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(2005) Affaire Farbtuhs c. Lettonie : Pour la libération des détenus atteints de pathologies graves

Mise en ligne : 11 août 2007

Texte de l'article :

PREMIERE SECTION

AFFAIRE FARBTUHS c. LETTONIE
(Requête no 4672/02)

ARRÊT STRASBOURG 2 décembre 2004

DÉFINITIF 06/06/2005

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Farbtuhs c. Lettonie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

M. C.L. Rozakis, président,
 Mmes F. Tulkens,
 N. Vaji ?,
 MM. A. Kovler,
 V. Zagrebelsky, 
 E. Steiner, juges,
 Mme J. Briede, juge ad hoc,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 octobre 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4672/02) dirigée contre la République de Lettonie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mihails Farbtuhs (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 décembre 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant était initialement représenté par Me A. Ogurcovs, avocat au barreau de Riga. Par lettre télécopiée du 26 mars 2004, le requérant informa la Cour qu’il serait dorénavant représenté par M. M. Ioffe, juriste de nationalité russe exerçant à Riga. Le gouvernement letton (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mlle I. Reine.

3. Le requérant alléguait en particulier que, vu son grand âge et son état de santé, son maintien prolongé en prison s’analysait en un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5. Par une décision du 9 janvier 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont fourni à la Cour des renseignements factuels supplémentaires et ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Le 13 février 2003, le requérant déposa sa demande de satisfaction équitable (article 41 de la Convention). Le 24 mars 2003, le Gouvernement présenta ses observations sur cette demande.

7. Le siège du juge au titre de la Lettonie se trouvant vacant, le 27 juillet 2004, le président de la chambre a invité le Gouvernement à l’informer s’il entendait désigner pour siéger soit un autre juge élu, soit, en qualité de juge ad hoc, une autre personne réunissant les conditions requises par l’article 21 § 1 de la Convention. Par une lettre du 15 septembre 2004, le Gouvernement a désigné Mme J. Briede pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 27 § 2 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Ressortissant letton né en 1916, le requérant réside à Riga (Lettonie).

9. Par un jugement contradictoire du 27 septembre 1999, la cour régionale de Riga reconnut le requérant coupable de crimes contre l’humanité et de génocide (voir la décision partielle sur la recevabilité du 26 mars 2002), le condamna à sept ans d’emprisonnement ferme, et précisa que la peine devait commencer à être purgée dans une prison fermée (sl ?gts cietums). Toutefois, après avoir entendu l’avis du procureur, selon lequel l’état de santé du requérant ne permettait pas de l’écrouer, la cour refusa d’ordonner son arrestation dans la salle d’audience. Par conséquent, aucune mesure privative de liberté ne lui fut appliquée jusqu’à ce que sa condamnation devînt définitive.

10. Contre le jugement de la cour régionale de Riga, le requérant interjeta appel devant la Chambre des Affaires pénales de la Cour suprême, insistant notamment sur l’illégalité de l’application rétroactive de la loi pénale dans son affaire. Par un arrêt du 12 janvier 2000, la Chambre des Affaires pénales rejeta la plupart des arguments soulevés par le requérant dans son appel et confirma sa culpabilité. Cependant, elle estima trop sévère la peine appliquée au requérant par la cour régionale, et la réduisit à cinq ans d’emprisonnement ; cette peine devait commencer à être purgée dans une prison « semi-fermée » (da ??ji sl ?gts cietums).

11. Entre-temps, le 14 décembre 1999, la Chambre des Affaires pénales ordonna une expertise médicale en vue de déterminer si le requérant était apte à purger une peine d’emprisonnement. Dans un rapport du 20 décembre 1999, une commission du Centre national de l’expertise médico-légale (Valsts tiesu medic ?nas ekspert ?zes centrs) formula les conclusions suivantes :

« (...) 1o Il est constaté que M. Farbtuhs souffre des maladies suivantes : un spondylome déformant de la colonne vertébrale ; une spondylarthrose avec un syndrome racinal ; une arthrose déformante des deux articulations fémorales ; un état postopératoire après la pose et l’enlèvement d’une endoprothèse de l’articulation fémorale droite ; une contracture de l’articulation fémorale gauche ; le raccourcissement de la jambe droite de 6 cm ; une hypertension artérielle primaire du 2ème niveau ; une insuffisance cardiaque chronique (1ère et 2ème catégories fonctionnelles).

2o Il ressort des documents médicaux que M. Farbtuhs a été reconnu invalide de la 1ère catégorie.

3o Eu égard aux diagnostics susmentionnés, M. Farbtuhs nécessite des soins permanents, des installations spéciales pour son hygiène personnelle et pour ses meubles. En raison de son état de santé, M. Farbtuhs ne peut pas se pencher, enfiler son pantalon ou ses chaussures sans assistance ; il ne peut se déplacer que dans la chambre, et ce, à l’aide de deux béquilles. Il ne peut pas monter l’escalier tout seul.

4o M. Farbtuhs a besoin de prendre régulièrement des médicaments à cause des maladies susmentionnées.

5o M. Farbtuhs peut purger une peine d’emprisonnement dans un établissement pénitentiaire, pourvu que les conditions susmentionnées (points 3 et 4) soient remplies. »

12. Le requérant se pourvut alors en cassation devant le Sénat de la Cour suprême. Dans son mémoire, il fit valoir, entre autres, que son âge et son état de santé constituaient un obstacle sérieux à son maintien en prison, et demanda de le libérer de l’obligation de purger sa peine.

Par une ordonnance du 1er mars 2000, le Sénat déclara le pourvoi irrecevable. Aux termes de l’ordonnance, le mémoire du requérant, réitérant en substance les arguments déjà examinés par la cour d’appel, ne permettait de déceler aucun indice de violation des dispositions matérielles ou procédurales de la loi, condition nécessaire pour la recevabilité d’un pourvoi en cassation.

13. Après avoir reçu copie de l’ordonnance susmentionnée, le requérant demanda à la cour régionale de Riga d’ordonner une nouvelle expertise médicale et d’ajourner l’exécution de sa peine. Le 27 mars 2000, la cour rejeta cette demande. Le requérant tenta alors un recours devant la Chambre des Affaires pénales de la Cour suprême, qui, par une ordonnance contradictoire du 3 mai 2000, le rejeta également.

14. Le 4 mai 2000, le requérant écrivit à la Direction pénitentiaire (Ieslodz ?juma vietu p ?rvalde), en lui demandant si les prisons lettonnes étaient adaptées à ses besoins spécifiques. Par lettre du 16 mai 2000, la Direction lui répondit négativement. Selon elle, les établissements pénitentiaires ne disposaient ni de matériel adapté aux besoins des personnes gravement malades (tels des meubles spéciaux, des installations sanitaires etc.), ni de personnel qualifié pour leur assurer les soins adéquats. En outre, la Direction ajouta qu’afin d’évaluer « la détérioration possible de la santé » du requérant, il serait souhaitable de le soumettre à une série d’examens médicaux concrets, y compris une échocardiographie et une tomographie cérébrale, mais qu’aucune prison lettonne n’était en mesure d’effectuer de tels examens.

15. Du 17 mai au 1er juin 2000, le requérant fut placé à l’hôpital pénitentiaire, relevant de l’autorité de la Direction pénitentiaire, où il fut soumis à des examens médicaux.

Le 30 mai 2000, l’avocat du requérant demanda au chef de la Direction pénitentiaire d’autoriser trois professeurs de médecine russes venus de Moscou pour l’examiner. A une date non spécifiée, cette demande fut rejetée.

A la sortie de l’hôpital, le médecin traitant du requérant lui prescrivit une thérapie et recommanda son placement à l’infirmerie de la prison, sous une surveillance permanente d’un généraliste et d’un urologue. 

16. En outre, en mai et juin 2000, le requérant adressa plusieurs lettres à des autorités nationales différentes (le parquet, la Direction pénitentiaire, le ministère de la Justice, la cour régionale de Riga), leur demandant d’ordonner des expertises médicales supplémentaires et d’envisager la possibilité de le libérer de l’obligation de purger sa peine. Dans ses lettres, le requérant insista notamment sur le fait que, depuis l’expertise du 20 décembre 1999, il avait acquis une nouvelle maladie, à savoir des céphalées très intenses pendant lesquelles ses capacités de réflexion et d’orientation étaient troublées. Toutes ces demandes furent soit rejetées, soit classées sans suite.

17. Le 1er juin 2000, le requérant se constitua prisonnier et commença à purger sa peine à la prison « Mat ?sa », à Riga. Eu égard à l’état critique de sa santé, il fut immédiatement transporté à l’infirmerie de la prison, où il resta jusqu’à sa libération.

18. Le 11 septembre 2000, le requérant présenta une demande de grâce présidentielle invoquant, entre autres, des motifs d’ordre médical. Le 19 octobre 2000, le Service des grâces de la Chancellerie du Président de la République requalifia cette demande en une demande de libération anticipée pour cause de maladie, au sens de l’article 59 § 6 du nouveau code pénal et de l’article 364 du code de procédure pénale (paragraphes 30-31 ci-après), et la transmit comme telle au Parquet général (?ener ?lprokurat ?ra).

19. Par courrier du 7 novembre 2000, le Parquet général refusa d’appliquer l’article 364 susmentionné, au motif que les conditions y énoncées ne semblaient pas réunies. Cependant, selon le parquet, si l’administration de la prison respective estimait que l’état de santé du requérant l’empêchait de purger sa peine, elle devait effectuer une expertise médico-légale et, le cas échéant, suggérer au tribunal une libération anticipée conformément à l’article 116 du code de procédure pénale.

Le requérant s’adressa alors de nouveau au Parquet général. Par lettre du 8 décembre 2000, le procureur en chef du Département du droit pénal du Parquet général, agissant en vertu de l’article 17 § 1, point 2, de la loi sur le parquet (paragraphe 33 ci-après), enjoignit à la Direction pénitentiaire de convoquer une commission spéciale d’experts afin d’établir si l’état de santé du requérant exigeait sa libération.

