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"Le système pénitentiaire à travers les luttes des détenus de 1970 à 1987" de Loïc Delbaere (Maîtrise d’Histoire, 2001-2002)

4 Conclusion

Mise en ligne : 11 avril 2007

Texte de l'article :

Conclusion

 « Nous sommes bien ennuyés des prisons auxquelles il faut absolument consacrer plusieurs jours, ne fût-ce que pour le décorum. Du reste nous sommes obligés de répéter si souvent la même chose que, lorsque nous parlons du système pénitentiaire, nous avons l’air de machines à ressort ou à vapeur  ». [1]

Depuis les années 70, des mouvements collectifs incessants se produisent. En dépit des traitements destructifs, des années d’enfermement supplémentaires, la rébellion revient périodiquement enflammer les prisons. L’exigence de liberté s’y manifeste sans ambiguïté. Les mutineries ressemblent à des combats de guerre civile, où les forces de l’ordre redeviennent peu à peu maîtres d’un espace dévasté. Les mutineries sont aussitôt contrées par un afflux massif de CRS, d’escadrons de gendarmes mobiles, épaulés par les unités d’élite (RAID, le GIPN ou le GIGN), selon la disponibilité des ces professionnels du retour au calme. Les mutineries, où ceux-ci officient en usant de toutes les techniques rodées de contre insurrection, avec du matériel lourd (hélicoptère, canons à eau...), se déroulent selon une liturgie éprouvée ; les mutins se rendent maîtres des quartiers de détention, les incendient, résistent à la progression de la force publique, et tentent de trouver refuge sur les toits d’où ils sont délogés. Les mutins, en détruisant complaisamment ce qui les opprime, font horreur, à travers les media, à la population qui chaque jour lutte pour sa survie. La population n’a pas cette ambition, cette liberté - ou ce courage - de détruire joyeusement ce qui les conditionne. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des cas à l’extérieur des murs - où l’expérience du malheur est vécue solitairement, et signifie souvent une misère individuelle -, l’expérience du malheur partagée par les détenus est une arme contre la solitude et le silence carcéral. Parce qu’elle trouve une résonance collective immédiate, malgré la volonté « administrative » de placer chacun dans un confinement purement individuel. Une telle expérience engendre une dangereuse cohésion. Cette cohésion a permis l’expression d’un refus, matérialisé par les révoltes. Les institutions (ici la Chancellerie, et les juges qui profitent de ce que l’administration pénitentiaire fait écran entre eux et les détenus) ont cet habitus qui leur permet de faire la sourde oreille aussi longtemps que possible, pour que s’essouffle le vent de la contestation, qui s’acharne obstinément à vouloir faire tomber les murs des prisons. L’état français fait usage des mêmes outils originels qu’il n’a jamais cessé de manipuler depuis que les peines carcérales interviennent dans la régulation des rapports délictuels et criminels qu’entretiennent les hommes et les femmes dans notre société. Le savoir et la connaissance des mécanismes qui régissent les comportements déviants, et leur traitement pénal sont connus et reconnus. Les généalogies des processus d’incarcération ont été décrypté, analysé par de très nombreux chercheurs, toutes disciplines confondues. Mais là ne réside pas l’essentiel du problème. Effectivement, dès après la mise en place des prisons révolutionnaires et du Code Napoléon, les penseurs et observateurs de l’époque avaient mis en évidence les travers de l’institution carcérale. Les taux de récidive n’ont jamais été aussi élevés que dans les systèmes d’incarcération massive. Conçu et défini par des bourgeois, le système carcéral aurait pu être efficace s’il leur avait été appliqué ; on est plus enclin à accepter et supporter des règles que l’on a soi-même fixé. Mais les concepteurs d’un outil de répression aussi massif et standardisé n’ont pas eu le vice de destiner l’enfermement à leur propre groupe d’appartenance sociale, politique et économique.
Aujourd’hui, les intellectuels n’existent plus. Ceux dont l’aura est reconnue par les media, et donc ceux qui pourraient être les vecteurs d’une prise de position collective (quelle qu’en soit la teneur), ne sont plus que les représentants de leur propre valeur marchande. Les prisonniers eux-mêmes sont atomisés par l’institution carcérale, qui gère en continu un stock de détenu(e)s . Les détenus dangereux, classés DPS, les plus à même - par définition- d’élever la voix au sein des murs des prisons, sont transférés d’établissements en établissements, mis à l’isolement et confinés au silence, dans les cas où leur comportement révèle une personnalité à la hauteur du fichage qui leur vaut un traitement spécial. Les détenus soumis aux conditions carcérales les plus arbitraires ont été ceux qui parmi les détenus montraient le plus d’énergie pour dénoncer les privations qui leur étaient imposées.

