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(2007) Affaire Price c. Royaume Uni : Pour le respect des droits des personnes handicapées en détention

Mise en ligne : 29 juin 2006

Dernière modification : 2 juin 2007

Texte de l'article :

English

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PRICE c. ROYAUME-UNI
(Requête no 33394/96)

ARRÊT
STRASBOURG
10 juillet 2001

DÉFINITIF

10/10/2001

En l’affaire Price c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
 MM. J.-P. COSTA, président,
 W. FUHRMANN,
 L. LOUCAIDES,
 Sir Nicolas BRATZA,
 Mme H.S. GREVE,
 MM. K. TRAJA,
 M. UGREKHELIDZE, juges,
et de Mme S. DOLLE, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 septembre 2000 et 19 juin 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33394/96) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Adele Ursula Price (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 23 juillet 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représentée devant la Cour par Me P. Bloom, avocat à Spilsby, Lincolnshire. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme H. Fieldsend, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3. La requérante alléguait la violation de l’article 3 de la Convention du fait de son emprisonnement et du traitement subi pendant sa détention.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole). Elle a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5. Par une décision du 12 septembre 2000, la chambre a déclaré la requête recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe].

6. La chambre ayant décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 2 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.

EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. La requérante présente une malformation des quatre membres à la suite de phocomélie occasionnée par la thalidomide. Elle souffre également de problèmes rénaux. Le 20 janvier 1995, dans le cadre d’une procédure civile en recouvrement d’une dette devant la County Court de Lincoln, elle refusa de répondre aux questions qui lui furent posées au sujet de sa situation financière et fut condamnée à sept jours d’emprisonnement pour outrage à magistrat (contempt of court). Selon les souvenirs de l’intéressée, le juge ordonna de la conduire directement à la prison de Wakefield. Avant de quitter le tribunal, la requérante demanda à un policier si elle pouvait emporter le chargeur de batterie pour son fauteuil roulant. Le policier lui aurait répondu que le chargeur serait considéré comme un objet de luxe et qu’elle ne serait donc pas autorisée à l’emporter.

8. Etant passée en jugement dans l’après-midi du 20 janvier 1995, l’intéressée ne put être transférée en prison avant le lendemain et passa la nuit dans une cellule au poste de police de Lincoln. Cette cellule, meublée d’un lit en bois et d’un matelas, n’était pas adaptée aux besoins d’une personne handicapée. La requérante allègue qu’elle a été obligée de dormir dans son fauteuil roulant car le lit, qui était dur, lui aurait provoqué des douleurs aux hanches, qu’elle n’a pas pu atteindre les sonnettes d’appel et les interrupteurs, et qu’elle n’a pas pu utiliser les toilettes dont le siège était plus haut que son fauteuil roulant et donc inaccessible.

9. Il ressort du registre de garde à vue qu’à son arrivée, à 19 h 20, la requérante informa le policier de permanence qu’elle souffrait de problèmes rénaux et d’une infection récidivante de l’oreille mais qu’elle n’avait pas besoin de médicaments ou de voir un médecin. A 19 h 50, elle refusa un repas et une boisson chaude. A 20 h 50, elle se plaignit d’avoir froid et un policier l’enveloppa dans deux couvertures. Lorsqu’on repassa la voir à 21 h 15, l’intéressée se plaignit encore d’avoir froid. A 21 h 35, étant donné qu’elle avait toujours froid, ce qui lui avait causé des maux de tête, on l’enveloppa dans une autre couverture. On lui offrit une boisson chaude qu’elle refusa. A 22 heures, elle dormait, mais vers 22 h 50, elle était éveillée et se plaignit encore d’avoir froid ; elle refusa de nouveau une boisson chaude. A 23 h 15, elle demanda à voir un médecin, qui arriva à 23 h 50. Les notes du médecin relatives à l’examen de la requérante, auquel il procéda à 0 h 35, se lisent ainsi :
« La patiente s’est plainte d’avoir froid et de souffrir de maux de tête et de nausées (ne s’est pas alimentée depuis son admission - a refusé la nourriture proposée). S’exprime de façon sensée ; hypothermie non manifeste ; assise dans un fauteuil roulant. L’intéressée affirme qu’elle ne peut pas rester dans la position allongée et qu’elle dort assise sur un sofa chez elle. Prend de l’érythromycine pour une infection de l’oreille. Examen des oreilles : RAS. Nystagmus J36. Malheureusement, l’aménagement des cellules pour ce type d’handicapé (sic). A vraiment besoin d’une température ambiante d’environ 25o Celsius, étant donné qu’elle ne bouge pas/ne peut pas bouger. Enveloppée dans une « couverture de survie » et des couvertures supplémentaires. Lui ai donné du paracétamol et du Stemetil [NDT : médicament dont la substance active est la maléate de prochlorpérazine] [deux comprimés le soir] à défaut de Co-proxamol [NDT : médicament dont les substances actives sont le paracétamol et le dextropropoxyphène]. »