20. Du 4 au 18 janvier 2001, le requérant fut de nouveau transféré à l’hôpital pénitentiaire, où il fut examiné par une commission d’experts convoquée par la Direction pénitentiaire. Le 13 février 2001, cette commission rendit le rapport suivant :

« (...) Le malade peut rester assis en s’adossant au mur. Dans la cellule, il se déplace uniquement à l’aide de deux béquilles. Il ne peut pas se lever et s’asseoir sans aide. Tout son corps tremble. Il ne peut pas se laver et s’habiller, ni se chausser lui-même. Vu son état, il est impossible d’appliquer au détenu l’article 50-4 du code de l’exécution des peines. (...)

Diagnostic final : Spondylome déformant de la colonne vertébrale. Spondylarthrose avec un syndrome racinal. Arthrose déformante des deux articulations fémorales. Etat postopératoire après la pose et l’enlèvement d’une endoprothèse de l’articulation fémorale droite. Ankylose de l’articulation fémorale gauche. Raccourcissement de la jambe droite de 6 cm. Athérosclérose générale. Insuffisance cardiaque (II). Diabète sucré compensé (type II). Pancréatite chronique (rémission). Hépatisme. Adénome de prostate (II). Cataracte des yeux. Sclérose des vaisseaux du cerveau avec des troubles dynamiques de circulation. Maladie de Parkinson vasculaire.

Conclusion : Eu égard à l’âge avancé de Mihails Farbtuhs, à son mauvais état de santé, à ses nombreuses maladies incurables, à son incapacité de s’assurer lui-même les soins nécessaires, nous conseillons de suggérer au tribunal d’examiner la question d’une libération anticipée de Mihails Farbtuhs pour cause de maladie. »

21. Le 5 mars 2001, le requérant déclara une grève de la faim de plusieurs jours en guise de protestation contre sa détention.

22. Entre-temps, le 16 février 2001, le directeur de la prison « Mat ?sa » demanda au tribunal de première instance de l’arrondissement de Latgale de la ville de Riga d’ordonner une libération anticipée du requérant. Par une ordonnance contradictoire du 22 mars 2001, le tribunal rejeta cette demande. Aux termes de l’ordonnance, l’article 52 de l’ancien code pénal ne permettait une libération pour cause de maladie que dans l’hypothèse où le condamné était tombé malade après sa condamnation, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Le tribunal reconnut, en des termes généraux, que les conditions de la prison « Mat ?sa » étaient inadaptées aux besoins spécifiques du requérant, mais estima que ce fait ne constituait pas un fondement juridique suffisant pour sa mise en liberté.

23. Le requérant forma alors un recours devant la cour régionale de Riga, qui, par une décision du 27 juin 2001, annula l’ordonnance entreprise et renvoya le dossier devant le tribunal de première instance de l’arrondissement de Latgale.

24. Le 17 août 2001, le tribunal tint une audience spéciale dans les locaux de la prison « Mat ?sa ». Au cours de cette audience, le chef de la Division médicale de la Direction pénitentiaire et les représentants de l’administration de la prison se prononcèrent en faveur de la libération du requérant, soutenant notamment que son maintien en détention était contraire à la Recommandation no R (98)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire (paragraphe 34 ci-après). A cet égard, ils rappelèrent que les prisons lettonnes étaient incapables d’accueillir des personnes handicapées, puisqu’elles ne disposaient ni de personnel suffisamment qualifié, ni d’installations spéciales nécessaires à cet effet. L’administration informa le tribunal qu’étant paraplégique, le requérant ne pouvait pas descendre dans la cour pour prendre de l’air frais, comme le faisaient tous les détenus, puisque l’infirmerie se trouvait au deuxième étage du bâtiment carcéral. En outre, l’administration souligna que l’état du requérant exigeait impérativement des soins ininterrompus. Or, le personnel soignant étant normalement absent pendant les heures de nuit, les responsables de la prison étaient obligés de transgresser le règlement intérieur et de recourir à des codétenus bénévoles pour garder et assister le requérant à l’infirmerie. Le médecin principal de l’unité thérapeutique de l’infirmerie, également interrogé par le tribunal, confirma l’état critique de la santé du requérant, et se rallia à la position de l’administration pénitentiaire quant à sa mise en liberté.

25. Par une ordonnance prise à l’issue de l’audience, le tribunal rejeta la demande de libération du requérant. Aux termes de l’ordonnance, l’avis de la commission d’experts du 13 février 2001 ne remplissait pas les exigences de l’article 364 du code de procédure pénale, puisqu’il n’établissait pas clairement de quelles maladies incurables le requérant était atteint, comment sa santé aurait pu se détériorer depuis 1999, et en quoi exactement les conditions de la prison « Mat ?sa » étaient inadaptées à ses besoins spécifiques. La demande de libération du requérant était donc dépourvue de fondement.

26. Entre-temps, du 8 novembre au 6 décembre 2001, le requérant fut, pour la troisième fois, transféré à l’hôpital pénitentiaire.

27. Contre l’ordonnance du 17 août 2001, le requérant fit recours devant la cour régionale de Riga. Par une ordonnance contradictoire et définitive du 12 mars 2002, la cour fit droit à ce recours et libéra le requérant de l’obligation de purger le restant de sa peine. Selon la cour régionale, le tribunal de première instance avait eu tort de dire qu’il ne disposait pas de tous les renseignements indiqués à l’article 364 du code de procédure pénale ; bien au contraire, le dossier du requérant contenait une liste exacte des maladies incurables dont il souffrait. En outre, il ressortait des avis du chef de la Division médicale de la Direction pénitentiaire et du médecin traitant du requérant que deux de ses maladies - le diabète sucré et l’irrégularité de l’irrigation vasculaire du cerveau -, étaient apparues lorsqu’il purgeait sa peine d’emprisonnement ; quant au reste des maladies, elles s’étaient aggravées pendant son séjour en prison. Par ailleurs, la cour régionale souligna que, pendant presque deux ans, le requérant n’avait jamais pu sortir pour prendre de l’air frais. Elle releva ensuite que celui-ci avait été constamment placé à l’infirmerie de la prison et jamais dans une cellule comme les autres détenus, que sa conduite était irréprochable, et que, vu son grand âge et son statut d’invalide de la première catégorie, la gravité de son crime ne pouvait pas justifier son maintien en détention. Enfin, la cour reconnut la nécessité de libérer le requérant dans les termes suivants :

« [La cour] reconnaît comme un facteur important le fait que, pendant presque deux ans que M. Farbtuhs a passé en détention, ni la prison « Mat ?sa », ni un autre établissement pénitentiaire de Lettonie ne [lui] ont assuré (...) les conditions déclarées obligatoires par la commission médicale dans son avis du 20 décembre 1999, pour qu’il puisse purger sa peine dans un établissement pénitentiaire (...)

La représentante de la Direction pénitentiaire (...) a (...) expliqué que, vu les besoins spécifiques du condamné M. Farbtuhs (...), la Direction pénitentiaire avait plusieurs fois saisi différentes autorités publiques d’une demande d’accorder un financement nécessaire à cet effet, mais qu’elle avait [toujours] reçu un refus ; en outre, il n’est pas prévu que de telles ressources financières puissent être alloués dans le proche avenir (...)

En même temps, la cour d’appel rejette les allégations du défenseur du condamné M. Farbtuhs (...) selon lesquelles le séjour [de ce dernier] à la prison « Mat ?sa » est lié à des tortures et des traitements inhumains.

De telles allégations du défenseur sont contraires aux explications, fournies à l’audience par le condamné (...) lui-même, selon lesquelles tant les représentants de l’administration de la prison que le personnel médical l’ont traité avec compréhension et, dans la mesure du possible, ont fait de leur mieux pour alléger les conditions de sa détention (...) »

28. Le lendemain du prononcé de l’ordonnance susmentionnée, le 13 mars 2002, le requérant fut libéré.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Dispositions relatives aux soins médicaux en milieu carcéral

29. Les articles pertinents du code de l’exécution des peines (Sodu izpildes kodekss) se lisent ainsi :

Article 4, al. 2

« Lors de l’exécution de toute sanction pénale, les principes fondamentaux suivants doivent être respectés :

1) dans la pratique de l’exécution des peines, les garanties fixées par la loi contre la torture ou l’application de la peine d’une manière inhumaine ou dégradante à l’égard du condamné, doivent être assurées ; l’exécution d’une peine n’a pas pour but d’infliger des souffrances physiques ou d’humilier la dignité de la personne humaine (...). (...) »

Article 12

« Le Procureur général de la République de Lettonie et les procureurs qui lui sont subordonnés veillent à ce que les lois de la République de Lettonie soient appliquées d’une manière précise et uniforme dans les établissements pénitentiaires (...). »

Article 50

« Les condamnés ont le droit d’écrire des suggestions, des requêtes et des plaintes aux autorités publiques, aux organisations non gouvernementales et aux fonctionnaires. Les suggestions, les requêtes et les plaintes des condamnés doivent être transmises au destinataire compétent et faire l’objet d’un examen conformément aux modalités définies par la loi.

Les suggestions, les requêtes et les plaintes adressées au procureur doivent être envoyés au destinataire dans un délai maximum d’un jour, sans prendre connaissance de leur contenu.

Les résultats de l’examen des suggestions, des requêtes et des plaintes sont portés à la connaissance des condamnés, qui l’attestent par une signature.

Les condamnés ont le droit de soumettre une plainte ou une suggestion orale aux agents des autorités compétentes, lorsqu’ils reçoivent les visiteurs dans l’établissements pénitentiaire. Si le condamné le veut, l’entretien se passe en tête-à-tête, en l’absence d’autres personnes. »

Article 78

« Les services médicaux des établissements pénitentiaires fournissent aux personnes condamnées (...) les soins médicaux garantis par l’Etat, et ce, dans les limites et selon les modalités définies par le Conseil des ministres. Les autres soins médicaux sont fournis aux condamnés (...) selon la loi sur la médecine.