La construction de prisons toujours plus modernes, et la rénovation des prisons détruites par la colère des détenus, ont un coût financier qui découle d’une orientation politique pensée, réfléchie. L’introduction des prisons à gestion mixte a permis de répondre économiquement au problème carcéral ; désormais les établissements pénitentiaires peuvent être source de profits, aussi la viabilité du système s’en trouve confortée et pérennisée. Le législateur parait toujours préférer investir, après les crises, dans la réparation des dégâts matériels, plutôt que dans une gestion des ressources humaines. Cela permettrait de vider les prisons de tous ceux qui n’ont rien à y faire. A commencer par les étrangers, pourchassés en vertu des lois qui répriment les séjours irréguliers, mais aussi les usagers de produits toxiques criminalisés, et de la proportion toujours croissante de malades mentaux, qui empêchent les agents de l’administration pénitentiaire de réaliser pleinement leur mission. Quant à l’infime minorité de criminels dangereux, il serait d’autant plus facile que de créer les mesures de protection sociale qui cesseraient de faire peser sur l’ensemble du système pénitentiaire, et sur la population carcérale en particulier, la hantise de l’évasion et les rigueurs des dispositions sécuritaires. Confier cette tâche « d’intérêt public » à des personnels qualifiés, compétents et reconnus irait à l’encontre de toutes les orientations prises durant le dernier quart du XXe siècle, et cette optique, qui contraint à soulever des questionnements jusqu’ici laissés en suspens, semble devoir rester purement hypothétique. Les réformes ont ceci de particulier qu’elles sont intervenues à des moments précis, en réponses quasi mécaniques aux soulèvements organisés de détenus, et qu’elles redéfinissent les modalités de l’exécution des peines, s’attachant à réguler une multitude de travers observés et subis par les prisonniers. Au vu de l’absence de changement caractérisé dans la gestion du problème pénitentiaire, il apparaît que les réformes successives ont moins été dictées par l’urgence qu’il y avait à repenser le principe coercitif de pénalité plutôt que de ramener les prisons à leur époque. Aussi y a t’il lieu de se demander à quel point il est pertinent de parler de réforme pénitentiaire. Ces ajustements semblent suivre le précepte selon lequel la condition des prisonniers doit toujours être légèrement inférieure à la condition vécue par les couches pauvres de la population. Accorder aux prisonniers un confort de vie égal aux normes du monde libre serait un scandale pour la morale, et un attrait pour les populations victimes de la ségrégation sociale. Les réelles transformations concernent le parc immobilier de l’administration pénitentiaire, car c’est là le plus important des facteurs qui régit l’institution prison. Les compagnies de CRS sont désormais partie intégrante des cahiers des charges des constructions de prisons, et sont à même de neutraliser toute tentative de mutinerie en intervenant très rapidement. Quels qu’aient pu être les discours « d’accompagnement » aux constructions de nouvelles prisons, le constat a toujours été celui de l’accroissement de la population pénale. Un accroissement sans commune mesure avec celle de la population libre - libre et incarcérable. Une lutte sans merci s’est engagée contre la fuite des détenus, qui symbolise le mieux le refus de l’incarcération. Et dans cette lutte qui concerne quelques dizaines d’individus qui passent à l’acte, on prend le risque de marginaliser toujours plus, et dans des conditions (décriées avec parfois beaucoup de talent) telles qu’on se met à douter du sérieux de l’entreprise que constitue la privation de liberté.

Le Code Pénal, hérité de Napoléon, est resté quasiment inchangé, en ce qui concerne ses objectifs, à savoir la défense de la propriété et de la personne (sociale, s’entend). « L’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement avec sursis est populaire, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien », selon les études de Bruno Aubusson de Cavarlay  [2]. Appliquée au lumpenprolétariat, la privation de liberté est aujourd’hui l’avenir de ceux qui ne pourront se plier aux nouvelles forces de contrôle social, le travail déqualifié et sous payé, les personnes démunies, atteintes de troubles mentaux (Qui peut prétendre y échapper ? Quels sont ceux qui, même guettés par la démence « cliniquement décelable », peuvent échapper au courroux de la justice, à part ceux qui bénéficient de soutiens familiaux, moraux, ou financiers d’importance ? A quoi se résume aujourd’hui le soutien pour ce sous prolétariat enfermé ?).
On a l’impression que la prison est gérée à travers le prisme du fait divers, notamment en considération des échéances électorales. Ceux et celles qui ont le pouvoir de décision politique deviennent alors les propres prisonniers de leurs fantasmes. Les chefs de gouvernement font alors leur le regard qu’ils pensent être communément porté sur la question pénitentiaire, quand bien même cette vulgate populaire n’est fondée sur aucun élément tangible. Le fait divers par excellence, concernant les prisons, est l’évasion. Le luxe étant l’évasion s’accompagnant d’une prise d’otages, qui augmentent la prise de conscience de la responsabilité des gouvernants. L’évasion est le plus spectaculaire, le plus romanesque des évènements qui secouent périodiquement les établissements pénitentiaires. Quelques évasions réussies avec talent - par hélicoptère, avec armes - quelques fantasmes suffisent à perpétuer l’erreur flagrante que commettent les pays engagés dans des processus de criminalisation à outrance. 

Notes:

[1] Gustave de Beaumont, Lettres d’Amérique (1831-1832), Paris, PUF, 1973, page 167

[2] Cité par Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, op. cit., page 101