Deuxième partie : Deux modes de gestion à comparer : la gestion publique et la gestion mixte
L’administration pénitentiaire a expérimenté un système original de fonctionnement de ses établissements, la gestion mixte, qui fait coexister en leur sein des personnels publics et privés intervenant chacun dans leur domaine de compétences respectif pour assurer la prise en charge globale des détenus et l’exercice des missions de garde et de réinsertion. Ce système ne concernait, à l’origine, qu’une minorité d’établissements, mais son champ va continuer de s’étendre puisque les programmes de construction qui viennent de s’achever (programme des 4 000) ou qui débutent (programme des 13 200) y ont également recours. Au 31 décembre 2004, il représentait déjà 14,4 % des établissements en fonctionnement hébergeant près de 25 % des personnes incarcérées.
Tableau : Répartition des établissements pénitentiaires selon leur mode de gestion
Le recours à la gestion mixte aurait pu être l’occasion d’une réelle modernisation des méthodes et des procédures de l’administration pénitentiaire. Dans les établissements à gestion publique, la confrontation avec d’autres manières de fonctionner aurait dû permettre de remettre en cause des habitudes parfois anciennes. Mais, près de vingt ans après la mise en service des premiers établissements, force est de constater que cette dynamique n’a pas eu les effets escomptés. Les liens développés entre les deux modes de gestion ont été des plus limités et ils ont, à bien des égards, évolué parallèlement, comme deux mondes indépendants.
Chapitre III Les rigidités de la gestion publique
I - L’inadaptation des outils et des procédures
A - Des règles comptables archaïques
Intervenu alors même que le présent rapport était rédigé, le décret n°2005-1490 du 2 décembre 2005 relatif à l’organisation financière et comptable des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire pose le principe selon lequel les opérations de recettes et de dépenses de ces services sont soumises aux dispositions du décret du 29 décembre 1962 à compter du 1er janvier 2006. Néanmoins, la Cour croit nécessaire de maintenir les critiques ci-après qui justifient la réforme et en soulignent l’ampleur et les difficultés.
Fixées par un décret du 31 décembre 1957 et une instruction comptable R62 du 4 juin 1963, les règles de gestion antérieures au décret de 2005 plaçaient les établissements pénitentiaires dans une situation dérogatoire par rapport à tous les services de l’Etat. Leur particularisme tenait principalement à ce que les opérations n’étaient pas exécutées, au plan local, par les trésoriers-payeurs généraux. Selon un schéma atypique et complexe, elles étaient confiées à des comptables pénitentiaires, choisis au sein de cette administration pour y exercer toutes les compétences que prennent en charge habituellement les comptables principaux de l’Etat (contrôle de la régularité des dépenses et des recettes, tenue de la comptabilité, réalisation matérielle des encaissements et décaissements).
Ces règles mettaient en place, avant l’heure, une forme de déconcentration qui donnait aux établissements pénitentiaires une certaine autonomie de gestion. Ils exécutaient par l’intermédiaire de leur comptable les dépenses et les recettes indispensables à leur fonctionnement quotidien. Cette organisation n’a été ni remise en cause ni adaptée lorsque des réformes plus ambitieuses ont été généralisées à tous les services de l’Etat pour accroître le niveau des responsabilités effectivement exercées par les acteurs locaux.
Deux décrets n°82-389 et n°82-390 du 10 mai 1982 [1] ont fait des préfets de département et de région les ordonnateurs secondaires de toutes les dépenses de l’Etat, y compris celles relevant du fonctionnement des services placés sous la responsabilité du Garde des Sceaux. L’administration pénitentiaire aurait dû tirer les conséquences de cette réforme essentielle. Mais elle n’en a rien fait et a continué de fonctionner comme si le décret de 1957 et l’instruction R62 conservaient leur validité. Or l’entrée en vigueur des décrets de 1982 a partiellement rendu caduques leurs dispositions, notamment celles qui fondaient l’intervention directe des chefs d’établissement, autonome ou non, pour réaliser de leur propre autorité les dépenses et les recettes leur incombant.
Cette inertie, déjà critiquée par la Cour lors de contrôles antérieurs, s’explique en partie par le particularisme de la carte administrative de l’administration pénitentiaire. Non représentée au niveau départemental jusqu’en 1999, elle est structurée autour de directions régionales qui ne correspondent pas aux régions de droit commun. En conséquence, les responsables habituels des services de l’Etat (préfet et trésorier payeur général) ont peu à connaître de son fonctionnement, ce qui a sans doute contribué à renforcer son isolement et favorisé le maintien de ses procédures atypiques, alors que toutes les autres administrations connaissaient de profondes mutations. Mais quelles qu’en soient les causes, cette situation a été lourde de conséquences.
