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"Le système pénitentiaire à travers les luttes des détenus de 1970 à 1987" de Loïc Delbaere (Maîtrise d’Histoire, 2001-2002)

3 L’enracinement de la « mort lente »

Mise en ligne : 11 avril 2007

Dernière modification : 30 décembre 2013

Texte de l'article :

Troisième partie : l’enracinement de la « mort lente »

1. QHS

1. 1. Le décret du 23 mai 1975

1. 1. 1. Une légalité contestée

Lorsque les pouvoirs publics s’engagent en mai 1975 dans une importante réforme, il leur importe d’assurer la sécurité - voire le calme - dans les établissements pénitentiaires français pour qu’aucun mouvement ne vienne troubler ou annihiler les efforts d’amélioration des conditions de détention. Le décret du 23 mai sera très critiqué. Le Code de procédure pénale prévoit que la modification de l’affectation des condamnés à une longue peine appartenait au juge de l’application des peines. Or le décret donne ce pouvoir à l’administration. Un recours est formé devant le Conseil d’Etat par diverses associations regroupées pour la circonstance : le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, le Mouvement d’action judiciaire et le Comité d’Action des prisonniers. Le recours faisait surtout grief au gouvernement d’avoir réglé au moyen d’un décret une question qui relevait du domaine de la loi.
Par son arrêt du 23 mai 1979, le Conseil d’Etat annule, pour partie, le décret en prononçant son illégalité  [1]. De fait, cette décision de la Haute juridiction ne change rien. Entre le début de la procédure devant le Conseil d’Etat et la date de l’arrêt, le code de procédure pénale a été modifié. Un amendement ajouté à la loi du 28 juillet 1978 sur les jurys d’assises prévoit que le juge d’application des peines est privé de son pouvoir de décider des transferts de détenus, seul son avis étant désormais consulté.

1. 1. 2. Les dispositions du décret du 23 mai 1975.

L’institution des quartiers de sécurité renforcée intervient dans une situation précise. Il est nécessaire, pour que l’assouplissement des régimes de détention soit possible, de soustraire les détenus dangereux, ou susceptibles de l’être, du reste de la population carcérale. En mai 1975, le directeur de l’Administration pénitentiaire déclare que « la crainte de l’évasion ne saurait constituer pour les chefs d’établissement et leur personnel leur unique et obsessionnelle préoccupation ». En effet, devant l’apparition des quartiers sécuritaires, on est en peine d’imaginer, pour les détenus soumis aux régimes les plus durs, les moyens de s’en échapper. Une minorité de détenus indésirables (jusque dans les prisons !) sera donc soumise à un régime spécial, pour garantir la viabilité des améliorations apportées aux prisons « normales ». Les quartiers de sécurité renforcée (QSR), communément appelés QHS, sont répartis dans une dizaine d’établissements pénitentiaires à travers toute la France. Le décret du 23 mai précise les catégories de personnes qui pourront y être envoyées :
• les condamnés qui au vu d’un examen psychiatrique sont reconnus « caractériellement dangereux » à l’égard des personnes,
• les condamnés faisant preuve d’une agressivité particulière faisant craindre des actes dangereux pour autrui et notamment ceux dont l’agressivité s’est manifestée par des violences graves sur un agent, un codétenu ou toute autre personne ;
• les condamnés qui par leur comportement et les incitations auxquelles ils se livrent auprès de leurs codétenus visent avec persistance à troubler gravement le bon fonctionnement d’un établissement de grande collectivité.
Les chefs d’établissement déterminent avec précision la fréquence des appels, des rondes, des fouilles, l’utilisation des systèmes d’alerte, etc. Aucun contact ne doit pouvoir s’établir entre les détenus du QSR et ceux des autres quartiers. Les mouvements des détenus hors de leurs cellules et des locaux collectifs sont réduits au strict nécessaire et accomplis autant que possible individuellement. Le ou les surveillants accompagnant un détenu doivent être protégés par un agent se tenant dans la mesure du possible hors de la portée du détenu. Les repas sont distribués par le personnel, et non par les détenus. Les visites, quand elles sont autorisées, ont toujours lieu dans un parloir comportant un dispositif de séparation.

1. 2. Un projet d’envergure

1. 2. 1. La généralisation des QHS

Quelques semaines plus tard, le 30 septembre 1975, une nouvelle circulaire intervient qui prévoit finalement l’aménagement dans chaque maison d’arrêt de « quartiers de plus grande sécurité ». Le dispositif théorique des QHS a vite été détourné de ses modalités de fonctionnement premières. En 1949 déjà avait été mis en place un régime d’isolement cellulaire strict appliqué dans sept maisons d’arrêt. Les Quartiers de sécurité renforcée se situent à Mende (qui est un établissement cellulaire « sui generis », qui ne peut être classé dans aucune des catégories d’établissements prévus par l’article D717 du Code de Procédure Pénale), Bourgoin, Briey, Evreux, Lisieux, Tarbes et Tulle. Ces établissements ont une capacité d’accueil de 230 places. La mesure de 1949, qui remet en vigueur le port de la cagoule lors des promenades, douches (...) a été abolie en octobre 1950  [2]. Face au développement de la lutte contre les quartiers de haute sécurité, le gouvernement se doit de poursuivre et consolider son oeuvre. Il oblige ainsi les parlementaires, par la procédure d’urgence appliquée à cette loi, à bouleverser leur emploi du temps, afin de permettre au ministre de la Justice d’avancer rapidement dans l’institutionnalisation du régime de sûreté dans les prisons. Les Q.H.S. ne sont donc plus “ réservés ” à quelques détenus qualifiés de “ dangereux ” par l’administration pénitentiaire, mais deviennent un régime régi par la loi, destiné potentiellement à des milliers de prisonniers. La haute sécurité étend rapidement son régime coercitif, aliénant et anesthésiant afin d’étouffer toute voix rebelle, tout cri d’alarme, toute volonté de lutte.

1. 2. 2. Un soupçon de censure
 
Le décret du 5 novembre 1977, qui paraît dans le Journal Officiel du 29 novembre, modifie l’article D.444 du Code de Procédure Pénale. Ce décret stipule que « les publications contenant des menaces précises contre la sécurité des personnes ou celles des établissements pénitentiaires peuvent être à la demande des chefs d’établissement retenues sur décision du garde des Sceaux ”. Le témoignage d’un détenu cité par le GIP  [3] précise que « c’est toujours la sécurité intérieure de la prison qui est l’objectif majeur de l’administration pénitentiaire. Est censuré tout ce qui concerne les réformes pénitentiaires, les informations sur les autres prisons et certains hold-up de grande importance. (...) On censure tout ce qui est susceptible de chauffer les esprits, de créer des troubles intérieurs. On constate aussi avec effarement que sous prétexte de sécurité on laisse dans l’ignorance absolue des réformes de la vie pénitentiaire ceux qui sont les premiers intéressés. Là encore on trouve une incompétence qu’il faut avoir soin de cacher ». La censure contient en elle-même ses propres limites ; elle ne s’applique qu’à certains sujets « chauds », et focalise l’attention des intéressés sur les aspects conflictuels du débat pénitentiaire, qui se trouve modelé, configuré. Dès lors il est très difficile, aussi bien pour la Chancellerie que pour les détenus en lutte, de s’affranchir du cadre dessiné par les orientations réglementaires. Le Monde publie ce commentaire quelques jours plus tard : “ Sans que l’on puisse affirmer que le “ CAP. ” réponde à cette définition on ne fait pas mystère à la Chancellerie que c’est bien lui -Le Comité d’action des Prisonniers- qui est visé ». Le CAP. réagit en écrivant qu’il n’a jamais provoqué de révolte ou un quelconque mouvement de violence. Par contre ; « il s’est fait l’écho des revendications des prisonniers (c’est-à-dire le plus souvent la simple application de la loi) et le défenseur de ceux qui subissaient des sévices que cette même loi réprouve et que la Ligue des Droits de l’Homme et bien d’autres organisations au dessus de tout soupçon, condamnent »  [4]. Ce nouvel épisode de la guerre menée par Peyrefitte contre l’organisation de détenus que constitue le CAP est à replacer dans le combat acharné que mène le CAP au nom de toutes les victimes hypothétiques des QHS.

1. 3. Les peines définitives en question

1. 3. 1. Le procès de Lisieux

La dangerosité des détenus commence à être estimée lorsqu’elle met en jeu la sécurité d’autres détenus, des personnels ou de la société en cas d’évasion. Les dispositions relatives aux droits fondamentaux des détenus sont traités par décret, voire par circulaire. Pour contraindre les détenus trop vindicatifs ou revendicatifs au silence, l’administration pénitentiaire dispose de l’isolement. En droit strict, la mise en isolement ne constitue pas une mesure disciplinaire  [5]. L’isolement est une mesure « d’ordre intérieur » qui n’aggrave pas les conditions de détention, et n’a pas d’influence sur la situation juridique du détenu qui en fait l’objet. La mise à l’isolement est cependant lourde de conséquences pour le détenu qui en est l’objet (seule une minorité des détenus est placée à l’isolement à leur demande) ; elle stigmatise le détenu comme étant générateur d’ennuis et provoque des séquelles d’ordre psychique irrémédiables. Ce système est d’autant plus pervers que les juridictions administratives ne contrôlent pas ce pouvoir discrétionnaire de l’administration pénitentiaire  [6]. L’isolement est fréquemment utilisé comme une sanction déguisée, qui prolonge une sanction disciplinaire. Les détenus ayant tenté de s’évader, ou participé à des mouvements collectifs sont les victimes de cet arsenal répressif, auquel peut s’ajouter une répétition de transferts d’établissements. Le 5 juillet 1976, Daniel Debrielle, Georges Segard, Jean-Pierre Pont et Carman Rive (condamné en 1974, il purge une peine de réclusion criminelle à perpétuité, pour un homicide volontaire et une tentative de vol), tentent de s’évader du QHS de Lisieux (Calvados) dans des conditions particulièrement folkloriques (prise de gardiens en otages, puis intervention des gendarmes avec force et fracas). Les quatre détenus sont alors expédiés dans divers QHS où ils enchaîneront les grèves de la faim. Celles-ci sont racontées avec un brio certain par Debrielle dans le journal du CAP  [7]. Le procès consécutif à la tentative d’évasion s’ouvre le mercredi 29 mars 1978. La Cour d’Assises de Paris doit juger les prévenus pour « séquestration de personnes, violences à citoyen chargé d’une mission de service public et tentative d’évasion ». Au bout de quatre suspensions de séance, le procès est renvoyé au 26 juin 1978 pour un complément d’information. Laurent Greilsamer, dans Le Monde du 31 mars 1978, estime qu’ « on ne peut faire moins que de relever que le « supplément d’information » demandé a pour conséquence immédiate de « renvoyer à une session ultérieure » cette affaire devenue encombrante ». Le Comité d’Action des Prisonniers aura pourtant présenté la défense des accusés dans une brochure spécialement publiée pour l’occasion. Cette brochure, envoyée aux 23 jurés de la session d’assises, rassemble un grand nombre de textes qui dénonce les QHS. Les accusés présentent une vision très violente de leur séjour dans les différentes geôles républicaines. Michel Foucault prépare un texte  [8] pour la défense des inculpés de Lisieux, dans lequel il remet en question la notion de dangerosité, utilisée par l’administration pour justifier l’existence des QHS. Il conclut en écrivant que c’est la prison qui rend les détenus dangereux, auquel cas ils ont toutes les raisons de vouloir fuir les QHS. Le report entraîne l ‘élection d’un nouveau jury de cour d’assises. Tout est fait pour que les détenus s’expriment le moins possible. L’avocat général Yves Thomas s’oppose ainsi à la venue de Jacques Mesrine et « consorts » à la barre des témoins « pour des raisons de sécurité »  [9]. Car le temps joue une fois encore contre les détenus. Le procès du 26 juin compte un prévenu de moins ; Carman Rive, l’un des inculpés de Lisieux, a été tué le 8 mai 1978, à l’âge de 25 ans, alors qu’il tentait de s’évader du quartier de haute sécurité de la Santé (en compagnie de Jacques Mesrine et François Besse, qui eux ont réussi à prendre la fuite, déguisés en gardiens lancés à leur propre recherche  [10]). Albert Petit, magistrat, est cité comme témoin par la défense. Selon lui, « le « danger » est un critère soi-disant criminologique et sans doute, par extension, psychiatrique. En fait, est dangereux celui que l’on qualifie ordinairement de mauvaise tête, n’importe quel détenu à partir du moment où il emmerde les personnes qui le gardent. Je suis formel »  [11]. Dans Le Monde, Laurent Greilsamer rend compte de l’énergie qu’a déployé Debrielle pour dénoncer les conditions de détention. Ce boulanger de 28 ans impressionne son avocat, Me Jean-Jacques de Félice, qui voit en lui « l’ambassadeur des autres, des taulards ». A Georges Segard qui se plaint d’être enfermé depuis trente cinq mois consécutifs en Quartier de sécurité renforcée, dont 14 mois à Mende (et 11 mois complètement isolé), François Sebin, magistrat, directeur du service de l’individualisation des peines à la Chancellerie, et cité comme témoin par l’accusation, rétorque qu’en tant que prévenu il n’a plus connu les QSR, mais une cellule de plus grande sécurité. L’avocat demande alors si ces régimes sont vraiment différents, ce à quoi Sebin admet qu’ils ne sont pas vraiment différents, et que « c’est assez voisin »  [12]. Nous voyons ici que la justice a mis en place des instruments strictement réglementés, définis, mais que la réalité pragmatique a raison des subtilités théoriques insufflées par le législateur. Au terme de près de trois heures de délibération, la Cour d’Assises de Paris condamne Daniel Debrielle (qui a été condamné le 21 octobre 1977 à 12 ans de réclusion pour une attaque à main armée commise à Deauville, dont il se dit, presque à regrets, innocent [13]) à quatre ans de prison pour la tentative d’évasion, et 7 ans pour la prise d’otages, Georges Segard à un an pour la tentative d’évasion, et sept ans pour la prise d’otages, tandis que Jean-Pierre Pont est acquitté (ce dernier étant apparu au cours des « débats » plus comme une victime de la tentative d’évasion que comme un preneur d’otages déterminé). Debrielle est conduit au mitard de la prison de Fresnes, où il est transféré le 1er juillet.« Selon l’Administration pénitentiaire, cette décision - 10 jours de cachot ; - s’explique par l’attitude violente de Daniel Debrielle à l’égard d’un gardien peu après son arrivée. Son avocat affirme au contraire que son client a été roué de coups sans raison plausible et que l’un de ses gardiens lui a affirmé : « Tu as trop parlé cette semaine, tu vas morfler ».Debrielle entame alors une grève de la faim qui dure jusqu’au 23 octobre, son avocat obtenant l’assurance que la procédure pour la révision de son procès de Caen soit ouverte, et que Debrielle ne soit plus isolé en QHS. Au total, le procès de Lisieux, au regard des enjeux, apparaît presque clandestinement dans les journaux. La force du Gip avait permis à des sujets confidentiels d’apparaître au grand jour. La mise en place des quartiers de sécurité s’est inscrite dans le combat tendu qui opposait une rigueur de fond (l’administration de la justice, axée principalement sur l’emprisonnement) à une démarche d’émancipation (le Gip et sa stratégie de décloisonnement). Tandis que le Gip laissait place au Cap, les mécanismes que voulaient dévoiler le Gip ont continué d’exister, s’adaptant aux évolutions des rapports de force. De fait, les luttes des détenus ont été circonscrites à des manifestations définies, sur lesquelles le pouvoir politique (par le biais de l’Administration pénitentiaire [14]) a su influer en diffusant des discours « sécuritaires ». Ces discours ont pour effet de provoquer des réactions (de l’opposition parlementaire, des militants anti prison) qui permettent de jauger la marge de manœuvre des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Cette marge de manœuvre, à l’aube des années 80, s’est accrue au dépend des détenus « protestataires ».

1. 3. 2. Le sens de la peine

Le 3 janvier 1978, le CAP lance un appel désespéré - et prémonitoire - à l’opinion publique. Le CAP dénonce dans les QHS une peine de mort déguisée, moins spectaculairement barbare que la guillotine, mais tout aussi destructrice. Les détenus signataires s’interrogent sur le bien fondé de l’encellulement sécuritaire qui ne peut que produire de futurs assassins  [15]. Le texte  [16] est signé par Taleb Hadjadj, Roger Knobelspiess, Jacques Mesrine, François Besse, Jean-Marie Boudin, Michel Desposito, et Daniel Debrielle. Le climat est alors très lourd, et le ministre Peyrefitte semble engagé dans une lutte à mort contre les « détenus dangereux ». Le 28 janvier 1978, à Clairvaux, un sous-directeur et deux gardiens sont pris en otages par deux détenus, qui sont tués par une unité de tireurs d’élite  [17]. Quelques mois plus tard, Jacques Mesrine, le « caïd » qui s’est « approprié » le discours du Cap pour se transformer en porte parole des détenus en lutte contre les QHS, s’évade en compagnie de François Besse du quartier de haute sécurité de la Santé. Le 2 novembre 1979, Mesrine est tué par la police. Le 26 février 1980, Taleb Hadjadj se suicide dans le quartier d’isolement de la centrale de Clairvaux après avoir dénoncé maintes fois l’existence de la torture blanche auxquels sont soumis arbitrairement les détenus placés en isolement  [18]. Taleb Hadjadj avait été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 28 janvier 1977 pour un hold-up commis en1975. Le Monde publie, le 28 février, le communiqué suivant : « Le CAP et le SNEPAP-FEN  [19] ont déclaré après ce suicide : La mort de Taleb Hadjadj, conséquence directe des conditions inhumaines de détention dans les quartiers de sécurité renforcée, vient tristement confirmer ce que nous dénonçons, à savoir que les détenus qui y sont enfermés sont en danger de mort ». Durant son procès, Bertrand Bertrand oppose une défense muette à ses juges. Il invite son avocat non pas à plaider pour l’affaire qui lui vaut d’être jugé (le meurtre de deux truands), mais à instruire le procès des QHS  [20]. Bertrand Bertrand est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 9 juin 1980 par la cour d’assises du Loiret. Il se suicide peu après. En 1980, Michel Foucault rédige une préface pour le livre de Roger Knobelspiess, QHS, qui décrit les conditions de détention dans l’isolement. « Le débat sur la peine de mort est important. Parce qu’il s’agit de la mort. Et parce qu’il ne s’agit pas de remplacer une mise à mort par une autre. L’élimination de la mort comme mesure de justice doit être radicale. Elle demande qu’on repense le système entier des punitions et son fonctionnement réel »  [21].

Foucault, à la veille de l’abolition de la peine de mort, alors que la gauche vient d’accéder au pouvoir, souligne le réel enjeu éthique de la politique pénale. Il déclare, le 30 mai 1981, dans un entretien à Libération, que « la véritable ligne de partage parmi les systèmes pénaux ne passe pas entre ceux qui comportent la peine de mort et les autres : elle passe entre ceux qui admettent les peines définitives et les autres »  [22]. Mais la peine de mort fait l’objet d’un débat vif chez les parlementaires, et qui comporte la particularité de ne pas suivre la bipolarité usuelle du clivage politique ; des hommes politiques appartenant à des formations politiques de droite se montrent prêts à supprimer la peine de mort du code pénal. Aussi les préoccupations formulées par Foucault, qui rappellent l’hermétisme français face aux alternatives à la prison, expérimentées dans divers pays occidentaux, paraissent superflues.

1. 3. 3. L’accroissement de la population carcérale

« En France, nous avons adopté dans notre réforme de 1945 confirmée en 1975 le principe de l’individualisation des peines, de la réinsertion sociale. Or les américains qui avaient montré la voie sont revenus sur ces idées généreuses. (...) Leur thèse dominante à l’heure actuelle est que la prison doit d’abord servir à punir. Les tentatives visant à la réinsertion sociale sont des échecs. (...)Voilà la nouvelle philosophie »  [23] .

En novembre 1978, Jacques Mesrine, alors évadé, et un de ses comparses, menacent un magistrat parisien  [24] dans son domicile, puis revendique son geste dans une lettre aux journaux, qui demande la suppression des Quartiers de sécurité renforcée. Le 22 novembre 1978, jour même de l’acceptation de la loi établissant les peines de sûreté par le Conseil constitutionnel - saisi par des députés socialistes sur une éventuelle anticonstitutionnalité du texte - elle paraît dans le Journal officiel. La loi du 22 novembre 1978 sur les peines privatives de liberté, et sur l’exécution de ces peines, qui institue un régime sévère, n’était que l’annonce de la célèbre loi Peyrefitte du 2 février 1981, élaborée et rudement discutée en 1980. Cette loi, dite « Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes », selon une formule géniale trouvée par Ségala, restreint considérablement les conditions d’obtention des permissions de sortie et la libération conditionnelle. Le groupe socialiste, avec ses deux groupes parlementaires, dépose 500 amendements, et en soutient la discussion durant des jours devant la commission des lois, puis dans l’hémicycle de chaque assemblée  [25]. Le 27 février, Gérard Dupré et Daniel Beaumond saluent l’arrivée de cette nouvelle loi sécuritaire en s’évadant de Fleury-Mérogis en hélicoptère. La conception de l’égalité devant la justice dévoile son ambiguïté, que reprend la formule « journalistique » de « justice à deux vitesses »  [26] : d’un côté, une justice du quotidien, inaccessible, coûteuse et longue, de l’autre une justice des malfrats, s’efforçant de réduire à néant le sacro-saint principe de 1945 d’individualisation des peines par la suppression du sursis  [27], l’automaticité des peines niant la capacité de l‘homme à se réinsérer par la limitation des permissions de sortie et l’érection des périodes de sûreté incompressibles. Niklas Luhmann  [28] estime que la société tend à fonctionner selon un « métacode d’inclusion/exclusion ». Cela signifie que quelques êtres humains seulement sont des personnes, et que l’immense majorité restante est composée d’ individus ; que certains, « émancipés en tant que personnes », sont inclus dans les systèmes de fonction, qui leur permettent d’envisager des « carrières », et qui pourront se servir de ce poids existentiel pour être des sujets de droit, tandis que les individus exclus de ce système ne sont émancipés que comme corps. Ceux-ci ont alors tout à craindre d’une confrontation avec le système judiciaire. En 1979, le nombre de détenus dépasse les 35 000, chiffre alors jamais atteint (sauf dans les années de l’immédiat après-guerre). Le 1er janvier 1975, il n’y avait en prison « que » 26 000 personnes. La présence d’Alain Peyrefitte au poste de ministre de la Justice s’est ainsi achevée à un accroissement de la population carcérale, en un peu plus de quatre ans, de 8156 personnes.

2. Les réajustements mécaniques

2. 1. La nécessaire abolition de la peine de mort

Trois ans après l’Espagne (et cinq ans après le Portugal), bonne dernière en Europe occidentale, la France quitte officiellement, le 18 septembre 1981, les rangs des pays qui appliquent la peine de mort. En temps de guerre comme en temps de paix, « la peine de mort est abolie », selon l’article premier de la loi promulguée au Journal Officiel du 10 octobre. Dès le mois de mars, François Mitterrand avait rappelé dans un entretien au journal Le Monde qu’il était « en conscience contre la peine de mort » et qu’il ne ferait procéder, jusqu’à son abolition, à aucune exécution. L’abolition est au programme de la gauche depuis des années. La France est isolée en Europe de l’ouest, et l’abolition de la peine de mort est une indispensable mise à jour de la législation. Mais le débat est vif ; les condamnations à mort, quasi inexistantes entre 1977 et 1980, avaient brutalement repris ; 10 ont été prononcées entre octobre 1980 et mai 1981, sous l’influence certaine d’Alain Peyrefitte.

2. 2. Le « toilettage » socialiste

La Cour de sûreté de l’Etat est supprimée le 4 août 1981, en même temps qu’une nouvelle loi d’amnistie est votée. La plus « célèbre » des juridictions d’exception est abolie avec l’accord du Sénat, dans lequel la gauche est pourtant minoritaire. Spécialement composée de juges nommés par le gouvernement, aux règles de procédure exorbitantes du droit commun, elle avait prérogative sur toutes les affaires de terrorisme français et international (elle ne jugea d’ailleurs jamais aucun terroriste international puisque pas un ne fut interpellé pendant son existence...). Un an plus tard, les tribunaux permanents des forces armées, autres juridictions indignes d’un Etat de droit, sont supprimés. Gouvernés par des règles particulières, ils étaient seuls compétents pour juger un militaire  [29]. La loi anti-casseurs, qui portait atteinte au principe que chacun ne répond pénalement que de sa propre faute, est abolie par la loi du 23 décembre 1981. Une circulaire de Badinter abolit le 26 février 1982 les QHS. Dans le même élan, la loi dite « sécurité et liberté » est abrogée le 10 juin 1983.

2. 3. La pérennité du problème carcéral

2. 3. 1. Les parloirs libres

L’annonce en décembre 1982 d’une mesure généralisant les parloirs sans séparation va créer une certaine effervescence dans les prisons, et particulièrement à Fleury-Mérogis et aux Baumettes. Ce décret doit améliorer la vie quotidienne dans les prisons, faciliter les rapports avec l’extérieur, notamment la famille, et confier l’inspection médicale des prisons à l’Inspection générale des affaires sociales.
Le 15 janvier, à Fleury-Mérogis, 41 détenus se coupent les veines pour demander des parloirs libres, l’abolition du mitard et du prétoire, et la reconnaissance du droit d’association. Le 20 janvier, trois cent détenus du centre de détention des Baumettes montent sur les toits en faveur des parloirs libres, à Nîmes ce sont 50 détenus qui refusent de remonter de promenade, et 180 détenus de Melun font grève dans les ateliers, pour les mêmes raisons. Le 21 janvier, c’est à la maison d’arrêt de Bastia que 30 détenus refusent de remonter de promenade. Le lendemain, l’escalade continue ; deux cents détenus de Fleury-Mérogis refusent de remonter de promenade, tandis que cinquante-sept s’automutilent pour demander des parloirs libres, et l’amélioration des conditions de détention. Au centre pénitentiaire des Baumettes, douze détenus sont blessés lors de l’intervention des CRS. Les parloirs sont refusés aux familles, et les remises de peine pour bonne conduite sont annulées. Le 23 janvier, trente détenus de la maison d’arrêt de Beauvais refusent de remonter en cellule, et cent détenus de Nice montent sur les toits, déclenchant l’intervention des CRS. Là encore, les exigences sont les mêmes ; parloirs libres et amélioration des conditions de détention. La réaction de la Chancellerie se fait tarder, mais elle finit par annoncer, au bout d’une longue semaine de lutte harassante des prisonniers, la suppression des grâces, et elle fait transférer ceux qu’elle considère comme les « meneurs ». Les transferts effectués pour des raisons de sécurité, et à plus forte raison lorsque ceux-ci sont consécutifs à des mouvements collectifs, comprennent traditionnellement un passage obligé au mitard de la nouvelle prison. Cela permet à l’administration pénitentiaire de jauger le nouvel arrivant, et de calmer les ardeurs échaudées des détenus qui se sont illustrés dans des destructions, ou dans l’organisation de mouvements collectifs. Finalement, le 28 janvier, un décret paraît qui généralise les parloirs sans séparation.

2. 3. 2. Une justice d’exception ; le cas emblématique des militants emprisonnés d’Action Directe

Après l’élection de Mitterrand et la constitution du premier gouvernement, une bataille politique s’enclenche dans les prisons, et des mouvements de solidarité avec les militants incarcérés d’Action Directe se constituent pour l’amnistie, contre les tribunaux d’exception. Le journal « Rebelle » est édité pour soutenir cette campagne. Deux grèves de la faim sont suivies en six mois. La première dès le mois de mai 1981, pour l’amnistie et la fermeture des QHS, la seconde en septembre, pour la libération de tous les prisonniers politiques, sans exception. Car l’amnistie décrétée après la première grève de la faim ne bénéficie pas aux inculpés originellement déférés devant la Cour de sûreté de l’Etat. La forte mobilisation du mouvement, et les contradictions du nouveau pouvoir, permirent la libération de tous les prisonniers communistes et anarchistes, libérés pour raison médicale, et la Cour de sûreté de l’Etat est dissoute. Le 5 août 1981, Jean-Marc Rouillan sort de prison. Celui-ci a combattu en Espagne au sein du Mouvement Ibérique de Libération  [30], puis dans les GARI [31]. Son ami Salvador Puig Antich a été garrotté le 3 mai 1974, malgré les actions du comité Vérité pour les révolutionnaires espagnols, animé par Pierre Vidal-Naquet, Miguel Abensour et Pierre Guillaume  [32]. Rouillan avait été arrêté le 5 décembre 1974 pour transport d’armes, puis libéré le 25 mai 1977. Les libérations de 1981 concernent également Natahalie Ménigon, libérée en septembre, puis de Mohand Hamami en octobre. Ménigon a connu le mouvement autonome lors d’une grève de la BNP où elle travaillait à la fin des années 70. Le 1er décembre 1981, Le Parisien libéré dénonce un vol d’armes prétendument commis par des membres d’AD. L’information, reprise par des radios, est démentie par Rouillan dans une interview à Libération. La décision de libérer de prison quelques centaines de militants et sympathisants anarchistes n’a certainement pas été vécu unanimement par les juges, les policiers. Le 20 septembre 1979, un groupe nommé Honneur de la police a revendiqué l’assassinat de Pierre Goldman. Ce dernier avait été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 14 décembre 1974, puis libéré après acquittement en 1976. On peut encore évoquer le cas d’Henri Curiel, présenté par le journaliste Georges Suffert (du magazine Le Point) comme le « patron d’un réseau d’aide au terrorisme international, contrôlé par le KGB » et assassiné peu après. Le 19 janvier 1982, la police expulse le squat du 10-12-14 rue de la Charbonnière, dans lequel vivent Rouillan et Ménigon. Ceux-ci étaient pourtant l’objet de filatures policières permanentes, et ne représentaient aucun danger. Le 17 avril 1982, Joëlle Aubron et Mohand Hamami sont arrêtés dans un parking servant de cache d’armes. La police affirme que les armes ont servi à commettre des attentats (mitraillage et assassinat) antisionistes, revendiqués par les FARL  [33] en mars et avril 1982. Le 9 août, l’attentat du restaurant Godenberg (qui intervient sur fond d’intervention militaire israélienne au Liban) fait six morts et vingt blessés. Huit membres présumés d’AD sont gardés à vue sur instruction du juge Bruguière, tous sont relâchés exceptés Rouillan et Régis Schleicher, qui seront libérés le 12 août, le lendemain d’un attentat signé AD visant une société commerciale en lien avec Israël. Une passante est blessée (ce sera la seule victime imputée - et niée par elle - à AD pour l’année 1982). Le 18 août, Rouillan exprime dans Libération la paternité des attentats matériels et dément les attentats « aveugles ». Le 19 août 1982, le gouvernement réuni en Conseil des ministres annonce la dissolution de l’organisation Action Directe. Désormais, toute personne ayant une activité en rapport avec AD pourra être poursuivie pour reconstitution de ligue dissoute. Mais l’application de cette loi « scélérate » conservait encore trop de résonance politique, et le gouvernement de gauche préféra utiliser une autre loi plus criminalisante, en vigueur contre le « grand banditisme », celle sur les associations de malfaiteurs. Le 24 août, cinq jours après la destruction des locaux du journal nationaliste Minute, Régis Schleicher transmet aux policiers de la Brigade criminelle la proposition de Rouillan de se rendre devant le juge accompagné d’avocats. Mais le juge Bruguière refuse cette entrevue, préférant laisser le soin aux policiers d’interroger Rouillan, la garde à vue de quarante huit heures ne donnant pas droit à l’assistance d’un avocat. Barril, qui fait partie de la cellule élyséenne, tente d’organiser la reddition de Rouillan. Le 20 octobre, un ami de Rouillan, Eric Moreau, militant autonome, échappe aux policiers qui tentent de le renverser, puis qui lui tirent dessus. On comprend l’obstination de Rouillan à ne pas être confronté avec la police. Le 9 décembre 1982, une dépêche de l’AFP fait un bilan catastrophe pour le gouvernement socialiste : « 21 morts, 191 blessés, (...) le terrorisme est devenu une triste banalité en France en 1982 ». En 1984 est créée l’UCLAT (Unité de coordination de lutte antiterroriste). [...]. La revue L’internationale, jamais interdite, est pourtant un lieu de débats. Annelyse Benoit et Bruno Baudrillard, qui participent en 1983 et 1984 à cette revue, sont interpellés en décembre 84. Ils sont emprisonnés jusqu’en juillet 1988 (date du procès en appel, qui annule leur condamnation, prononcée en février de la même année, à cinq et sept ans de prison). Le 2 août 1984, un militant italien, Spano, est interpellé à Levallois, tandis que Rouillan, Ménigon et Schleicher parviennent à s’enfuir. A l’automne 1984, les militants incarcérés d’Action Directe entament une grève de la faim pour être reconnus comme détenus politiques. En janvier 1985, une grève de la faim est menée en soutien aux militants de la Rote Armee Fraktion. Le 17 novembre 1986, le président directeur général de la régie Renault, Georges Besse, est abattu devant son domicile. Le 11 février 1987, l’assassinat de Georges Besse est revendiqué par le commando Pierre Overney  [34]. Le 21 février 1987, les militants « historiques » d’AD, Joëlle Aubron, Georges Cipriani, Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan, sont interpellés à Vitry-aux-Loges (Loiret). Dès lors ils entament des procès de « rupture »  [35] et une série de grèves de la faim. Le 1er décembre 1987 commence la première grève de la faim contre l’isolement et pour le regroupement. Elle allait durer jusqu’au 15 avril 1988. Pendant cette grève ont lieu 5 procès, auxquels assistent 2 des quatre prisonniers d’Action Directe, après plus de deux mois de grève de la faim. A demi conscients, victimes de malaises, perfusés avant « d’entrer en scène », alités sur des brancards, les débats se poursuivent. Ces procès ont lieu dans le cadre des Sections Spéciales. Les procédures qui encadrent ces procès se jouent en deux temps. Qu’elles qu’aient été les localités où les actions ont été commises, les dossiers sont instruits par des juges travaillant avec une section particulière du Parquet de Paris, la XIVe section. Ensuite, le jury de ces Cours d’Assises est composé de « jurés professionnels ». Il ne s’agit donc pas d’un « jury populaire » ; des magistrats choisis par le gouvernement jugent selon leur intime conviction. Instaurée en 1986, cette juridiction d’exception a pour tâche de faire dépendre directement les condamnations qu’elle prononce avec l’ « affrontement » qui oppose la justice à ceux qu’elle condamne, tout en niant autant que possible le caractère politique des actes incriminés. Fixé d’abord au 7 octobre 1988, le procès est renvoyé en raison d’une grève des personnels pénitentiaires, qui empêchent les extractions judiciaires. Ils sont jugés par 7 magistrats en application des lois du 9 septembre et du 30 décembre 1986 ; pour « infraction en relation avec une entreprise collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Le 14 janvier 1989, ils sont condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une période de sûreté de 18 ans. Le 21 juillet 1989, au terme d’une grève de la faim débutée le 20 avril, les quatre militants d’Action Directe obtiennent le retour en détention « normale », aveu implicite que leurs conditions de détention précédentes étaient exceptionnelles. La trajectoire singulière du groupe Action Directe révèle une fois de plus - et aux dépends de ses membres - les contradictions de l’Etat, qui dans un souci d’apparence démocratique, dissout la Cour de sûreté de l’Etat, et qui emploie une juridiction tout aussi particulière pour juger ceux qui ont engagé un combat politique sur le terrain de l’Etat, seule entité qui puisse user à sa guise de la violence armée pour assurer sa pérennité. Une fois le groupe démantelé et emprisonné, l’usage de l’isolement s’est perpétué dans l’univers carcéral. Cet isolement n’a cessé qu’au terme de longues et dures grèves de la faim. Les convictions politiques inébranlables des membres condamnés d’Action directe ont certainement pesé tout leur poids dans la combativité démontrée pendant les grèves de la faim. Cet acharnement, qui fait écho à l’opiniâtreté du pouvoir politique, bien décidé à en finir avec les vestiges de la « lutte armée », semble démesuré au vu des retombées immédiates qui n’ont que très peu modifié les conditions de détention des membres d’AD. Cette lutte illustre en tous les cas la difficulté des détenus à faire valoir leurs droits, et principalement lorsque ceux qui les revendiquent font l’unanimité contre eux.

2. 3. 3. Les prisons brûlent

Du 5 au 19 mai 1985, un mouvement d’agitation se déroule dans une quarantaine d’établissements. A Fleury-Mérogis, le 5 mai, les détenus du bâtiment D4 se soulèvent et détruisent toutes les installations. Le lendemain, 300 détenus refusent de remonter de promenade au D1, dont l’infirmerie est incendiée. A la maison d’arrêt de Bois d’Arcy, le 6 mai, une quinzaine de détenus mineurs montent sur les toits et y restent jusqu’au 9 mai, ravitaillés par les autres détenus. Le 9 mai à Fresnes, 400 prisonniers de la maison d’arrêt et de l’hôpital pénitencier se retrouvent sur les toits. Pendant les affrontements avec la police, qui fait un usage massif de grenades lacrymogènes, un détenu se tue « en tombant de la toiture ». Cette chute rappelle celle de Bruno Sulak, inopportunément décédé le 18 mars 1984 à la suite d’une tentative d’évasion  [36]. A Rouen, les 9 et 10 mai, une cinquantaine de détenus du quartier des mineurs montent sur les toits, tandis qu’un nombre indéterminé de cellules est saccagé. Le 10 mai, une cinquantaine de détenus de la maison d’arrêt d’Amiens montent sur les toits. Ils sont 60 à Nice à les imiter, rejoints par une vingtaine de mineurs lors des affrontements avec les CRS. A Béziers, 130 détenus prennent en otage trois surveillants et un infirmier. De très importants dégâts sont causés à la maison d’arrêt de Montpellier le 19 mai. Des affrontements violents ont lieu avec la police, prise à partie par la foule venue aux nouvelles. Le mouvement de protestation de 1985 est suivi par une frange active de la jeunesse ; de nombreux détenus révoltés sont issus des quartiers défavorisés, et la solidarité n’est pas un vain mot. Le total des dégâts causés par les mutineries est estimé à 18 millions de francs. En 1986, de nombreux mouvements de grèves de la faim sont organisés par les détenus basques. Ceux-ci ont fait l’objet d’extraditions, décidées par le gouvernement Fabius en septembre 1984, alors qu’elles étaient nulles depuis Valéry Giscard d’Estaing. Ce changement de politique, légitimé par la mutation politique intervenue en Espagne, va s’accroître au fil des années ; sous le gouvernement Chirac (1986-1988), on dénombre 173 expulsions de militants basques vers l’Espagne. L’été 1987 voit un retour des grands mouvements collectifs, alimentés par la mise en place des nouvelles périodes de sûreté, qui diminuent dramatiquement les espoirs de sortie pour les longues peines. Le 13 juillet 1987, un mouvement de refus de remonter de promenade est suivi par 181 détenus et 209 détenues. Le lendemain, 18 femmes sont transférées à Rennes. Aussi, 200 détenues prennent la décision de refuser de remonter de promenade, provoquant l’intervention des CRS. Chez les hommes, 800 prisonniers des bâtiments D1, D2 et D4 restent dans la cour, déploient des banderoles dénonçant la mort lente, brûlent la chaufferie, les matelas, et saccagent l’infirmerie pendant l’intervention des gendarmes mobiles, des CRS et du GIGN. Le lendemain, 130 détenus du Centre de jeunes détenus forcent une porte et paradent sur le chemin de ronde durant trois quart d’heure. Le 16 juillet, aux Baumettes, 100 détenus du centre pénitentiaire montent sur les toits pendant quatre heures, brûlent un atelier de menuiserie et détruisent le bâtiment B. Le lendemain, toute la prison se mobilise contre les sanctions, réclament des parloirs « sexuels » et davantage de douches. A Fleury-Mérogis, 300 détenus refusent de regagner leur cellule, incendient un fourgon cellulaire, tandis que 30 détenus parviennent à atteindre les toits. Le 19 juillet, suite à la mort suspecte d’un détenu intervenue à la maison d’arrêt de Colmar, 40 détenus refusent de remonter dans leurs cellules, allument des incendies et cassent autant de matériel qu’il leur est possible de trouver. Le 13 août, aux Baumettes, des clefs sont dérobées, des cellules saccagées, avant que n’interviennent les forces de l’ordre, provoquant des affrontements. Le 12 novembre éclate la mutinerie à St-Maur. Cette mutinerie a été l’objet d’une publication qui reproduit une grande partie du témoignage d’un détenu, et qui donne à cette action collective une temporalité moins mécanique que celle présentée par la presse, qui se borne souvent à indiquer le nombre de détenus impliqués dans les mutineries, l’étendue des dégâts et le temps nécessaire aux forces de l’ordre pour se réapproprier les lieux de détention. A 12 heures, l’arbre sur lequel est perché un détenu, qui refuse obstinément d’en descendre, est tronçonné. « Si quelqu’un monte sur le toit, plastiqueront-ils le bâtiment, occupants compris ? », s’interroge le témoin anonyme de cette journée particulière. A 17 heures, les détenus entreprennent de saccager la salle de culturisme à l’aide des barres des haltères. Le directeur de la Centrale intervient aussitôt. Malheureusement, les détenus ont gardé le souvenir d’un mouvement de protestation intervenu quelques mois auparavant, au cours duquel le directeur avait calmé les révoltés en lâchant « trois promesses », avant de faire transférer les « meneurs ». « Son apparition crée la surprise : gonflé le mec ! Mais l’étonnement se dissipe ; les mutins remercient le ciel et l’inconscience pour cet otage de choix ! Il émerge de son délire, réalise le danger, détale. Trop tard ! Quelqu’un lui bloque la retraite, barre de fer à l’appui »  [37]. Deux enseignants, le pasteur et 9 surveillants sont également pris en otage. Les détenus, qui bénéficient de l’expérience de prisonniers du FLNC, assurent la sécurité des otages, de nombreux détenus souhaitant profiter de la « captivité » du directeur pour régler leur compte avec l’administration pénitentiaire. Les prisonniers enfermés au mitard sont libérés « sous les ovations, en quasi-héros »  [38]. Le pasteur est relâché pour « prêcher » les revendications des détenus : davantage de remises de peine, de conditionnelles et de permissions de sortie. La venue de journalistes de FR3 est refusée aux mutins, mais ils obtiennent la présence d’un journaliste de La Nouvelle République. Les mutins obtiennent la présence de journalistes lors de leur reddition négociée. Un hélicoptère vient chercher Georges Ibrahim Abdallah, membre supposé des FARL, condamné à la Réclusion criminelle à perpétuité [39], tandis que les détenus sont transférés. Cinquante détenus restent sur place, nourris pendant vingt jours par des rations de l’armée. A elles seules, les mutineries des maisons centrales de St-Maur et celle d’Ensisheim en avril 1988 (pendant laquelle 270 détenus réduisent en cendres les trois quarts de la Centrale) ont atteint la moitié du coût des dégâts causés par les mutineries de 1974.
 

3. Les longues peines en question

« Bénie sois tu prison, béni soit le rôle que tu as joué dans mon existence !
Mais des tombes on me répond : - Parle toujours, toi qui est resté en vie ! »
Soljénitsyne

« Que le monde apparaisse tel qu’il est, cela devrait suffire à son infamie.
Lorsque Dante a écrit L’enfer il n’a pas demandé par-dessus le marché qu’on y promulguât des réformes ! »
Serge Coutel, L’envolée.

3. 1. Les péripéties juridiques du régime de sûreté

En 1986, le régime de sûreté a déjà changé quatre fois en huit ans selon les accélérations des préoccupations sécuritaires. Le résultat obtenu est que les prisons renferment quatre catégories de condamnés, tous soumis à des régimes de sûreté distincts :
• 1 - ceux dont l’infraction a été commise avant l’entrée en vigueur de la loi du 22 novembre 1978 et qui, par conséquent, ne relèvent pas d’elle,
• 2 - ceux dont l’infraction a été commise après l’entrée en vigueur de cette loi et qui y sont soumis,
• 3 - ceux qui ont été jugés entre février 1981 et juin 1983 pour des condamnations inférieures à dix ans ou non prévues par la loi de 1978, qui y ont été soumis avant de cesser de l’être,
• 4 - enfin ceux qui ont été condamnés pour des faits commis après l’entrée en vigueur de la loi du 9 septembre 1986 (lois relatives à l’application des peines et à la lutte contre la criminalité et la délinquance).
Depuis, la nouvelle peine de sûreté de trente ans est prononcée de plus en plus par les jurys d’assises. Les condamnés les plus récents subissent le régime le plus rigoureux en matière d’exécution des peines, étant donné ces multiples changements intervenus dans le droit français. Voyant sortir leurs codétenus en fin de peine dans des délais qu’eux-mêmes ne pourront jamais espérer, il n’est pas étonnant d’assister à des mouvements de protestation plus atomisés, plus dispersés mais o combien plus violents. La logique qui contraint l’Etat à faire régner l’ordre, quel qu’en soit le prix, les contradictions et surtout les conséquences sera génératrice de problèmes très importants quant à l’existence dans nos prisons de certaines catégories d’individus. Il s’agit aussi bien de ceux qui, condamnés à de très longues peines, n’ont aucun espoir de sortie, que de ceux qui posent de graves problèmes médicaux. La question de l’augmentation du nombre de longues peines est fondamentale, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’un renforcement des périodes de sûreté, qui empêchent toute libération anticipée. L’automaticité de la mesure de sûreté est un obstacle au principe de l’individualisation de la peine qui constitue pourtant un axe central de la politique d’exécution des peines en France. C’est là une garantie fondamentale pour la sécurité et le « bien être » du personnel pénitentiaire, que les détenus aient un espoir de sortie, ce qui est loin d’être le cas. La systématisation et les trop longues durées de la peine de sûreté sont en cause dans le délitement progressif de l’institution, et de la dégradation de l’autorité à l’intérieur de la prison : l’administration pénitentiaire est contrainte de garder, pour des périodes toujours plus longues, des personnes dont les espoirs de libération s’amenuisent d’année en année, et qui ne prennent aucun risque à se lancer dans des mouvements collectifs d’émeute ou d’évasion.

3. 2. L’allongement des peines

L’article 1 de la loi du 22 juin 1987 stipule que « le service public pénitentiaire participe à l’exécution des décisions pénales et au maintien de la sécurité publique. Il favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire. Il est organisé de manière à assurer l’individualisation des peines ». Bien que ce ne soit pas sa raison d’être officielle, l’ordre dans lequel sont exposés ici les missions de l’Administration pénitentiaire semble bien indiquer une hiérarchie. L’allongement des peines se situe au niveau des prononcés de peines et de leur application - un glissement sémantique est intervenu qui désigne désormais sous ce vocable l’exécution - réelle. Les acteurs du système de la justice pénale se laissent par fois influencer dans leurs décisions par leur perception de la punitivité publique. Les juges, estimant que la plupart des condamnés bénéficient de remises de peine multiples, sont parfois enclins à prononcer des peines ajustées à la hausse.
Jusqu’en 1985, les détenus suivant des études sont favorisés dans l’octroi de ces remises de peine  [40]. En 1988, l’Administration pénitentiaire adopte un mode de calcul des grâces collectives (accordées à l’occasion du 14 juillet, date emblématique s’il en est !) afin de clarifier les situations pénales des détenus [41]. Les remises de peine gracieuses, attendues par l’ensemble de la population pénale avec l’impatience que l’on devine, peuvent atteindre quatre mois par an. Elles ne concernent que les détenus dont les livrets pénitentiaires sont vierges de toute sanction disciplinaire prononcée dans l’année écoulée. L’accroissement dramatique des durées de détention pour les détenus pose également le problème de la future libération des prisonniers. La menace formulée par Jacques Mesrine dans un courrier de mars 1976 adressé à Hélène Dorlhac, « Traités en chiens, nous réagirons en chiens », est apparue comme une bravade, et devenue une cruelle réalité dans les années qui suivirent la mise en place de l’isolement à outrance. Les discours sécuritaires ont accompli leur besogne, non au niveau des évolutions des actes délinquants et criminels répertoriés, mais en ce qui concerne l’exécution des peines. Selon une étude du Cesdip [42], 80% des condamnés sortent de prison sans avoir bénéficié d’un quelconque aménagement de peine (libération conditionnelle, mesure de semi-liberté ou de placement à l’extérieur)  [43]. Ce chiffre met à mal les discours récurrents selon lesquels les détenus bénéficient de réductions de peine à tout va. Le chercheur Pierre Tournier  [44] (CNRS/Cesdip) a réalisé une enquête sur les détenus libérés en 1983, qui ont été condamnés à trois ans de prison ou plus. Cette étude démontre que le taux de retour en prison dans un délai de 7 à 8 ans est de :
• 28,5% pour les condamnés ayant effectué moins de 70% de leur peine en détention,
• de 45% pour ceux qui ont passé entre 70 et 90% de leur peine en prison,
• et de 60% pour ceux qui ont accompli plus de 90% de leur peine en détention.
Les refus systématiques de libération conditionnelle, conduisent à une récidive bien plus grande que pour les détenus ayant bénéficié de remises de peine. Ces libérés avant terme sont cependant soumis à un suivi et un accompagnement. Les condamnés qui effectuent la totalité de leur peine représentent ainsi un risque plus important de récidive pour la société qu’une sortie anticipée. Ces libérations avant terme sont l’occasion de maintenir une certaine pression sur les libérés (obligation de soins, interdiction de fréquenter certains lieux, etc.  [45])

3. 3. Le travail en prison

La loi du 22 juin 1987 introduit également de grandes transformations dans la gestion du travail pénitencier. Ces transformations accélèrent le délitement de l’institution. En effet, les détenus ne sont plus astreints au travail. Les concessionnaires privés n’emploient en majorité que les nationaux. Les toxicomanes (30% des entrants en prison), perçus comme caractériels et peu rigoureux, sont écartés du travail pénitentiaire, tout comme les populations étrangères, et plus particulièrement les trois types « ethhnoculturels »  [46] (détenus originaires d’Afrique du Nord, d’Afrique noire et les gens du voyage). L’offre et le classement au travail conditionnent la possibilité d’accéder aux produits de première nécessité, mais aussi l’ambiance de la détention. Les travaux de Loïc Wacquant ont permis de faire un parallèle entre la précarisation du travail salarié dans les pays occidentaux et la gestion des établissements pénitentiaires. Les prisons constituent en quelques sorte l’aboutissement de « la révolution du salariat et l’affaiblissement de la protection sociale qu’elle requiert » [47].

3. 4. De vastes programmes ... immobiliers

« A mesure que les constructions s’étendent, le nombre des prisonniers augmente ».
Rapport du ministre de l’Intérieur  [48] à la Société Royale des prisons

« Ils bâtissent des prisons neuves ! »
Victor Hugo, au moment de la construction de la Santé.

 « Une telle situation, un tel tableau ont leur explication. Dès que sera achevée la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, celle de la Santé sera évacuée et livrée à la pioche des démolisseurs. C’est pourquoi l’administration limite l’entretien au plus strict nécessaire : des lessivages, des badigeons ça et là, mais sur lesquels, au bout d’une semaine, l’humidité apporte à nouveau ses stigmates ».
Jean-Marc Théolleyre, Le Monde, 9/10 avril 1967

Le gouvernement de droite doit réagir aux révoltes de prison. Celles-ci sont bien connues ; les détenus organisent leurs luttes dans les cours de promenades, prennent le contrôle des bâtiments tandis que les matons désertent les quartiers de détention, sans doute à cause des légendaires prises d’otages. Albin Chalandon prend la décision de faire appel à des sociétés privées pour « réduire le coût » de fonctionnement des établissements pénitentiaires. Cela permet à l’administration pénitentiaire de disposer de plus de places en détention, et de juguler les flux de prisonniers. C’est la même explication qui justifie chaque nouveau projet de construction. Le garde des Sceaux déclare dans un entretien à Libération, le 17 juin 1986, que « la logique du privé, c’est tout ou rien ». Car ce projet est neuf en France. Seuls les Etats Unis peuvent se targuer de l’existence de prisons privées que contrôlent quelques multinationales. Cette démarche de privatisation fait déclarer au ministre : « Supposons, au pire, que l’expérience soit un échec : dans ces conditions, l’Etat reprend la prison, mais au moins elle aura été construite »  [49]. La loi du 22 juin 1987 autorise et aménage le recours au secteur privé pour la conception, la construction et quelques aspects du fonctionnement et l’aménagement des établissements pénitentiaires. Toutes les fonctions, à l’exception de la direction, de la surveillance et du greffe peuvent y être confiées au secteur privé, à savoir la buanderie, la cantine, les services médicaux, le travail pénitentiaire et la formation des détenus. Le programme de construction de 13000 places est lancé. L’Etat construit des prisons « nouvelles normes », en désaffecte certaines, en rénove d’autres. Les prisons vétustes, où les évasions sont trop « simples », sont remplacées, tout comme sont dynamitées les tours de cités où l’on se révoltait au cours des années 80. La hantise de l’évasion est toujours présente dès lors que les gouvernements procèdent à des innovations (qu’il s’agisse de réformer le cadre juridique du système carcéral, ou de construire de nouveaux lieux de détention). Les évasions sont extrêmement stigmatisées, or elles ne concernent qu’une très faible minorité de détenus. Le taux d’évasion est en moyenne de 0.08% par an, soit une moyenne de 40 détenus sur un « stock » de 48000 prisonniers. S’évader nécessite des contacts, des moyens financiers que tous les condamnés n’ont pas forcément. Mais cette peur de l’évasion modèle profondément les politiques carcérales. C’est dans la sécurisation des lieux de détention qui est l’objet du plus gros investissement. Les lieux semi-ouverts (Casabianda en Corse), où les détenus travaillent en chantiers extérieurs sont relativement peu développés, car il s’agit ici de faire confiance aux détenus. La préoccupation des ministres de la Justice, après chaque « grande » vague d’évasion, qui concerne bon an mal an cinquante individus, s’attarde beaucoup plus sur cet épiphénomène que sur le problème de la mortalité carcérale. Les causes du suicide, ses fréquences et les populations pénales qui sont le plus touchées sont connues, mais rien ne semble devoir perturber ce cycle morbide. Cette inflation carcérale s’accompagne, à l’extérieur des murs, d’une volonté certaine de contrôle social. La chancellerie a exigé, dans son cahier des charges, un surdimensionnement des équipements, que l’on peut sans conteste expliquer par la volonté de pallier à une future surpopulation. Les 13000 nouvelles places constituent un volant de manœuvre qui permettra une meilleure gestion de l’ensemble des détenus. Des escaliers sont réservés à l’usage exclusif des matons, afin de limiter les risques de mutineries et optimiser le contrôle des déplacements de prisonniers. L’économie des murs est pensée de telle sorte que la résistance de certains matériaux ou dispositifs est variable selon les secteurs où ils se trouvent placés  [50]. Les effectifs des surveillants ont été abaissés, ce que permet la disposition des lieux, aussi le coût humain est amoindri. Le cahier des charges indique une division de chaque établissement en quartiers, eux-mêmes divisés en secteur d’hébergement accueillant chacun 30 prisonniers. Chaque cellule, individuelle, est équipée de douche. Cela correspond à un réajustement de confort régulier (la télévision est pourtant généralisée depuis 1985). Le discours hygiéniste, que transmet continuellement la société marchande, mal vécu dans les prisons, sera ainsi mieux accepté. Les cours de promenades, délimitées par les bâtiments, sont totalement séparées les unes des autres. Tous les déplacements des prisonniers sont étudiés pour que les prisonniers des différents secteurs ne se croisent pas, et chaque quartier comporte sa propre salle de sports et sa bibliothèque. Le taux d’encadrement est fort, malgré le souci dans la conception des plans de limiter au maximum les déplacements des prisonniers. Toutes catégories confondues, le personnel sera au nombre de 150. L’état continue d’investir dans l’immobilier pour assurer la « sécurité publique », plutôt que d’orienter différemment la prise en charge du problème carcéral récurrent. En 1971, la construction de Fleury-Mérogis était justifiée par le remplacement de la prison de la Santé jugée trop archaïque vis à vis de sa mission. Ouverte en 1898, elle abrite aujourd’hui encore quelques détenus.

Notes:

[1] François Colombet, « Vivre avec les prisons », Esprit, n°11, novembre 1979, p. 134

[2] Au pied du mur, p. 342

[3] Cahiers de revendications sortis des prisons lors des récentes révoltes, op. cit.

[4] CAP, n°52, janvier 1978

[5] Le Conseil d’Etat l’a rappelé avec l’arrêt Trébutien rendu le 22 septembre 1997

[6] Il faut attendre 1995 pour que la mesure de mise à l’isolement puisse être contestée devant une juridiction administrative

[7] Numéros 52 et 53 de janvier et février/mars 1978

[8] « Autant qu’on sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait, mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement ; encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir. Et voilà que maintenant, la justice pénale, de plus en plus, s’intéresse aux gens « dangereux » ; elle fait de « dangerosité » une catégorie sinon punissable, du moins susceptible de modifier la punition. On n’en est pas encore tout à fait comme en URSS, à condamner quelqu’un parce qu’il est dangereux. Mais la « dangerosité », cette sombre qualité qu’on prête aux individus, vient maintenant s’ajouter au délit. Et donne droit à un supplément de peine. On est en train de créer l’infraction psychologique, le « crime de caractère ». Je te punis car tu n’es pas comme il faut. Raisonnons un peu. Si la dangerosité est une catégorie psychologique parmi d’autres, elle ne saurait entraîner aucune peine, ni aucun supplément de peine. Si la dangerosité est une possibilité de délit ou d’infraction, aucune loi n’autorise à punir une simple virtualité. Depuis la fin de la guerre, l’expertise psychiatrique à laquelle on soumet tout accusé qui doit passer aux assises doit établir si l’individu est dangereux. Ca n’a pas beaucoup de sens en psychiatrie, et c’est exorbitant par rapport au droit. Le verdict en tous cas tient compte de cette supposée dangerosité. Or le décret de 1975 autorise l’Administration pénitentiaire à modifier le déroulement de la peine et à placer le condamné en quartier de haute sécurité, si on découvre en lui une « dangerosité ». Dangerosité qui n’est plus manifestée par le délit mais suscitée par la prison. Eh bien, si la prison crée un danger qui lui est spécifique, c’est la prison qu’il faut supprimer. Enfin, dans la moindre maison d’arrêt, le directeur a reçu le droit de mettre en QHS tout détenu même s’il n’a pas été considéré comme dangereux par aucun expert. Uniquement parce qu’il estime que cet individu est « dangereux » dans la prison qu’il dirige et par rapport à elle. C’est donc sa prison et la manière dont il la dirige qui sont créatrices de dangers. L’équité et le droit veulent donc que le directeur et lui seul en porte la responsabilité. Donc, si la prison créé le danger, il est juste et légitime de vouloir s’y échapper. C’est indispensable, en tous cas, si on ne veut pas devenir dangereux soi-même ; nul ne doit se faire le complice de ceux qui l’exposent volontairement à devenir dangereux. L’évasion dans ce cas est un devoir. », texte reproduit in L’envolée, n°4, janvier 2002, p.13

[9] Le Monde, 31 mars 1978

[10] L’évasion de Mesrine et Besse est suivie de la révocation de Pierre Aymard, directeur de l’administration pénitentiaire, et de l’affectation d’Hubert Bonaldi, directeur de la Santé, à l’administration centrale comme chargé de mission

[11] Le Monde, 28 juin 1978

[12] Idem

[13] Blessé au bras, Debrielle n’a pu participer au braquage organisé par ses amis et a du annuler sa participation. Le jury n’a pas tenu compte du certificat médical certifiant son handicap, ni des déclarations de sa compagne. Debrielle narre cette aventure dans le journal du Cap (n°52, janvier 1978). Dans le même numéro, on peut lire le contenu d’une lettre anonyme de détenus incarcérés à Lyon, qui revendiquent un braquage pour lequel un homme présenté comme étranger à l’affaire a été reconnu coupable et lourdement condamné. Naturellement les allégations publiées dans le journal du Cap ne peuvent suffire à disculper l’individu en question

[14] Surveiller et punir sera ainsi au programme des futurs sous-directeurs de prison, à l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire, en 1979 par Guy Casadamont (Michelle Perrot, Les ombres de l’histoire, crime et châtiment au XIXe siècle, Flammarion, 2001, introduction, p. 16)

[15] Serge Livrozet, dans son livre Aujourd’hui la prison (p. 301), rapporte le cas d’un détenu, Tassalon. Celui-ci sort de Mende (le plus redouté des quartiers à sécurité renforcée), se fait contrôler par les forces de l’ordre, sort son revolver et abat un policier

[16] « Les QHS sont la forme futuriste de la peine capitale. On y assassine le mental en mettant en place le système de l’oppression carcérale à outrance, conduisant à la mort par misère psychologique. Loin de protéger la société, c’est l’usine à fabriquer les fauves et assassins de demain. (...) Pour début janvier, soutenus par le C.A.P., le Comité travailleur justice et d’autres soutiens, nous allons avec d’autres QHS entamer des mouvements de grève de la faim pour dénoncer ces Quartiers d’extermination et en exiger l’abrogation officielle. Nous rappelons à cet effet que cela concerne toute la population pénale et lui demandons d’être solidaire avec nous pour nous soutenir « pacifiquement » en observant, ne serait-ce que quelque jours, la grève de la faim. Que les détenus se réveillent, ne se laissent plus enterrer vivants, n’attendent pas d’être transférés dans les QHS pour prendre la parole et faire connaître leurs problèmes face à ces constructions et réglementations démentielles. N’attendez pas d’être acculés à la torture par l’isolement et la privation sensorielle, comme c’est le cas pour nous en ces Quartiers d’assassinat lent et propre vers lesquels l’administration évacue tous les détenus qui luttent pour sauvegarder leur dignité humaine en refusant de se laisser amputer de la parole par des traitements concentrationnaires », CAP, n°52, janvier 1978

[17] Des prisons, op. cit., p. 185

[18] « Tout ce que j’écris est dépressif, pensez-vous ? Mais non, je sais que cette terre est bourrée de potentialités. Je sais que, libre, je pourrais construire, innover et vivre heureux. Je sais que des gens vivent heureux, mais voilà... après 25 ans très, très pénibles, il me reste encore 14 ou 16 années encore plus dures, faites de cachot, d’isolement, de QHS... Toutes ces années à faire ainsi, quand au bout de cinq ans je n’en peux plus... Je n’ai pas assez de lâcheté ou de courage pour résister. Alors reste l’utérus de Thanatos », L’Envolée, n°4, janvier 2002, p.11

[19] Syndicat national d’éducation et de probation de l’administration pénitentiaire

[20] « Aujourd’hui, je ne suis pas là pour mon procès, mais contre les QHS. Mon avocat ne plaidera pas non plus. Il parlera de ces conditions de vie à l’intérieur. J’appelle, je hurle, je pleure, je mords, je deviens fou. J’espère que cette petite goutte d’eau qui va tout de même me coûter des années pèsera dans la balance contre les QHS », Au pied du mur, p.338

[21] Michel Foucault, « Préface », Knobelspiess, QHS : quartier de haute sécurité, Paris, Stock, 1980, pp. 11-16

[22] Michel Foucault, « Contre les peines de substitution », Libération, n°108, 18 septembre 1981, p.5

[23] Alain Peyrefitte, cité par Paul Thibaud, « Toujours les prisons », Esprit, n°11, novembre 1979, p.5

[24] Il s’agit d’un président de Cour d’Assises. Ce sont eux qui, jugeant les crimes les plus graves au regard de la loi, prononcent logiquement les longues peines

[25] Françoise Toubol-Ficher, « L’accès du citoyen à la justice », Après demain, n° 339, décembre 1991

[26] Le sociologue Loïc Wacquant rapporte, dans Les prisons de la misère (p. 108), les propos de jeunes des faubourgs de Longwy, qui parlent de « justice à quarante vitesses », ce qui représente une vision moins manichéenne, et plus fidèle aux nombreux paramètres qui rentrent en compte dans la perception des juges de la dangerosité sociale des personnes qui leur sont présentés

[27] L’introduction du sursis dans le droit pénal français date de la loi Béranger de 1891

[28] Niklas Luhmann, « Globalisation ou société du monde : Comment concevoir la société moderne ? », Regards sur la complexité sociale et l’ordre légal à la fin du XXeme siècle, textes réunis par D. Kalogeropoulos lors du colloque du centenaire de l’institut de sociologie de l’Université Libre de Bruxelles, Bruylant, Bruxelles, 1997

[29] Françoise Toubol-Ficher, « L’accès du citoyen à la justice », Après demain, n°339, décembre 1991

[30] Le MIL est un « groupe d’appui aux luttes radicales du prolétariat espagnol », constitué en avril 1970, dont le programme est « la critique radicale de l’économie politique, le dépassement et la destruction de la marchandise et du travail salarié ». Ce groupe s’est autodissous en août 1973

[31] Groupes d’action révolutionnaires internationalistes

[32] Ce dernier sera animateur de la librairie négationniste La vieille taupe, qui soutiendra les thèses de Faurisson à la fin des années 70, provoquant une sérieuse remise en question au sein de « l’ultra gauche ». Vidal-Naquet s’est nettement démarqué de Guillaume et ses accolytes dans un ouvrage intitulé Les assassins de la mémoire : « un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, 1987

[33] Fractions Armées révolutionnaires Libanaises

[34] En référence au jeune militant maoïste bagarreur de 23 ans tué par le vigile Jean-Antoine Tramoni à la sortie des usines de Renault-Billancourt le 25 février 1972. Ce dernier, libéré en 1974 après une condamnation de quatre ans de prison, est exécuté par les NAPAP le 23 mars 1977

[35] Ce « concept » a été développé par l’avocat Jacques Vergès, qui voit deux alternatives dans la conduite des procès politiques

[36] Sulak s’était évadé une première fois de la maison d’arrêt d’Albi le 23 juin 1980 en sciant ses barreaux, puis il fait évader son ami Segreto, le 23 août de la même année, de la maison d’arrêt de Montpellier. Arrêté en janvier 82, il échappera à une escorte de 6 gendarmes au mois de juillet suivant. Arrêté le 11 février 1984, il est « extrait » de la maison d’arrêt de Draguignan par un ami en hélicoptère, et aussitôt repris, la police ayant abattu son ami « au moment de l’envol ». Des prisons, op. cit., p.81

[37] Des mutins anonymes et une mutine, Y’a du baston dans la taule, Montreuil, L’insomniaque, 2000, p.10

[38] Idem, p.14

[39] La légitimité de cette condamnation a été remise en cause dans le livre de Serge Quadruppani, L’anti-terrorisme en France ou la terreur intégrée 1981-1989 (La Découverte, coll. Enquêtes, 1989), dans le chapitre consacré à l’affaire Abdallah, pp. 261/271. Il y apparaît que le défenseur d’Abdallah, Me Mazurier, travaillait également pour la DST

[40] Suerte, op. cit., pp. 432-434

[41] La cour de Cassation, dans un arrêt du 20 juin 2001, a « invalidé les méthodes de calcul de l’administration pénitentiaire pour le décompte des grâces collectives accordées à l’occasion du 14 juillet ». Les chefs d’établissement ont été avertis le 30 juillet 2001 par l’administration pénitentiaire de cette « erreur », afin qu’ils rectifient la situation pénale des personnes actuellement sous les verrous. Les milliers d’anciens détenus n’ont cependant pas été avertis de leur droit légitime à réparation. Libération, 25 janvier 2002

[42] Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales

[43] Observatoire International des Prisons, Prisons : un état des lieux, L’esprit frappeur, 2000, p. 246. Le chercheur Pierre Tournier travaille avec une base de données, SEPT (Séries Pénitentiaires Temporelles), établie à partir des statistiques trimestrielles tenues par l’Administration pénitentiaire

[44] Celui-ci travaille avec l’AFC (Association française de criminologie), qui en juin 2001, a publié 55 propositions pour l’élaboration de la « loi sur les mesures et sanctions pénales ». Cette loi a été abandonnée par le gouvernement socialiste. Cet abandon oblige à s’interroger sur les réelles motivations de ceux qui inspirent les réformes, qui disposent après les travaux rendus caduques d’un rapport détaillé de l’état d’esprit des personnes concernées par le système carcéral, et prêtes à se mobiliser pour son amélioration

[45] OIP, Prisons : un état des lieux, op. cit., p. 249

[46] Anne-Marie Marchetti, Pauvreté en prison, Ramonville-Saint Agne, Erès, 1997. Cette publication fait suite à une étude réalisée en 1995 pour le Ministère de la Justice

[47] Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Raisons d’agir éditions, 1999, p.151

[48] Le rattachement de l’Administration pénitentiaire au ministère de la Justice date de 1911

[49] Le Quotidien de Paris, 19 novembre 1986

[50] Os Cangaceiros, Les Treize Mille Belles, Paris, novembre 1990, pp ; 17-18. Cette publication est une brochure « confidentielle », dont de larges extraits ont été reproduits dans L’envolée, n° 6, juillet 2002. Les auteurs de la brochure se sont inspirés de plans de constructions volés à l’entreprise Béton de France, chargée de la construction du Centre de Détention de Salon-de-provence