10. Selon le registre de garde à vue, la requérante dormit jusqu’à 7 heures ; elle fut ensuite déplacée dans une autre cellule et on lui proposa de la nourriture et une boisson qu’elle refusa. A 8 h 30, elle fut conduite à la prison pour femmes de New Hall, à Wakefield, où elle demeura jusque dans l’après-midi du 23 janvier 1995.

11. Elle ne fut pas détenue dans une cellule normale, mais au centre médical de la prison. Sa cellule avait une porte plus large permettant le passage d’un fauteuil roulant, des poignées dans le coin des toilettes et un lit médical hydraulique. A son arrivée à la prison, la requérante remplit un questionnaire médical. Elle déclara avoir des problèmes de santé qu’elle « maîtris[ait] - vi[vait] au jour le jour ». Mme Broadhead, l’infirmière qui contresigna le questionnaire, constata :
« Admise à l’hôpital principalement en raison de problèmes de mobilité. La détenue est une victime de la thalidomide et se déplace dans un fauteuil roulant électrique qu’il lui serait difficile d’utiliser dans le bâtiment principal en raison des escaliers, notamment pour accéder au réfectoire. Elle n’a pas apporté son chargeur pour le fauteuil car la police ne l’y aurait pas autorisée.
Elle souffre de problèmes urologiques et d’insuffisance rénale sporadique. (...) Est capable de s’alimenter elle-même lorsque la nourriture est coupée, et de se servir d’une tasse. Parvient à s’asseoir sur les toilettes pour uriner et à en redescendre mais a besoin d’aide pour s’essuyer après les selles.
Dort généralement sur un canapé à la maison et son chien l’aide à se lever pendant la nuit. Aura besoin d’aide ici pendant la nuit pour sortir du lit et se rendre aux toilettes. Elle essaiera de dormir dans le lit médical avec le dossier relevé. Ai contacté le docteur Rhodes au sujet d’une aide pour l’infirmière de nuit. Mémo rédigé à l’intention du gardien de nuit et de la sécurité au sujet d’une assistance pendant la nuit et de la nécessité de ne pas fermer à clé (...)
L’intéressée est allergique à de nombreux antibiotiques (...) Il faut fréquemment lui changer ses vêtements en raison de ses problèmes urinaires.
S’est installée dans l’unité et a dîné.
PS : Ne peut être soulevée normalement en raison d’une luxation permanente de l’épaule due à une ancienne blessure. »

12. La requérante fut examinée par le docteur Kidd, dont les notes se lisent ainsi :
« Nouvelle admission.
Victime de la thalidomide souffrant de nombreuses malformations : absence de bras et d’avant-bras, luxation de l’épaule gauche, incapacité totale d’utiliser le membre supérieur droit ; absence des deux membres inférieurs et pieds de petite taille.
Vessie - évacuation complète impossible, rétentions (nécessitant la pose d’un cathéter) et infections fréquentes (...)
Selles - (...) est incapable de s’essuyer elle-même.
A son domicile, l’intéressée est relativement indépendante mais dispose de nombreux appareils, notamment d’un fauteuil roulant électrique - qui devra sans doute être rechargé pendant le week-end.
A l’hôpital, elle éprouve les difficultés suivantes
- lit : trop haut
- lavabo : inaccessible
- mobilité : batterie se déchargeant
- absorption de liquide : aime boire des jus mais il n’y en a pas
- régime : végétarien
- hygiène générale : a besoin d’aide (...)

besoins : absorption de liquides
 rechargement de la batterie de son fauteuil
 température adéquate (...) »

13. Un dossier médical fut tenu « en continu » durant la détention de la requérante. La première mention datant du 21 janvier 1985 se lit ainsi :
« J’ai demandé au directeur de garde, M. Ellis, l’autorisation de faire apporter, si possible, un chargeur de batterie pour le fauteuil roulant d’Adele. Il a accepté et, alors qu’il était là, nous avons relevé les nombreux problèmes que le personnel risquait de rencontrer avec cette détenue, à savoir :

1. L’intéressée doit être portée pour être mise au lit et pour en sortir ; elle affirme qu’une personne se tenant derrière elle la soulève généralement par la taille pour la mettre sur le lit ou sur son fauteuil roulant.

2. A son domicile, elle dispose d’une installation fonctionnant par compression qui lui permet d’entrer dans la baignoire et d’en sortir. Si elle ne prend pas un bain tous les jours, elle risque d’avoir des lésions cutanées à l’endroit où son pied repose sur sa « jambe ».

3. En raison d’infections urinaires récidivantes, elle devrait boire deux litres de liquide par jour, mais elle consomme généralement des jus et n’aime pas l’eau ; nous réduirons donc probablement son absorption de liquides. Après réflexion, M. Ellis a décidé que si nous trouvions une place adéquate pour Adele dans un hôpital extérieur, il autoriserait son transfert, mais l’intéressée ne souffre d’aucune maladie nous permettant de la faire admettre à l’hôpital. Le docteur Kidd réexaminera Adele demain car il pense qu’elle risque une infection urinaire. »

14. Les infirmières qui s’occupèrent de la requérante tinrent pendant toute la durée de sa détention un dossier, dont l’inscription pour la nuit du 21 janvier 1995 est ainsi libellée :
« Impossible de lui faire sa toilette durant la soirée. Me suis rendue deux fois dans la cellule d’Adele. Il m’a fallu plus d’une demi-heure pour la laver et ensuite je n’ai pas réussi à la recoucher. Lui ai donné un analgésique et elle éprouve de vives douleurs car elle est couchée sur un matelas dur. Très difficile pour une seule infirmière de s’occuper d’elle. »

15. La requérante allègue que, dans la soirée du 21 janvier 1995, une gardienne de prison l’a mise sur les toilettes où on l’a ensuite laissée pendant plus de trois heures, jusqu’à ce qu’elle accepte qu’un infirmier l’essuie et l’aide à descendre des toilettes. Le Gouvernement soutient que le 21 janvier 1995 seule une infirmière, Mme Lister, était de service et que celle-ci a fait appel à deux membres masculins du personnel, le gardien-chef Tingle et le gardien Bowman, qui l’ont aidée à soulever la requérante et ont quitté la pièce pendant que cette dernière était aux toilettes. L’infirmière a ensuite essuyé la requérante et l’a recouchée. Les observations du Gouvernement n’indiquent pas clairement si MM. Tingle et Bowman étaient des infirmiers ou des gardiens de prison sans qualifications en matière de soins infirmiers. La requérante prétend en outre que, plus tard dans la soirée du 21 janvier 1995, une infirmière qui l’aidait à se rendre aux toilettes l’a déshabillée en présence de deux infirmiers de la prison, l’exposant ainsi, nue de la taille aux pieds, à la vue de ces deux hommes. Le Gouvernement conteste ces incidents. Il souligne qu’avant sa libération la requérante s’est plainte au directeur de la prison de l’absence d’aménagements adéquats, mais n’a pas fait état des éléments susmentionnés.

