Faire un panorama des travaux réalisés sur la prison nécessite d’abord une prise de distance avec la récente vague médiatique. Postérieurement au livre du médecin-chef de la Prison de la Santé, V. Vasseur [1]
- qui a d’ailleurs fait des émules au sein même de sa profession [2] - et aux deux rapports parlementaires [3], on a assisté à un vrai déferlement de livres : des témoignages [4] aux travaux universitaires [5].
1. L’évolution des travaux académiques.
En 1975, peu après les révoltes des prisons de Toul, Melun et Nancy, M. Foucault publie Surveiller et punir [6]. Il montre, dans une perspective structuraliste, comment le système répressif a historiquement gagné le parti de l’ordre. Depuis, on peut, comme D. Salas, qualifier la période qui a suivi l’effervescence autour du thème de la prison dans les années 70 de « grand silence » [7]. Cette décennie a été dominée par les revendications humanitaires, relayées par les ouvrages de personnalités comme l’expert psychiatre S. Buffard [8], la secrétaire d’Etat pour les prisons, pendant la présidence de Giscard d’Estaing, H. Dorlhac [9] ou l’avocat J.-M. Varaut [10].
Aujourd’hui, la sociologie de la prison se caractérise en France principalement par des études spécialisées. On citera en particulier les travaux des chercheurs :
- G. Benguigui, A. Chauvenet et F. Orlic sur les surveillants [11],
- P. Combessie sur la relation entre établissement pénitentiaire et écosystème social [12],
- C. Rostaing sur les rapports sociaux dans les prisons de femmes [13],
- N. Bourgoin sur les suicides [14],
- M. Herzog-Evans sur le droit pénitentiaire [15],
- D. Lhuilier et N. Aymard sur les surveillants [16],
- A.-M. Marchetti sur le problème de l’indigence des détenus [17],
- L. Wacquant sur les politiques pénitentiaires des deux côtés de l’Atlantique [18],
- T. Dumanoir, C. Legendre et d’autres sur la création artistique en milieu carcéral [19],
- J.-L. Fabiani et F. Soldini sur la lecture [20], etc.
Toutefois, cette année 2000 a été marquée en France par deux recherches quantitatives sur les familles de détenus, l’une initiée par le CREDOC [21], l’autre par l’INSEE [22]. Il s’agit sans doute d’un début de dynamique, qui s’amorce autour de séminaires de recherches - à l’INSEE - ou de colloques [23]. Il faut aussi noter la préparation d’un doctorat sur le thème du parloir par C. Cardon [24].
2. La mobilisation militante et associative.
L’événement qui est survenu le 25 septembre 1831 à la prison parisienne de Sainte Pélagie est assez rare pour avoir marqué les esprits. Resté dans la postérité sous le nom de « l’enlèvement des sabines », il s’agissait du fait que des détenus et leurs compagnes avaient brisé les grilles des parloirs et s’en étaient allées dans les cellules.
C’est au début des années 80 que sont nées des émissions de radio relayant des « parloirs libres » en direction des prisons. Si Le téléphone du dimanche, transmise par une dizaine de radios catholiques, dont Radio Notre-Dame sur la région parisienne, existe depuis 1983, beaucoup d’autres existent [25].
D’autres initiatives, nées dans les années 80, sont devenues de véritables partenaires de l’Administration Pénitentiaire, notamment le Relais Enfants-parents et les structures d’accueil et d’hébergement réunies au sein de la FRAMAFAD (Fédération des Associations des Maisons d’Accueil des Familles et Amis des Détenus). Le Relais Enfants - Parents, association initiée par des psychologues et travailleurs sociaux, a commencé son action entre septembre et décembre 1985 à Fleury-Mérogis. Il est maintenant bien implanté en France.
Ces associations sont particulièrement attentives à la question du maintien du lien familial, qui est leur raison d’être, et sont donc régulièrement à l’initiative de colloques et de publications, comme celles de la FRAMAFAD, du Relais Enfants-parents [26] ou de la Fondation de France [27].
Les mobilisations des détenus dans les années 70 s’étaient emparées du thème des relations familiales et sexuelles. D’abord le CAP, constitué à partir des révoltes du début des années 70, animé par d’anciens prisonniers. Le CAPJ (Comité d’action prison justice) a pris le relais au début des années 80. En 1985, l’Association syndicale des prisonniers de France a essayé de conquérir le droit d’association pour les prisonniers.
On peut dégager deux courants qui tentent des convergences actuellement. Le premier est fortement lié à une mobilisation autour de l’immigration et de l’intégration. L’association des Familles en Lutte contre l’Insécurité et les Décès en Détention (FLIDD) [28], très liée au Mouvement Immigration Banlieue (MIB), a investi cette question des relations familiales, même si ce sont surtout les dysfonctionnements qui la préoccupent.
Le second courant de mobilisation s’est constitué à partir des luttes de détenus politiques et nationalistes - basques, bretons et corses - . Réunis en plate-forme au cours de l’année 2000, cette dernière a rejoint un collectif plus large en voie d’élaboration qui réunit principalement le MIB et les courants nationalistes. Ce courant est, à l’heure actuelle, principalement confronté à des problèmes organisationnels. Le fait que les participants refusent jusqu’à présent de donner un nom à leur initiative (on parle du « Collectif Prison ») exprime bien le flou qui règne encore.
Les prisonniers de droit commun sont souvent les parents pauvres des combats menés pour l’amélioration des conditions d’incarcération, comme le suggère la supériorité en nombre et en influence des associations en faveurs des détenus politiques (Amnesty International ou la Ligue des Droits de l’Homme, pour ne citer que les principales en France).
