre de la justice pénale : ses nouvelles attributions font de lui très souvent, en réalité, le véritable décideur de la peine.
On retrouve cette idée dans le dernier aspect important de la réforme, concernant l’organisation des fins de peines de prison. Aux termes de l’Art. 707 du Code de procédure pénale (texte qui pose les principes en matière d’exécution des peines un peu comme le fait l’article préliminaire pour la procédure pénale), aux termes de cet article, donc, « l’individualisation des peines doit, chaque fois que cela est possible, permettre le retour progressif du condamné à la liberté et éviter une remise en liberté sans aucune forme de suivi judiciaire ».
Dans cet esprit, est créé ce qu’il est convenu d’appeler un « sas de sortie » : les derniers mois d’emprisonnement ont vocation à être purgés « dans la mesure du possible » sous le régime de la semi-liberté, du placement à l’extérieur ou du placement sous surveillance électronique. En conséquence, le Directeur du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation fait une proposition au JAP, qui a trois semaines pour accepter ou refuser, ou encore pour substituer à cette proposition un autre aménagement. A défaut de réponse du JAP, la mesure proposée s’applique de plein droit, ce qui constitue, là encore, une petite révolution (et risque de poser quelques problèmes si les moyens mis à la disposition des juges ne suivent pas). De ce point de vue, il n’est guère rassurant de trouver, dans le même Art. 707 du Code de procédure pénale, une curieuse formule selon laquelle, en quelque sorte, le législateur nous rappelle qu’il est souhaitable d’appliquer la loi : « ...les peines prononcées par les juridictions pénales sont, sauf circonstances insurmontables, mises à exécution de façon effective et dans les meilleurs délais », dit ce texte, ce qui semble surtout annoncer de nombreuses exceptions !...
Pour tout dire, d’ailleurs, les difficultés ont déjà commencé à arriver. En effet, paradoxalement, l’entrée en vigueur de la nouvelle loi se traduit, ces jours-ci, par une vague de ce que l’on appelle des « sorties sèches » de prison, c’est à dire sans préparation et sans suivi, ce que précisément la réforme vise à éviter, et cela faute d’avoir pu préparer la mise en place du nouveau régime des réductions de peine qui s’applique maintenant à tous les détenus.
De quoi s’agit-il ? La loi prévoit que chaque condamné bénéficie désormais d’un « crédit de réduction de peine » calculé sur la condamnation prononcée (et non plus sur la détention subie), à hauteur de trois mois pour la première année, de deux mois pour les années suivantes et de sept jours par mois. Ainsi, lors de son incarcération, le condamné est informé de la date prévisible de sa libération compte tenu de cette réduction de peine, et des possibilités de retrait de cette réduction, en cas de mauvaise conduite ou de commission d’une nouvelle infraction après sa libération. A ce crédit de réduction de peine pourront s’ajouter des réductions de peines supplémentaires (dans la limite de trois mois par an) pour les condamnés qui « manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale ». Ces dispositions marquent en quelque sorte une inversion du principe traditionnel et officialisent la notion d’érosion des peines : il est désormais clairement affiché que la peine prononcée n’a pas vocation à être exécutée en totalité.
Les réductions de peine avaient été créées par la loi du 29 décembre 1972 afin de corriger la pratique des grâces collectives, accordées sans discernement à tous les détenus et conduisant à l’inexécution de nombreuses peines. Mais, dès 1980, s’ajoutant aux réductions de peines, la pratique des grâces collectives avait repris pour lutter contre la surpopulation carcérale (rappelons au passage, à titre d’exemple, qu’au 1er juillet 2004, il y avait dans les prisons françaises 64 813 détenus pour 49 600 places, nombre qui a fléchi sensiblement avec les grâces du 14 juillet, pour ensuite remonter régulièrement jusqu’à près de 60 000 à nouveau aujourd’hui).