16. Une infirmière libérale fut employée pour s’occuper de la requérante durant la nuit du 22 au 23 janvier 1995. Les notes du dossier de l’infirmerie concernant le 22 janvier se lisent ainsi :
« L’intéressée dit qu’elle trouve le lit inconfortable et qu’elle risque d’avoir des escarres, mais elle n’est pas complètement immobile et peut se soulever dans le lit. Aucun problème concernant la nourriture mais diminution de l’absorption de liquides car l’intéressée n’aime pas l’eau. Nous devons distinguer les petits maux d’Adele de ses véritables problèmes.
Elle est allée à la selle, dit qu’elle souffre de rétention et n’a pas uriné depuis 1 heure, refuse de boire de l’eau, refuse de se préparer pour se coucher avant 20 heures.
Nuit - a demandé à être mise au lit à 21 h 50. Lorsque je lui ai demandé pourquoi elle n’était pas au lit, elle a répondu que le personnel de jour lui avait dit que l’infirmière libérale lui ferait sa toilette et la coucherait.
23 h 10 - a demandé à être déplacée en raison de douleurs dans les « jambes ». Lui ai donné du Coproxamol et elle s’est assise. S’est installée et a dormi plus tard. N’a pas uriné. A bu. »

17. Conformément aux dispositions relatives aux remises de peine figurant aux articles 45 et 33 de la loi de 1991 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1991), la requérante ne purgea que la moitié de la peine infligée, c’est-à-dire trois jours et demi. Avant que l’intéressée ne fût libérée, le 23 janvier 1995, le docteur Kidd l’examina et estima qu’il fallait lui poser un cathéter parce qu’elle souffrait de rétention urinaire. Le dossier médical comporte les mentions suivantes :
« Doit être libérée cet après-midi, dès que son transport aura été organisé. (...)
Avant son départ, il faut lui faire prendre un bain et lui poser un cathéter pour vider la vessie.
A la question de savoir si elle avait une plainte particulière à formuler concernant son état de santé, elle a uniquement répondu qu’elle souhaitait prendre un bain et qu’on lui pose un cathéter.
Elle s’est plainte du couchage. A déclaré que le directeur, M. Ellis, lui avait dit qu’elle pourrait dormir sur une chaise et garder sa cellule ouverte durant la nuit. Etant donné qu’elle doit être libérée aujourd’hui, elle dit que sa demande au directeur n’est plus pertinente. (...) »

18. Lorsque la requérante fut libérée, un ami vint la chercher à la prison. Elle prétend avoir eu des problèmes de santé pendant dix semaines après son élargissement en raison du traitement subi en détention, mais n’a fourni aucune preuve médicale directe à l’appui de sa plainte.

19. Le 30 janvier 1995, l’intéressée consulta des solicitors en vue d’intenter une action pour faute contre le ministère de l’Intérieur. Elle fut admise au bénéfice de l’aide judiciaire à la seule fin de recueillir l’avis d’un conseil sur le fond et sur le montant des dommages-intérêts qu’elle pourrait percevoir. Dans son avis daté du 6 mars 1996, le conseil signala les difficultés auxquelles l’intéressée risquait de devoir faire face pour prouver ses allégations de mauvais traitements, et renvoya à un arrêt de la High Court (Knight and others v. Home Office and Another, 1990, All England Law Reports, vol. 3, p. 237) selon lequel, vu le manque de ressources, le niveau de soins requis dans un hôpital de prison était inférieur à celui qui était exigé dans une institution extérieure équivalente. A la lumière de cette jurisprudence et eu égard aux difficultés de la requérante à apporter la preuve, le conseil estima que celle-ci avait peu de chances de voir sa demande aboutir et que, même en cas de succès, les dommages-intérêts ne dépasseraient vraisemblablement pas 3 000 livres sterling. Compte tenu de cet avis, le certificat d’aide judiciaire de la requérante fut supprimé le 13 mai 1996.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. Il n’est pas d’usage que la County Court donne une instruction relative au lieu de détention d’un défendeur. L’article 12 §§ 1-2 de la loi de 1952 sur les prisons (Prison Act 1952) énonce qu’il appartient au ministre d’affecter un détenu à un établissement pénitentiaire :

« 12.1. Un détenu, qu’il soit condamné à une peine d’emprisonnement ou placé en détention provisoire en attendant son procès ou à un autre titre, peut légalement être incarcéré dans tout établissement pénitentiaire.

2. Le détenu est incarcéré dans un établissement pénitentiaire, selon les instructions périodiquement émises par le ministre, et peut sur les instructions du ministre faire l’objet d’un transfert pendant sa détention. »

EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

21. La requérante allègue que son emprisonnement et le traitement qu’elle a subi pendant sa détention ont emporté violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

22. Le Gouvernement affirme qu’avec le temps, il est impossible d’établir si le juge qui a prononcé la peine a donné ou non une quelconque indication quant au lieu de détention de la requérante, bien qu’il ne soit pas d’usage pour la County Court d’émettre une telle instruction. La police et l’administration pénitentiaire ont une connaissance directe des aménagements dont sont dotés les postes de police et les prisons et il est donc préférable que les tribunaux laissent à ces administrations le soin de prendre les décisions relatives au lieu de détention. Le fait que le juge n’ait pas d’emblée pris en compte les besoins particuliers de la requérante ne saurait en soi constituer une violation de l’article 3, à moins d’un risque réel de mauvais traitements graves, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce.
Le traitement subi par la requérante pendant sa détention était considérablement en deçà du minimum de gravité requis pour soulever une question sous l’angle de l’article 3. En effet, lorsque l’intéressée est arrivée à New Hall, on a tenu compte de sa situation spéciale et on l’a admise au centre médical, où le personnel soignant a pris les mesures voulues pour assurer que ses besoins en matière de nourriture, de boisson et d’hygiène fussent satisfaits. Le Gouvernement conteste qu’un gardien se soit occupé de la requérante ou que celle-ci ait fait l’objet d’un traitement humiliant ou dégradant en ce qu’elle aurait été exposée à la vue de membres masculins du personnel ; il rappelle à la Cour que selon la jurisprudence de celle-ci, il incombe à l’intéressée de prouver ses allégations au-delà de tout doute raisonnable.

23. La requérante soutient que le juge qui a prononcé la peine n’ignorait pas ses problèmes de santé mais a néanmoins décidé de l’incarcérer, sans s’assurer d’abord de l’existence d’installations adéquates. Au poste de police, elle a été détenue dans le froid, ce qui lui a causé une infection rénale. Sa cellule au centre médical de la prison n’était pas adaptée à ses besoins, comme l’a reconnu le médecin qui l’a examinée au moment de son admission, et les infirmières et les gardiens qui se sont occupés d’elle se sont montrés peu compatissants à son égard et n’ont pas fait grand-chose pour l’aider. Tout au long de sa détention, elle a été victime d’un traitement inhumain et dégradant qui lui a laissé des séquelles physiques et psychologiques.

24. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime.
En recherchant si un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examinera notamment si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé. Toutefois, l’absence d’un tel but ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (arrêt Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 67-68 et 74, CEDH 2001-III).