Après la pétition des prisonniers de Bois-d’Arcy et le Manifeste des détenus de Moulins-Yzeure pour le parloir intime [29] en 1997, c’est toute une réflexion que le collectif de Saint-Maur lance sur la place publique en 2000, relayé par une campagne de l’Observatoire International des Prisons (O.I.P.).
« On refuse encore en cette fin de vingtième siècle, à des humains incarcérés ce qui est, par ailleurs, accepté aux animaux des zoos : la sexualité. » [30]
Néanmoins, la lutte pour l’abolition des prisons s’accommode mal d’un combat pour l’amélioration de conditions de détention qu’impliquerait la prise en considération des relations familiales des personnes incarcérées. C’est notamment dans cette perspective que se placent certaines femmes de détenus.
« A propos de parloir libre, il ne donne qu’un peu d’esthétique et de confort aux belles âmes. Dans la pratique, il concilie l’hypocrisie et le sadisme du système carcéral. Cela revient à placer l’entrecôte alléchante sous le nez d’un affamé qui n’a pas le droit d’y toucher. ça relève du plus pur machiavélisme et, si ce n’est pas une forme de torture, que l’on m’explique ce que c’est. Il est vrai que cette réforme entre dans le cadre de « l’humanisation des prisons ». Elle n’est, dans les faits, que l’humanisation de l’émasculation des individus, et de leur déchéance. » [31]
3. Le niveau politique.
Rétrospectivement, on semble avoir assisté à l’émergence d’un consensus autour de la nécessité pour les enfants de voir leur parent détenu. On est loin de l’époque, où un médecin-inspecteur de l’Administration Pénitentiaire, Solange Troisier, pouvait écrire :
« De l’avis unanime des spécialistes, les visites des enfants à leur parent sont néfastes. Il en résulte des troubles graves et le traumatisme causé à l’enfant est irrémédiable. » [32]
Il est important de saisir l’influence d’expériences étrangères pour comprendre l’émergence et l’inscription sur l’agenda politique de la question des relations familiales des personnes incarcérées. Des « parloirs conjugaux » existent dans de nombreux pays : depuis 1925 au Mexique ou plus récemment, depuis 1982 au Danemark. En Espagne, des visites non surveillées, d’une durée limitée à deux ou trois heures, se déroulent dans une pièce composée d’un lit et de sanitaires. En Moldavie, il est permis des séjours de plusieurs jours au détenu et à sa famille dans un secteur de l’établissement pénitentiaire. Le Canada utilise les « visites familiales privées » qui permettent (jusqu’à une fois tous les deux mois) la rencontre (pendant 2 à 72 heures) sans surveillance, dans un pavillon ou mobil-home situé en dehors de la détention, mais sur le site pénitentiaire, des détenu(e)s avec des membres de leur famille ou avec des proches.
La dynamique internationale se manifeste également au niveau de la mise en place d’un droit international. Différents textes des Nations Unies sont favorables au maintien des relations familiales des personnes incarcérées. C’est notamment le cas de la résolution du 9 décembre 1988 sur la protection des personnes détenues. Plus fondamentalement, les Principes directeurs des Nations Unies pour la prévention de la délinquance, adoptés en 1990, comprennent la notion d’intégrité de la famille. Mais le principal est sans doute exprimé dans la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » [33]
Préserver les relations des détenus avec leur famille et/ou leurs proches, en particulier avec leur conjoint ou leur partenaire et avec leurs enfants, est également une préoccupation européenne. Les Règles pénitentiaires européennes de 1987, en particulier celles énoncées à l’alinéa 1 de l’article 43 et au point c de l’article 65, doivent permettre la mise en œuvre du principe du respect des liens familiaux des personnes incarcérées.
Dans le même sens, le Conseil de l’Europe a adopté cette recommandation en 1998 :
« Il devrait être envisagé de donner aux détenus la possibilité de rencontrer leur partenaire sexuel sans surveillance visuelle pendant la visite. » [34]
Le Comité européen pour la prévention de la torture a rappelé dans ces deux derniers rapports de 1991 et 1996 qu’il considérait que l’instauration de parloirs intimes était souhaitable, notamment en établissement pour peines, établissements dans lesquels des relations sexuelles avaient en tout état de cause lieu dans des conditions qu’il qualifiait de dégradantes.
« Entretenir des relations sexuelles dans de telles conditions est, de l’avis du CPT, dégradant à la fois pour le couple en question et les spectateurs obligés (que ce soit d’autres détenus/ visiteurs, ou des fonctionnaires pénitentiaires). » [35]
Toutefois, la dynamique internationale a ses limites : la Commission européenne des droits de l’homme [36] a estimé que le refus d’autoriser les relations sexuelles en prison se justifiait par le souci d’éviter les désordres qui ne manqueraient pas de survenir.
Sans aucun doute, l’apparition du Sida et la nécessité d’une politique réaliste [37] en milieu carcéral ont impliqué un recul de l’hypocrisie sur la sexualité des personnes incarcérées.
On retrouve la proposition de parloirs intimes dans le rapport Bonnemaison de 1989 [38] et le rapport du Ministère de la Justice de 1992 [39].
Deux mesures récentes permettent une meilleure prise en compte de la question du maintien des liens familiaux :
- les femmes détenues, enceintes ou avec leur enfant, se voient reconnaître un droit à l’allocation de parent isolé (API) [40] ;
- la loi du 15 juin 2000 [41], renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, prévoit qu’une libération conditionnelle peut être accordée à tout condamné - hors personnes responsables d’un crime ou d’un délit commis sur un mineur - à une peine privative de liberté inférieure ou égale à quatre ans, ou pour laquelle la durée de la peine restant à subir est inférieure ou égale à quatre ans, « lorsque ce condamné exerce l’autorité parentale sur un enfant de moins de dix ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle ».