CONSEIL D’ETAT
statuant au contentieux
N° 302182
M. Jean-Pierre GUIOT et SECTION
FRANCAISE DE L’OBSERVATOIRE
INTERNATIONAL DES PRISONS
Ordonnance du 9 mars 2007
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE JUGE DES RÉFÉRÉS
Vu la requête, enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat le 1er mars 2007, présentée pour,
d’une part, M. Jean- Pierre GUIOT, détenu à la maison d’arrêt de Fresnes, demeurant allée des Thuyas à Fresnes (94261)
et d’autre part, la SECTION FRANCAISE DE L’OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS, dont le siège est 31, rue des Lilas à Paris (75019), représentée par son président en exercice ;
M. GUIOT et la section française de l’Observatoire international des prisons demandent au juge des référés du Conseil d’Etat d’annuler l’ordonnance du 14 février 2007 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté comme portée devant une juridiction incompétente la requête dont M. GUIOT l’avait saisi, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, tendant à ce qu’il soit enjoint à l’Assistance publique-Hopitaux de Paris (AP-HP) de l’admettre dans un service adapté à son état de santé ou de le faire admettre dans une structure d’un autre établissement de santé ; ils soutiennent que, par jugement du 24 octobre 2006, le tribunal de l’application des peines de Créteil a décidé que la peine que M. Jean-Pierre GUIOT purge à la maison d’arrêt de Fresnes serait suspendue pour raisons médicales et que cette suspension prendrait effet, par simple ordonnance du juge de l’application des peines, dès qu’une structure lui assurant les soins nécessaires aurait été trouvée, cette ordonnance devant intervenir avant le 24 octobre 2007 ; que l’auteur de l’ordonnance attaquée a commis une erreur de droit en jugeant que le juge administratif était incompétent pour prononcer l’injonction demandée, laquelle n’a ni pour objet ni pour effet de modifier la nature ou la limite de la peine, mais porte seulement sur l’accueil dans un établissement hospitalier ; que les tribunaux judiciaires n’auraient pas le pouvoir de prononcer cette injonction ; que la condition d’urgence à 48 heures est remplie dès lors que les troubles physiques dont souffre M. GUIOT s’aggravent de jour en jour et que le pronostic vital peut se trouver compromis à tout moment ; que son état de santé est incompatible avec la détention en prison ; que le comportement de l’AP-HP compromet la liberté d’aller et venir de M. GUIOT, en faisant obstacle à sa libération ; qu’il entrave son droit à la santé et surtout contribue à lui infliger un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ; que les articles L. 6112-2, L. 1110-1 et L. 1110-5 du code de la santé publique obligent cet établissement hospitalier à l’accueillir ou à assurer son admission dans un autre établissement, et à assurer la continuité des soins qu’il reçoit actuellement en prison et à lui apporter les soins que nécessite son état ; que l’injonction demandée doit être prononcée en appel ; qu’il y a lieu de mettre à la charge de l’AP-HP une somme de 3 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu l’ordonnance attaquée ;
Vu, enregistré comme ci-dessus le 5 mars 2007, le mémoire en défense produit pour l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui tend au rejet de la requête en soutenant que la juridiction administrative est incompétente pour un litige qui se rattache à la décision par laquelle le juge de l’application des peines accorde, refuse ou révoque une libération conditionnelle ; que telle est la portée de la requête, qui tend à faire lever la condition suspensive mise à l’application d’une décision de la juridiction de l’application des peines ; que l’atteinte aux droits d’aller et venir et de ne pas subir des traitements inhumains et dégradants invoquée par M. GUIOT ne résulte pas d’une décision de l’AP-HP, mais ne pourrait provenir, le cas échéant, que de la décision judiciaire qui a posé une condition suspensive à sa mise en œuvre ; que cette décision a elle-même prévu un délai d’un an pour son exécution, ce qui démontre l’absence de péril imminent et, partant, d’urgence à 48h ; que l’AP-HP n’est pas le seul établissement à pouvoir accueillir M. GUIOT, qui a d’ailleurs pris des contacts avec une maison de retraite du Hâvre ; que le pronostic vital de M. GUIOT n’est pas engagé ; que son état ne nécessite pas un service « aigu » d’une hospitalisation, mais d’une maison de retraite médicalisée ou d’un appartement thérapeutique, qui ne relèvent pas de l’AP-HP ; que l’AP-HP n’a commis aucune illégalité manifeste et a accompli les diligences qui lui incombent ; que d’ailleurs l’AP-HP n’a pris aucune décision explicite de refus après la lettre de M. GUIOT du 22 janvier 2007 la sommant de l’accueillir ; qu’une telle décision ne naîtra que du silence conservé jusqu’au 22 mars ; qu’il y a lieu de mettre à la charge de M. GUIOT une somme de 1 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu, enregistré comme ci-dessus le 6 mars 2007, le mémoire en réplique présenté pour les requérants ; il tend aux mêmes fins que la requête par les mêmes moyens et soutient en outre que les nombreuses démarches entreprises par M. GUIOT pour trouver une structure d’accueil ont été vaines ; que l’AP-HP dispose de 9 000 places en gériatrie ; que le délai d’un an prévu par la décision du 24 octobre 2006 est seulement un délai de caducité, mais n’implique nullement une absence d’urgence ; que la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’impossibilité pour un détenu en fauteuil roulant de se déplacer dans la prison de Fresnes constitue un traitement inhumain et dégradant ; que l’AP-HP, qui assume actuellement la prise en charge quotidienne de M. GUIOT, au travers de l’unité de consultation et de soins ambulatoires du CHU de Bicêtre, doit assurer la continuité des soins en l’admettant dans un service adapté ou en le faisant admettre dans un service d’un autre établissement ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part M. GUIOT et la SECTION FRANCAISE DE L’OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS et d’autre part, l’assistance publique des hôpitaux de Paris ;
Vu le procès-verbal de l’audience publique du mardi 6 mars 2007 à 11 heures au cours de laquelle ont été entendus :
- Me Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. GUIOT ;
- M. de Suremain, représentant la SECTION FRANCAISE DE L’OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS ;
- Me Foussard, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de l’assistance publique des hôpitaux de Paris ;
- Mme Fac, représentant l’AP-HP ;
Considérant qu’aux termes de l’article L. 720-1-1 du code de procédure pénale, « Sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la suspension (d’une peine d’emprisonnement) peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux » ; que, sur le fondement de ce texte, le tribunal de l’application des peines de Créteil a décidé le 24 octobre 2006 que la peine de 18 ans de réclusion criminelle, infligée le 27 mai 2005 par la cour d’assises des Yvelines à M. Jean-Pierre GUIOT, serait suspendue et que cette suspension prendrait effet, par simple ordonnance du juge de l’application des peines, dès qu’une structure lui assurant les soins nécessaires aurait été trouvée ; qu’après plusieurs vaines démarches pour trouver une structure susceptible de l’accueillir, M. GUIOT a mis en demeure le 22 janvier 2007 l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP) de l’accueillir au sein d’un de ses établissements de gériatrie ou de le faire accueillir dans un autre établissement ; qu’il a demandé le 8 février 2007 au juge des référés du tribunal administratif de Paris d’enjoindre à l’AP-HP de prendre ces mesures, en invoquant l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; que M. GUIOT et la SECTION FRANCAISE DE L’OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS, intervenante en première instance, font appel de l’ordonnance en date du 14 février 2007 par laquelle cette requête a été rejetée comme portée devant une juridiction incompétente ;
Considérant que le présent litige, qui ne porte pas sur le bien-fondé, la portée ou l’exécution du jugement susmentionné du tribunal de l’application des peines de Créteil, mais oppose seulement un établissement hospitalier et une personne demandant à y être accueillie pour des soins, est de la compétence du juge administratif, alors même que cet accueil aurait pour effet de lever la condition suspensive mise par le tribunal à l’exécution de son jugement ; que les requérants sont donc fondés à demander l’annulation de l’ordonnance attaquée ;
Considérant qu’il y a lieu d’évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par M. GUIOT devant le juge des référés de première instance ;
Considérant qu’il ressort du dossier et des explications données à l’audience que M. GUIOT, aujourd’hui âgé de 64 ans ne peut se déplacer que sur un fauteuil roulant, poussé par un tiers ; qu’il souffre d’obésité, d’un diabète insulino dépendant, d’une hypertension artérielle, d’une cardiopathie, d’une artérite des membres inférieurs et d’une bronchite chronique obstructive liée au tabagisme ; qu’à ces pathologies s’ajoutent les troubles neurologiques (dépression, somnolence, perte de mémoire) ; que bien que le pronostic vital ne soit pas engagé à court terme, ces handicaps ont été jugés par le tribunal de l’application des peines de Créteil durablement incompatibles avec le maintien en détention ; qu’à défaut de toute possibilité d’accueil par sa famille, plusieurs médecins, dont l’ expert désigné par le tribunal de grande instance de Créteil, et le responsable de l’unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) du CHU de Bicêtre, qui suit M. GUIOT, préconisent un placement dans une maison de retraite médicalisée ;
Considérant qu’en vertu de l’article L. 6112-1 du code de la santé publique, « (...) Le service public hospitalier assure, dans des conditions fixées par voie réglementaire, les examens de diagnostic et les soins dispensés aux détenus en milieu pénitentiaire et, si nécessaire, en milieu hospitalier (...) » ; qu’aux termes de l’article D 368 du code de procédure pénale : « les missions de diagnostic et de soins en milieu pénitentiaire et la coordination des actions de prévention et d’éducation pour la santé sont assurées par une équipe hospitalière placée sous l’autorité médicale d’un praticien hospitalier, dans le cadre d’une unité de consultations et de soins ambulatoires, conformément aux dispositions des articles R. 711-7 à R. 711-18 du code de la santé publique. En application de l’article R. 711-7 du code de la santé publique, le directeur de l’agence régionale de l’hospitalisation désigne, pour chaque établissement pénitentiaire de la région, l’établissement public de santé situé à proximité de l’établissement pénitentiaire, qui est chargé de mettre en oeuvre les missions décrites au premier alinéa du présent article » ; qu’enfin, en vertu de l’article L. 6112-2 du code de la santé publique, les établissements hospitaliers « sont ouverts à toutes les personnes dont l’état requiert leurs services. Ils doivent être en mesure de les accueillir de jour et de nuit, éventuellement en urgence, ou d’assurer leur admission dans un autre établissement... Ils dispensent aux patients les soins préventifs, curatifs ou palliatifs que requiert leur état et veillent à la continuité de ces soins, en s’assurant qu’à l’issue de leur admission ou de leur hébergement, tous les patients disposent des conditions d’existence nécessaires à la poursuite de leur traitement. A cette fin, ils orientent les patients sortants ne disposant pas de telles conditions d’existence vers des structures prenant en compte la précarité de leur situation » ; que ces dispositions mettent à la charge de l’AP-HP, dont dépend l’unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) du CHU de Bicêtre chargée de soigner les détenus de la maison d’arrêt de Fresnes, l’obligation de veiller à la continuité des soins assurés à M. GUIOT par cette UCSA ; que si l’AP-HP fait valoir que l’état de M. GUIOT ne nécessite ni un service de soins « aigus » en médecine gériatrique, ni une hospitalisation de long séjour, il lui appartient néanmoins d’orienter ce patient vers une structure adaptée à son état ;
Considérant cependant qu’aux termes des articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative : « article L. 521-1 : Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision dans les meilleurs délais. La suspension prend fin au plus tard lorsqu’il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision... article L. 521-2 : Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ; qu’en distinguant ces deux procédures de référé, le législateur a entendu répondre à des situations différentes ; que les conditions auxquelles est subordonnée l’application de ces dispositions ne sont pas les mêmes, non plus que les pouvoirs dont dispose le juge des référés ; que par suite, la circonstance que la condition d’urgence au sens de l’article L. 521-1 du code de justice administrative soit remplie ne suffit pas, en l’absence de circonstances particulières, à caractériser une situation d’urgence au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative impliquant, sous réserve que les autres conditions posées par cet article soient remplies, qu’une mesure visant à sauvegarder une liberté fondamentale doive être prise dans les quarante-huit heures ;
Considérant que l’AP-HP a souligné en défense que n’était pas encore écoulé le délai de deux mois susceptible de faire naître une décision de rejet de la demande formulée le 22 janvier 2007 par M. GUIOT ; que si l’état de santé de M. GUIOT, rapproché des conditions de son maintien en détention, peut justifier l’urgence prévue par l’article L. 521-1 du code de justice administrative, ces éléments ne caractérisent en revanche pas l’urgence au sens de l’article L. 521-2 du même code, impliquant qu’une mesure soit prise immédiatement ; que dans ces conditions la requête doit être rejetée ;
Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de mettre à la charge des requérants la somme que demande l’APHP au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
O R D O N N E :
------------------
Article 1er : La requête de M. GUIOT et de la SECTION FRANCAISE DE L’OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. Jean-Pierre GUIOT, à la SECTION FRANCAISE DE L’OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PRISONS et à l’assistance publique des hôpitaux de Paris.
Copie en sera adressée pour information au ministre de la santé et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Fait à Paris, le 9 mars 2007
Signé : B. Martin Laprade
La République mande et ordonne au ministre de la santé et au garde des sceaux, ministre de la justice, chacun en ce qui le concerne et à tous huissiers à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées de pourvoir à l’exécution de la présente ordonnance.
Pour expédition conforme,
Le secrétaire,
Françoise Longuet