CHAPITRE II - VERS UN DROIT PENAL APPLICABLE SUR INTERNET
151- Combattre la multiplicité des lois applicables sur Internet suppose de déterminer un droit unique qui s’y substituerait. Celui-ci peut être déterminé de façons multiples, et les débats doctrinaux ne manquent pas en la matière, débats dont l’examen sera utile en vue de la construction d’ une véritable solution (Section 2). Celle-ci s’avère en effet urgente, malgré les ébauches de solutions (Section 1) qui voient le jour.
SECTION I - DES EBAUCHES DE SOLUTIONS
152- Les difficultés évoquées en premier chapitre sont l’objet des travaux des plus grands spécialistes. En résultent certaines pistes pour leur résorption : un certain droit a été élaboré (1§) pour une plus grande univocité juridique dans le cyber-espace, tandis qu’une volonté d’aller plus loin (2§) est clairement affichée de la part des Etats comme des Instances internationales.
Paragraphe 1 - Le droit élaboré
153- De nombreuses initiatives ont été prises, tant au niveau national (A) qu’au niveau international (B), afin que le droit pénal puisse appréhender au mieux la criminalité sur Internet.
A/ Les droits nationaux
154- Plusieurs pays ont procédé à des adaptations législatives (1) afin de mieux combattre les infractions qui ont cours sur Internet. Ceci laisse un espoir de parvenir à une plus grande homogénéité entre droits pénaux (2)
1) Les adaptations législatives
155- Sur l’appel des Instances européennes ou de leur propre initiative, nombreux sont les Etats qui, constatant les problèmes posés par les nouvelles formes de délinquance en relation avec l’ordinateur ou les réseaux informatiques, ont amendé leur droit pénal positif afin de pouvoir mieux y résister.
156- Ces modifications sont relatives à deux domaines, plus spécifiquement : la protection des mineurs et l’appréhension de la "criminalité informatique".
157- S’agissant de la protection des mineurs, peut être dressée une liste de pays qui ont adapté leur droit pénal d’une manière similaire à celle de la France :
La Finlande a entrepris une révision de son code pénal, qui sanctionne désormais de manière plus sévère la détention de matériel pornographique impliquant des enfants.
En Allemagne, une loi sur les services d’information et de communication (Informations-und Kommunikationsdienste-Gesetz-IuKDG [1]) et un traité relatif aux services électroniques, signé entre chefs de gouvernement des Länder (Mediendienste-Staatsvertrag), prévoient notamment une interdiction des contenus illégaux et plusieurs mesures destinées à renforcer la protection des mineurs : l’instauration d’un mécanisme permettant de bloquer les messages préjudiciables aux enfants et la nomination obligatoire, pour les fournisseurs de services, soit d’un délégué à la protection de la jeunesse (Jugendschutz-Beauftragte), ayant une mission de conseil des divers acteurs d’Internet, soit d’un organisme d’autoréglementation assurant la même fonction.
De même, le Code pénal belge a été modifié en 1995, de telle manière qu’il réprime aujourd’hui la diffusion de matériel pornographique mettant en jeu des enfants au travers des nouveaux services d’information, de même que la simple détention de ce matériel, par téléchargement des informations concernées.
En Italie, un projet de loi pénale consacré à l’exploitation sexuelle des mineurs a vu le jour le 9 avril 1997. Certains de ses articles répriment notamment la diffusion et la divulgation de matériel pornographique.
En Espagne, le Code pénal a été amendé pour que certaines infractions traditionnelles puissent être appréhendées quoique commises en ligne.
158- S’agissant de la criminalité informatique et des efforts pour une plus grande compatibilité entre le droit et ces infractions d’une nouvelle nature, il en est de même pour plusieurs pays :
En Belgique, un projet de loi, soumis au Conseil des ministres à l’automne 1997, visait à adapter le cadre juridique à la lutte contre la criminalité sur les réseaux informatiques, en repensant les infractions traditionnelles comme en incriminant de façon efficace les délits informatiques.
L’Allemagne, par les deux textes législatifs sus-énoncés, a procédé à une claire redéfinition des compétences entre Bund, Länder et autorégulation privée, quant à la réglementation des réseaux de communication. Il en résulte notamment une claire fixation de l’étendue du contrôle de l’Etat, ainsi qu’une clarification des responsabilités qui incombent aux fournisseurs et aux utilisateurs.
De même, ont modifié leur arsenal législatif de manière plus ou moins poussée la Grèce, le Liechtenstein, la Norvège, la Suède, l’Australie, le Canada, le Japon ainsi que les Etats-Unis, s’agissant du droit fédéral comme des droits des Etats fédérés.
Enfin, certains pays estiment que leur arsenal législatif en la matière ne nécessite aucune modification : il en est ainsi de la Finlande, à l’instar de l’Autriche dont le Code de procédures pénales (Strafprozessordnung) et le Code pénal (Strafgesetzbuch) sont estimés adaptés aux infractions commises sur Internet.
2) L’espoir d’une future homogénéité
159- La liste de pays dont les législations sont aujourd’hui adaptées à Internet, que nous venons de présenter et qui ne se veut en aucun cas exhaustive, peut susciter deux sentiments :
160- Le premier est que le trop plein législatif que nous connaissons en France existe également chez nos voisins, ce qui ne fait qu’accroître la densité des textes applicables sur Internet. Ceci est une réalité. Mais l’approche à en avoir doit être, nous semble-t’il, différente :
161- En effet, le second sentiment que l’on peut avoir et qui est plus optimiste, est que tous les pays, du moins en Europe occidentale, ont décidé de combattre la criminalité sur Internet, et tous le font en se fixant les mêmes objectifs : saisir correctement les informations "illégales" ou "préjudiciables", et en premier lieu celles qui favorisent les atteintes sexuelles à l’encontre des mineurs -entre autres par le biais de la pornographie enfantine-, prévenir et réprimer les atteintes aux systèmes informatiques, et réajuster le cadre législatif pour qu’il corresponde mieux à la réalité du Réseau des réseaux.
162- Il n’est alors pas irréaliste de penser que bientôt, les réflexions sur le phénomène que nous vivons ne cessant de s’amplifier, naîtrons des principes de droit pénal communs à une majorité de pays. Car en effet, l’obstacle majeur auquel s’est toujours heurté le droit pénal international est la souveraineté des Etats, qui se concrétise d’une part par le désir de chacun d’entre eux de régir une situation par laquelle ils s’estiment seuls concernés, et d’autre part par le rejet de toute forme de compromis sur les valeurs qu’ils ont décidé de protéger par le biais de leurs législations respectives. Et aujourd’hui les Etats réalisent qu’Internet les concernent chacun d’entre eux au même titre que leurs voisins, ce qui se manifeste souvent par une étude de la législation de l’autre afin d’y trouver les principes directeurs qui pourraient être adoptés au niveau interne. En outre, les points à étudier en priorité semblent faire l’unanimité.
Cet avis est d’ailleurs aussi celui du Conseil de l’Europe, selon lequel "Les manifestations de la criminalité informatique sont les mêmes dans tous les pays industriels ; presque partout, les organes de poursuite sont aux prises avec des difficultés identiques lorsqu’il s’agit d’appliquer le droit pénal interne à cette nouvelle forme de criminalité ; (...). Tout cela devait conduire à étudier la possibilité de dépasser le plan juridique interne en élaborant de ces stratégies communes destinées à assurer la répression internationale des nouveaux types de délits" [2].
163- Ce phénomène est consolidé par quelques démarches en vue de l’élaboration d’un droit véritablement international.
B/ Un certain droit pénal international
164- Au niveau international, plusieurs conventions [3] sont applicables à la criminalité sur les autoroutes de l’information (1), conventions qui favorisent encore la mise en place de principes communs en matière pénale (2).
1) Les conventions internationales
165- Plusieurs conventions internationales lient la France à de nombreux pays, tant au fond (b) qu’en matière procédurale (a). Leur application n’est cependant pas exempte de difficultés.
a) La procédure internationale
166- En premier lieu, de gros efforts ont été faits en matière d’extradition, procédure par laquelle un pays requérant demande à un pays requis le transfèrement d’un individu en vue de sa condamnation. Cette possibilité est en effet primordiale face à une délinquance transfrontière.
167- La Convention européenne d’extradition, du 13 déc 1957 [4], prévoyait cependant certaines conditions soulevant des difficultés : son article 2 posait une condition de double incrimination, l’infraction devant en outre soit être passible d’une peine d’emprisonnement d’un maximum d’au moins un an, soit avoir déjà fait l’objet d’une condamnation à une peine privative de liberté d’au moins quatre mois. De même, l’Etat requis pouvait refuser l’extradition pour une infraction commise en tout ou partie sur son territoire.
Dès lors cette convention ne fonctionnait pas dans de nombreux cas, du fait de la non homogénéité des droits pénaux des Etats signataires, du fait de l’hétérogénéité des sanctions nationales pour des incriminations similaires, et enfin en raison de la particularité première de l’infraction informatique, qui est d’être localisable en plusieurs lieux simultanément.
Quand aux deux premiers problèmes, une homogénéisation des législations tant au niveau de l’incrimination que de la sanction aurait été -et reste- une solution, selon le Comité européen pour les problèmes criminels (CEPC) [5], et nous avons vu plus haut que la tendance actuelle allait en ce sens. Mais d’autres auteurs suggéraient au contraire la disparition de ces conditions, et nous verrons plus loin que cette question est délicate, à l’instar de celle posée par la troisième disposition de ce texte.
168- Pour remédier à certaines de ces difficultés et pour une meilleure lutte contre le crime organisé et le terrorisme, une nouvelle convention d’extradition a été adoptée en septembre 1997, dans le cadre de l’Union Européenne. Les conditions posant le plus de difficultés dans la répression des infractions sur Internet restent et demeurent cependant.
169- Dans le même ordre d’esprit, la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, du 20 avril 1959 [6], qui en 1993 liait déjà la France à 20 Etats membres du Conseil de l’Europe et à Israël, et qui laissera bientôt place à une nouvelle convention (intégrant notamment les questions liées aux "nouvelles technologies") actuellement en cours de négociation entre les quinze, permet notamment à l’autorité judiciaire d’un pays d’adresser une commission rogatoire aux autorités judiciaires compétentes d’un autre Etat, aux fins de sa bonne exécution.