En premier lieu, elle a affecté la régularité d’une partie significative des opérations de dépenses et de recettes que l’administration pénitentiaire exécutait au plan local. Depuis 1982, c’est en violation des règles applicables que les chefs d’établissement ont continué d’intervenir, sans y être habilités par les préfets du département siège des directions régionales. Seuls quelques directeurs, généralement placés à la tête des plus gros établissements bénéficiant d’une autonomie comptable, ont effectivement reçu les délégations requises. Pour les autres, tel n’a pas été le cas. Dès lors, les comptables pénitentiaires et, au-delà, les trésoriers payeurs généraux ont continué d’exécuter sur le plan comptable des opérations irrégulières.
C’est dans le domaine de la conclusion des marchés nécessaires à l’approvisionnement des établissements pénitentiaires que le caractère trop approximatif des procédures mises en oeuvre est apparu le plus flagrant. D’une manière générale, ces marchés ont été passés au mépris des règles les plus élémentaires qui s’imposaient pour leur signature et qui exigeaient l’intervention du préfet [2]. Or la plupart des marchés en cause, qu’ils aient été établis au niveau régional ou à celui des établissements eux-mêmes, n’ont pas été signés par des autorités ayant reçu délégation pour le faire.
En second lieu, l’absence de prise en compte des réformes de 1982 a placé les services de l’administration pénitentiaire dans une situation souvent inextricable. Continuant de fonctionner selon des mécanismes devenus caducs, ils ont eu le plus grand mal à respecter les nouvelles procédures que les responsables administratifs locaux avaient désormais pour mission de faire appliquer à l’ensemble des services déconcentrés de l’Etat. Des situations de blocage en sont résultées, en matière de contrôle financier local notamment.
Enfin, le maintien de procédures inchangées depuis 1957 a permis à l’administration pénitentiaire de différer la clarification des responsabilités qu’elle entendait donner aux directions régionales et aux chefs d’établissement en matière de gestion. Elle n’a jamais précisé vers quel niveau elle entendait développer sa déconcentration. La logique d’une gestion par budget global, assortie d’indicateurs par établissement, a incité à faire de ce niveau celui de l’exercice des responsabilités pour la gestion quotidienne. Mais cette tendance a été contrariée par les procédures en vigueur qui font de la région le niveau où se prennent effectivement les décisions. Il en est résulté un fonctionnement quotidien où les compétences des uns et des autres n’étaient pas clairement définies et où elles ont été ajustées en fonction de leurs titulaires, à la faveur de leurs mutations. La cohérence d’ensemble et la lisibilité des procédures en ont évidemment souffert.
B - Des systèmes informatiques défaillants
L’administration pénitentiaire n’a pas développé d’outil informatique de gestion cohérent au plan national pour prendre en charge les fonctions budgétaires, financières et comptables dans ses établissements. Une application dite de « gestion économique » (GE) a bien été développée à partir de 1993, puis diffusée à la plupart des directions régionales, mais elle présente de nombreuses insuffisances.
Il s’agit d’abord d’un outil qui a été conçu selon des techniques aujourd’hui dépassées et dont l’administration pénitentiaire ne peut plus assurer efficacement la maintenance, faute de prestataires pour la prendre en charge. L’entrée en vigueur du nouveau code des marchés publics a, par exemple, nécessité, à elle seule, sept corrections successives de GE en moins de trois mois.
Ensuite, GE présente des insuffisances dans certains de ses modules qui ne sont pas assez performants, par exemple en matière de comptabilité analytique. En particulier, leur utilisation ne permet pas d’effectuer des analyses rétrospectives car ils ne peuvent établir aisément des comparaisons pluriannuelles.
La lacune principale de GE concerne toutefois son architecture. Développée il y a dix ans, elle est peu compatible avec les systèmes d’exploitation actuellement en vigueur, ce qui entraîne lourdeurs et dysfonctionnements pour son utilisation quotidienne. Elle continue de fonctionner sans aucune interconnexion au plan local entre les établissements et les directions régionales ni, au plan national, entre les directions régionales et l’administration centrale. Toutes les données qu’elle recense doivent être échangées sous forme de disquette ou en version imprimée. Les services n’ont donc d’autre choix que de les consolider manuellement à chacun des niveaux de l’administration, sans jamais pouvoir les collecter en temps réel.
Critiquable dans son fonctionnement et dans ses composantes, GE n’a d’autre mérite que d’exister et d’offrir aux services un minimum de confort et d’efficacité dans la réalisation des tâches quotidiennes. Mais, en matière de comptabilité, aucun logiciel national n’a été élaboré. Seules certaines directions régionales ont mis en place des applications qu’elles se sont efforcées de connecter à GE (par exemple à Dijon). Dans les autres, il n’existe pas d’outil pour gérer de manière intégrée la comptabilité et les finances : tant qu’ils en étaient chargés, les services pénitentiaires ont donc dû vérifier manuellement la cohérence entre les données de synthèse de la gestion et les écritures comptables.
Consciente de ces insuffisances et des inconvénients qui en résultent pour ses services, l’administration pénitentiaire s’est engagée dans le développement d’un projet (SIEC) qu’elle a finalement abandonné dans l’espoir de pouvoir bénéficier de l’application ACCORD qui aurait dû équiper tous les services de l’Etat. Ce choix était risqué. Il faisait en effet peser sur le fonctionnement de la pénitentiaire l’hypothèque d’un projet interministériel particulièrement lourd et désormais inopérant dans les délais prévus. Au surplus, les procédures dérogatoires au droit commun en matière d’exécution de la dépense en vigueur jusqu’en décembre 2005 dans l’administration pénitentiaire ne lui ont pas permis de disposer des applications mises en place par la direction générale de la comptabilité publique pour améliorer le fonctionnement de l’ensemble des services déconcentrés. Dès lors, sa capacité à s’adapter à une application en cours de développement est subordonnée à la simplification et à la banalisation effectives de ses nouvelles procédures financières.
C - Des exigences de gestion non satisfaites
1 - Des difficultés qui s’accumulent
Les insuffisances des applications informatiques de l’administration pénitentiaire et l’archaïsme de ses procédures ont pesé sur le fonctionnement quotidien des services.
En premier lieu, ils n’ont pas permis la mise en place d’un contrôle budgétaire rigoureux. Pour pallier cet inconvénient, les services gestionnaires ont développé de leur propre initiative des applications locales. La plupart d’entre eux (Toulouse, Lille, Dijon notamment) ont mis en oeuvre un dispositif de suivi mensuel des dépenses en les regroupant par nature (alimentation, eau, enseignement, entretien des détenus...). A partir de comparaisons avec les résultats des exercices antérieurs, ce dispositif permet d’identifier les rythmes de consommation inhabituels et les tendances alarmantes. Mais il est très lourd à gérer au quotidien puisqu’il requiert une manipulation spécifique pour la saisie des données. Aussi, certains établissements (Cahors par exemple), ont-ils renoncé à le mettre en place et s’en sont remis, de fait, à la direction régionale.
Pour sa part, en cours de gestion, l’administration centrale a été totalement dépourvue d’information sur la consommation effective des crédits au plan local. Elle n’a pu que procéder à des analyses globales et ne les approfondir qu’une fois par an, pour préparer ses délégations de crédits. Dans l’intervalle, elle a dû s’en remettre à ses services locaux pour être informée de l’insuffisance des dotations allouées en début d’année et identifier des dérives éventuelles. A Lyon par exemple, les difficultés de fonctionnement liées à la vétusté des deux maisons d’arrêt se sont traduites par l’accumulation des factures impayées (près de 300 000 € fin 2001) et par l’aggravation de leur déficit financier. Alertée par son contrôleur financier, la direction régionale s’est efforcée de le résorber dès 1999 mais ce n’est qu’après une intervention directe du préfet auprès du cabinet du Garde des Sceaux que le niveau central de l’administration pénitentiaire a pris conscience de la gravité de la situation, en août 2002 [3]. Sauf à mener des vérifications spécifiques, l’administration centrale ne dispose d’aucun moyen pour s’assurer que d’autres établissements ne connaissent pas des difficultés similaires.
En deuxième lieu, les procédures en vigueur au sein de l’administration pénitentiaire faisaient intervenir deux circuits d’exécution de la dépense : à celui de droit commun des trésoriers payeurs généraux s’ajoutait celui des comptables pénitentiaires, indispensable pour que les opérations puissent être réalisées localement. Leur intervention successive a pu occasionner des retards dans le versement des fonds qui ont nui au bon fonctionnement des établissements en les empêchant de payer leurs fournisseurs en temps et en heure. Au surplus, elle était complexe à mettre en oeuvre et sa traduction comptable était peu transparente, de telle sorte qu’au plan national, ni l’administration pénitentiaire, ni la direction de la comptabilité publique ne disposaient d’une vue précise des opérations effectuées localement : elles n’étaient même pas en mesure de savoir si les services avaient acquitté l’intégralité des factures qu’ils devaient payer en fin d’année ou s’ils devaient faire face à des impayés.
Cette situation s’est répercutée sur le processus d’intégration des comptes des établissements pénitentiaires dans la comptabilité générale de l’Etat. La procédure en vigueur était telle que les trésoriers payeurs généraux imputaient dans leur compte des montants qui découlaient de prévisions budgétaires et ne correspondaient pas aux dépenses effectives des services pénitentiaires. L’écart qui en résultait entre la comptabilité des établissements pénitentiaires et celle des trésoriers payeurs généraux était certes globalement limité (1,1 % en 2001), mais il tendait à se creuser et son existence même compromettait la qualité de l’information donnée aux gestionnaires, aux corps de contrôle et in fine au Parlement. Les comptes produits par l’intermédiaire des services de la comptabilité publique pour retranscrire les opérations de l’administration pénitentiaire n’étaient pas justes et ne pouvaient pas l’être, à mode inchangé d’exécution de la dépense.
En troisième lieu, les procédures et les outils de l’administration pénitentiaire avaient des conséquences non négligeables sur l’activité des agents en charge de la gestion financière et comptable, qui étaient absorbés par des tâches matérielles et répétitives d’exploitation, souvent manuelle, des données. Cela vaut pour les agents chargés de la tenue de la comptabilité dans les directions régionales ou les établissements qui traitaient des flux importants d’opérations (environ 2000 factures par mois à la direction régionale de Lille). Mais cela concernait également les personnels des services ordonnateurs, notamment ceux des économats régionaux qui saisissaient et contrôlaient les pièces de dépenses, en particulier celles transmises par les établissements non autonomes. A Toulouse, par exemple, 20 personnes étaient concernées sur les 25 que comptait le département des finances de la direction régionale au moment du contrôle de la Cour.
Or les moyens en personnels administratifs de l’administration pénitentiaire sont limités et d’autant plus difficiles à mobiliser que les fonctions qu’ils doivent assurer sont lourdes au quotidien. Il en est résulté des vacances souvent longues de certains postes sensibles (deux ans pour le comptable d’Aiton ou de St Quentin Falavier) ou des taux de rotation excessifs des fonctionnaires qui les occupaient. Les retards qui en ont découlé ont pu avoir de graves conséquences : en 1999, trois postes n’étant pas pourvus à la section comptable de la maison d’arrêt de Dijon, l’agent en charge du service comptable a renoncé à procéder pendant plusieurs mois à l’indemnisation des parties civiles.
2 - Une évaluation insuffisante
L’administration pénitentiaire a mis en place en 1991 un système expérimental de gestion déconcentrée de ses crédits de fonctionnement qui a été généralisé à l’ensemble de ses services à partir de 1994. Depuis lors, et jusqu’à la mise en oeuvre de la loi organique relative aux lois de finances de 2001, toutes les directions régionales se sont vu attribuer une dotation annuelle, notifiée en début de gestion et dont le montant est déterminé par l’administration centrale en fonction de critères objectifs fixés à l’avance, tels que la population pénale, le nombre de places ou la superficie des établissements. Chaque direction régionale procède ensuite à la répartition de la dotation de telle sorte que les établissements et services de son ressort disposent d’un budget global pour satisfaire les priorités fixées nationalement ou régionalement.
Corollaire indispensable de la globalisation, le dialogue de gestion entre l’administration centrale et ses services était censé reposer sur un dispositif de conférences d’orientation et d’évaluation qui aurait dû permettre la fixation d’objectifs précis accompagnés de la manière de les mettre en oeuvre ainsi que la vérification de leur réalisation. La mise en place de ce dispositif n’a pas soulevé de difficultés au stade de l’orientation. Facilité par le contexte budgétaire favorable, il a reçu un accueil positif de la part des gestionnaires locaux : grâce aux orientations reçues en amont de la délégation des crédits, ils connaissent très tôt les moyens dont ils peuvent disposer, ce qui leur permet d’élaborer un projet de budget régional discuté et validé dans le cadre des conférences d’orientation. A l’issue de ces dernières, chaque service dispose d’un plan d’action précis et des moyens de le satisfaire.
Malheureusement, la dynamique n’a pas aussi bien fonctionné pour les conférences d’évaluation : leur organisation s’est heurtée à l’insuffisance des outils de l’administration centrale pour dresser le bilan de l’action de ses services déconcentrés. L’archaïsme de ses procédures financières et de ses systèmes informatiques l’a en effet empêchée de mettre en place une véritable comptabilité analytique. Pour disposer d’informations sur les dépenses de ses services, elle n’a d’autre solution que de leur demander de lui fournir, sous une forme aussi normalisée que possible, des informations produites à son attention. Ce processus nécessite la consolidation manuelle des données financières de base, de telle sorte qu’il est à la fois lourd à réaliser et peu fiable.
La situation est aussi incertaine pour ce qui concerne les données qualitatives. Des tableaux de bord avaient bien été conçus en 1994 pour servir de support aux discussions au sein des conférences d’évaluation. Mais leur informatisation n’a été que partielle et ils doivent donc être renseignés manuellement, ce qui nuit à leur fiabilité. En outre, leur nombre est excessivement élevé (près de 500) et ils ne sont disponibles qu’une fois par an, jamais en temps réel. L’administration est ainsi confrontée à une multiplicité de données dont elle admet l’inutilité mais qu’elle continue, malgré tout, de collecter faute d’avoir conçu un outil satisfaisant pour les remplacer.
Conséquence de ce qui précède, enfin, la pratique du contrôle de gestion, aujourd’hui en cours de redéfinition, a été, jusqu’à présent, défaillante. Les moyens mobilisés à cette fin, tant au niveau central qu’au niveau régional ont été limités, de telle sorte que l’administration pénitentiaire n’a pas été en mesure de définir des méthodes de contrôle fondées sur des analyses sélectives mais approfondies, mettant en relief les questions essentielles qui touchent au fonctionnement de ses services.
Ces défaillances ne permettent évidemment pas à l’administration pénitentiaire de mesurer effectivement le résultat des actions qu’elle entreprend ni de vérifier le degré de mise en oeuvre des priorités qu’elle fixe à ses services. Un tel mode de fonctionnement est contraire à la logique de la globalisation et de la responsabilisation des services déconcentrés. Il ne saurait se perpétuer avec la mise en oeuvre de la LOLF, aux exigences de laquelle l’administration pénitentiaire devra satisfaire.
II - L’exemple des dépenses de fonctionnement courant
A - Des marges de manoeuvre étroites
En dépit de la hausse très significative des crédits ouverts par les lois de finances successives, les marges de manoeuvre des établissements pénitentiaires en gestion publique sont restées très limitées. Ce paradoxe s’explique par l’accumulation de priorités nouvelles fixées par l’administration centrale et qui ont consommé une part essentielle des nouveaux crédits (mise en place des SPIP ou exigences nouvelles en matière d’hygiène notamment).
Cette tendance a placé les établissements dans une situation d’autant plus inconfortable que les charges auxquelles ils devaient faire face correspondent, en grande partie, à des dépenses inéluctables. En particulier, les frais liés à l’entretien des détenus (alimentation notamment) ou à celui des locaux (maintenance) consomment plus de la moitié de leurs budgets (60 % en 2003). Dans un tel contexte, des ajustements se sont révélés nécessaires.
Le premier a été réalisé au détriment des maisons d’arrêt dont le budget a connu un taux de croissance inférieur à celui des établissements pour peine. Ces derniers ont en revanche disposé d’une marge de manoeuvre qui leur a permis de dépenser significativement plus par détenu et par jour de détention (JDD), comme l’illustre le tableau suivant :
Tableau : Dépense par jour de détention par type d’établissement
Le second ajustement a été réalisé par les gestionnaires locaux eux-mêmes, qui ont dû hiérarchiser leurs différentes charges. L’alimentation des détenus et l’entretien des locaux en ont pâti, comme en témoigne l’évolution du montant de la dépense qui leur a été consacré : significativement, pour ces deux catégories de charges, la croissance du coût par jour de détention est restée très inférieure (respectivement +10,5 % et +2,5 %) à celle des moyens de fonctionnement de l’administration (+47 % sur la période). Ce différentiel de taux de croissance reflète un ajustement portant sur la quantité ou la qualité des opérations réalisées sur deux postes clefs du budget des établissements.
Tableau : Evolution des coûts (dépense en €/JDD) au plan national
Faute d’indicateurs financiers ou qualitatifs pertinents, l’administration centrale n’a pas été en mesure d’évaluer l’impact de ces ajustements et s’en est remise à la politique suivie par ses directions régionales et ses établissements qu’elle n’a cherché ni à évaluer ni à encadrer, comme l’illustre l’exemple des approvisionnements de biens alimentaires.
B - Le cas particulier des achats alimentaires
1 - Des pratiques différenciées
Le fonctionnement quotidien des établissements pénitentiaires entraîne un volume significatif de dépenses qui prennent la forme d’achats de biens ou de services. Pourtant, aucune doctrine n’a été définie au plan national pour organiser une politique d’achat cohérente. S’agissant des biens alimentaires, qui constituent pourtant près du quart de ses dépenses, l’administration ne dispose même pas d’une vue précise de ce que sont aujourd’hui les pratiques de ses services. Cette défaillance ne tient pas seulement aux insuffisances des systèmes informatiques qui la privent de données pertinentes pour en faire le bilan : elle reflète aussi le choix regrettable de ne pas empiéter sur l’autonomie des gestionnaires locaux.
Or les pratiques de ces derniers sont des plus différenciées. Longtemps, les établissements ont eu recours aux services de l’armée de terre, qui se chargeaient de leur procurer les biens nécessaires à l’alimentation des détenus. Certains continuent d’ailleurs d’y avoir recours de manière générale (maison d’arrêt de Dijon, Rennes, Caen, Angers, Strasbourg, Colmar ou Metz, par exemple) ou pour certains achats (centre de détention de Muret pour le pain). Mais d’autres ont profité de la liberté de gestion que leur offrait la mise en place du budget global pour s’organiser comme ils l’entendaient. Les situations ont donc évolué en diversité et en complexité.
Un nombre significatif d’établissements a fait le choix d’adhérer à des groupements d’achats mis en place, généralement, par des établissements hospitaliers ou d’enseignement (maisons d’arrêt de Bar-le- Duc, de Colmar, ou de Mulhouse et centre pénitentiaire de Lannemezan par exemple). D’autres, en revanche, ont préféré sélectionner eux-mêmes leurs propres fournisseurs et négocier avec eux les conditions de prix et d’approvisionnement. Certains, compte tenu du volume de leurs besoins, s’attachent à passer des marchés : c’est principalement le cas de ceux dotés de l’autonomie comptable (centre pénitentiaire de Clairvaux ou maison centrale d’Ensisheim, par exemple). Mais on rencontre aussi des établissements qui choisissent localement leurs fournisseurs, sans mise en concurrence formelle : à Cahors comme à Dijon, ils effectuent des démarchages téléphoniques et retiennent les fournisseurs moins disants en passant des commandes, sans autre formalité et se contentent d’accords verbaux comme garantie du maintien des prix qu’ils obtiennent.
Certaines directions régionales (Toulouse ou Marseille, par exemple) considèrent que c’est à chaque directeur d’établissement de se déterminer pour choisir la solution qui lui permette de minimiser ses coûts. Cette politique contraste avec les choix effectués par quatre directions régionales où une démarche de regroupement des achats a été privilégiée. A Paris, elle a concerné les achats de pain, puis de produits surgelés et d’épicerie. A Lille, la rationalisation a été conduite en associant étroitement les établissements pour qu’ils établissent, avec l’aide de nutritionnistes et de professionnels de la restauration collective, une grille de menus standards : des marchés régionaux permettent à chaque directeur d’établissement de commander directement au fournisseur retenu les biens dont il a besoin. Ce schéma a été ensuite diffusé à Bordeaux et Lyon.
2 - Un manque d’efficacité
Au-delà des irrégularités qu’elle est susceptible d’entraîner, l’absence de doctrine en matière d’achats publics nuit à une utilisation efficiente des ressources de l’administration.
S’agissant, en premier lieu, des ressources humaines, l’éclatement actuel conduit à la multiplication des procédures et impose une charge lourde aux établissements qui ne disposent pas nécessairement des équipes capables de les mener à bien. Il rend plus difficile le développement de relations suivies avec les cellules des trésoreries générales ou des directions départementales de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, alors que ces dernières peuvent fournir un appui technique précieux pour la passation des marchés, comme l’ont montré les expériences menées à Bordeaux et Lille, où des rencontres thématiques ont été organisées.
Lorsque des marchés régionaux ont été passés, les personnels des directions régionales ont été livrés à eux-mêmes pour définir les procédures à mettre en oeuvre. Alors même que des expériences intéressantes avaient été menées à Paris ou à Lille, l’administration centrale a tardé à en diffuser les acquis auprès de l’ensemble de ses services. Elle n’a mis qu’avec retard à leur disposition les outils nécessaires (marchés types ou grilles de menus standards) qui auraient pu leur servir de modèle et leur éviter soit de refaire ce que d’autres directions régionales avaient déjà fait avant elles, soit de s’engager dans une procédure mal définie pour la reprendre après quelques mois, comme ce fut le cas à Dijon en 2002.
S’agissant, en second lieu, des moyens financiers, l’appréciation des défauts -ou des avantages- des procédures mises en oeuvre par l’administration pénitentiaire est incertaine puisqu’aucun audit n’a pu être mené à bien. Il n’est donc pas possible de dresser un bilan financier des démarches de régionalisation.
Théoriquement, elles sont rationnelles puisqu’elles limitent l’éparpillement des commandes et favorisent les économies d’échelle en permettant de faire jouer la concurrence et de donner à l’administration la surface nécessaire à une véritable négociation avec ses fournisseurs. Il s’agit là d’un atout précieux dont sont dépourvues les petites structures qui se trouvent dans une position de faiblesse relative pour négocier leurs prix.
Certaines directions régionales contestent pourtant cette analyse. Celle de Toulouse affirme que sa démarche, fondée sur une liberté totale de choix des fournisseurs par les chefs d’établissement, est responsabilisante et leur permet d’être très offensifs dans leur négociation. Selon elle, certains adaptent même leurs achats aux promotions décidées par les grandes surfaces. Mais, outre que son efficacité n’est pas démontrée [4], cette démarche ignore le coût lié à la surcharge de travail des personnels administratifs qui doivent surveiller les prix au jour le jour. Surtout elle est risquée car, à défaut de renouvellement des personnels, des habitudes d’achats peuvent se développer auprès de certains fournisseurs sans que l’indépendance des acheteurs à l’égard des entreprises puisse être garantie.
De surcroît, les quelques éléments de bilan dont disposent les directions régionales qui ont opté pour la régionalisation montrent que la démarche a été budgétairement rentable. Celle de Lille estime qu’entre 1997 et 1998, lors de sa mise en place, le marché a permis de réaliser une économie de plus d’un million d’euros qui se répartit entre une économie réelle (899 450 €) et une économie qualifiée de « réinvestie » et qui s’est traduite par une amélioration de la qualité des produits achetés, de leur présentation et de leur facilité de préparation (soit l’équivalent de 251 000 €). Certains établissements ont vu le prix des produits baisser de 8 à 53 % et ont pu utiliser les économies ainsi réalisées pour acheter des petits équipements ou procéder à des travaux d’entretien différés jusque là (remise en état de la buanderie et de la cuisine à la maison d’arrêt d’Arras, achat de matériels de cuisine à Dunkerque, rénovation de certains locaux à Douai, achat de mobiliers de cellule à Loos...).
A Bordeaux, une étude a également été réalisée lors de la mise en place du marché en 1999. Elle montre que les économies représentaient environ 200 000 € pour une année, le coût moyen de la journée alimentaire diminuant significativement en dépit de l’amélioration de la qualité des repas. Cette économie est certes modeste comparée au budget de la direction régionale (1,6 % de son montant) mais elle représente presque l’équivalent de l’augmentation de crédits constatée cette année là au titre du budget global de fonctionnement des établissements [5]. Le marché a donc pratiquement doublé la marge de manoeuvre de la direction régionale.
Sur un poste qui représente près de 20 % des budgets de fonctionnement des établissements, la perspective de telles économies est un argument qui plaide en faveur de la régionalisation. La démarche mérite que l’administration s’y intéresse pour en faire le bilan et pour définir ce qu’elle considère être le niveau pertinent d’approvisionnement pour chaque type de biens et de structures. Loin d’empiéter sur les compétences des directions régionales et des établissements, elle définirait ainsi ce qui incombe à chaque niveau de services déconcentrés. Cela relève d’une politique générale qui, en dépit d’efforts récents, reste très largement à définir en matière d’achats au sein de l’administration pénitentiaire.
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Les procédures d’exécution de la dépense des établissements pénitentiaires, conçues en 1957 pour leur donner l’autonomie nécessaire à leur fonctionnement quotidien, ne répondaient plus aux exigences d’une gestion moderne et n’assuraient ni l’efficacité de l’action administrative ni sa nécessaire transparence.
Consciente de ces insuffisances, l’administration s’est efforcée d’y remédier, tantôt en envisageant la transformation de ses services en établissements publics administratifs, tantôt en envisageant la création de régies. Mais aucun de ses projets n’a abouti, faute de s’inscrire dans une démarche suffisamment ambitieuse et globale.
Or la réforme ne pouvait plus être différée en raison de la gravité des dysfonctionnements observés. En outre, les procédures en vigueur ne permettaient pas à l’administration pénitentiaire de se conformer aux exigences de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui accroît la marge de manoeuvre des gestionnaires mais leur impose de rendre compte de manière approfondie de leur gestion. L’administration pénitentiaire était donc contrainte de remettre en cause tout son dispositif.
La réforme qu’elle est en train de mettre en place prévoit la suppression des comptables pénitentiaires et le transfert de leurs fonctions aux services de la comptabilité publique, seules des régies subsistant au sein des établissements en vue, notamment, de la gestion du pécule. Quant aux fonctions d’ordonnateur, elles seraient confiées à des entités dites « unités opérationelles » qui s’intègreraient entre les directions régionales et les établissements dont les compétences devraient être réduites.
Le projet de réforme en cours : la création d’unités opérationnelles
Le projet de réforme de l’organisation financière et comptable de l’administration pénitentiaire a été défini à partir des enseignements tirés de l’expérimentation menée au sein des directions régionales de Lyon puis Toulouse, Rennes, Marseille et Lille, pour la mise en oeuvre de la LOLF. Il s’agit de redéfinir la répartition des compétences entre les directions régionales, des unités opérationnelles de gestion (UO) infra régionales et les établissements qui, pour la plupart d’entre eux, devraient voir leurs compétences diminuer.
Les directions régionales devraient gérer les budgets opérationnels de programme (BOP) et répartir leur dotation globale en assurant le pilotage des politiques pénitentiaires ainsi que le contrôle et l’évaluation des actions. Le directeur régional se verrait reconnaître, comme par le passé, la qualité d’ordonnateur secondaire délégué du préfet de région, préfet du département siège de la DRSP. Un BOP spécifique central serait chargé de répartir les crédits d’équipement destinés aux opérations d’intérêt national.
Chaque BOP serait composé d’unités opérationnelles de gestion (UO) qui constitueraient le service gestionnaire de la fraction du BOP auquel elles sont rattachées. Ces UO regrouperaient un ensemble de services (établissements d’abord, puis SPIP) pour lesquels elles exerceraient les compétences effectives d’exécution des dépenses (liquidation et mandatement de l’ensemble des factures). Le paiement serait, pour sa part, pris en charge par la trésorerie générale. Le responsable de l’UO serait ordonnateur secondaire délégué du responsable du BOP.
Selon le schéma souhaité par l’administration centrale, le nombre d’UO serait limité ce qui permettrait une mutualisation des moyens humains sur chaque structure de gestion. A titre indicatif, 81 UO pourraient couvrir l’ensemble du territoire (hors DOM et TOM). Mais la détermination effective des UO relèverait des directeurs régionaux. A Lille par exemple, le directeur régional a choisi d’en désigner 7 : une par région administrative (Nord-Pas de Calais, Picardie, Normandie) pour gérer les crédits de fonctionnement des établissements situés dans leur ressort, quatre au niveau de la direction régionale pour gérer respectivement les dépenses des SPIP, les frais de la direction régionale, les paies et les dépenses d’équipement.
Cette réforme, qui clarifie enfin la répartition des compétences de chaque niveau de l’administration pénitentiaire en matière de gestion, devrait permettre de revenir à un mode normal d’exécution de la dépense pour gagner en souplesse et en transparence. Le recours aux services de la comptabilité publique devrait permettre de professionnaliser l’exercice des fonctions tout en garantissant à l’administration pénitentiaire un accès aux procédures et aux outils de gestion de droit commun (NDL). Il devrait aussi lui offrir l’opportunité de mieux utiliser ses ressources humaines et de les faire passer de fonctions d’exécution à des tâches de conception ou de contrôle. Les risques qui menacent son déploiement ne doivent pas, pour autant, être sous-estimés.
Le premier tient à ce que l’administration pénitentiaire ne peut plus faire l’économie d’un système informatisé de gestion pour succéder à GE et prendre en charge ses fonctions d’ordonnateur en s’articulant avec les applicatifs comptables du ministère des finances. Sa mise en oeuvre est d’autant plus urgente qu’elle conditionne la collecte d’indicateurs fiables sur la gestion qu’impose l’application de la LOLF.
Le second risque concerne la gestion des moyens humains. La réforme engagée en décembre 2005, et c’est tout son intérêt, modifie en profondeur le rôle de chaque catégorie d’agents et imposera des redéploiements importants en termes géographiques ou de fonctions. Source potentielle de déstabilisation pour les personnels concernés, elle justifie une forte politique d’accompagnement, de formation et d’explication de ses objectifs.
RECOMMANDATIONS
Les insuffisances constatées impliquent des mesures correctrices rapides en vue de la mise en oeuvre de la LOLF. Indépendamment de la réforme des procédures d’exécution des dépenses et des systèmes de gestion financière prévue par le décret 2 décembre 2005, il conviendrait notamment :
* de définir, en nombre limité, des indicateurs pour mesurer les résultats des politiques pénitentiaires et se substituer aux tableaux de bord dont la collecte ne devrait plus être exigée ;
* de mettre en place des méthodes de contrôle de gestion plus approfondies en sélectionnant des thèmes d’études communs et en conduisant de manière coordonnée les vérifications requises, aux niveaux national et local, en partenariat avec les équipes de contrôle de gestion des directions régionales ;
* de rationaliser les procédures d’achats, notamment alimentaires, en vue de mettre en place une politique cohérente dans le respect des règles applicables ;
* d’établir un calendrier précis de la réforme budgétaire et comptable et de le suivre rigoureusement.