La situation créée par le nouveau régime des réductions de peines risque, à la longue, de donner l’impression que la société envoie à ses juges cette injonction paradoxale : « Vidons les prisons mais... soyez plus sévères ! ». Car, parallèlement à ce mécanisme d ?érosion des peines, le discours sécuritaire reste très présent. Le projet de loi sur la récidive en est une nouvelle illustration : tout se passe comme si le législateur, affolé par sa propre audace, s’appliquait à occulter en décembre ce qu’il a méticuleusement organisé en mars. Ainsi, après avoir tout fait pour éviter les courtes peines d’emprisonnement, on prévoie dans certains cas d’obliger le juge à décerner mandat de dépôt à l’audience s’il prononce une peine d’emprisonnement ferme. En mars, tout a été mis en oeuvre pour que la fin de peine se caractérise par une transition progressive vers l’autonomie et, en décembre, on envisage de supprimer purement et simplement la notion même de fin de peine en soumettant pendant 30 ans au port d’un bracelet électronique des condamnés ayant fini de purger leur peine.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce qu’on ne sache plus très bien où l’on en est. Car, en réalité, sans le dire expressément, pour ne pas dire à son insu, le législateur a peu à peu introduit dans notre droit la notion de peine indéterminée, jusqu’ici assez étrangère à notre tradition judiciaire.
En Angleterre, cette notion de peine indéterminée s’est imposée depuis longtemps : dans ce pays, tout individu déclaré coupable de meurtre est obligatoirement condamné à la prison à vie. Mais il ne s’agit en réalité que d’un effet d’annonce. Car, aussitôt, le juge précise la peine qu’à ses yeux le condamné devrait effectivement purger, peine qui peut être fort éloignée du maximum. On a vu des personnes théoriquement condamnées à la prison à vie rester moins d ?un an en détention ! La décision finale, elle, n’appartient pas au juge : c’est une commission, le « parole board » qui ordonnera ou non la mise en liberté du détenu, en fonction de sa dangerosité éventuelle. Un tel système présente certaines similitudes avec notre législation sur les périodes de sûreté. Le problème est qu’en France, la règle du jeu n’est pas clairement annoncée, si bien que les divers acteurs ne savent pas exactement quel est leur rôle, d’où certains malentendus.
Il va devenir difficile, par exemple, d’expliquer aux jurés le sens de la décision qu’ils ont à prendre s’il est impossible de leur dire quelle sera la peine effectivement exécutée, qui n’aura peut-être qu’un lointain rapport avec celle prononcée, mais... peut-être seulement. En effet, il serait dangereux de croire, par exemple, comme cela a été annoncé récemment à la télévision à propos d’une décision de la Cour d’assises de Corse, qu’un homme condamné à la réclusion criminelle à perpétuité a vocation à être remis en liberté dès la fin de la période de sûreté. Il faut savoir que le détenu le plus ancien de toutes les prisons françaises, Lucien LEGER (et ce cas n’est pas isolé), est actuellement incarcéré depuis plus de 40 ans et nul ne peut dire aujourd’hui quand il sortira, s’il sort un jour.
Comment conclure ? Peut-être en s’interrogeant sur le rôle du juge. Désormais, celui-ci doit être conscient, quand il rend un jugement de condamnation, que, de plus en plus, la peine qu’il prononce a vocation à n’être qu’une indication adressée à la juridiction de l’application des peines, qui sera le véritable décideur. En conséquence, plus que jamais, le juge doit être persuadé que son rôle essentiel ne consiste pas à choisir une peine mais se situe en amont : il s’agit pour lui, avant tout, de se montrer scrupuleusement attentif à la qualité du processus par lequel on aboutit au prononcé de la peine.
La peine « juste », c’est celle qui est acceptée. Acceptée par le corps social et, si possible, acceptée par le condamné. Ce qui suppose d’abord impartialité, écoute, et ensuite motivation, explication.
De ce point de vue, il nous faut admettre que nous avons sans doute encore, que nous aurons peut-être toujours, quelques progrès à faire...