25. En l’espèce, la requérante, victime de la thalidomide, présente une malformation des quatre membres et souffre de nombreux problèmes de santé, notamment de troubles rénaux. Au cours d’une procédure civile, elle a été condamnée à sept jours d’emprisonnement pour outrage à magistrat (mais a en fait été détenue pendant trois nuits et quatre jours en application des dispositions sur les remises de peine). Il apparaît que, conformément au droit et à la pratique en vigueur en Angleterre, le juge auteur de la sentence n’a pris aucune mesure avant d’ordonner l’emprisonnement immédiat de la requérante - une peine particulièrement dure en l’espèce - en vue de déterminer où elle serait détenue ou de s’assurer de l’existence d’installations adaptées à son grave handicap.

26. La requérante et le Gouvernement présentent des versions divergentes concernant le traitement subi par l’intéressée pendant sa détention ; eu égard au temps écoulé depuis les événements et à l’absence de tout constat des juridictions internes, il est difficile d’établir précisément les faits. Toutefois, pour la Cour, il importe de noter que les preuves littérales présentées par le Gouvernement, notamment le registre de garde à vue et le dossier médical de l’époque, indiquent que la police et l’administration pénitentiaire n’étaient pas en mesure de répondre convenablement aux besoins particuliers de la requérante.

27. L’intéressée a passé sa première nuit de détention dans une cellule au poste de police local en raison de l’heure trop tardive pour la transférer à la prison. Le registre de garde à vue indique qu’elle s’est plainte toutes les demi-heures d’avoir froid - ce qui était grave puisqu’elle souffrait de problèmes rénaux récidivants et ne pouvait se mouvoir pour se réchauffer en raison de son handicap. Finalement, un médecin a été appelé ; il a constaté que l’intéressée ne pouvait pas utiliser le lit et qu’elle devait dormir dans son fauteuil roulant, que les installations n’étaient pas adaptées aux besoins d’une personne handicapée et qu’il faisait trop froid dans la cellule. La Cour relève toutefois que, malgré les constats du médecin, les policiers de service pendant la garde à vue de la requérante n’ont pris aucune mesure pour la faire transférer dans un lieu de détention mieux adapté ou la faire libérer. Au contraire, l’intéressée a dû demeurer dans la cellule pendant toute la nuit, le médecin l’ayant toutefois enveloppée dans une couverture de survie et lui ayant aussi donné des antalgiques.

28. Le lendemain, la requérante a été transférée à la prison de Wakefield, où elle a été détenue pendant trois jours et deux nuits. Les notes portées dans le dossier médical durant la première nuit de détention indiquent que l’infirmière de garde n’a pas pu soulever la requérante toute seule et qu’elle a donc éprouvé des difficultés à l’aider à utiliser les toilettes. La requérante soutient qu’elle a de ce fait subi un traitement extrêmement humiliant de la part de gardiens. Le Gouvernement conteste cette version, mais il semble toutefois manifeste que des gardiens ont été appelés à l’aide pour installer la requérante sur les toilettes et pour l’en redescendre.

29. La Cour constate que le dossier d’admission de la requérante renferme des notes faisant état des inquiétudes d’un médecin et d’une infirmière au sujet des problèmes susceptibles de se poser au cours de la détention de l’intéressée, notamment concernant l’accès au lit et aux toilettes, l’hygiène, l’absorption de liquide, et ses déplacements si la batterie de son fauteuil roulant venait à se décharger. Les inquiétudes étaient telles que le directeur de la prison a autorisé le personnel à tenter de faire admettre la requérante dans un hôpital extérieur. Cependant, il a en fait été impossible de la transférer car elle ne souffrait d’aucune maladie particulière. Lorsque la requérante a été libérée, il a fallu lui poser un cathéter car elle souffrait de rétention d’urines due à l’absorption insuffisante de liquide et aux difficultés qu’elle avait à se rendre aux toilettes. L’intéressée prétend avoir eu des problèmes de santé pendant dix semaines après sa détention, mais n’a fourni aucune preuve médicale à l’appui de ses allégations.