170- Quelques problèmes seront cependant ici aussi à résoudre pour un bon fonctionnement de ces dispositions face aux infractions commises sur Internet : comme le note le CEPC dans son rapport [7], cette entraide judiciaire peut être refusée "si l’éxécution de la demande peut être de nature à porter atteinte aux intérêts essentiels de la partie requise" (article 2.b de la convention), alors que fréquemment, les atteintes aux systèmes informatiques portent sur des données financières ou d’ordre privé, voire touchant à l’ordre public, de telles données pouvant être considérées comme relevant des intérêts essentiels de l’Etat. En outre, l’exécution pratique de cette convention peut être compromise en ce sens où l’objet des commissions rogatoires doit être "d’accomplir des actes d’instruction ou de communiquer des pièces à conviction, des dossiers ou des documents" (article 3 de la convention). Comme le note toujours le CEPC, la Recommandation n° R (85) 10 du Comité des ministres relative à l’application pratique de la Convention européenne d’entraide en matière pénale en ce qui concerne les commissions rogatoires pour l’interception de télécommunications "ne s’applique pas aux interceptions effectuées dans le cadre ou en provenance d’un système ou réseau informatique". Dès lors certaines difficultés seront certainement rencontrées par les Etats dans leurs recherches et tentatives de saisie des données numériques, du fait de leur caractère immatériel.
171- S’agissant de la transmission des procédures répressives, la Convention européenne y relative, ouverte à la signature en 1972, est de loin primordiale dans notre étude en ce qu’elle a pour objectif de résoudre les conflits positifs de compétence.
172- Mais, toujours, un effort doit être poursuivi pour que ses dispositions s’appliquent de manière effective et efficace : le CEPC note en premier lieu que, comme l’a fait remarquer le Comité restreint d’experts sur la compétence extra-territoriale (CRECE), "cette forme d’assistance juridique internationale n’a guère été utilisée jusqu’ici, même au sein de l’Europe". Internet implique cependant de nombreux Etats et ceci de manière systématique, lorsqu’il est l’objet d’une infraction. En outre, le CEPC note qu’à l’instar de ce qui se passe en matière d’extradition, seront à résoudre les problèmes posés par notamment l’exigence de double incrimination ou par le droit accordé à l’Etat requis de refuser la demande en fonction du lieu de commission de l’infraction.
173- Enfin, la Convention de 1923 pour la répression du trafic des publications obscènes, succédant à l’arrangement de Paris de 1910 sans toutefois s’y substituer, pourrait être d’une aide précieuse dans ce combat contre la délinquance sur les réseaux. Elle prévoit qu’en cas d’infraction commise sur le territoire d’un Etat contractant, "lorsqu’il y a lieu de croire que les objets de l’infraction ont été fabriqués sur le territoire ou importés du territoire d’une autre Partie, l’autorité désignée en vertu de l’arrangement du 4 mai 1910 signalera immédiatement les faits à l’autorité de cette autre Partie" et devra lui fournir des renseignements complets sur plusieurs points.
174- La difficulté que pose cette convention est toujours du même ordre : la procédure, pour être efficace, suppose une homogénéité des droits pénaux, notamment quant à la réalité que doit recouvrir la notion de "publications obscènes".
175- Ces diverses conventions peuvent être d’un grand secours dans cette entreprise mondiale de lutte contre la criminalité dans le cyber-espace. M. Alain Richard affirme d’ailleurs que "l’Europe est (...) le premier cadre dans lequel [les Etats souhaitent] définir et appliquer un régime harmonisé d’extradition et d’entraide judiciaire" [8]. Des travaux d’adaptation des textes internationaux comme des législations internes s’avèrent cependant nécessaires pour une lutte efficace, comme nous l’examinerons plus loin. Il sera en effet primordial de parvenir à une plus grande unité du droit en Europe puis dans le monde, harmonisation à laquelle pourrait grandement contribuer le droit pénal matériel des infractions internationales :
b) Un ersatz de droit pénal matériel des infractions internationales
176- Ce droit pénal est quasiment inexistant, comme nous l’avons déjà évoqué. Il commence cependant à émerger dans certains secteurs juridiques.
177- Ainsi, en matière de droit d’auteur, même si chaque droit national possède ses propres règles et définitions et que des adaptations s’avèrent nécessaires, un début d’uniformisation est en place, du fait d’initiatives successives, telles la Convention de Berne qui institue certaines règles en matière de droit d’auteur international, suivie d’un livre vert de l’Union Européenne, ou le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur adopté à Genève le 20 décembre 1996 par la "Conférence diplomatique sur certaines questions de droit d’auteur et de droits voisins", faisant pour l’essentiel entrer, dans la liste des œuvres protégées par la Convention de Berne, "les œuvres littéraires et artistiques utilisées, créées, et diffusées en ligne" [9]. Me Christiane Féral-Schul déplore la timidité de ce dernier texte, par exemple en ce qu’il protège des œuvres déjà intégrées dans le droit d’auteur communautaire par la Directive n° 91/250/CE du 14 mai 1991 relative à la protection juridique des programmes d’ordinateur [10] et la Directive n° 96/9/CE du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données [11]. Ce traité a néanmoins, selon le même commentateur, amélioré le niveau de protection des auteurs. Il convient de noter également l’existence d’un projet de directive sur le droit d’auteur dans la société de l’information, bien qu’il ne soit encore qu’à l’étude et que son efficacité soit encore relative dans une analyse prospective [12].
178- Le même effort d’harmonisation existe en matière de protection des informations nominatives : la directive n° 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données [13], suivant une convention en la matière du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 [14], permet une meilleure homogénéité des législations européennes, pour une meilleure protection des personnes physiques..
179- Certes, dans les deux cas précités les règles européennes ou internationales s’en remettent aux Etats contractants quant à l’élaboration d’incriminations et de sanctions, ceux-ci n’ayant pour obligation unique que de prévenir certains faits ou actes, les moyens à employer à cet effet relevant de leur libre appréciation. Nous n’en sommes pas encore à un droit international, mais il n’en reste pas moins que ces tentatives d’harmonisation sont encourageantes, et démontrent une volonté unanime de remédier à certains maux.
180- De plus, à coté de cela, de nombreux autres textes de droit international ont pour objectif de protéger des valeurs jugées essentielles par leurs Parties signataires.
181- Il en est ainsi de la Convention du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui qui interdit notamment la participation intentionnelle à la réalisation d’une activité de proxénétisme (art.4).
182- Il en est de même de la Convention de Genève du 12 septembre 1923 pour la répression de la circulation et du trafic des publications obscènes, que nous avons déjà mentionné plus haut, qui, cependant et pour évoquer ce point encore une fois, ne définit pas ce qu’elle entend par "obscénité", ce qui est gênant pour les raisons déjà développées.
183- La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 7 mars 1966 [15] définit, elle, clairement la discrimination raciale, à son article 1, comme "toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politiques, économiques, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique". Cette convention prohibe notamment (article 4a) "toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale, ainsi que tous les actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d’une autre couleur ou d’une autre origine ethnique, de même que toute assistance apportée à des activités racistes, y compris leur financement" [16].
184- Enfin, une Convention internationale sur les droits de l’enfant a été ouverte à la signature le 26 janvier 1990, et est destinée en partie à protéger les mineurs des contenus illicites sur les réseaux, qu’ils soient victimes par perception d’images sur un site quelconque ou par mise en scène sur des photographies. Il a de plus été vivement recommandé aux Etats d’y adhérer, et ceci à de multiples occasions. [17]
185- Ce droit pénal international conventionnel est doublé de l’existence de principes communs aux pays d’Europe occidentale, mais également à ceux d’Europe centrale et orientale, en matière pénale :
2) Des principes communs en matière pénale
186- Ce que nous avons étudié plus haut nous démontre un effort des Etats dans le sens d’une plus grande harmonie des droits nationaux, pour une meilleure appréhension de secteurs juridiques spécifiques ou dans l’objectif d’une lutte commune contre certains actes jugés inacceptables. Les textes qui en résultent arrivent dès lors soit en complément soit en qualité de matière première de ce que M. Régis de Goutte appelle un "espace judiciaire pénal européen" et un certain "espace juridique pénal pan-européen" [18].
187- Espace judiciaire pénal européen en effet pour ce qui concerne les Etats membres des Communautés européennes et ceux du Conseil de l’Europe, avec pour base notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 [19] et ses protocoles additionnels.
188- "Espace juridique pénal pan-européen" embryonnaire ensuite, avec la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). M. R. de Gouttes rappelle que dans le cadre de celle-ci, le document final de la réunion de Copenhague des 5-29 juin 1990, confirmé par la "Charte de Paris pour une nouvelle Europe" adoptée le 21 novembre 1990, consacre de "nombreux principes en matière pénale" ainsi qu’un "ensemble de normes relatives à l’état de droit et à la démocratie, aux libertés fondamentales, aux institutions démocratiques et aux minorités nationales", ces deux blocs résultant de travaux sur la dimension humaine.
Ces principes s’inspirent, toujours selon l’auteur, des grands textes internationaux en la matière, et entre autres de la CEDH et du Pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques du 19 novembre 1966 [20]. Parmi ceux-ci, et pour ce qui concerne notre étude, nous pouvons citer la nécessité de protéger les droits de l’enfant, en particulier contre toute forme de violence et d’exploitation (II-13), l’engagement des Etats à prendre toute mesure utile pour lutter contre la haine raciale et ethnique, l’antisémitisme, la xénophobie, ou toute discrimination (IV-40, 1à7), le droit de toute personne de disposer effectivement d’un recours et le droit des personnes et groupes de personnes concernés de déposer des plaintes à l’encontre d’actes discriminatoires, dont les actes racistes ou xénophobes (IV-40, 5).
Ces principes n’ont bien entendu pas de force juridique obligatoire car, comme le note M. R. de Gouttes, ils ne participent que "d’un engagement à caractère politique et non pas conventionnel". Leur proclamation est cependant encourageante, dès lors que l’on sait que la véritable difficulté dans la répression des infractions internationales, comme nous l’avons maintes fois énoncé, est la différence de conception qu’ont les différents pays de la planète de certaines valeurs, différence à laquelle seule une véritable volonté politique peut remédier. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que l’un des deux seuls pays participant à la CSCE à ne pas avoir ratifié le Pacte international sur les droits civils et politique, sont les Etats-Unis.
189- "Espace juridique pénal pan-européen" enfin, avec l’adhésion de pays d’Europe centrale et orientale au Conseil de l’Europe ou à certaines de ses conventions (dont la CEDH).
Quant à leur adhésion à certains accords en matière pénale en tant qu’Etat tiers, doit intervenir une décision du Comité des ministres prise en accord avec tous les pays membres du Conseil de l’Europe qui sont signataires de la convention en question.
S’agissant de l’adhésion de ces pays au Conseil de l’Europe, deux conditions sont requises : la signature et ratification de la CEDH, "en tant qu’instrument inspirant toute la philosophie du Conseil de l’Europe", selon les termes de M. R. de Gouttes, et l’adaptation des institutions et du système législatif interne pour un total respect des valeurs et principes démocratiques européens [21].
190- Cet espace pénal international ne résout certes pas toutes les difficultés, dont la principale, le choc des valeurs morales, a maintes fois été évoquée. Il est cependant révélateur d’une aspiration, d’une grande partie des Etats, à moins de conflits juridiques internationaux et plus d’entraide. Son étude nous sera également une aide à l’élaboration de principes directeurs pour un règlement efficace des infractions internationales auxquelles nous sommes confrontés par le biais d’Internet.
191- Mais avant que d’aborder ce point ultime, notons une volonté, de la part de tous, d’aller encore plus loin.
Paragraphe 2 - La volonté d’aller plus loin
192- Cette volonté émane des Etats comme de toutes les Instances internationales.
A/ Une volonté affichée des Etats
193- Cette volonté se manifeste par des initiatives, individuelles ou communes, prises dans le dessein de remédier aux problèmes causés par la délinquance sur Internet.
1) Les initiatives individuelles
194- A l’échelon national, des entreprises de toutes sortes ont vu le jour. Les résultats encourageants qu’elles ont eu, et que l’on peut lire dans le rapport intermédiaire sur le contenu illégal et préjudiciable sur Internet de l’Union Européenne du 4 juin 1997 (version 7) [22] pour ce qui est des Etats européens, peuvent être résumés en cinq points :
195- Tout d’abord, des associations et groupes, notamment de fournisseurs de services sur Internet, ont vu le jour de part et d’autre : il en est ainsi en Autriche, Belgique, Finlande, Grèce et Royaume-Uni.
196- Ensuite, des réflexions de fond sur le phénomène Internet ont donné naissance à de nombreux rapports et projets, en vue d’une meilleure application de la loi. C’est le cas du Danemark (étude des problèmes et des possibilités liés à la mise en oeuvre de la législation sur Internet et par exemple l’examen du contenu illégal sur Internet), de la Finlande (rapport du Comité finlandais sur la liberté d’expression relatif notamment au contenu illégal sur Internet et à la nécessité de clarifier les responsabilités des acteurs du réseau), de la France (mission interministérielle sur Internet, qui a donné naissance au rapport de Mme Falque-Pierrotin), de la Grèce (étude sur les contenus illégaux et préjudiciables sur Internet), de l’Irlande (examen des questions liées à l’utilisation illégale et préjudiciable d’Internet, du rôle de la législation par rapport à l’autoréglementation), des Pays Bas (document stratégique relatif à la "protection des mineurs dans le cadre des nouveaux moyens audiovisuels" et projet interdépartemental sur les "aspects législatifs de l’autoroute électronique") et de l’Allemagne ("rapport d’un groupe interdépartemental sur des questions relevant du droit pénal, du droit de la protection des données et du droit d’auteur suscité par Internet" [23])
197- Certaines de ces réflexions ont d’ailleurs donné lieu à l’élaboration d’un code de bonne conduite sur Internet ou d’un projet d’autoréglementation ( France, Italie, Suède, Royaume-Uni et projet à l’étude au Danemark, au Luxembourg et aux Pays Bas ) ou à la mise en place de systèmes de filtrage et de codification de l’information en Belgique, en Allemagne et au Royaume-Uni (en collaboration avec des organismes spécialisés dans les systèmes de codification en Europe, Australie, Japon et Etats-Unis). Un tel projet est également à l’étude en Grèce, en Irlande et aux Pays Bas.
198- Parmi les autres projets réalisés, on peut citer la mise en place de lignes directes, publiques ou privées, dont l’objectif est principalement l’information des acteurs et utilisateurs d’Internet, voire la possibilité pour ces derniers de dénoncer les cas de diffusion d’images de pornographie enfantine dont ils peuvent avoir connaissance sur le réseau. C’est le cas de l’Autriche, de la Belgique, de la Finlande, de l’Allemagne, de la Grèce, des Pays Bas, du Royaume-Uni et ce projet est à l’étude au Danemark.
199- Il est enfin important de noter que c’est à la suite d’une initiative Belge que la question de la diffusion par réseaux d’images pornographiques impliquant des enfants a été portée à l’attention de l’OCDE. De même, la Hollande a mis en place une procédure d’avertissements, lesquels sont adressés aux auteurs et fournisseurs de services étrangers impliqués dans la diffusion d’images pédophiles, en cas de signalement sur la ligne directe. A la suite de quoi la police hollandaise en est avertie, et en informe à son tour la police du pays concerné.
200- Ces initiatives individuelles sont complétes par des initiatives communes :
2) Des initiatives communes
201- Certains pays ont adopté des projets communs dans leur lutte contre la criminalité informatique. C’est par exemple le cas du G7/P8 (les sept grands pays industrialisés et la Russie) qui a, les 9-10 décembre 1997, adopté à Washington un plan d’action "contre la criminalité liée aux technologies de pointe" [24], après en avoir fait de même en 1996 à propos du terrorisme et du crime organisé, et avoir adopté quarante recommandations sur la criminalité au sommet de Lyon. C’est aussi l’exemple du Conseil des Ministres en charge de la justice et des affaires intérieures qui s’est tenu début décembre 1997 à Bruxelles, et a évoqué les problèmes posés par la "Cybercriminalité".
202- Parmi les points adoptés lors du sommet de Washington des 9-10 décembre 1997, il convient de citer plusieurs décisions qui paraîssent importantes :
203- Les Etats s’engagent tout d’abord à "qualifier d’infraction l’usage délictueux de l’informatique et des télécommunications" (II.A), afin que toute législation soit capable de punir les atteintes à la "confidentialité, l’intégrité ou la disponibilité des données". En la matière les lois nationales ont été jugées suffisantes par les Huit, mais il est dit aussi qu’elles devront toujours être révisées si nécessaire.
204- Les Etats s’engagent ensuite à avoir "recours aux lois nationales dans les affaires internationales" (II.B), c’est-à-dire à diligenter une enquête "d’envergure" chaque fois que cela sera nécessaire, quand bien même la gravité de l’infraction et l’existence d’une double incrimination n’auraient pas encore été déterminées. Cette disposition a pour objectif une plus grande chance de répression de la criminalité informatique, qui doit faire l’objet d’une riposte rapide eu égard à la fluidité de l’information électronique. De même et comme le signale la Communication des Huits, seule l’enquête permet souvent l’établissement de ces conditions.
205- Est également prévue une solide structure d’expertise : une personne ou une unité devra dans chaque pays se consacrer à la "criminalité liée aux technologies de pointe" (I.A) ainsi que suivre une formation continue en matière d’enquêtes et de poursuites liées à cette criminalité dont les techniques sont en constante évolution (I.B). Les "matériels et logiciels les plus récents" (I. C) devront être mis à la disposition de ces experts, dont l’action devra être soutenue législativement et budgétairement par les "décideurs" -sous entendu les gouvernements et législateurs- (I.E), ces derniers devant en outre s’informer auprès de leurs experts en cas de lacunes dans leurs connaissances de ces nouvelles technologies (I.E). Enfin, ces experts devront être "disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre" pour pouvoir réagir rapidement en cas d’infraction sur un réseau, la trace de leurs auteurs risquant "d’être impossible à retrouver une fois la liaison informatique terminée" (I.D).
206- En matière de procédure internationale, certaines résolutions sont prises, qui laissent présager d’une plus grande efficacité des conventions à venir, et notamment celle d’entraide judiciaire qui est en cours de préparation.
207- Ces décisions concernent en premier lieu la localisation et l’identification des auteurs d’infractions sur les réseaux : le secteur industriel devra être encouragé à utiliser protocoles de communications sur Internet et technologies de pointe pour une plus fiable localisation des délinquants (III.A), les pouvoirs publics devront y apporter leur coopération pour des résultats optimaux (III.B), des procédures légales simplifiées doivent permettre en un temps record aux "services opérationnels" d’accéder directement aux données qu’ils recherchent aux fins de répression des infractions (III.C) et une plus grande souplesse en matière d’"échanges internationaux de données transactionnelles" (III.D), ce qui fait référence une fois de plus à l’entraide judiciaire.
208- Sont concernées en deuxième lieu les perquisitions et saisies, dont les procédures internationales doivent d’une part ne pas empêcher le "gel" immédiat, de manière "juridiquement valable", de toute preuve d’une infraction sur un réseau informatique (IV.A) et d’autre part permettre une recherche transfrontalière efficace en conciliant celle-ci avec la souveraineté de l’Etat concerné : les experts sont appellés sur ce point à proposer "un ensemble de directives concrètes allant dans ce sens"(IV.B).
209- Est concernée enfin l’extradition, qui devra à l’avenir être favorisée dans l’intérêt des victimes, à défaut de quoi le pays principalement chargé de l’enquête et des poursuites devra faire valoir "les droits et intérêts de tous les pays victimes" (V).
210- Nous pouvons nous apercevoir que, comme le note le journal électronique LMB, ces différentes dispositions concilient "le respect des approches nationales dans un domaine du droit qui est au cœur des questions de souveraineté, et la nécessité de rendre plus rapides et efficaces nos moyens d’entraide et de coopération" [25]. Il convient d’ailleurs de noter que les Huit ont pour projet l’élaboration d’une Convention des Nations Unies sur la criminalité organisée, ce qui devrait permettre d’élever ces résolutions politiques au rang de droit conventionnel international. Tout ceci est encourageant, d’autant plus que ces initiatives sont fortement encadrées par les diverses Instances européennes et internationales :
B/ - Les initiatives internationales
211- Ces initiatives concernent plusieurs points sensibles que contribuent à mettre à mal les cyber-infractions.
212- En premier lieu, l’Union Européenne mène depuis plusieurs années une étude sur la société de l’information, dont est déjà résulté l’établissement d’un cadre commun pour la protection des consommateurs, de la propriété intellectuelle et de la vie privée. Outre la Directive de 1995 sur la protection des données à caractère personnelles, et la Directive concernant la protection de la vie privée dans le secteur des télécommunications, que nous avons déjà abordées et qui, elles, ont une force juridique obligatoire, notons que la Commission européenne a demandé au Conseil des ministres l’autorisation de négocier, au sein des instances du Conseil de l’Europe, l’élaboration de "lignes directrices sur la protection des personnes à l’égard de la collecte et du traitement des données à caractère personnel dans les inforoutes".
213- Un grand débat a été également lancé en ce qui concerne le commerce électronique et la cryptologie, et certains des éléments qui en résultent concernent directement le droit pénal, notamment quant à la lutte contre la délinquance financière sur Internet. Ainsi, L’OCDE mène actuellement une étude sur ces deux sujets.
De même, une conférence ministérielle européenne intitulée "Réseaux globaux d’information : matérialiser le potentiel" [26], a été organisée à Bonn du 6 au 8 juillet 1997 par la République fédérale d’Allemagne et la Commission européenne conjointement. Y ont pris part des ministres des pays de l’Union Européenne, de l’Association européenne de libre-échange et d’Europe centrale et orientale, des invités de haut rang des gouvernements des Etats-Unis d’Amérique, du Canada, du Japon, et de Russie, ainsi que des représentants de l’industrie, des utilisateurs et d’organisations européennes et internationales.
L’objectif de cette conférence était d’étendre la compréhension mutuelle sur l’utilisation des réseaux globaux d’information et de tenir un dialogue ouvert sur les possibilités qui s’offrent à la coopération européenne et internationale.
214- De lourds moyens ont encore été mis en œuvre en matière de lutte contre le racisme, que celui-ci soit commis in line ou non :
On peut féliciter par exemple les nombreuses initiatives du Conseil de l’Europe, lequel s’est principalement attaché, depuis sa création en 1949, "à développer un ensemble de règles visant à garantir les droits fondamentaux de la personne humaine et leur application effective", et qui lutte actuellement contre le racisme "en utilisant une approche globale, qui couvre l’ensemble des problèmes de la société et qui, avant tout, implique tous ses Etats membres sur un pied d’égalité" [27], cette lutte impliquant "toutes les structures de l’organisation" [28].
Citons encore les Recommandations de politique générale n°1 et 2 de l’ECRI [29], intitulées respectivement "La lutte contre le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance" et "Les organes spécialisés dans la lutte contre le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance au niveau national", de même que les Recommandations adoptées respectivement par l’Assemblée parlementaire et le Comité des ministres du Conseil de l’Europe dans la lutte contre le racisme et l’intolérance.
215- Le contenu illégal et préjudiciable sur Internet et la protection des mineurs, deux thèmes très fréquemment étudiés ensemble en ce sens que le second est souvent remis en cause par le premier, ont aussi fait l’objet d’une vaste mobilisation, dont il est ressorti plusieurs textes, parmi lesquels il faut mentionner la communication d’octobre 1996, relative au "contenu illicite et préjudiciable sur Internet", de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions [30] et les différents textes qui l’ont suivi, telle la Résolution du Conseil sur les messages à contenu illicite et préjudiciable diffusés sur Internet, du 17 février 1997 [31].
Un livre Vert "sur la protection des mineurs et de la dignité humaine dans les services audiovisuels et d’information" [32] a également été diffusé, reprenant pour partie les principes contenus dans la CEDH et faisant une large présentation du "contexte et [de la] problématique" de cette protection, des "règles et moyens de contrôle applicables aux contenus" diffusés sur Internet, et des "actions prioritaires" à mener. La Commission a par la suite émis une Communication sur le suivi de ce livre vert.
216- Il faut noter enfin la création par le Conseil de l’Europe, début 1997, d’un Comité d’experts sur la "criminalité dans le Cyber-espace", chargé d’élaborer un projet de convention internationale sur ce thème, son mandat prenant fin le 31 décembre 1999. Cette initiative est primordiale en ce sens qu’elle va permettre la mise en place d’un véritable droit pénal international conventionnel relatif à Internet, qui pourrait enfin mettre un terme aux difficultés que nous avons mentionné, sous réserves bien évidemment que cette entreprise nous conduise à terme à l’élaboration d’un véritable droit pénal des infractions internationales et que tous les pays concernés par le phénomène signent cette convention et la ratifient.
Certes, tous les pays évoqués se résument à l’ensemble de la planète et cette idée paraît un peu utopique, en ce sens qu’aucune convention internationale n’a jamais réussi à faire l’unanimité sur terre. Mais le cadre choisi, le Conseil de l’Europe, est le cadre idéal car il permettra l’adhésion à ce futur texte de pays non-membres de la Communauté européenne.
217- Mais, si tous les textes et projets vu plus haut sont également -et encore une fois- très encourageants de par la volonté qu’ils affichent et de par leur unanimité sur les questions de fond à résoudre par priorité (une clarification urgente de la responsabilité des acteurs d’Internet, la nécessité d’une action internationale -adoption par chaque pays de règles dont les fondements de base seraient communs, coopération internationale effective et cadre juridique international, "fut-il minimal" [33] - une véritable action politique), ils présentent tous ce point commun de n’avoir aucune valeur impérative, de n’être pas contraignants [34] ou de ne refléter aucune position officielle [35].
218- Il est donc urgent, si l’on veut parvenir à une véritable solution, de trouver un plan d’action international, qui se révélerait impératif pour les Etats signataires, et qui réussirait à résoudre les problèmes que nous avons tenté de faire ressortir, tout en conciliant la souveraineté des Etats pour le respect qui lui est dû comme pour que le plus grand nombre adhère au plan suscité.
SECTION II - POUR UNE VERITABLE SOLUTION
219- En effet, la véritable solution est internationale, et il n’est pas une personne pour en douter. Mais plusieurs approches de l’action internationale sont possibles et il convient d’en déterminer la meilleure. Les premières disputes doctrinales ont dégagé de multiples idées de solutions, envisageant tour à tour un droit pénal de l’Internet ou un droit pénal pour Internet (§1). Grâce à l’apport de tous ces discours et après un temps de réflexion, il conviendra certainement de changer d’angle d’attaque et de glisser d’un droit pénal pour Internet à un droit pénal applicable sur Internet (§2).
Paragraphe 1 - D’un droit pénal de l’Internet à un droit pénal pour Internet
220- L’idée originale d’un droit de l’Internet (A) a souvent été émise, et elle constitue une approche radicalement différente de celle qui prétend déterminer un droit pénal pour Internet (B), celle-ci étant pourtant commandée par la lucidité, au détriment de la première.
A/ Le droit de l’Internet
221- Cette approche est révolutionnaire (1) eu égard à tout ce que nos sociétés ont connu jusqu’ici. Elle est cependant irréaliste (2) pour de multiples raisons.
1) Une approche révolutionnaire
222- "A l’espace de liberté [qu’était Internet], et d’échange non marchand de ses débuts, succède un espace économique au grand désarroi d’ailleurs de certains pionniers" [36]. En effet, outre le fait que le commerce électronique évolue à une telle vitesse qu’il "risque [bientôt] de remplacer une bonne partie des infrastructures commerciales existant dans le monde" [37], de nombreux accords sont passés sur Internet tous les jours, qu’ils aient pour objet une fourniture de service ou une concession de droit d’utilisation d’œuvre protégée par le droit d’auteur. Tout y est dès lors affaire de contrat : entre particuliers et fournisseurs d’accès, entre auteurs et fournisseurs de contenu... Cette réalité, outre le risque de "balkanisation du réseau" [38] qu’elle présente, comme certains l’annoncent, mais qui n’est pas de notre propos, nous oblige à étudier de plus près la manière dont ces échanges sont abordées par leurs différents acteurs. Et c’est alors que l’on découvre que les contrats ainsi passés sont complets, d’une précision infinie, due pour sa plus grande part à l’incertitude juridique qui règne sur le réseau, et constituent ainsi une loi propre aux parties qui y ont adhéré, s’appliquant en priorité par rapport aux règles de conflits instaurées par le droit international privé, et faisant souvent référence à une loi étatique spécifique sur des points précis [39].
223- Nous voyons ici l’émergence de "coutumes", selon le terme de M. Vivant, qu’elles se concrétisent par des usages contractuels ou un code de bonne conduite sur Internet. Il n’est alors plus enfantin de croire, à l’unisson de plusieurs auteurs, à une possible "Lex mercatoria" [40], au sens de "loi des acteurs" comme le précise M. Vivant, c’est-à dire à une loi marchande aménagée par les acteurs et pour eux, qui primerait les règles de conflits de droit international. Une loi, surtout, qui serait cette fois réellement respectée internationalement, ce qu’aucune convention n’a su faire jusqu’à présent.
224- Les questions de droit international privé n’entrent bien entendu pas dans notre étude, le droit pénal international -et plus généralement le droit pénal- participant d’une toute autre logique. Mais tentons un instant une approche nouvelle d’Internet, et efforçons nous de le voir comme un cyber-espace ou un septième continent, c’est à dire un monde à part entière dont les frontières seraient d’une nature nouvelle, constituées par chaque cable téléphonique et chaque écran d’ordinateur situé dans le monde. Cette société virtuelle -que nous nommerons ainsi par soucis de simplicité, par opposition à nos sociétés "matérielles"-, "l’Internet", serait alors une société entière et définie, dont la population aurait peut-être légitimité à revendiquer un droit qui lui serait spécialement applicable, ou plus exactement à élaborer ce droit et décider des instances qui auraient vocation à le faire respecter, comme il est requis dans toute démocratie.
225- Ces propos, que l’on retrouve d’une manière moins extrème chez certains auteurs, suivent tout à fait l’idée d’une sorte de lex mercatoria transposée à la matière pénale. Et outre son extravagance, elle n’est pas exempte de légitimité et de force à résoudre les difficultés que nous pose Internet.
226- Légitimité, car dans cette approche, un territoire souverain a droit à ses propres règles. Dans la même perspective, les pionniers de la société de l’information ont été des particuliers, l’armée puis la recherche ne s’étant servi au départ des réseaux électroniques utilisant la commutation par paquets qu’en tant qu’instrument rapide, sécurisé et quasiment indestructible de véhiculation de l’information. Aucun Etat ne contrôle le réseau en raison de l’impossibilité matérielle d’agir sur une information et une structure qui sont par essence transnationales, et le libéralisme économique prend place de façon de plus en plus flagrante dans ce monde virtuel, menaçant plus de jour en jour la liberté d’expression -quelque soit la conception que l’on ait de cette liberté-, les lieux où elle peut se manifester étant menacés de disparition [41].
Le maintien de cette liberté d’expression est cependant le combat de tous les cybercitoyens, tous confondus et à la seule exception de ceux dont les intérêts sont purement économiques, qu’ils soient tenants de la théorie du droit ou de celle du non-droit sur l’Internet. Tous, de même, admettent dans des proportions plus ou moins étendues que les dérives portant atteinte à la dignité humaine et aux droits de l’homme doivent être empêchées. Et ceci à bon escient car comme nous le disait Winthrop, magistrat cité par Tocqueville, cette "sorte de liberté corrompue dont l’usage est commun aux animaux comme à l’homme et qui consiste à faire tout ce qui plaît (...) est l’ennemie de toute autorité, (...)avec elle nous devenons inférieurs à nous mêmes ; elle est l’ennemie de la vérité et de la paix" [42]. Les quelques partisans des ignominies que l’on peut lire sur l’Internet ne sont que l’exception que connaissent et qu’ont connu toutes nos sociétés "tridimentionnelles", pour employer encore une expression de M. Vivant [43].
227- Nous parlons ici de liberté d’expression. Mais dès lors qu’elle est réclamée par un "peuple" -et c’est bien une telle approche que nous avons choisi ici-, et qu’aucune autorité -autorités Etatiques telles que nous les connaissons ou autorité spécifique sur l’Internet- n’est légitime à la lui refuser, donc en résumé dès lors que rien ne s’oppose à son existence, rien ne s’oppose non plus à ce que les membres de cette société virtuelle disposent également des autres libertés, et en premier lieu de la liberté politique. Et Raymond Aron appelle "liberté politique celle des libertés formelles qui assure au citoyen une participation à la chose publique, qui lui donne le sentiment que, par l’intermédiaire de ses élus, éventuellement aussi de ses opinions, il exerce une influence sur le destin de la collectivité" [44]. Bien sûr les notions de "chose publique" et de "politique" sont à adapter à la réalité du réseau. Mais cette liberté permettrait alors aux internautes de choisir leurs institutions et lois, dans le respect du jeu démocratique. La démocratie serait d’ailleurs réelle dans ce monde, non une "pseudo démocratie" [45] telle que nous la connaissons, car la participation des citoyens pourrait être constante et directe, en raison des liaisons en temps réel que permet la technologie, ceci en totale franchise des distances.
228- Arrivons en à la délinquance liée à l’informatique : il nous a été donné précédemment de constater que les obstacles à sa répression étaient principalement la disparité entre les droits nationaux applicables, puis la conservation de la trace de l’auteur des faits et des preuves de son passage, et enfin la condamnation effective de ce dernier.
229- Le premier problème n’existe plus dans notre approche où le droit est désormais unique et applicable à tous les internautes. Quant au fait de retrouver la trace de l’auteur des faits, les difficultés sont mineures : la technique le permet de nos jours et sa mise en œuvre est tout à fait possible dès lors que les internautes, et probablement l’instance virtuelle à laquelle ils confieront certaines tâches, aura pris une décision en ce sens.
230- Pour la condamnation effective du délinquant ou criminel, nous nous heurtons par contre à l’une des difficultés qui nous permettront de rejeter l’approche actuelle comme irréaliste. En effet, l’auteur d’une infraction est le citoyen d’un pays avant d’appartenir à un monde virtuel. Une condamnation effective et une sanction appliquée supposent l’intervention d’une autorité étatique "réelle", c’est-à-dire d’un pays tel que nous les connaissons.
2) Une approche irréaliste
231- En effet, quand bien même la souveraineté de l’Internet serait totalement reconnue par nos pays, jusqu’au point ultime où une juridiction virtuelle serait en mesure d’entrer en condamnation à l’encontre d’un délinquant sur le fondement d’un droit pénal de l’Internet, la peine ne pourra être effectuée que sur le sol d’un pays situé sur notre planète. Pour que cela soit réalisable, la reconnaissance de "l’Internet" doit être mondiale, et les règles d’extradition particulières pour ce cas (dans lequel l’auteur pourrait être condamné au lieu où il se trouve, ou au lieu où il demeure).
232- Une reconnaissance mondiale n’est pas une idée radicalement ridicule en ce sens où les cyber-citoyens sont également des citoyens : si tous les peuples demandent un débat sur le sujet et l’adoption de règles spécifiques pour un monde spécifique, les Etats, représentatifs de la souveraineté populaire -tout du moins en théorie-, ne pourraient que l’accorder. Mais le ridicule prend toute sa dimension si l’on retient une donnée essentielle, déjà rappelée mais trop souvent oubliée : les internautes représentent à l’heure actuelle 60 millions de personnes, et 2,5 % de la population francaise. Les autres habitants de la planète ne se sentent absolument pas concernés par le phénomène, ayant pour leur grande majorité des problèmes de première nécessité au combien plus urgents à résoudre. Le poids des hommes ne sera donc pas suffisant contre les Etats, qui n’ont jamais vu en Internet un monde souverain.
233- Cette non reconnaissance mondiale rendra dès lors cette éventuelle loi pénale de l’Internet ineffective, car l’extradition ne pouvant être effectuée au travers d’un cable téléphonique, une décision d’un Etat "matériel" devra forçément intervenir à un quelqu’endroit de la chaîne judiciaire. Et une loi ineffective ne sert à rien, quand bien même elle présenterait l’avantage d’être univoque.
234- Cette thèse est enfin irréaliste -s’il était encore nécessaire de le justifier- dans ses fondements même : répétons encore une fois qu’un internaute est aussi habitant d’un pays "matériel", et dès lors, en cas d’infraction par lui commise, à supposer qu’une répression par les autorités virtuelles soit possible, il se verrait appliquer une sanction, par exemple pour vol dans le cyber-espace, qui s’avérerait être différente de la sanction qui lui serait appliquée pour la commission du même acte dans sa société d’origine. Il peut être objecté cependant, ici, que ce problème de disparité entre les sanctions, d’un pays à un autre, est connu du droit pénal international, et qu’il ne serait pas illogique qu’il en soit de même s’agissant d’un Internet élevé au rang de nos nations. Cependant le passage d’un monde à l’autre ne se fait que par le biais d’un écran d’ordinateur ou d’une imprimante : serait-il logique, dès lors, qu’un message préjudiciable (n’impliquant pas d’enfant) soit libre sur le réseau [46], en libre lecture, donc, sur l’écran d’un internaute se trouvant dans son pays d’origine, mais que ce même message fasse l’objet d’une répression dès sa sortie sur imprimante sur ce même territoire ?
235- Internet n’est en effet qu’une technique, et ce qu’il s’y passe se passe simultanément sur le sol d’un pays, voir sur ceux de plusieurs, même si la localisation du fait en question n’est pas toujours évidente. Et une technique n’a aucune légitimité à revendiquer un droit spécial et autonome. M. Chassaing a d’ailleurs précisé que "l’Internet n’existe pas juridiquement. Existent diverses activités impliquant le fonctionnement de machines chargées soit de gérer des données soit de les stocker" [47]. L’approche intellectuelle peut certes parfois primer sur les considérations techniques, et dès lors influer sur le droit, mais pas l’affabulation. A l’instar du téléphone ou du minitel, Internet se doit d’être régi par nos droits pénaux nationaux.
B/ Un droit national parmi des droits nationaux
236- Nous avons vu que nos droits pénaux doivent régir Internet, qu’ils y parviennent, et que les difficultés qu’il rencontrent à cette occasion ne pourront être réglées que dans une perspective internationale. Une approche de celle-ci peut être alors une coopération véritable (2) entre les Etats aux fins de déterminer un droit unique applicable sur Internet (1), parmi ceux en présence.
1) La détermination d’un droit unique applicable sur Internet
237- Le droit applicable sur Internet doit être unique pour être univoque. Il n’est pas sain que toute information produite sur le réseau se doive d’être en conformité avec plus de deux cent droits pénaux différents. L’une des solution serait alors, à l’instar de ce qui a été mis en place en droit international privé, de déterminer les critères adéquats qui permettraient de choisir, pour chaque situation infractionnelle, un droit national unique applicable. En d’autres termes, il s’agit d’élaborer des règles de conflits.
238- A cette fin, plusieurs chantiers sont à mettre en œuvre.
239- Il convient tout d’abord de "s’attaquer" à la souveraineté nationale : il ne s’agit bien entendu pas de la remettre en cause, mais plutôt de la repenser avec intelligence. Comme le dit Melle Nancy Risacher, rapportant le discours du Sénateur René Trégouët dans son rapport sur les "Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication", rendu public en mars 1998, "l’ouverture, la convivialité, la solidarité, l’humilité et l’intelligence doivent être les caractéristiques principales de cette nouvelle Société de l’information" [48]. Ces lignes sont principalement dédiées par leur père aux utilisateurs d’Internet, mais nous pensons qu’elles doivent en premier lieu constituer une ligne directrice pour les autorités étatiques -nous entendons, sous cette expression, les autorités ayant pour charge d’élaborer la loi ou de la faire appliquer-, sans la collaboration desquelles le réseau deviendra un tel champs de bataille que les particuliers auront du mal à faire preuve "d’objectivité" et "d’esprit critique" [49].
240- Repenser la souveraineté, et ceci en fonction de la réalité d’Internet : c’est sans doute pour partie ce que nous enseignerait aujourd’hui Beccaria quant au fait de repenser l’organisation sociale, tel que nous le mentionnions en introduction.
Repenser la souveraineté pour que le champ d’application territoriale de la loi pénale ne soit plus aussi expansif qu’à l’heure actuelle [50]. A cette fin il faudrait en premier lieu mettre en œuvre des critères de compétence, ce qui peut se faire au moyen de deux démarches différentes :
241- La première consiste à reprendre certaines idées du droit international privé, telles que les règles dites "du pays d’émission" ou du pays de réception". En effet, beaucoup critiquent la théorie prétorienne, aménagée législativement, de l’ubiquité [51], qui consiste à considérer tout acte constitutif d’une infraction comme étant facteur d’application de la loi nationale -française, pour ce qui nous concerne-, sans aucune hiérarchie entre ces facteurs, ce qui a pour conséquence une application du droit pénal français à toute information délictueuse, qu’elle soit indifférement émise de France ou reçue en France.
242- En droit international privé le débat quant à la théorie à appliquer entre celle de la réception et celle de l’émission reste ouvert :
243- La théorie qui consiste à appliquer la loi du pays de réception, c’est à dire celle du lieu où le préjudice est subi, peut-être intéressante en ce qu’elle permet de "contrôler in fine le contenu des services et permet d’assurer effectivement l’exécution des décisions de justice. Au surplus, elle garantit le principe de souveraineté nationale" [52]. Cette option est d’ailleurs celle qui semble être préférée de la jurisprudence, comme le note L. Costes [53], lequel lui accorde également sa faveur. Elle présente pourtant le défaut majeur de ne pas résoudre le problème que nous évoquions plus haut : l’individu qui envoie un message sur Internet doit ici le faire dans le respect de tous les droits de la planète, sous peine de voir un pays quelconque entrer en condamnation à son encontre. Cela revient, répétons le, d’une part à supprimer toute liberté d’expression sur Internet et d’autre part à ignorer une réalité, quand bien même celle-ci serait en désaccord avec les textes : il est déjà relativement difficile de ne pas ignorer sa propre loi, que l’on soit profane ou juriste, il est alors inconcevable de demander à quiconque de connaître celles des pays qui lui sont voisins.
244- La théorie de l’émission semble en effet plus appropriée, et elle a notamment été retenue par la Directive européenne "Télévision sans frontière" n° 89/552/CEE du 3 octobre 1989 [54]. Transposée au droit pénal international, elle présenterait l’avantage incontestable de permettre d’appréhender le véritable auteur des faits (c’est-à-dire l’auteur ou le diffuseur du message incriminé, l’auteur de l’atteinte à un système...) et de le faire juger devant le tribunal du lieu de commission de l’infraction -la commission étant entendue ici comme comprenant l’élément intentionnel et l’élément matériel de l’infraction, à l’exception des conséquences dommageables, qui parfois entrent également dans le texte d’incrimination en qualité d’éléments constitutifs-, et bien entendu, selon la loi du lieu du délit. Tout ceci bien entendu sous réserve que la loi d’émission soit aussi celle de l’auteur de l’infraction. Mais, dans le cas contraire, le conflit positif de compétence susceptible d’en résulter pourrait être alors résolu par la mise en place d’un second critère de compétence, choisi parmi ceux que nous examinerons plus loin.
Le G7/P8, qui, rappelons-le, a manifesté une réelle volonté politique -et non plus cette fois juridique- d’éradiquer la criminalité informatique, semble d’ailleurs aller dans ce sens, bien que sans le dire expressément : il est effectivement inscrit, au point V du plan d’action contre la criminalité liée aux technologies de pointe, que "le pays principalement chargé de l’enquête et des poursuites" dans un cas d’infraction sur Internet, sera, "en toute probabilité, le pays dans lequel se trouve le défendeur" [55].
245- Cette théorie présente cependant elle aussi des inconvénients : le principal est d’ignorer les victimes des cyber-infractions, si la loi pénale du lieu d’émission ne réprime pas les faits en question. Prenons l’exemple d’un message porteur de haine raciale venant des Etats-Unis : l’écrivain des lignes litigieuses ne sera pas pénalement sanctionnable, et dès lors la victime française, se sentant atteinte dans sa dignité par ces propos et se croyant par ailleurs protégée par sa législation nationale, n’aura en réalité aucun recours.
La seconde difficulté que pose ce choix est encore celle que nous n’avons de cesse de mentionner : elle a pour source un choc de valeurs morales nationales. Car si nous croyons possible un débat international sur certains assouplissements à apporter aux souverainetés nationales, ne serait-ce que car les fléaux que les Etats veulent combattre sur Internet ne seront un jour éliminés qu’à ce prix, il est vain de croire que les pays transigeront sur les valeurs qu’ils considèrent comme essentielles : ainsi l’Europe ne supportera jamais la diffusion de messages antisémites, à l’instar des Etats d’Amérique qui ne permettront jamais une quelconque restriction de leur liberté d’expression.
Dès lors, l’adoption de ce critère de l’émission par une quelconque convention inter-étatique n’aboutirait qu’à une absence généralisée de signatures et de ratifications.
246- Les thèses que nous venons d’étudier présentent donc toutes les deux des inconvénients qu’il sera difficile d’ignorer. Mais ces derniers peuvent malgré tout être relativisés au regard d’un troisième critère de choix de la loi applicable, qui pourrait aisément être combiné avec l’un ou l’autre des deux ci-dessus énoncés : il s’agit du critère que nous nommerons "d’intérêt".
247- L’étude de ce critère constitue la seconde approche que nous proposions en début de paragraphe : elle consiste à revenir à la cause même de la théorie de l’ubiquité (c’est-à-dire à l’absence de hiérarchie entre les divers facteurs d’application de la loi que sont les éléments constitutifs de l’infraction), plutôt que de ne s’attacher qu’à ses conséquences (à savoir l’application de la loi d’un pays en vertu de sa qualité d’émetteur ou de récepteur).
248- Le premier critère d’application de la loi pénale française est le principe de territorialité, comme nous l’avons déjà vu, puis viennent respectivement les critères de compétence personnelle et réelle.
249- Un premier effort pourrait ici être envisagé en cas d’infraction transnationale : il s’agirait simplement d’appliquer cette hiérarchie, respectée au niveau interne, à l’ordre international, en combinaison avec l’une des deux thèses énoncées plus haut (notons que dans l’ordre international, la compétence territoriale s’applique en premier lieu en tant que règle générale, mais que le principe de compétence réelle s’y substitue dès lors que les conditions en sont remplies -en vertu de la règle specilia generalibus derogant-, et que ces deux règles de compétence n’admettent ni l’une ni l’autre "la priorité de la loi étrangère").
250- Cette solution permettrait de résoudre nombre de problèmes. Elle est cependant difficilement envisageable car elle ne tient pas compte de l’intérêt réel qu’a l’Etat à vouloir poursuivre l’auteur d’une infraction : si elle était appliquée à l’échelle internationale, l’auteur français d’un message révisionniste envoyé à partir des Etats-Unis ne serait punissable en France qu’en raison d’une application éventuelle de la loi de réception (il en est de même à l’heure actuelle en vertu de la théorie positive de l’ubiquité), et il ne le serait donc pas du tout si la loi du pays d’émission était envisagée, l’application territoriale de la loi d’émission primant ici sur l’application territoriale de la loi de réception, et donc a fortiori sur les critères de compétence personnelle de cette même dernière loi.
251- L’idée est donc bien là : il s’agit de définir ces critères d’application de la loi en fonction de l’intérêt qu’a l’Etat à poursuivre une infraction. Et nombreux sont ceux qui le préconisent, qu’ils parlent de "loi la mieux adaptée au rapport de droit considéré" [56], ou de "considération légitime de l’intérêt étranger" [57], "de la loi qui présente les liens les plus étroits avec le délit", de loi de "l’enracinement social" [58], voire, en ne se situant qu’au niveau judiciaire et non plus législatif -mais l’idée est la même-, "d’opportune utilisation du principe... d’opportunité des poursuites" [59].
252- Cette méthode pourrait consister à appliquer une loi nationale en fonction de "sphères d’intérêt" par elle ou internationalement définies, "en y aménageant des zones d’intérêts secondaires" [60].
253- Une autre des solutions proposées en son cadre (théorie de la loi de "l’enracinement social") -mais qui ne diffère pas sensiblement de la précédente- est de retenir, en ce qui concerne la compétence judiciaire, le "lieu de manifestation du fait générateur de l’infraction, qui exprime le mieux le comportement antisocial de l’agent" (lieu d’émission). Elle donne ensuite préférence, pour la compétence législative, au "lieu de résultat" (loi du pays de réception) quand celle-ci coincide avec la loi nationale des parties. Un autre auteur parlera à propos de cette même compétence législative de "la loi qui présente le plus grand nombre de points de rattachement avec le rapport juridique considéré" (théorie de la "loi la mieux adaptée au rapport de droit considéré").
254- Les thèses diffèrent un peu, mais, comme le dit à juste titre C. Lombois, "peu importent, pour le moment, les moyens ; l’essentiel est la méthode. Il est faux que tous les systèmes répressifs soient également intéressés ; il est excessif que le système qui se déclare intéressé se comporte comme s’il était le seul à l’être : la bonne méthode c’est, après découverte de l’élément qui détermine la compétence du droit interne, d’avoir, à l’élément d’extranéité, l’égard qu’il mérite" [61].
255- Ces différents critères d’application d’une loi ou d’une autre permettraient de retenir le lieu d’émission ou celui de réception d’une manière intelligente, en fonction de certaines priorités. Un pays serait alors dans certains cas légitime à revendiquer l’application de son droit à l’un de ses nationaux, en quelqu’endroit qu’il se trouve, "sauf à s’abstenir quand [l’infraction a] été déjà [réprimée] par le pays du lieu de commission, intéressé lui aussi" [62], ce qui résoudrait le problème d’une éventuelle double condamnation. De même, ces critères, déterminés clairement, acceptés conventionnellement, remédieraient à beaucoup des autres difficultés vues jusqu’ici, dont l’ignorance quant à la loi applicable, son ineffectivité et l’application simultanée de droits contradictoires. Et "la souveraineté y gagnerait à voir un délit bien et justement réprimé" [63].
256- Il reste à noter que ce que nous venons de dire suppose une application par le juge national d’une loi pénale étrangère, et donc une disjonction des compétences législative et juridictionnelle, ce que la jurisprudence francaise semble se refuser à faire, alors même qu’elle le fait pour des questions extra-pénales [64]. Pourtant, "si une seule et même loi doit s’appliquer et à la définition et à la sanction du délit, rien n’impose que cette loi soit appliquée, seulement, par le juge qui relève de la même souveraineté" [65].
257- De même et enfin, ces possibles solutions ne peuvent être productives que dans le cadre d’une réelle activité commune
2) Une réelle activité internationale
258- Cette coopération doit être retrouvée à deux stades : dans la détermination des critères de compétence, et en matière de procédure, pour leur jeu effectif.
259- Quant à l’élaboration des critères de compétence tout d’abord, la concertation doit être véritable et véritablement internationale. Notons que le Comité d’expert sur la criminalité dans le cyber-espace, mandaté par le Conseil de l’Europe, est à ce jour en train d’élaborer un projet de convention internationale. Le texte qui en résultera reprendra peut-être en partie ce que nous venons de voir.
260- Pour ce qui concerne la coopération en matière de procédure judiciaire, plusieurs points sont à réfléchir, comme l’ont noté d’ailleurs différentes études, tel le rapport de l’OCDE [66] ou la Recommandation R (95) 13 du Conseil de l’Europe [67].
261- Tout d’abord, une plus grande souplesse dans les règles d’extradition est nécessaire.
262- Ensuite, En matière d’entraide judiciaire, les "perquisitions [et saisies] dans des réseaux informatiques transfrontaliers" [68] doivent être facilitées, en ce qu’elles constituent, selon les Communautés européennes, l’un des instruments primordiaux en matière de lutte contre la cyber-criminalité. L’OCDE a également beaucoup insisté sur ce point.
263- Tout d’abord, dans ce cadre, une "saisine d’urgence des services répressifs nationaux par leurs homologues étrangers" doit être possible, celle-ci devant être mise en place dans "un cadre législatif de coopération parfaitement adapté" [69]. En effet, les traces laissées par les délinquants sont souvent éphémères, et leur captation immédiate est primordiale.
264- Ensuite, les problèmes liés à la "pénétration directe" doivent être résolus : en effet, rechercher la preuve d’une infraction sur le réseau oblige souvent les enquêteurs à se transporter "virtuellement" dans un pays étranger : ceci peut poser problème, en ce que l’Etat concerné peut vouloir s’y opposer, si les données recherchées sont dites "sensibles". Pour qu’une intervention rapide et efficace soit possible en ce domaine, il convient de "faire preuve d’imagination pour [qu’il soit possible de] répondre "en temps réel" à des infractions qui peuvent à la fois être très graves mais ne laisser que peu de traces" [70].
L’une des solutions pourrait être par exemple de n’habiliter, dans chaque pays, qu’ un groupe de personnes -qui se composerait de représentants de chaque Etat voisin, assermentés dans leur pays d’origine-, à opérer cette recherche. A l’instar des "experts" que le G7/P8 préconise, ces personnes seraient disponibles vingt quatre heures sur vingt quatre, et disposeraient des moyens techniques nécessaires à leur mission. Ensuite, une fois les preuves recueillies, il reviendrait à l’Etat "ingéré" de décider ou non de leur communication à l’Etat "poursuivant", à défaut de quoi ce premier Etat pourrait par exemple s’engager à poursuivre l’auteur de l’infraction sur son propre territoire, tout en prenant en charge la réparation des victimes qui ne seraient pas de ses nationaux.
265- Cette recherche de preuves doit de même être facilitée de deux manières. Il est nécessaire, d’une part, que la preuve électronique (c’est-à-dire l’information enregistrée sur un disque ou une bande magnétique) bénéficie des moyens techniques nécessaires à son établissement, ainsi qu’en appelle le Conseil de l’Europe [71]. Ces moyens existent, et il s’agit de les mettre en œuvre.
Les informations ainsi récupérées doivent d’autre part être admises au rang des preuves juridiquement valables [72]. La France a d’ailleurs commencé à prendre cette direction, en intégrant, dans l’incrimination de faux en écriture (article 441-1 NCP), "tout support de la volonté juridique". Selon M. Devèze [73], sans élever ce support au rang de preuve, c’est déjà en reconnaître la réalité et lui accorder une certaine valeur, ce qui constitue une première démarche positive. Nous pouvons cependant émettre des doutes sur une initiative purement nationale qui irait au-delà.
266- Les aménagements nécessaires aux procédures de coopération judiciaire semblent nombreux. Cependant il convient de noter que, selon le rapport sur la Conférence de Bonn, les problèmes n’existent que très peu sur le plan policier et judiciaire quand les lois des pays d’émission et de réception prévoient les mêmes incriminations. Cette coopération ne devrait donc pas, à l’avenir, poser trop de problèmes pour sa mise en œuvre et ses nécessaires aménagements, si des critères d’application des lois pénales, tels que nous les avons étudiés plus haut, sont mis en œuvre. Car dès lors les exigences de double incrimination qui existent dans de nombreux textes perdraient de leur pertinence.
Et cette condition est celle qui pose le plus de problèmes à la répression nationale d’infractions internationales.
267- Cependant, la mise en place de ces critères ne suffit pas à faire tomber cette condition en désuétude : un pays peu très bien admettre la compétence de la loi étrangère, mais refuser tout de même l’extradition en raison d’un fait qui ne constitue pas une infraction pour ses nationaux. Il convient alors de régler aussi cette difficulté.
268- L’une des solutions maintes fois proposées à ce sujet est une harmonisation des législations : il est utopique d’y croire encore lorsqu’on sait que la quasiment seule infraction posant un problème de différence entre législations est la diffusion d’idées à teneur raciste ou xénophobe [74], et que les Etats-Unis protègent ces faits de leur Constitution. Et en tout état de cause, faire abdiquer un Etat sur ses valeurs morales n’est pas du ressort du droit. La solution - si solution il y a- ne peut être que politique, comme beaucoup l’ont dit, et il ne nous revient pas de l’étudier.
269- La seconde solution proposée -et pour nous la meilleure-, est de faire simplement disparaître cette condition. C’est également l’avis de plusieurs, alors que L’OCDE préconisait déjà en 1986 d’étudier "la pertinence" [75] de ce principe de la double incrimination. Deux raisons à cela :
270- Tout d’abord, il ne semble pas logique de reconnaître la compétence d’une loi étrangère tout en refusant son application, quand bien même à l’un de ses nationaux : car reconnaître sa compétence, c’est reconnaître sa légitimité à s’appliquer, donc également, si l’on veut être pertinent, sa légitimité intrinsèque [76]. M. C. Lombois s’interroge d’ailleurs en ces termes : "si l’on fait confiance aux juges étrangers, pourquoi hésiter à s’en remettre aux lois étrangères ?" [77].
271- La seconde justification que l’on pourrait apporter à cette thèse s’inscrit dans une logique de raison. Nos difficultés ne seront résolues qu’après une réelle concertation, et des concessions, faites par chacun. L’objectif est d’adopter les règles internationales qui apporteront plus de bénéfice aux Etats qu’il n’en subiront de perte - d’une partie de leur souveraineté, notamment-. Cet objectif a souvent été réalisé dans l’histoire, par cette même méthode : les hommes, en sortant de l’état de nature, ont renoncé à certaines de leurs libertés pour, en échange, recevoir la protection de leur contrat social ; les Etats d’Europe, en ratifiant par exemple le traité de Maastricht, ont renoncé à certaines de leur compétences pour qu’une politique commune soit mise en place dans bien des secteurs...
272- Ces concessions doivent cependant être plus importantes pour certains Etats, qui se distinguent trop nettement de la majorité : tel est par exemple le cas des Etats d’Europe centrale ou orientale qui doivent, pour pouvoir adhérer au Conseil de l’Europe, réviser leurs institutions et législations internes afin de se mettre en conformité avec nos principes démocratiques. Les Etats-Unis d’Amérique (et la même reflexion peut s’appliquer à d’autres pays tels la Chine) devraient, dans la même perspective, accorder cette concession qui consisterait à admettre que leur conception de la liberté d’expression est spécifique et qu’elle ne doit pas sortir de leurs frontières, que par conséquent leurs nationaux ne doivent pas la pratiquer au delà de leur écran d’ordinateur, et ceci sur un fondement qui pourrait prétendre à rivaliser avec leur principe constitutionnel de liberté d’expression, à savoir celui du respect de la liberté -dans le sens de conception de la liberté- des autres. Ne dit on pas d’ailleurs, à juste titre, que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ?
273- Les pistes proposées permettraient de réprimer correctement la criminalité sur Internet. Cependant, se poseront toujours des problèmes, comme il s’en est toujours posé en droit international -privé ou pénal-, en ce que beaucoup de conventions sont souvent restées ineffectives du fait du peu d’Etats qui y ont adhéré, en ce que certaines d’entre ces conventions ont -trop- souvent aménagé une possibilité pour les Etats "d’échapper" à leur application sur des modalités quelconques, et enfin en ce que le juge n’en fait pas toujours la bonne application qu’il se devrait.
274- Il conviendrait donc, parallèlement à la mise en oeuvre de ces propositions -qui permettent de garantir le respect "des principales libertés individuelles et de l’ordre public" [78] - de continuer la réflexion (la démarche trop hâtive est à proscrire : elle serait "contre productive" [79]), pour élaborer par la suite un système encore meilleur, et passer d’un droit pénal pour Internet à un droit pénal applicable sur Internet.
Paragraphe 2 - D’un droit pénal pour Internet à un droit pénal applicable sur Internet
275- Ce droit pénal auquel nous faisons allusion est encore d’une autre nature (A) et devra être élaboré dans un cadre particulier (C), selon des modalités (B) spécifiques.
A/ Un droit d’une autre nature
276- Nous avons vu qu’élaborer un droit pénal de l’Internet était une idée fantaisiste, et que déterminer un droit pénal pour Internet était une voie envisageable, mais non exempte d’obstacles. Se dessinent alors, entre ces deux hypothèses, les contours d’une troisième solution, qui pour nous est la meilleure, et qui semble en outre être appelée des vœux de tous les experts qui ont travaillé sur le sujet : il s’agit d’un droit applicable sur Internet, c’est à dire d’un véritable droit, unique, appliqué par tout pays dans des circonstances similaires.
277- Il ne s’agit pas ici d’un droit pour Internet, choisi parmi de multiples droits, déterminé abstraitement par des règles de conflit, et donc susceptible de produire des solutions différentes pour des faits identiques, en raison du sol sur lequel ces derniers se produisent.
278- Il ne s’agit pas non plus d’un droit de l’Internet, car l’approche n’est plus cette fois interne au réseau, mais elle lui est externe : il s’agit d’une entreprise internationale, qui élabore un droit général à partir des différents droits de la planète. Ce droit est alors unique et a vocation à s’appliquer à chaque cas d’espèce.
279- "La coopération internationale [étant] aujourd’hui une voie obligée" [80], ce projet ne semble pas illusoire : la concertation internationale aura lieu, elle commence à se mettre en place. Dès lors, élaborer un droit "commun" ne semble pas plus délicat que de trouver un consensus sur des règles de conflit de lois pénales dans l’espace.
280- Ce droit dont nous parlons devra être élaboré dans un cadre spécifique, que nous examinerons après en avoir vu ses modalités.
B/ Les modalités
281- Ce droit peut être élaboré de deux manières différentes : nous préconisons celle qui prévoit une application de l’incrimination la plus stricte (1), tandis que d’autres sont favorables à une base pénale commune (2).
1) Le système de l’incrimination la plus stricte
282- Cette idée nous vient des Etats-Unis, qui adoptent, en matière d’obscénité, le principe de l’application de la loi pénale la plus restrictive, "dans les rapports entre [leurs] différents droits", selon une formule de M. Chassaing [81]. Celui-ci nous confie qu’en effet, en vertu de ce critère, "les diffuseurs doivent se conformer au standard de l’Etat le plus restrictif".
Cette idée emporte la défaveur de l’auteur que nous venons de citer, en ce sens qu’"il paraît irréaliste (...) d’exiger qu’un individu intervenant sur le réseau se conforme à tous les droits du monde sous prétexte que son message est susceptible d’être lu dans l’ensemble de la planète" [82]. Nous sommes en accord avec ces lignes, mais nous pensons qu’il serait opportun de les relativiser.
283- Il est certain qu’on ne peut demander à quiconque de respecter plus de deux cents droits pénaux lorsqu’il met en ligne une information : comme nous l’avons déjà dit, ceci serait liberticide. Mais il ne s’agit pas ici de cela. L’idée est plutôt de trouver un consensus, après avoir examiné les disparités des droits en présence, dans lequel chaque Etat accepterait des limitations supplémentaires à certaines de ses libertés, uniquement pour ce qui concerne la diffusion d’information sur les réseaux (ou de manipulation litigieuse de ces derniers), à charge de réciprocité pour ce qui concerne les limites qu’il connaît lui même sur son sol. En d’autres termes, la formule pourraient se résumer ainsi : accepter les limites de l’autre pour qu’il accepte nos propres limites.
Cela reviendrait concrêtement à accepter, pour l’Etat français, de réprimer ses nationaux qui diffuseraient sur Internet -ou un quelconque réseau électronique transnational- des messages pornographiques ou à caractère obscène, quand bien même aucun enfant ne serait susceptible de les voir, dès lors que ces informations sont susceptibles d’être perçues aux Etats-Unis (c’est-à-dire quasiment dans tous les cas). A l’inverse et en échange, l’Etat américain accepterait de réprimer ses nationaux pour avoir diffusé sur ce même réseau des idées discriminatoires.
284- Nous avions auparavant déjà évoqué cette idée, estimant que des concessions étaient nécessaires dans toute entreprise commune. Nous affirmons ici son opportunité, en ce qu’elle permettrait le respect de chacun, tout en préservant la souveraineté et les conceptions de la liberté de tous. Elle paraît en outre plus saine que celle qui consiste à subir les débordements de tout le monde, car personne n’y gagne.
285- Nous comprenons bien sûr ceux qui nous rétorqueront que si l’on ne peut plus émettre telle photographie de charme sur le réseau, ou telle critique, la liberté n’est plus réelle, Internet n’est plus Internet. Et nous même préfèrerions pouvoir jouir d’une liberté totale sur celui-ci, avoir enfin un lieu où l’on peut dire et voir n’importe quoi : cela permet l’évasion, dans un monde qui se veut justement virtuel. Cependant, Internet n’est pas un monde imaginaire où l’on peut rire de tout car l’on connaît son interlocuteur. C’est, qu’on le veuille ou non, un lieu social, où les hommes peuvent être heureux ou émus, où ils peuvent souffrir. C’est donc un lieu où chacun doit respecter les idées et la personne de l’Autre : respecter une idée revient à admettre la légitimité de son existence, et respecter une personne commande de ne pas la blesser... même par le biais d’une idée. Car avoir cette dernière n’autorise pas le fait de la répandre [83].
286- Et c’est d’ailleurs en cela, pour finir, qu’Internet est réellement nouveau : dès lors que nous nous connectons, et ceci en permanence, nous devons vivre en société avec des hommes profondément différents de nous-même sur le plan culturel, social, idéologique ou religieux. Tous -ou presque- les sols terrestres qui ont connu un tel mélange de populations différentes ont été des lieux de conflits, car l’Homme a un penchant naturel à estimer que ses idées sont LES idées. Nous avons enfin l’opportunité de prouver qu’un tel lieu peut justement être magnifique du fait de son hétéroclysme. Pour y parvenir, il nous faut être intransigeants sur le respect de l’Autre.
287- Bien entendu le discours ne peut être aussi simple : il existe des cas extrèmes pour lesquels cette solution sera plus difficilement envisageable. Tel sera par exemple le cas de la conception afghane de la femme, qui refuse toute vision publique du corps de celle-ci. Si nous voulions aller jusqu’au bout de notre raisonnement précédent, les conceptions plus libérales devraient se conformer à cette approche sévère de la différence des sexes. Mais cela ne sera pas accepté, et pour une raison qui peut justement nous aider à faire tomber l’obstacle : ce qui doit être respecté par tous, c’est la liberté : liberté qui doit avoir ses limites pour sa propre survie. La liberté peut ensuite être l’objet de conceptions différentes : mais cela ne l’empêche pas de subsister. C’est pourquoi, si les propos provenant des Etats-Unis sont condamnables, le fondement de leur permissivité ne l’est pas. Mais peut-on parler de liberté dans les conceptions extrémistes ? Nous ne le pensons pas, de même que l’Etat américain, s’il permet les propos, ne permet pas les passages à l’acte.
288- Et ceci nous permet d’en arriver à la manière dont ces incriminations "les plus strictes" doivent être déterminées pour un bon fonctionnement du système : dans le respect des principes fondamentaux reconnus comme universels. Et si la seule difficulté à laquelle nous nous heurtons à ce point de notre discours est la non-reconnaissance mondiale de ces principes, cela n’est plus de notre ressort et n’est pas né avec la société de l’information. C’est un combat de tous les jours que nos Etats doivent mener pour y remédier, et les résultats obtenus jusqu’à présent sont satisfaisant, même s’il est encore trop de pays où les droits de l’homme sont bafoués.
2) Un système de protection des valeurs communes
289- Cette harmonisation peut être exploitée en complément d’éventuelles règles de conflits, voire en complément de notre système actuel de droit pénal international, quelque peu amélioré en matière de coopération interétatique. Mais elle peut surtout être complémentaire à un sytème d’application de "l’incrimination la plus stricte", pour un meilleur respect universel des principes fondamentaux des droits de l’Homme.
290- Dans l’un et l’autre cas, elle consiste en une définition, en harmonie avec nos principes démocratiques, des principes pénaux communs -ou qui doivent devenir communs-, à l’instar de ce qui a déjà été fait à l’aide de conventions telle la CEDH, pour n’en citer qu’une. Définition de principes pénaux, mais également de comportements à réprimer [84], et surtout de sanctions pénales précises à leur appliquer. Un veritable droit de base des infractions internationales pourrait ainsi être mis en place.
291- Tous les organismes et Instances internationales, tous les rapports, qu’ils aient été émis au niveau national ou transnational, mentionnent la nécessité d’une telle harmonisation, en vue d’une base juridique qui serait commune à tous : Les Etats du P8 parlent de "régime internationalement reconnu, fut-il minimal" [85] tandis que le Sénateur Trégouët demande la définition d’un système de valeurs, dans cette nouvelle société de l’information, car "plus encore que l’avancée technique qu’il traduit, c’est le phénomène de société illustré par l’explosion d’Internet qui en constitue l’aspect le plus remarquable" [86]. Mme Falque-Pierrotin parle encore, à propos du réseau, d’un "nouvel espace social justifiant l’élaboration de nouvelles règles de comportement", règles d’une "nouvelle civilité" [87]. Nous pourrions en citer bien d’autres [88].
292- Il faut donc légiférer mais cette fois internationalement, et non plus pour réprimer tel comportement spécifique, mais pour appréhender des difficultés de manière globale, après une mûre réflexion sur les fondements des lois, et de la Loi que l’on prétend universelle.
293- Cette activité législative doit en outre s’effectuer dans un cadre spécifique.
C/ Le cadre
294- Le cadre du Conseil de l’Europe, tel qu’il a été choisi pour l’élaboration de la future convention internationale sur la répression du crime dans le cyber-espace, paraît idéal en ce qu’il permettra l’adhésion à ce texte d’Etats qui ne font pour autant pas partie de l’Europe. Le simple reproche que l’on peut faire à ce choix est que ces Etats "tiers" doivent répondre à certains critères démocratiques, au niveau institutionnel et constitutionnel, pour adhérer au Conseil, de même -mais dans une moindre mesure- que s’ils veulent uniquement signer et ratifier une convention, en ce qu’ils doivent se soumettre à l’approbation de ceux des quarante pays membres qui l’ont déjà fait.
295- Bien sûr ces conditions ne sont pas à remettre en cause : la politique du Conseil de l’Europe est juste, et il n’est pas concevable qu’un Etat ne répondant pas à ces critères en devienne membre. Mais quant à la criminalité sur Internet, ne serait-il pas envisageable qu’un pays, non "parfaitement démocratique", puisse tout de même s’engager dans cette lutte à nos côtés, tout en se voyant imposer des conditions un peu plus sévères ?
Par exemple, en application de "l’incrimination la plus stricte" telle que nous l’avons entendue, si les concessions réciproques sur les libertés ont été admises, il serait envisageable d’obliger cet Etat, soit à s’engager à juger l’auteur des faits selon nos principes démocratiques (avec certaines garanties à l’appui), soit à admettre son défèrement devant une juridiction européenne.
296- Cette solution, quelque peu nouvelle, ne semble pas inconcevable en ce que la concession pour l’Etat "tiers" est moins importante que celle qu’entraînerait une véritable réforme interne, et elle nous paraît même très intéressante prospectivement, en ce que ce pays aurait fait une première démarche vers la démocratie et les droits de l’Homme, démarche qui serait alors plus facilement généralisable à l’ensemble de ses institutions.