Lorsque les condamnés (...) nécessitent une assistance médicale urgente qui ne peut pas être effectuée à l’infirmerie de l’établissement pénitentiaire, cette assistance leur est fournie dans un autre établissement médical. L’établissement pénitentiaire garantit la surveillance du condamné (...) »

B. Dispositions relatives à la libération anticipée des condamnés pour des raisons médicales 

30. L’article 52 de l’ancien code pénal, en vigueur à l’époque de l’inculpation du requérant, était ainsi libellé :

« Une personne qui, après l’adoption du jugement ou pendant qu’elle purgeait sa peine, a été atteinte d’une maladie mentale lui ôtant la capacité de se rendre compte de ses actes ou de les contrôler, doit être libérée de l’obligation de purger sa peine. Des mesures coercitives de caractère médical peuvent être appliquées à cette personne ; toutefois, après sa guérison, elle peut être obligée de purger sa peine, eu égard à la gravité de l’infraction commise, à la personnalité du condamné, au caractère de la maladie et à la fraction de la peine déjà purgée.

Lorsqu’une personne purgeant sa peine d’emprisonnement (...), est atteinte d’une autre maladie grave et incurable, le tribunal peut, selon les modalités définies par la loi, la libérer de l’obligation de purger le restant de sa peine. »

Le nouveau code pénal (Krimin ?llikums), en vigueur depuis le 1er avril 1999, dispose en son article 59 §§ 5 et 6 :

« 5o Lorsqu’une personne condamnée pour une infraction pénale est, après le prononcé du jugement, atteinte d’une maladie mentale lui ôtant la capacité de comprendre son comportement ou de le guider, le tribunal libère cette personne de l’obligation de purger sa peine. Celle-ci peut se voir appliquer des mesures coercitives de caractère médical, selon les conditions prévues par le présent code.

6o Lorsqu’une personne condamnée pour une infraction pénale est, après le prononcé du jugement, atteinte d’une autre maladie grave et incurable, le tribunal peut libérer cette personne de l’obligation de purger sa peine. »

31. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (Krimin ?lprocesa kodekss) se lisent comme suit :

Article 362

« Lorsque la personne a été condamnée à une peine d’emprisonnement (...) le tribunal peut ajourner l’exécution du jugement dans les cas suivants :

1) lorsque le condamné a été atteint d’une maladie grave l’empêchant de purger sa peine, l’exécution du jugement peut être ajournée jusqu’à ce qu’il soit guéri ; (...)

Il n’est pas permis d’ajourner l’exécution du jugement à l’égard de personnes condamnées pour des crimes graves ou particulièrement graves (...) »

Article 364

« Lorsqu’une personne condamnée à une peine d’emprisonnement a été atteinte d’une maladie mentale ou d’une autre maladie grave pendant qu’elle purgeait sa peine, le tribunal de première instance de district (ou de ville), dans le ressort duquel se trouve l’établissement pénitentiaire, peut, à la demande du procureur ou de l’organe responsable de l’exécution de la peine, et sur la base de l’avis d’une commission médicale composée d’au moins trois médecins, ordonner le placement du condamné dans un hôpital psychiatrique spécialisé ou dans un autre hôpital disposant d’un régime adéquat ; il peut également libérer le condamné de l’obligation de purger le restant de sa peine.

Lors de l’examen, par le tribunal, de la question de libération anticipée du condamné pour cause de maladie, la présence d’un représentant de la commission médicale ayant rendu un avis concernant son état de santé est obligatoire.

Lors de l’examen de la question de savoir s’il y a lieu de libérer une personne ayant été atteinte d’une maladie grave (sauf les maladies mentales) de l’obligation de purger le restant de sa peine, le tribunal tient compte de la gravité de l’infraction commise, de la personnalité du requérant et d’autres circonstances. »

32. L’article 116 du code de l’exécution des peines se lit ainsi :

« Lorsque le condamné (...) a été atteint d’une maladie mentale ou d’une autre maladie grave et incurable, à cause de laquelle il est incapable de continuer à purger la peine prononcée, l’établissement pénitentiaire doit veiller à ce qu’une expertise médico-légale soit effectuée. Compte tenu de l’avis de la commission médicale, et conformément au code pénal, l’établissement pénitentiaire peut proposer au tribunal de libérer cette personne de l’obligation de purger le restant de sa peine.

La proposition de libération (...), accompagnée de l’avis de la commission médicale et du dossier personnel du condamné, lequel doit contenir l’information relative à la santé et le psychisme du condamné pendant qu’il purgeait sa peine, l’information sur la base de laquelle la proposition de libération (...) est faite, ainsi que l’information sur le lieu où le condamné pourrait se trouver [après la libération], est envoyée au tribunal de première instance de district (ou de ville) dans le ressort duquel se trouve l’établissement pénitentiaire. »

33. L’article 45 de la Constitution lettonne (Satversme), modifié par une loi du 4 décembre 1997, est ainsi rédigé :

« Le Président de la République a le droit de gracier les délinquants au regard desquels le jugement du tribunal est passé en force de chose jugée. Les modalités et les limites de l’exercice de ce droit sont fixées par une loi spéciale. L’amnistie est décrétée par le Parlement. »

Les modalités de l’exercice du droit de grâce sont précisées par la loi du 16 juin 1998 sur les mesures de grâce (Apž ?lošanas likums), dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :

Article 5

« 1o Une demande de grâce peut être formée après que le jugement passe en force de chose jugée, sauf les cas où la personne a été condamnée à une peine d’emprisonnement pour un crime grave ou particulièrement grave.

2o Lorsque la personne a été condamnée pour un crime grave, la demande de grâce peut être formée si au moins la moitié de la peine d’emprisonnement appliquée a réellement été purgée.

3o Lorsque la personne a été condamnée pour un crime particulièrement grave, la demande de grâce peut être formée si ont réellement été purgés les deux tiers de la peine d’emprisonnement appliquée ; si la personne a été condamnée à une réclusion à perpétuité, elle doit purger au moins vingt ans de sa peine d’emprisonnement. »

Article 11

« 1o Une demande répétée de grâce ne peut être formée qu’après l’écoulement d’un délai de six mois après que la décision rejetant la demande de grâce a été prise.

2o Une personne condamnée pour un crime grave ou particulièrement grave, ou quelqu’un d’autre agissant pour le compte de cette personne, ne peut former une nouvelle demande de grâce qu’après l’écoulement d’un délai d’un an après le rejet de la demande de grâce, à moins que des circonstances exceptionnelles soient apparues (tels une maladie grave, le fait que la personne concernée est le seul tuteur ou curateur légal de quelqu’un, ou d’autres circonstances). »

C. Dispositions générales

34. Les dispositions pertinentes de la loi du 19 mai 1994 sur le parquet (Prokurat ?ras likums) sont ainsi libellées :

Article 15 § 1

« Le procureur surveille, conformément à la loi, l’exécution des peines privatives de liberté appliquées par le tribunal (...). »

Article 16 §§ 1 et 2

« 1o Après avoir reçu l’information relative à une violation de la loi, le procureur effectue une enquête conformément aux modalités définies par la loi, lorsque :

(...)

2) il a été porté atteinte aux droits des (...) détenus (...).

2o Le procureur a l’obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection des droits et les intérêts légitimes de la personne ou de l’Etat, lorsque :

1) le Procureur général ou les procureurs en chef reconnaissent la nécessité d’une telle enquête ; (...). »

Article 17

« 1o Lorsqu’il examine une requête, le procureur, conformément à la loi, a le droit :

1) de demander et d’obtenir des actes normatifs, des documents et d’autres informations des autorités publiques (...), ainsi qu’entrer librement dans les locaux de ces autorités ;

2) d’enjoindre aux chefs des établissements (...) et aux autres responsables d’effectuer des vérifications, des audits et des expertises, de formuler des avis, ainsi que de fournir l’aide de spécialistes (...) ;

3) de convoquer une personne et de lui demander des explications sur la violation de la loi. (...)

2o Lorsqu’il constate une violation de la loi, et en fonction du caractère de cette violation, le procureur a l’obligation :

1) de donner un avertissement de ne plus enfreindre la loi ;

2) de former une tierce opposition ou de faire une déclaration en vue de mettre fin à la violation ;

3) de saisir le tribunal d’une demande ;

4) d’ouvrir une enquête pénale ;

5) de suggérer l’ouverture de poursuites administratives ou disciplinaires. »

III. LA RECOMMANDATION No R (98)7

35. La partie pertinente de la Recommandation no R (98)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire dispose :

« C. Personnes inaptes à la détention continue : handicap physique grave, grand âge, pronostic fatal à court terme

50. Les détenus souffrant de handicaps physiques graves et ceux qui sont très âgés devraient pouvoir mener une vie aussi normale que possible et ne pas être séparés du reste de la population carcérale. Les modifications structurelles nécessaires devraient être entreprises dans les locaux pour faciliter les déplacements et les activités des personnes en fauteuil roulant et des autres handicapés, comme cela se pratique à l’extérieur de la prison.

51. La décision quant au moment opportun de transférer dans des unités de soins extérieures les malades dont l’état indique une issue fatale prochaine devrait être fondée sur des critères médicaux. En attendant de quitter l’établissement pénitentiaire, ces personnes devraient recevoir pendant la phase terminale de leur maladie des soins optimaux dans le service sanitaire. Dans de tels cas, des périodes d’hospitalisation temporaire hors du cadre pénitentiaire devraient être prévues. La possibilité d’accorder la grâce ou une libération anticipée pour des raisons médicales devrait être examinée. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

36. Le requérant se plaint que, vu son âge, son infirmité et l’incapacité des établissements pénitentiaires lettons de subvenir à ses besoins spécifiques, son maintien prolongé en détention a constitué un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention, qui se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

37. Le Gouvernement fait tout d’abord remarquer que la peine d’emprisonnement de cinq ans, appliquée au requérant, ne peut pas, en tant que telle, être assimilée à une peine inhumaine ou dégradante au sens de l’article 3 de la Convention. De même, le Gouvernement rappelle que ni la Recommandation no R 98(7) précitée (paragraphe 34 ci-dessus), ni la jurisprudence des organes de la Convention n’interdisent la détention des personnes âgées ou souffrant de handicaps physiques graves ; ce texte se borne à définir les conditions spéciales de leur détention et à recommander une libération anticipée pour des raisons de santé et à l’issue d’examens médicaux appropriés.

38. Pour ce qui est des conditions de détention du requérant, le Gouvernement reconnaît qu’elles « n’étaient pas idéales », mais il estime en revanche qu’elles n’ont manifestement pas atteint le seuil minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. A cet égard, le Gouvernement souligne que le requérant n’a jamais été maltraité ; bien au contraire, il ressort de ses propres explications, faites à l’audience du 12 mars 2002, que les membres du personnel l’ont toujours traité « avec compréhension » et ont fait de leur mieux pour l’aider et pour alléger son séjour en prison.

39. Quant aux conditions de vie et au régime dans la prison « Mat ?sa », ils ne révèlent aucune apparence de violation de l’article 3 non plus. Ainsi, à partir de son incarcération réelle le 1er juin 2000 jusqu’à sa libération le 13 mars 2002, le requérant demeurait dans une chambre particulière de l’infirmerie de la prison, située au deuxième étage du bâtiment carcéral. Cette chambre, ayant une surface de 16 mètres carrés, était pourvue d’une fenêtre mesurant 1,5 mètre sur 1,5 et permettant à l’air et à la lumière de pénétrer. La chambre était chauffée (le système de chauffage central y maintenait une température moyenne de 20o C) et nettoyée par le personnel de l’infirmerie. Dans un local adjacent, se trouvaient la douche et les toilettes ; afin de subvenir aux besoins spécifiques du requérant et de lui simplifier l’usage des installations sanitaires, plusieurs poignées avaient été posées dans les endroits qu’il avait lui-même indiqués et un siège spécial avait été installé sur la cuvette des toilettes. Le Gouvernement reconnaît que, faute de moyens financiers, l’administration ne put pas installer dans la chambre des meubles spéciaux pour handicapés ; toutefois, s’ils étaient vraiment indispensables, le requérant aurait pu demander qu’on les lui amène de sa maison, ce qu’il ne fit jamais.

Le requérant recevait trois repas chauds par jour de la cantine de la prison. En outre, il pouvait à tout moment utiliser un réfrigérateur et une cuisinière, placés dans une pièce séparée adjacente à sa chambre. Le requérant n’était pas tenu de se plier au régime ordinaire de la prison ; en particulier, il n’était pas tenu d’observer les heures du lever et du coucher (7 h 00 et 23 h 00 respectivement). Dans sa chambre, il disposait d’un téléviseur personnel ; le bibliothécaire de la prison lui envoyait des journaux et des livres. De même, le requérant pouvait, sans restrictions, faire des achats du magasin situé dans la prison (les produits achetés lui étaient apportés par le détenu de service). Le Gouvernement reconnaît que les couloirs du bâtiment carcéral étaient si étroits qu’il était impossible de s’y déplacer en fauteuil roulant ; toutefois, contrairement à ce que dit le requérant, lorsque les conditions météorologiques le permettaient, il recevait toujours de l’aide nécessaire pour sortir et faire une promenade à l’extérieur. A cet égard, le Gouvernement fournit copie du procès-verbal de l’audience du 17 août 2001 devant le tribunal de première instance de l’arrondissement de Latgale, dont il ressort que l’avocat du requérant a expressément affirmé que son client avait sorti dans la cour trois fois avant cette date. Or, selon le Gouvernement, même cette assertion est certainement fausse : le dossier médical du requérant montre qu’en été, celui-ci sortait quotidiennement.

40. Le Gouvernement soutient ensuite que la correspondance du requérant avec sa famille n’était subordonnée à aucune restriction. Qui plus est, les membres de sa famille pouvaient le visiter régulièrement ; ils avaient reçu l’autorisation de lui rendre des visites dites « prolongées », c’est-à-dire des visites durant jusqu’à 24 heures, et ils exerçaient souvent ce droit. En particulier, lors de ces visites prolongées, les visiteurs pouvaient utiliser l’équipement décrit ci-dessus pour préparer des repas pour eux-mêmes et pour le requérant. Enfin, le requérant pouvait librement rencontrer des journalistes.

41. Le Gouvernement souligne que, dans le rapport dressé à la sortie du requérant de l’hôpital pénitentiaire, son médecin traitant estima que celui-ci avait besoin d’une surveillance et une assistance générales (paragraphe 15 ci-dessus) ; en revanche, il n’a jamais dit que le requérant nécessiterait une surveillance ininterrompue de vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aux yeux du Gouvernement, l’administration au requérant de soins médicaux réguliers et l’assistance en cas de difficultés pratiques de la vie courante satisfaisaient à cette indication.

Ainsi, il n’est pas vrai que le requérant eût été laissé à la merci de ses codétenus ; les soins et l’assistance médicale ne lui étaient assurés que par les médecins et les infirmières de la prison. En cas d’urgence la nuit ou le week-end, le personnel de la prison pouvait appeler soit le médecin de la prison, soit une équipe d’urgence de l’extérieur ; cependant, un tel cas ne se présenta jamais au cours toute la période de détention du requérant à l’infirmerie. Il est vrai que l’administration de la prison avait désigné les détenus de service - ou engagé des volontaires parmi eux - pour aider le requérant à l’infirmerie ; toutefois, celui-ci ne se plaignit jamais d’avoir été laissé sans assistance. Bien au contraire, il ressort du dossier médical du requérant qu’en septembre 2000 il demanda lui-même qu’on lui assignât un codétenu volontaire ayant déjà précédemment pris soin de lui ; en effet, un tel volontaire vivait constamment dans la même chambre.

Pour ce qui est des problèmes budgétaires décrits par le requérant, ils n’eurent aucune incidence sur les conditions de sa détention et sur la qualité de son traitement.

42. S’agissant des soins médicaux, le Gouvernement rappelle que, dès le moment de son entrée à l’infirmerie de la prison « Mat ?sa », le requérant fut immédiatement placé sous une surveillance permanente d’un médecin généraliste. En règle générale, le requérant était soumis à des examens médicaux deux fois par jour pendant la semaine et une fois par jour le samedi et le dimanche ; des examens supplémentaires eurent lieu avant et après chaque audience devant les tribunaux. En outre, pendant son incarcération, le requérant fut régulièrement examiné par des médecins spécialistes (au moins huit fois par un psychiatre et une fois par un neurologue) ; il subit des analyses régulières de sang et d’urine, ainsi que des électrocardiographies. En tout état de cause, l’équipe médicale de la prison suivait très attentivement l’évolution de la santé du requérant ; toute aggravation entraînait soit le renforcement du contrôle médical général, soit l’invitation d’un spécialiste qui prescrivait toujours une thérapie appropriée. Lorsque le requérant se trouvait à l’hôpital pénitentiaire, il fut examiné quatre fois par un neurologue, trois fois par un chirurgien, une fois par un traumatologue-orthopédiste, quatre fois par un ophtalmologue et deux fois par un ORL. Par ailleurs, selon le Gouvernement, le 14 novembre 2001, le neurologue conseilla au requérant de se faire mesurer la résonance magnétique du cerveau, mais celui-ci refusa. 

Les médicaments étaient administrés au requérant deux fois par jour. En outre, il fut autorisé à recevoir de sa famille un médicament spécifique destiné à traiter sa maladie de prostate. En résumé, les soins médicaux reçus par le requérant étaient adéquats.

43. Le Gouvernement combat la thèse du requérant selon laquelle son état de santé se serait aggravé à cause des conditions de sa détention. Copie du dossier médical du requérant à l’appui, le Gouvernement insiste sur le fait que la plupart des maladies dont souffre celui-ci - et notamment l’athérosclérose, le diabète, le glaucome et la cataracte - s’étaient déjà manifestées pendant la période allant du 17 mai au 1er juin 2000 ; il s’agit de la période lors de laquelle il était placé à l’hôpital pénitentiaire pour examens avant de commencer à purger sa peine. Le Gouvernement rappelle également qu’à la sortie du requérant de l’hôpital pénitentiaire, son médecin traitant se limita à faire un certain nombre de recommandations (paragraphe 15 ci-dessus), mais ne déclara jamais que sa détention serait incompatible avec son état de santé. Le Gouvernement ne nie pas que deux nouvelles maladies, à savoir celle de Parkinson et la sclérose cérébrale, furent diagnostiquées chez le requérant pendant son séjour en prison, ce qui fut reflété dans le rapport d’expertise du 13 février 2001. De même, il est vrai que certaines maladies déjà existantes du requérant se sont aggravées au cours de sa détention. Toutefois, le Gouvernement est convaincu que cette aggravation n’a aucun lien de causalité avec les conditions de sa détention ; il s’agit là plutôt d’une tendance générale due à l’âge du requérant et au caractère chronique de ses problèmes de santé. A cet égard, le Gouvernement fournit copie d’une lettre adressée le 21 mars 2003 à son agent par l’Inspection nationale de contrôle de la qualité des sons médicaux, aux termes de laquelle « toutes les maladies de M. Farbtuhs sont chroniques, acquises au cours de sa vie ».

44. En résumé, les conditions décrites ci-dessus montrent clairement que les autorités pénitentiaires n’avaient aucune intention ni d’infliger des souffrances au requérant, ni de l’humilier. Bien au contraire, elles firent tout pour que les conditions de la détention du requérant soient adéquates à son état de santé. En particulier, l’administration était pleinement consciente de son incapacité, pour des raisons financières, d’assurer au requérant des soins ininterrompus et de réaménager les locaux et les infrastructures carcérales afin de les rendre compatibles avec les besoins spécifiques du requérant. C’est exactement pour cette raison que le directeur de la prison saisit le tribunal de première instance de l’arrondissement de Latgale d’une demande de libération anticipée de celui-ci. Il n’y a donc eu ni « traitement inhumain ou dégradant », ni, a fortiori, « torture », au sens de l’article 3 de la Convention.

2. Le requérant

45. Le requérant conteste les thèses du Gouvernement relatives au caractère adéquat des soins médicaux dans la prison « Mat ?sa ». En premier lieu, il souligne qu’il était généralement placé à l’infirmerie de la prison « Mat ?sa » et non à l’hôpital de la Direction pénitentiaire, situé sur le territoire d’une autre prison à Riga. Il soutient que l’infirmerie de cette prison est conçue pour le traitement de problèmes mineurs de santé (tels la grippe, l’angine ou des blessures légères) et non de maladies graves et incurables dont il souffre et qui exigent des soins ininterrompus. En deuxième lieu, il indique que l’infirmerie n’était officiellement ouverte que de 9 h 00 jusqu’à 18 h 00, et ce, les jours ouvrables uniquement. En dehors de ces horaires, aucun membre du personnel médical n’était présent dans la prison, et les soins que le requérant recevait pendant ce temps étaient essentiellement fournis par des codétenus bénévoles placés eux aussi à l’infirmerie. En d’autres termes, la surveillance et les soins médicaux dépendaient de la bonne volonté de ces codétenus, qui étaient dépourvus des connaissances et de l’expérience nécessaires en la matière et qui pouvaient donc refuser de collaborer. Selon le requérant, de tels refus eurent effectivement lieu plusieurs fois.

46. Le requérant reconnaît que l’administration de la prison « Mat ?sa » et le personnel médical ont fait des efforts considérables pour améliorer les conditions de sa détention et les adapter à ses besoins conformément aux indications des commissions médico-légales. Toutefois, il estime que ces efforts n’étaient guère soutenus par les autorités supérieures, et notamment par la Direction pénitentiaire. Ainsi, il fut décidé de réduire les dépenses relatives aux soins médicaux des détenus, ce qui exclut toute possibilité, pour le requérant, de recevoir un traitement médical adéquat. En particulier, des moyens supplémentaires pour embaucher du personnel auxiliaire ne furent jamais alloués. De même, le personnel de l’infirmerie achetait toujours des quantités minimales de médicaments, sans lien réel avec les besoins thérapeutiques spécifiques des détenus concrets. Le requérant rappelle également le refus des autorités lettonnes d’autoriser l’examen du requérant par les experts médicaux russes, refus qui, à ses yeux, était arbitraire. Cela étant, le requérant soupçonne une attitude prédéterminée et intentionnellement négative des autorités lettonnes à son encontre. En outre, il estime que le montage des deux poignées dans les toilettes ne constitue pas une adaptation suffisante et adéquate des locaux à ses besoins spécifiques. Enfin, le requérant souligne que l’administration de la prison « Mat ?sa » a elle-même reconnu le caractère inadéquat des conditions de sa détention, et que ce constat a été confirmé par la cour régionale de Riga dans son ordonnance du 12 mars 2002, et insiste sur le fait qu’il ne put jamais faire une promenade.

47. Le requérant insiste également sur le fait que certaines des maladies dont il souffrait s’aggravèrent pendant son séjour en prison. En outre, cinq maladies sont effectivement apparues chez lui lors de son incarcération : l’athérosclérose générale, la sclérose vasculaire avec parkinsonisme vasculaire et troubles dynamiques de circulation, l’amnésie prolongée avec syncopes, le glaucome des deux yeux et le diabète. Selon le requérant, les conditions de sa détention sont la cause principale de l’apparition de ces maladies. Pour ce qui est des attestations et d’autres documents présentés par le Gouvernement, le requérant estime qu’étant contraires à deux rapports d’expertise présents dans le dossier, ils ne correspondent pas à la réalité.

48. Dans ces circonstances, le requérant estime que, pendant sa détention, il était soumis à des traitements inhumains et dégradants « à la limite des actes de torture », et que l’article 3 de la Convention a donc été enfreint à son égard.

B. L’appréciation de la Cour

1. Principes généraux

49. Comme la Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime ; la nature de l’infraction dont le requérant est condamné est donc dépourvue de pertinence pour l’examen de la requête sous l’angle de l’article 3 (voir, parmi beaucoup d’autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 69, CEDH 1999-IX, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV, Kud ?a c. Pologne [GC], no 30210/96, § 90, CEDH 2000-XI, et Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 100, CEDH 2001-VIII).

50. La Cour rappelle ensuite que, selon sa jurisprudence constante, pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité (voir McGlinchey et autres c. Royaume-Uni, no 50390/00, § 45, CEDH 2003-V). L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir parmi autres, Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001-III ; Assenov et autres c. Bulgarie arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3288 § 94, et Kud ?a c. Pologne précité, § 91). Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime.

La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte (voir, par exemple, V. c. Royaume-Uni précité, § 71, et Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55). L’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (voir l’arrêt Peers c. Grèce précité, § 74).

51. S’agissant en particulier de personnes privées de liberté, l’article 3 impose à l’Etat l’obligation positive de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (voir Mouisel c. France, no 67263/01, § 40, CEDH 2002-IX, ainsi que Hurtado c. Suisse, arrêt du 28 janvier 1994, série A no 280-A, avis de la Commission, pp. 15-16, § 79). Ainsi, le manque de soins médicaux appropriés, et, plus généralement, la détention d’une personne malade dans des conditions inadéquates, peut en principe constituer un traitement contraire à l’article 3 (voir, par exemple, ?lhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 87, CEDH 2000-VII, et Gennadiy Naumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004). Qui plus, est, outre la santé du prisonnier, c’est son bien-être qui doit être assuré d’une manière adéquate (voir l’arrêt Mouisel c. France précité, § 40).

52. Les conditions de détention d’une personne malade doivent garantir la protection de sa santé, eu égard aux contingences ordinaires et raisonnables de l’emprisonnement. Si l’on ne peut en déduire une obligation générale de remettre en liberté ou bien de transférer dans un hôpital civil un détenu, même si ce dernier souffre d’une maladie particulièrement difficile à soigner (voir l’arrêt Mouisel c. France précité, loc.cit.), l’article 3 de la Convention impose en tout cas à l’Etat de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté. La Cour ne saurait exclure que, dans des conditions particulièrement graves, l’on puisse se trouver en présence de situations où une bonne administration de la justice pénale exige que des mesures de nature humanitaire soient prises pour y parer (voir Matencio c. France, no 58749/00, § 76, et Sakkopoulos c. Grèce, no 61828/00, § 38, 15 janvier 2004).

53. En appliquant les principes susmentionnés, la Cour a déjà conclu que le maintien en détention pour une période prolongée d’une personne d’un âge avancé, et de surcroît malade, peut entrer dans le champ de protection de l’article 3 (voir Papon c. France (no 1) (déc.), no 64666/01, CEDH 2001-VI ; Sawoniuk c. Royaume-Uni (déc.), no 63716/00, CEDH 2001-VI, et Priebke c. Italie (déc.), no 48799/99, 5 avril 2001). De plus, la Cour a jugé que maintenir en détention une personne tétraplégique, dans des conditions inadaptées à son état de santé, était constitutif d’un traitement dégradant (voir Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 30, CEDH 2001-VII). Elle a aussi considéré que certains traitements peuvent enfreindre l’article 3 du fait qu’ils sont infligés à une personne souffrant de troubles mentaux (voir Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 111-115, CEDH 2001-III). Cela étant, la Cour doit tenir compte, notamment, de trois éléments afin d’examiner la compatibilité d’un état de santé préoccupant avec le maintien en détention du requérant, à savoir : a) la condition du détenu, b) la qualité des soins dispensés et c) l’opportunité de maintenir la détention au vu de l’état de santé du requérant (voir arrêts précités Mouisel c. France, §§ 40-42, et Sakkopoulos c. Grèce, § 39).

Par ailleurs, la Cour a jugé que la Convention était un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles, et que le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme valait aussi pour une possible aggravation d’une qualification sous l’angle de l’article 3 ; en d’autres termes, certains actes autrefois exclus du champ d’application de l’article 3 pourraient présenter le degré minimum de gravité requis à l’avenir (voir Hénaf c. France, no 65436/01, § 55, CEDH 2003-XI).

54. Enfin, la Cour rappelle que, dans chaque cas, les allégations de torture ou de mauvais traitements constituant des violations de l’article 3 de la Convention doivent être prouvées « au-delà de tout doute raisonnable ». En ce sens, un doute raisonnable n’est pas un doute fondé sur une possibilité purement théorique ou suscité pour éviter une conclusion désagréable ; c’est un doute dont les raisons peuvent être tirées des faits présentés (voir « l’Affaire grecque », requêtes nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, Annuaire 12, p. 13, § 26). La preuve des mauvais traitements peut également résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, § 161 in fine, ainsi que l’arrêt Labita c. Italie précité, § 121, et Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 73, CEDH 2000-VIII). Par conséquent, afin de déterminer si les traitements dénoncés par l’intéressé ont vraiment eu lieu, la Cour doit s’appuyer sur l’ensemble des éléments de preuve qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (voir, par exemple, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 36, § 107).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

55. La Cour constate d’emblée que le requérant demeura incarcéré du 1er juin 2000 au 13 mars 2002, c’est-à-dire pendant un an, neuf mois et treize jours. Il ressort de ses propres explications que son séjour à l’hôpital pénitentiaire avant le 1er juin 2000 ne faisait pas partie de son emprisonnement ; il s’agissait plutôt d’une mesure non coercitive visant à établir l’état de santé général du requérant et de déterminer s’il était capable de purger sa peine en milieu carcéral. En revanche, pendant deux périodes, allant respectivement du 4 au 18 janvier et du 8 novembre au 6 décembre 2001, le requérant était transféré à l’hôpital pénitentiaire tout en restant juridiquement « détenu » (voir, mutatis mutandis, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 63, 28 novembre 2002). Cependant, la Cour note qu’il ne se plaint guère des conditions de son séjour à l’hôpital, et que son grief ne couvre que sa détention à l’infirmerie de la prison « Mat ?sa ».

La Cour note ensuite que le requérant ne formule pas de doléances spécifiques quant aux conditions matérielles de sa détention à l’infirmerie (état des locaux, éclairage, ventilation, chauffage, nourriture, régime quotidien, etc.). Reste toutefois la question de l’adaptation de ces conditions à l’invalidité du requérant et de la qualité des soins qui lui étaient administrés.

56. A cet égard, il ressort du dossier que la condition de santé du requérant était très préoccupante. Âgé de 84 ans au moment de son incarcération, il était paraplégique et invalide à tel point qu’il ne pouvait pas accomplir la plupart des actes élémentaires de la vie quotidienne sans l’assistance d’autrui. En particulier, il était incapable de se lever, de s’asseoir, de se déplacer, de s’habiller ou de faire sa toilette lui-même. Qui plus est, lors de son incarcération, il était déjà atteint de toute une série de maladies graves dont la plupart étaient chroniques et incurables.

La Cour estime que lorsque les autorités nationales décident de placer et de maintenir une telle personne en prison, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant de son infirmité. Or, en l’occurrence, avant de prononcer une peine privative de liberté à l’encontre du requérant, la Chambre des Affaires pénales de la Cour suprême ordonna une expertise médicale en vue de déterminer s’il était capable de la purger (paragraphe 11 ci-dessus). Même après le rejet de son pourvoi en cassation, le requérant ne fut pas immédiatement incarcéré : avant de se constituer prisonnier, il subit des examens médicaux pendant deux semaines (paragraphe 15). Dès lors, on ne saurait reprocher aux autorités lettonnes de ne pas avoir préalablement pesé les conséquences de l’emprisonnement du requérant (pour un cas contraire, voir l’arrêt Price c. Royaume-Uni précité, § 25).

57. Toutefois, la Cour constate que plusieurs maladies dont souffre le requérant ont été diagnostiquées lors de son séjour à la prison « Mat ?sa ». Dans son ordonnance du 12 mars 2002, la cour régionale de Riga ne mentionnait que le diabète sucré et l’irrégularité de l’irrigation vasculaire du cerveau ; en revanche, le requérant lui-même en cite cinq : l’athérosclérose générale, la sclérose vasculaire avec parkinsonisme vasculaire et troubles dynamiques de circulation, l’amnésie prolongée avec évanouissements, le glaucome et le diabète (paragraphe 47 ci-dessus). La Cour relève qu’aucune de ces maladies n’était mentionnée dans le rapport médical initial du 20 décembre 1999 (paragraphe 11). De même, dans l’ordonnance précitée, la cour régionale reconnut expressément l’aggravation des autres maladies du requérant pendant son incarcération. Bien qu’aucun rapport médical n’ait établi un lien de causalité direct entre les conditions de la détention du requérant et la détérioration de sa santé (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Sakkopoulos c. Grèce précité, § 40), la Cour estime que l’apparition, chez lui, de nouvelles maladies constitue un facteur supplémentaire démontrant le caractère inadéquat de son maintien prolongé en prison.

58. Il est vrai que le requérant ne s’est jamais plaint de traitements de la part des autorités nationales visant expressément à lui causer des souffrances. Bien au contraire, il affirme que tant l’administration que le personnel de la prison « Mat ?sa » firent des efforts considérables pour alléger son séjour en milieu carcéral. Cependant, comme la Cour l’a déjà dit ci-dessus, l’absence, dans le chef des autorités nationales, d’une volonté d’humilier ou de rabaisser l’intéressé n’exclut pas définitivement un constat de violation de l’article 3 ; cette disposition peut aussi bien être enfreinte par une inaction ou un manque de diligence de la part des autorités publiques (voir, mutatis mutandis, arrêt McGlinchey et autres c. Royaume-Uni précité, §§ 47-58).

59. La Cour relève également que, le 16 février 2001, le directeur de la prison « Mat ?sa » demanda au tribunal compétent d’ordonner une libération anticipée du requérant pour cause de maladie ; cette demande se fondait notamment sur un rapport d’expertise rendu trois jours auparavant et allant dans le même sens. Cependant, la demande du directeur fut rejetée, puis, après renvoi par la cour d’appel, rejetée pour une deuxième fois. En particulier, la Cour observe qu’à l’audience du 17 août 2001 les représentants de l’administration pénitentiaire se prononcèrent fermement en faveur d’une libération anticipée, insistant expressément sur le caractère inadéquat des conditions techniques et humaines de la prison « Mat ?sa » par rapport aux besoins spécifiques du requérant. La libération de ce dernier ne fut finalement ordonnée par la cour régionale que le 12 mars 2002, ce qui signifie que pendant toute la durée de la procédure - soit pendant plus d’un an - il resta emprisonné. Or, la Cour ne peut qu’exprimer sa grave préoccupation devant un tel retard en présence d’un rapport d’experts médicaux recommandant avec insistance la libération de l’intéressé.

60. S’agissant de la surveillance et des soins quotidiens reçus par le requérant, la Cour constate tout d’abord que les membres de la famille de celui-ci étaient autorisés à rester avec lui jusqu’à vingt-quatre heures en une seule fois et qu’ils exerçaient régulièrement ce droit ; le requérant ne conteste pas que, pendant ces visites, les membres de sa famille prenaient soin de lui. En dehors des visites, le requérant était surveillé et assisté soit par le personnel de l’infirmerie, soit - en dehors des heures de service - par des codétenus, agissant soit de service, soit à titre bénévole. La Cour doute cependant du caractère adéquat d’une telle solution, laissant l’essentiel de la responsabilité pour un homme à tel point invalide entre les mains de détenus non qualifiés, ne fût-ce que pour un certain temps. Il est vrai que le requérant n’a fait état d’aucun incident ou inconvénient concret résultant pour lui de la situation critiquée ; il se borne à déclarer que les détenus en question ont parfois « refusé de collaborer », sans mentionner un seul cas concret d’un tel refus. Toutefois, l’anxiété et le malaise que doit normalement ressentir une personne aussi infirme, consciente du fait qu’aucune aide qualifiée ne lui serait fournie en cas d’éventuelle urgence, posent en eux-mêmes un problème sérieux sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

61. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que le maintien en détention du requérant à la prison « Mat ?sa » n’était pas adéquat en raison de son âge, de son infirmité et de son état de santé. La situation dans laquelle il était placé ne pouvait que créer, chez lui, des sentiments constants d’angoisse, d’infériorité et d’humiliation suffisamment forts pour constituer un « traitement dégradant », au sens de l’article 3 de la Convention. En tardant à le libérer malgré l’existence d’une requête formelle du directeur de la prison et d’un rapport d’expertise à l’appui, et en le maintenant en prison encore pendant plus d’une année, les autorités nationales n’ont pas assuré au requérant un traitement compatible avec les dispositions de l’article 3.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

63. Le requérant réclamait initialement 31 320 lati (LVL, soit environ 47 470 EUR) au titre de dommage ; selon lui, cette somme correspond aux dépenses médicales annuelles qu’il encourt (80 LVL par jour pour les services ininterrompus d’une infirmière, 10 LVL par semaine pour des consultations médicales hebdomadaires, 20 LVL par semaine pour des séances de kinésithérapie, etc.). Selon le requérant, il a « considéré cette somme comme [le] dommage moral ». Par lettre du 20 mars 2003, il déclara qu’il demandait le versement de 18 000 LVL (soit environ 27 300 EUR) au titre du dommage matériel, sans pour autant préciser si cette somme s’ajoutait à la précédente ou s’y substituait.

64. Le Gouvernement estime ces sommes mal fondées et, en tout cas, exagérées. Selon lui, le requérant a omis de démontrer l’existence d’un lien de causalité entre les prétendues dépenses médicales et l’aggravation éventuelle de son état santé due aux conditions de sa détention. Le Gouvernement considère dès lors qu’un constat de violation constituerait en soi une réparation suffisante de tout tort éventuellement subi par le requérant. Par ailleurs, le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur l’absence totale de justificatifs à l’appui des montants réclamés. Enfin, pour le cas où la Cour déciderait d’accorder au requérant une réparation pécuniaire, le Gouvernement demande de la déterminer en lati, monnaie nationale de Lettonie, plutôt qu’en euros.

65. La Cour constate, avec le Gouvernement, que les sommes indiquées par le requérant au titre du dommage matériel - dans la mesure où elles peuvent être interprétées ainsi - ne sont étayées par aucun justificatif. Par ailleurs, et à supposer même que ces montants soient réels, le requérant n’a pas démontré qu’il les eût encourus en prison, ou encore qu’il y eût un lien de causalité direct entre l’aggravation éventuelle de son état de santé en prison et les dépenses en cause (voir, mutatis mutandis, Van Geyseghem c. Belgique [GC], no 26103/95, § 40, CEDH 1999-I, et Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 73, CEDH 1999-II). De l’autre côté, la Cour ne saurait contester le préjudice moral subi par le requérant du fait de sa détention prolongée dans des conditions inadaptées à son état de santé. Par conséquent, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, et eu égard à toutes les circonstances de l’affaire, la Cour lui alloue 5 000 EUR au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

66. Au titre des frais et dépens, le requérant réclame une somme de 12 400 LVL (soit environ 18 800 EUR), correspondant aux honoraires de Me Ogurcovs, l’ayant représenté tant devant les juridictions nationales que devant la Cour (jusqu’au 26 mars 2004 ; paragraphe 2 ci-dessus). A l’appui de cette demande, le requérant fournit copie d’un contrat de représentation conclu entre lui-même et Me Ogurcovs. Aux termes de ce contrat, daté le 17 décembre 2000 mais envoyé à la Cour le 13 février 2003, le requérant était libéré de l’obligation de payer cette somme immédiatement, celle-ci n’étant due qu’« après l’examen de l’affaire ».

67. Le Gouvernement fait valoir que la réalité des prétendus services de Me Ogurcovs n’est pas démontrée faute de pièces justificatives. Il invite donc la Cour à rejeter les prétentions du requérant sur ce point.

68. La Cour rappelle que, pour être remboursés, les frais doivent se rapporter à la violation ou aux violations constatées et être d’un montant raisonnable. De plus, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (voir, par exemple, l’arrêt Lavents c. Lettonie précité, § 154). Par ailleurs, la Cour peut accorder à la partie lésée le paiement non seulement des frais et dépens devant elle, mais aussi ceux qui ont été engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger une violation constatée par la Cour (voir l’arrêt Van Geyseghem c. Belgique précité, § 45, et Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 86, CEDH 2000-V).

69. Dans le cas d’espèce, la Cour constate que le seul document fourni par le requérant à l’appui de ses prétentions est un contrat d’assistance juridique, lequel ne précise ni la nature exacte des services effectivement rendus par Me Ogurcovs, ni le coût de chacun de ces services pris isolément. La Cour estime que cette pièce est insuffisante pour fonder une demande de remboursement des frais et dépens au titre de l’article 41 de la Convention. Qui plus est, la somme avancée par le requérant - environ 18 800 EUR - est manifestement excessive, vu la nature juridique et le degré de complexité du litige. De l’autre côté, la Cour ne conteste pas que le requérant ait encouru certaines dépenses dans la procédure devant les juridictions nationales et la Cour. Dans ces conditions, la Cour juge raisonnable d’octroyer au requérant la somme de 1 000 EUR, tous frais confondus. Cette somme est à compléter de tout montant éventuellement dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (voir l’arrêt Lavents c. Lettonie précité, loc.cit.).

C. Intérêts moratoires

70. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

2. Dit, par six voix contre une,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral, à convertir en lati lettons au taux applicable à la date du versement ;

ii. 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, à convertir en lati lettons au taux applicable à la date du versement ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 décembre 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Nielsen Christos Rozakis
 Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente de Mme Briede.

C.L.R.*.
S.N.*.

OPINION DISSIDENTE DE Mme BRIEDE, JUGE AD HOC

1. Je regrette de ne pas pouvoir me joindre à la majorité de la Cour lorsqu’elle conclut que, dans la présente affaire, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention. J’exposerai ci-dessous les raisons principales de mon désaccord.

I

2. Je voudrais tout d’abord rappeler très brièvement les faits à l’origine du litige. En 1999, le requérant fut reconnu coupable de crimes contre l’humanité et de génocide. D’après le jugement, au cours des années 1940 et 1941 - c’est-à-dire immédiatement après l’occupation et l’annexion illégales de la Lettonie par l’URSS à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop - le requérant, chef adjoint d’une direction du NKVD (abréviation sinistre connue dans le monde entier), fut personnellement responsable de la déportation et de la mort de plusieurs dizaines de citoyens lettons dans le cadre des répressions staliniennes. Ces répressions étaient dirigées contre des gens simplement parce que, dans le passé, ils avaient été des citoyens honnêtes et fidèles de la Lettonie indépendante. Aux termes du jugement condamnant le requérant, quatre de ses victimes furent fusillées, vingt-six hommes furent condamnés à de longues peines de prison, quarante-deux femmes ou vieillards et trente et un enfants en bas âge furent déportés dans des camps de concentration en Sibérie ; trente et une victimes décédèrent de froid, de faim, de maladies ou de sévices. Toutefois, vu la nature universelle de la Convention, les droits qu’elle consacre sont reconnus et garantis à « toute personne », quels que soient ses agissements dans le passé ou son comportement actuel (pour un exemple classique, voir Ilse Koch c. Allemagne, no 1270/61, décision de la Commission du 8 mars 1962, Annuaire 5, p. 135, ainsi que Papon c. France, no 54210/00, § 98, CEDH 2002-VII). Le même principe s’applique sur le terrain de l’article 3 de la Convention : l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants reste interdite en toutes circonstances, et les agissements antérieurs de la victime sont sans intérêt sur ce point (voir, parmi beaucoup d’autres, Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 100, CEDH 2001-VIII).

3. Le traitement du requérant était-il « inhumain » ou « dégradant », au sens de l’article 3 de la Convention ? Afin de répondre à cette question, je diviserai mon raisonnement en deux volets. Premièrement - d’un point de vue subjectif - les autorités nationales ont-elles dûment évalué les conséquences de l’emprisonnement du requérant avant de l’incarcérer ? Deuxièmement - d’un point de vue objectif - le traitement du requérant en prison a-t-il vraiment atteint le seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3.

II

4. S’agissant de la première question, je ne peux y répondre que par l’affirmative. A la différence de l’affaire Price c. Royaume-Uni (no 33394/96, § 25, CEDH 2001-VII), les autorités lettonnes ne se sont pas empressées de mettre le requérant en prison immédiatement et à tout prix. Premièrement, pendant toute la durée du procès, il n’était pas placé en détention. Deuxièmement, même après sa condamnation en première instance, il ne fut pas incarcéré, et ce - je tends à le souligner - à cause de l’opposition du ministère public. Troisièmement, au stade d’appel, avant de prononcer une peine privative de liberté à l’encontre du requérant, la Chambre des affaires pénales de la Cour suprême ordonna une expertise médicale en vue de déterminer s’il était capable de la purger. Quatrièmement, même après le rejet de son pourvoi en cassation, le requérant ne fut pas immédiatement incarcéré : avant de se constituer prisonnier, il subit des examens médicaux pendant deux semaines. A mon avis, les autorités lettonnes ont fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour peser les conséquences de l’emprisonnement du requérant.

5. Le requérant fut-il incarcéré contrairement aux vœux des experts médicaux ? Non, pas du tout. Rien dans l’avis du Centre national de l’expertise médico-légale du 20 décembre 1999 ne s’y opposait. Aux termes du point 5 de cet avis, « M. Farbtuhs p[ouvait] purger une peine d’emprisonnement dans un établissement pénitentiaire, pourvu que les conditions susmentionnées (points 3 et 4) [fussent] remplies. » A mon sens, ceci correspondait parfaitement à la logique de la Recommandation no R (98)7 du Comité des Ministres, citée au paragraphe 35 de l’arrêt : soit on assure au détenu malade et infirme des conditions adéquates de détention, soit - si l’on en est incapable - on le remet en liberté. Or, je crois que les conditions de la détention du requérant étaient tout sauf inadéquates.

III

6. Je passerai maintenant au deuxième volet de mon raisonnement : l’appréciation des conditions de la détention du requérant d’un point de vue objectif. Il est vrai que, le 16 février 2001, le directeur de la prison demanda au tribunal compétent d’ordonner une libération anticipée de M. Farbtuhs pour cause de maladie, invoquant à cet égard un rapport d’expertise du 13 février 2001. Il est également vrai que cette demande ne fut satisfaite que le 12 mars 2002, de sorte que l’intéressé demeura incarcéré pendant plus d’une année supplémentaire. Or, en premier lieu, il paraît que la demande du directeur de la prison concernait surtout l’impossibilité de le détenir dans les conditions générales, c’est-à-dire dans une cellule ordinaire. Étant obligé de garder le requérant à l’infirmerie au lieu d’une cellule normale et conscient du fait que l’intéressé ne serait jamais en mesure de purger sa peine comme les autres détenus condamnés, le directeur suggéra sa libération. En deuxième lieu, le retard susmentionné ne suffit pas en lui-même pour établir l’existence d’un traitement contraire à l’article 3 ; la Cour devrait rechercher si les conditions particulières dans lesquelles le requérant se trouvait pendant la période en question ont atteint un seuil de gravité minimal pour entrer dans le champ d’application de cette disposition.

7. A mon avis, le problème principal qui se pose ici est celui de l’appréciation des preuves par la Cour. La méthode générale de la Cour au regard des preuves de mauvais traitements est très bien résumée par la Cour au paragraphe 109 de son arrêt Gennadiy Naumenko c. Ukraine (no 42023/98, 10 février 2004), que je me permettrai de citer :

« Dans chaque cas, les allégations de torture ou de mauvais traitements constituant des violations de l’article 3 de la Convention doivent être prouvées « au-delà de tout doute raisonnable ». En ce sens, un doute raisonnable n’est pas un doute fondé sur une possibilité purement théorique ou suscité pour éviter une conclusion désagréable ; c’est un doute dont les raisons peuvent être tirées des faits présentés (voir « l’Affaire grecque », requêtes nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, Annuaire 12, p. 13, § 26). La preuve des mauvais traitements peut également résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, § 161 in fine, ainsi que Labita c.Italie [[GC], no 26772/95], § 121, [CEDH 2000-IV], et Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 73, CEDH 2000-VIII). Par conséquent, afin de déterminer si les traitements dénoncés par l’intéressé ont vraiment eu lieu, la Cour doit s’appuyer sur l’ensemble des éléments de preuve qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (voir, par exemple, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 36, § 107). »

8. Jusqu’à présent, la Cour a toujours suivi cette approche ; elle a toujours exigé que des faits concrets de mauvais traitements soient portés devant elle. Considérons, à titre d’exemple, plusieurs arrêts récents cités dans notre arrêt. Dans l’affaire précitée Price c. Royaume-Uni, la requérante dénonçait les souffrances concrètes (froid, douleurs, inaccessibilité des installations sanitaires, etc.), qu’elle avait éprouvées du fait de l’inadéquation des conditions de sa détention à ses besoins spécifiques bien déterminés. Dans l’affaire Peers c. Grèce (no 28524/95, CEDH 2001-III), l’intéressé avait précisément décrit les conditions dans lesquelles il était placé en prison. Dans l’affaire Mouisel c. France (no 67263/01, CEDH 2002-IX), le requérant se plaignait de souffrances - elles aussi concrètement définies - résultant, premièrement, des difficultés de conciliation entre une détention et un traitement anticancéreux intensif, et, deuxièmement, d’une application injustifiée de menottes à une personne gravement malade. Dans l’affaire Hénaf c. France (no 65436/01, CEDH 2003-XI), le requérant se plaignait d’avoir été attaché à son lit d’hôpital pendant la nuit précédant son opération chirurgicale. Enfin, dans l’affaire Gennadiy Naumenko c. Ukraine précitée, l’intéressé dénonçait, d’une manière grotesque, l’usage d’un « générateur psychotrope » ; mais, au moins, il alléguait un fait précis dont la véracité fut soumise à l’appréciation de la Cour.

9. En revanche, je ne vois rien de tel dans la présente affaire. Je constate que le requérant n’a soulevé aucun grief articulé permettant à la Cour de comprendre en quoi les conditions de sa détention seraient inadéquates eu égard à son état de santé. Bien au contraire, sur la base du dossier, je conclus que ces conditions étaient bonnes. Par ailleurs, lui-même affirme que tant l’administration que le personnel de la prison firent des efforts considérables pour alléger son séjour en milieu carcéral et pour résoudre les problèmes de la vie courante résultant de son handicap. Ainsi, M. Farbtuhs ne fut jamais détenu dans une cellule ordinaire. A son arrivée, il fut immédiatement placé à l’infirmerie de la prison, où il séjourna jusqu’à sa libération. De même, il bénéficiait d’une exemption du régime ordinaire de la prison ; il n’était pas tenu d’observer les heures du lever et du coucher fixées pour tous les détenus ; il pouvait prendre des repas à tout moment et utiliser sans restrictions des appareils ménagers mis à sa disposition.

10. A cet égard, je voudrais rappeler l’importance des procédures internes d’enquête sur le terrain de l’article 3. En premier lieu, il s’agit purement et simplement de l’épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. En deuxième lieu, les enquêtes internes sont un outil précieux pour l’établissement des faits de l’affaire : en principe, c’est avant tout sur la base des rapports de ces enquêtes, contenues dans le dossier, que la Cour décide de l’existence de mauvais traitements dans chaque cas d’espèce. Cependant, dans la présente affaire, il ne ressort pas du dossier que M. Farbtuhs eût adressé à l’administration de la prison « Mat ?sa » des plaintes ou des suggestions concrètes relatives aux conditions de sa détention, à la qualité des soins médicaux dispensés et aux autres éléments dont il se plaint devant la Cour. Ainsi, il estime « que le montage des deux poignées dans les toilettes ne constitue pas une adaptation suffisante et adéquate des locaux à ses besoins spécifiques » (paragraphe 46 de l’arrêt). Alors pourquoi ne s’est-il pas adressé à l’administration pour lui suggérer d’autres aménagements ou ajustements qui pouvaient ou devaient être prises pour alléger les conditions de sa détention ?

11. Je voudrais souligner qu’aux termes de la loi lettonne sur le parquet, c’est au procureur qu’il incombe de « surveille[r] (...) l’exécution des peines privatives de liberté appliquées par le tribunal » ; dans l’exercice de cette fonction, le procureur peut collecter les preuves nécessaires, procéder à une visite des lieux, adresser des avertissements aux autorités compétentes, ou, enfin, ouvrir une enquête pénale ou saisir le tribunal compétent d’une demande (paragraphes 29 et 34 de l’arrêt). Un procureur letton dispose donc d’un arsenal juridique adéquat pour assurer le respect des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention. Toutefois, en l’occurrence, le requérant ne s’est jamais plaint au parquet des faits et des conditions qu’il dénonce devant la Cour. Par conséquent, à mon avis, ses griefs restent douteux du point de vue de l’épuisement des recours internes, sans même parler de leur bien-fondé.

12. La même conclusion s’impose au regard des soins quotidiens que reçut le requérant pendant son emprisonnement. Au paragraphe 60 de l’arrêt, la majorité reconnaît que celui-ci n’a relaté aucun fait concret donnant à penser que la solution retenue par l’administration pénitentiaire - à savoir, la surveillance par des codétenus bénévoles - a été inadéquate. Il se borne simplement à déclarer que les détenus en question ont parfois « refusé de collaborer », sans mentionner un seul cas concret d’un tel refus. Cependant, la majorité en a déduit que « l’anxiété et le malaise que doit normalement ressentir une personne aussi infirme, consciente du fait qu’aucune aide qualifiée ne lui serait fournie en cas d’éventuelle urgence, posent en eux-mêmes un problème sérieux ». Premièrement, si les codétenus n’ont jamais refusé de l’aider, alors quelle anxiété particulière pouvait-il ressentir ? Deuxièmement, il ne ressort pas du dossier qu’une fois chez lui, le requérant a vraiment bénéficié d’une surveillance plus « qualifiée » qu’en prison. Certes, on pourrait alléguer qu’eu égard au degré particulier de l’infirmité de M. Farbtuhs, il était placé dans une situation dégradante puisqu’il nécessitait l’assistance d’autrui pour la quasi-totalité des actes élémentaires de la vie quotidienne ; par exemple, il ne pouvait pas aller aux toilettes sans être aidé par ses codétenus et sans être exposé à leur vue. Ceci est vrai, mais la situation serait-elle différente s’il avait été libéré ou hospitalisé ? Je crois qu’elle serait exactement la même, à la seule différence près qu’il serait aidé par quelqu’un ses proches ou par une infirmière, au lieu d’un codétenu. Bref, je trouve ce motif artificiel et non convaincant.

13. Qu’y a-t-il encore de concret dans les dépositions du requérant ? Il dénonce avec vigueur la politique budgétaire des autorités lettonnes, refusant d’allouer des moyens supplémentaires pour embaucher du personnel auxiliaire qualifié et apte à prendre soin de lui, ainsi que l’inadaptation de l’infirmerie de la prison aux maladies graves et la composition de son stock de médicaments. A cet égard, la Cour a toujours jugé que ne peut se prétendre « victime » d’une violation de la Convention, au sens de son article 34, que celui qui est capable de montrer qu’il est personnellement affecté par la mesure litigieuse (voir, en dernier lieu, Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France c. France (déc.), no 53430/99, CEDH 2001-XI). Par conséquent, l’intéressé ne peut se plaindre d’une mesure normative ou administrative réduisant ou modifiant les assignations budgétaires que dans la mesure où les conséquences directes de cette mesure l’affectent à titre personnel. Sur la base de l’ensemble des pièces du dossier, je ne vois rien de tel dans la présente affaire.

14. En résumé, tout en reconnaissant l’infirmité particulière du requérant et le caractère grave et incurable des maladies dont il souffre, je suis convaincue que les conditions de la détention du requérant n’ont pas atteint le seuil minimum de gravité pour constituer un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention. Partant, à mon avis, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

IV

15. En concluant à l’existence d’une violation, la Cour a insisté non pas sur les « conditions », mais plutôt sur le « maintien » du requérant en prison, le jugeant « inadéquat » au sens de l’article 3 de la Convention. Je regrette de ne pas pouvoir approuver une telle approche. Je suis complètement d’accord avec le principe d’interprétation dynamique, selon lequel « certains actes autrefois exclus du champ d’application de l’article 3 pourraient présenter le degré minimum de gravité requis à l’avenir » (l’arrêt Hénaf c. France précité, § 55). Cependant, à mon sens, ce principe doit être concilié avec celui de subsidiarité d’appréciation, l’un des deux grands aspects du principe de subsidiarité sous-tendant le système de la Convention.

16. La Cour a reconnu que, « dans des conditions particulièrement graves, l’on puisse se trouver en présence de situations où une bonne administration de la justice pénale exige que des mesures de nature humanitaire soient prises pour y parer » (paragraphe 52 de l’arrêt). Pour moi, les « conditions particulièrement graves » sont celles où les autorités nationales ne sont pas en mesure d’assurer à l’intéressé des conditions de détention adéquates à son état de santé ou à son handicap. En d’autres termes, comme je l’ai déjà dit ci-dessus - soit on met en place des conditions adéquates de détention, soit on libère le détenu.

17. Dans la présente affaire, la Cour semble avoir apprécié l’opportunité de la détention de M. Farbtuhs, plutôt que les conditions réelles dans lesquelles il avait été placé. Or, à mon sens, cette question d’opportunité relève de la politique pénale et pénitentiaire de chaque Etat, fondée sur des considérations d’ordre sociopolitique dépassant largement les limites circonscrites par la Convention. En effet, il incombe en premier lieu aux autorités nationales - et non à la Cour - de mettre en balance les motifs militant pour ou contre l’emprisonnement ferme de l’intéressé, surtout lorsqu’il s’agit du châtiment des personnes s’étant rendues coupables, dans un passé lointain, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre (pour des cas similaires, voir Papon c. France (no 1) (déc.), no 64666/01, CEDH 2001-VI ; Sawoniuk c. Royaume-Uni (déc.), no 63716/00, CEDH 2001-VI, et Priebke c. Italie (déc.), no 48799/99, 5 avril 2001). De ce point de vue, je trouve quelque peu inquiétante la tendance, pour la Cour, de s’engager sur un terrain où elle devrait normalement pratiquer la plus grande retenue (judicial self-restraint).

V

18. S’agissant enfin de l’application de l’article 41 de la Convention, je comprends parfaitement que, pour la majorité, l’octroi au requérant d’une réparation soit la conséquence logique du constat de violation de l’article 3 ; par ailleurs, comme je l’ai déjà dit ci-dessus et comme il a été maintes fois affirmé par la Cour, les agissements antérieurs de la victime sont sans intérêt sur le terrain de l’article 3. Cependant, compte tenu du contexte historique délicat de l’affaire, je ne peux que me rallier à l’avis exprimé par M. le juge Maruste dans son opinion dissidente dans l’affaire Slivenko c. Lettonie ([GC], no 48321/99, CEDH 2003-XI). A cet égard, je voudrais rappeler que les familles des victimes du requérant, fusillés ou morts dans les camps de concentration, n’ont jamais pu obtenir d’indemnisation quelconque, ni pour préjudice matériel ni pour dommage moral. Cela étant, il m’est moralement très difficile d’approuver l’attribution, au requérant, d’une réparation pécuniaire pour avoir été détenu dans des conditions tout à fait convenables et sous une surveillance médicale régulière. Je suis convaincue qu’en l’occurrence, le constat de violation de l’article 3 fournirait par lui-même une satisfaction équitable suffisante (voir Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 151, 28 novembre 2002, et Craxi c. Italie (no 1), no 34896/97, § 112, 5 décembre 2002).