30. En l’espèce, rien ne prouve l’existence d’une véritable intention d’humilier ou de rabaisser la requérante. Toutefois, la Cour estime que la détention d’une personne gravement handicapée dans des conditions où elle souffre dangereusement du froid, risque d’avoir des lésions cutanées en raison de la dureté ou de l’inaccessibilité de son lit, et ne peut que très difficilement aller aux toilettes ou se laver constitue un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention. Dès lors, elle conclut à la violation de cette disposition en l’espèce.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
31. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

32. La requérante soutient que les mauvais traitements subis pendant sa détention lui ont laissé des séquelles émotionnelles et psychologiques ; elle demande à la Cour de lui allouer 50 000 livres sterling (GBP) pour préjudice moral.

33. Le Gouvernement fait valoir que la demande de la requérante est exorbitante et disproportionnée, étant donné en particulier que l’intéressée n’a soumis aucun élément de preuve à l’appui de ses allégations selon lesquelles elle continuerait à souffrir d’un traumatisme. Il estime qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.

34. Eu égard à ses conclusions ci-dessus relatives au mauvais traitement subi par la requérante, la Cour estime que l’intéressée a souffert en raison de sa détention un certain préjudice moral que ne saurait compenser le seul constat d’une violation (arrêt Peers précité, § 88). Pour déterminer le montant de l’indemnité, la Cour tient notamment compte du fait que le mauvais traitement ne visait pas à humilier ou rabaisser l’intéressée et que celle-ci a été privée de sa liberté pendant une période relativement courte. Dès lors, elle octroie 4 500 GBP de ce chef.

B. Frais et dépens

35. La requérante sollicite 4 000 GBP pour les frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure devant les institutions de la Convention. Le Gouvernement ne formule aucune observation quant à cette demande.

36. La Cour juge raisonnable le montant réclamé par la requérante pour frais et dépens et le lui alloue en totalité, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, moins les sommes déjà versées par le Conseil de l’Europe dans le cadre de l’assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

37. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable au Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt est de 7,5 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes majorées de tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée :
i. 4 500 GBP (quatre mille cinq cents livres sterling) pour préjudice moral ;
ii. 4 000 GBP (quatre mille livres sterling) pour frais et dépens, moins 5 300 FRF (cinq mille trois cents francs français) à convertir en livres sterling au taux de change applicable à la date du prononcé du présent arrêt ;
b) que ces sommes seront à majorer d’un intérêt simple de 7,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 10 juillet 2001, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. DOLLE J.-P. COSTA
Greffière Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
- opinion séparée de Sir Nicolas Bratza, à laquelle déclare se rallier M. Costa ;
- opinion séparée de Mme Greve.

J.-P.C.
S.D.
 
OPINION SÉPARÉE DE Sir Nicolas BRATZA, JUGE,
À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER M. LE JUGE COSTA

(Traduction)
Je souscris pleinement à la conclusion qu’il y a eu violation des droits de la requérante garantis par l’article 3 de la Convention. Je tiens seulement à préciser qu’à mon sens la responsabilité première des événements survenus n’est pas imputable à la police ou à l’administration pénitentiaire qui étaient chargées de prendre soin de la requérante durant sa détention, mais aux autorités judiciaires qui ont fait incarcérer la requérante sur-le-champ pour outrage à magistrat.
Les éléments dont dispose la Cour font certes apparaître des déficiences dans les soins assurés par la police et l’administration pénitentiaire, mais ces déficiences résultent en grande partie de l’incapacité de ces deux administrations à accueillir et prendre en charge une personne gravement handicapée dans des conditions totalement inadaptées à ses besoins. Par ailleurs, je ne vois aucun élément justifiant la décision de faire immédiatement incarcérer la requérante, sans au moins vérifier au préalable l’existence de structures adéquates de détention et de conditions de détention permettant de répondre à ses besoins spéciaux.
 
OPINION SÉPARÉE DE Mme LA JUGE GREVE
(Traduction)
Avec mes collègues, je souscris pleinement à la conclusion qu’il y a eu violation des droits de la requérante garantis par l’article 3 de la Convention. Toutefois, étant d’avis que l’affaire soulève des questions graves et, de surcroît, nouvelles relevant d’une sphère fondamentale du mandat de la Cour, je tiens à ajouter quelques points.
En l’espèce, il y a une incompatibilité manifeste entre la situation en tant que telle de la requérante et la détention de celle-ci dans un établissement pénitentiaire ordinaire. L’intéressée est immobilisée dans son fauteuil roulant et a besoin d’une aide considérable, au point que pendant la nuit elle ne peut se mouvoir suffisamment pour garder une température corporelle normale si la pièce où elle se trouve n’est pas spécialement chauffée ou, comme en l’espèce, si elle n’est pas enveloppée, non pas simplement dans des couvertures, mais dans une couverture de survie.
En cela, la requérante est différente des autres personnes, si bien que lorsqu’elle est soumise au même traitement qu’autrui, il y a non seulement discrimination mais aussi violation de l’article 3. Quant à l’interdiction de la discrimination, on se reportera à l’arrêt Thlimmenos c. Grèce ([GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV), qui se lit ainsi :
« La Cour a conclu jusqu’à présent à la violation du droit garanti par l’article 14 de ne pas subir de discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention lorsque les Etats font subir sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues (...). Toutefois, elle estime que ce n’est pas la seule facette de l’interdiction de toute discrimination énoncée par l’article 14. Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes. »
Il est évident que le fait de placer, même pendant une période limitée, une personne non handicapée dans des conditions telles que sa capacité à se mouvoir et à se prendre en charge serait équivalente à celle de la requérante s’analyserait en un traitement inhumain et dégradant - voire en torture. Dans un pays civilisé tel que le Royaume-Uni, la société estime non seulement qu’il convient mais qu’il est humainement fondamental de tenter d’améliorer et de compenser les handicaps des personnes se trouvant dans la situation de la requérante. A mon avis, ces mesures compensatoires font partie de l’intégrité physique de la personne handicapée. Il en découle que le fait, par exemple, d’empêcher la requérante, qui n’a pas de jambes et de bras normaux, d’emporter le chargeur de batterie pour son fauteuil 
roulant alors qu’elle va être détenue pendant une semaine, ou de la faire dormir dans des conditions si peu adaptées qu’elle doit endurer la douleur et le froid - elle a eu si froid qu’un médecin a finalement dû être appelé - constitue à mon sens une violation du droit de l’intéressée à l’intégrité physique. Il en est de même pour d’autres épisodes survenus en prison.
Les handicaps de la requérante ne sont pas cachés ou difficiles à percevoir. Il ne faut aucune compétence spéciale, seulement un minimum de compassion humaine normale, pour apprécier la situation de l’intéressée et comprendre que pour lui éviter toute épreuve inutile - c’est-à-dire toute épreuve non inhérente à l’emprisonnement d’une personne valide - elle ne doit pas être traitée comme les autres personnes car sa situation est sensiblement différente.
Comme l’a constaté la Cour, l’article 3 a été violé en l’espèce. A mon avis, quiconque ayant joué un rôle dans l’emprisonnement de la requérante - le juge, la police, l’administration pénitentiaire - a contribué à cette violation. Chacun d’eux aurait pu et dû veiller à ce que l’intéressée ne fût pas incarcérée avant que les dispositions spéciales requises pour compenser ses handicaps ne fussent prises, dispositions qui auraient permis de lui garantir un traitement analogue à celui des autres détenus. Il était prévisible que l’absence de telles mesures donnerait lieu à des atteintes à l’intégrité personnelle - physique et psychologique - de la requérante ainsi qu’à un traitement inhumain et dégradant.
En outre, le traitement subi par l’intéressée méconnaît non seulement des dispositions spécifiques mais aussi tout l’esprit de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (adopté le 30 août 1955 par le premier Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants).