Si la littérature sur la famille comme foyer d’éclosion de la délinquance est abondante [1], il existe peu d’études sur les liens familiaux après l’incarcération en France. Ils sont par contre nombreux outre Atlantique.
On peut considérer que la question a été posée en Amérique du Nord de trois façons successives : en termes de crise familiale, puis de « prisonization » (qui renvoie à la question de la socialisation carcérale), et enfin, compte tenu des problèmes liés à la récidive, en termes de réintégration dans la communauté.
1. Des familles dissociées en général aux familles de détenus en particulier.
L’intérêt pour la question des liens familiaux des personnes incarcérées est née, plus généralement, d’une préoccupation pour des situations familiales atypiques. Le concept de « crise familiale », développé par R. Hill [2] dans l’étude des familles des prisonniers de guerre, a nourri beaucoup de recherches. Ultérieurement, c’est plutôt le terme de « dissociation familiale » qui s’impose. On observe une grande diversité des travaux qui ont été réalisés sur les conséquences pour les enfants de la perte d’un parent. Ils distinguent notamment les situations dues :
- au décès du père [3],
- à son suicide [4],
- à son départ au service militaire [5],
- à son abandon du foyer [6],
- à l’hospitalisation pour des problèmes psychiatriques de l’un des parents [7],
- au divorce des parents [8].
En fait, l’enjeu de ces recherches est de confirmer l’intuition selon laquelle les familles dissociées seraient plus sujettes aux disfonctionnements. Or les travaux critiques sur les analyses antérieures [9] semblent arriver à une conclusion beaucoup plus nuancée.
D’autres chercheurs se sont intéressés à la relation conjugale, notamment perturbée par :
- l’emploi du mari comme sous-marinier, comme R.A. Isay [10] et C. Pearlman [11], ou plus généralement de militaire [12],
- l’hospitalisation psychiatrique d’un des partenaires [13].
La dissociation familiale a été examinée dans le cas particulier où elle est causée par l’incarcération d’un des parents. On distingue alors, parmi les travaux, deux grandes directions :
- ceux qui cherchent à comprendre les comportements d’ajustement des enfants à l’incarcération du parent, éventuellement traduits en termes de troubles psychologiques, cognitifs, affectifs [14],
- ceux, plus normatifs et prescriptifs, qui s’emploient à définir un « parenting » (littéralement : « l’art d’être parent ») qui serait satisfaisant dans le contexte carcéral [15].
Les travaux sur les relations conjugales confrontées à la prison sont beaucoup moins nombreux que ceux sur le « parenting ». Toutefois, des travaux se développent, qu’ils soient dans une perspective :
- académique [16],
- ou thérapeutique [17]
2. Culture carcérale et « prizonnisation ».
Les premiers travaux sur les prisons entrepris, il y a une cinquantaine d’années, dans les pays anglo-saxons ont été surtout centrés sur les sous-cultures ou codes de détenus. Ainsi, D. Clemmer, étudiant dans The Prison Community [18] l’empreinte de l’institution carcérale sur le détenu et son assimilation par le système, est l’auteur du concept de « prisonization » - traduite par « prisonniérisation ». G. Sykes, à partir d’une étude de la prison de Princeton intitulée The Society of Captives [19], illustre les limites du pouvoir formel et le recours au système de privilèges dans les relations de négociation entre gardiens et gardés. Terence et Pauline Morris, dans leur étude sur la prison anglaise de Pentonville [20], ont montré comment le personnel, comme les détenus, sont prisonniers des contraintes de l’institution.
Par la suite, des auteurs comme J. Irwin, D. Cressey [21] ou P. Garabedian [22] vont dépeindre la prison comme n’importe quel autre système social. Selon eux, la culture carcérale dépend des attitudes et des valeurs possédées pas les individus avant leur entrée en prison.
Tous ces travaux ont permis de décrire des parcours carcéraux en termes de (re)socialisation, d’interactions entre les multiples allégeances du détenu. L’établissement de typologies de rôles sociaux au sein des prisons permet également des schématisation du type de relations entretenues par le détenu et son entourage.
Il faut également noter que la question des relations familiales des personnes incarcérées a intéressé les chercheurs dans la perspective de l’administration des établissements pénitentiaires, l’un des effets secondaires des visites conjugales étant d’être une incitation à la discipline [23].
3. Récidive et retour dans la communauté.
Cette dernière problématique a été nourrie à la fois de travaux académiques sur les conséquences sociales de l’incarcération, mais également de préoccupation policières et politiques au sujet de la réinsertion des délinquants, surtout exprimées au début des années 80.
Grâce à des recherches menées par la psychiatrie militaire sur les survivants des camps de concentration, ont été mis en évidence des syndromes « post-KZ », notamment par P. Matussek et le couple Barocas [24]. Des travaux ont été réalisés sur les effets psychopathologiques à long terme de l’emprisonnement. Ainsi, P.A. Albrecht [25] a distingué trois groupes de « symptômes » post-détention : la stigmatisation, la modification de la personnalité et une impossibilité à répondre de façon adéquate aux différentes exigences de la vie en liberté (« Eingewohnungs schwierigkeiten »).
Au début des années 80, la rengaine américaine du « what works ? » a conduit à des études permettant de dégager des facteurs prédictifs de la récidive et donc la mise en place de la « selective incapacitation » [26].
Suite aux travaux ayant montré les difficultés rencontrées par les ex-détenus à se réinsérer [27], et d’une façon générale aux causes de l’échec du système de liberté conditionnelle [28], certains chercheurs se sont employés soit :
- à montrer que la famille était le meilleur gage de réinsertion [29], des relations familiales fortes ayant un « rôle inhibiteur de la récidive » [30],
- ou, symétriquement, que la « prisonization » empêchait la réinsertion [31].
D’une façon générale, si la différence significative dans le taux de récidive des détenus qui ont des visites régulières des membres de leur famille a été établie depuis longtemps autant par les administrations pénitentiaires [32], que par les chercheurs [33]
Il faut aussi signaler les travaux de D. Schneller [34] ou A. Swan [35] sur les familles noires confrontées à l’incarcération de l’un de leurs membres.
Notes:
[1] Voir la synthèse de MUCCHIELLI (Laurent), Familles et délinquances. Un bilan des recherches francophones et anglophones, Guyancourt, CESDIP, 2000, 101 p
[2] HILL (R.), « Generic Features of Families under Stress », Social Casework, 1958, vol. 39, pp. 139-150
[3] NAGERA (Humberto), « Children’s Reactions to the Death of Important Objects : a Developmental Approach », Psychoanalytic study of the child, 1970, vol. 25, pp. 360-400
[4] CAIN, FAST, « Children Disturbed Reactions to Parent Suicide », American Journal of orthopsychiatry, 1966, vol. 36, pp. 873-880
[5] CRUMLEY (Frank), BLUMENTHAL (Ronald), « Children’s Reactions to the Temporary Loss of the Father », American journal of psychiatry, 1973, vol. 130, pp. 778-882
[6] THOMES, « Children With Absent Fathers », Journal of marriage and family, 1968, vol. 30, pp. 89-96
[7] SCHIFF, « The Effects Upon Children of Hospitalization of Their Parents », Child Welfare, 1965, vol. 44, pp. 305-310
[8] AMATO (Paul R.), « Children’s Adjustment to Divorce : Theories, Hypotheses and Empirical Support », Journal of Marriage and the Family, 1993, vol. 55, pp. 23-38
[9] Voir en particulier BLECHMAN (Elaine), « Are Children with One parent at Psychological Risk ? A Methodological review », Journal of Marriage and the Family, 1982, vol. 44, pp. 179-195 ; HILTON (J.), DEVALL, « Comparison of Parenting and Children’s Behavior in Single-Mother, Single-Father and Intact Families », Journal of Divorce and Remarriage, 1998, vol. 29, n°3/4, pp. 23-54
[10] ISAY (R.A.), « The Submariners’ Wives Syndrome », Psychiatric Quarterly, 1968, vol. 42, pp. 647-652
[11] PEARLMAN (Chester), « Separation Reactions of Married Women », The American Journal of Psychiatry, janv 1970, vol. 126, n°7, pp. 946-950
[12] MAC INTOSH (H.), « Separation Problems in Military Wives », The American Journal of Psychiatry, 1960, vol. 125, pp. 260-265
[13] QUINN (Olive W.), « The Wife of the Mental Patient and the Hospital Psychiatrist », Journal of Social Issues, XI, 1955, pp. 49-60
[14] FISHMAN (Susan Hoffman), « The Impact of Incarceration on Children of Offenders », Journal of Children in Contemporary Society, 1982, vol. 30, pp. 83-88 ; Friedman (S.), Esselstyn (T.C.), « The Adjustment of Children of Jail Inmates », Federal Probation, 1965, vol. 29, pp. 55-59 ; FRITSCH (Travis A.), BURKHEAD (John D.), « Behavioral Reactions of Children to Parental Absence Due to Imprisonment », Family relations, 1981, vol. 30, pp. 83-88 ; GABEL (Stewart), « Behavioral Problems in Sons of Incarcerated or Otherwise Absent Fathers : the Issue of Separation », Family Process, sept. 1992, vol. 31, n°31, pp. 303-314 ; MOERK (Ernst L.), « Like Father Like Son : Imprisonment of Fathers and the Psychological Adjustment of Sons », Journal of Youth and Adolescence, 1973, vol. 2, n°4, pp. 303-312
[15] LEFLORE (Larry), HOLSTON (Mary Ann), « Perceived Importance of Parenting Behaviors as reported by Inmate Mothers : an Exploratory Study », Journal of Offender Counseling, Services and Rehabilitation, vol. 14, n°1, pp. 5-21 ; BROWNE (Dorothy), « Incarcerated Mothers and Parenting », Journal of Family Violence, 1989, vol. 4, n°2, pp. 211-221 ; HAIRSTON (Creasie Finney), LOCKETT (Patricia W.), « Parents in Prison : A Child Abuse and Neglect Prevention Strategy », Child Abuse and Neglect, 1985, vol. 9, pp. 471-477 ; HAIRSTON (Creasie Finney), « Parents in Prison : New Directions or Social Services », Social work, 1987, vol. 32, n°2, pp. 162-163 ; HALE (Donna C.), « The Impact of Mothers’ Incarceration on the Family System : Research and Recommendations », Marriage and family Review, 1987, vol. 12, n°1-2, pp. 143-154 ; Glasser (Irene), « Parenting Programs for Imprisoned Mothers », Practicing anthropology, 1992, vol. 14, n°3, pp 17-21
[16] SCHWARTZ (M.C.), WEINTRAUB (J.), « The Prisoner’s Wife : a Study in Crisis », Federal probation, vol. 38, 1974, pp. 20-26 ; BURSTEIN (J.), Conjugal Visits in Prison, Toronto, Londres, Lexington Books, 1977, 134 p. ; Carlson (Bonnie E.), Cervera (Neil), Inmates And Their Wives : Incarceration And Family Life, Westport, Connecticut, Greenwood Press, 1992 ; CAVAN (R.), ZEMANS (E.), « Marital Relationships of Prisoners », Journal of criminal law, criminology and police science, 1958, vol. 49
[17] Daniel (S.W.), Barrett (C.), « The Needs of Prisoner’s Wives : A Challenge for the Mental Health Professionals », Community Mental Health Journal, 1981, vol. 17, pp. 310-322 ; FREEDMAN (Barbara J.), RICE (David G.), « Marital Therapy in Prison : One-partner couple therapy », Psychiatry, mai 1977, vol. 40, pp. 175-183
[18] CLEMMER (Donald), The Prison Community, Rinehart & Winston, New York, 1940
[19] SYKES (Gresham), The Society of Captives, A Study of a Maximum Security Prison, Princeton, Princeton University Press, 1958
[20] MORRIS (Terence), MORRIS (Pauline), Pentonville. A Sociological Study of English Prison, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1963, 398 p
[21] IRWIN (John), CRESSEY (Donald R. ), « Thieves, Convicts and the Inmate Culture », Social Problems, aut. 1962, vol. X, n°2, pp. 142-155
[22] GARABEDIAN (Peter G.), « Social Roles and Processes of Socialization in the Prison Community », Social Problems, 1963, vol. XI, n°1, pp. 139-152
[23] HOWSER (J.), GROSSMAN (J.), Mc DONALD (D.), « Impact of Family Reunion Program on Institutional Discipline », Journal of offender counseling, services and rehabilitation, 1983, pp. 27-36
[24] Voir MATUSSEK (P.), Die Konzentrationslagerhaft und Ihre Folgen, Berlin, Springer, 1971 ; BAROCAS (Harvey A.), BAROCAS (Carol B.), « Manifestations of Concentration Camp Effects on the Second Generation », American journal of psychiatry, 1973, vol. 130, pp. 820-821
[25] ALBRECHT (P.A.), Zur Sozialen Situation Entlassen Lebenslänglichen, Stuttgart, Enke, 1977
[26] Voir en particulier le livre de référence : GREENWOOD (Peter), ABRAHAMSE (Allan), Selective Incapacitation, Santa Monica, Californie, Rand, 1982
[27] Notamment ERICSON (R.J.), CROW (W.J.), ZURCHER (L.A.), CONNET (A.), Paroled But Not Free, Ex-offenders Look at What They Need Outside, New York, Behav. Publ., 1973 ; SOOTHILL (K.), The Prisoner’s Release, a Study of the Employment of Ex-offenders, Londres, Allen Unwin, 1974 ; MARTIN (J.P.), WEBSTER (D.), Social Consequences of Conviction, Londres, Heinemann, 1971
[28] GLASER (Daniel), The Effectiveness of a Prison and Parole System, New York, Indianapolis, Bobbs Merrill, 1964, 595 p
[29] Schafer (N.E.), « Exploring the Link Between Visits and Parole Success : A Survey of Prison Visits », International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, 38, 1994, pp. 17-32 ; JORGENSEN (J.), HERNANDEZ (S.), WARREN (R.), « Addressing the Social Needs of Families of Prisoners : a Tool for Inmate Rehabilitation », Federal Probation, 1986, vol. 50, pp. 47-50
[30] Carlson (Bonnie E.), Cervera (Neil), « Inmates and Their Families : Conjugal Visits, Family Contact, and Family Functioning », Criminal Justice and Behavior, vol. 18, n°3, Sept. 1991, pp. 330 sqq
[31] ZINGRAFF (Matthew T.), « Prisonization as an Inhibitor of Effective Resocialization », Criminology, nov. 1975, vol. 13, n°3, pp. 366-388
[32] Holt (Norman), Miller (Donald), Explorations in Inmate-Family Relationships, California, Department of Corrections, Research Division, 1972, 64 p
[33] GLASER (Daniel), The Effectiveness of a Prison and Parole System, op. cit
[34] SCHNELLER (Donald P.), « Prisoners’ Families : A Study of Some Social and Psychological Effects of Incarceration on the Families of Negro Prisoners », Criminology, fév. 1975, vol. 12, n°4, pp. 402-412
[35] SWAN (A.), Families of Black Prisoners, Survival and Progress, Boston, G. K. Hill, 1981