Les droits de la personne et les normes juridiques
De nombreux instruments internationaux traitent des droits des détenus et de l’accès de ces derniers à des services de santé. Ces instruments internationaux sont pertinents aux problématiques de l’injection de drogue et de la transmission du VIH et du VHC en prison. Collectivement, ces lois, règles, normes et lignes directrices sont une expression des standards qui devraient guider les décideurs - législateurs et responsables des prisons. Il est important d’établir la distinction entre deux grandes catégories d’instruments qui protègent des droits, puisque chacune a des implications différentes pour les gouvernements. Le droit international des droits de la personne a force d’application légale, pour les gouvernements ; en revanche, les règles, normes et directives internationales ne sont pas des instruments du droit et, par conséquent, n’imposent pas d’obligations aux gouvernements.
Le droit international des droits de la personne
Les détenus conservent les droits civils qui ne leur sont pas retirés, expressément ou implicitement, par la perte de liberté que constitue l’emprisonnement.
Les droits de la personne sont garantis en droit, en vertu des lois sur les droits en la matière qu’ont adoptées les instances internationales. Ces droits protègent tous les êtres humains, collectivement et individuellement, contre des actions qui brimeraient leurs libertés fondamentales et leur dignité humaine. Les droits de la personne concernent principalement la relation entre l’État et une personne ou un groupe ; ils imposent aux États les obligations de respecter, de protéger certains droits fondamentaux ainsi que d’en favoriser le plein exercice. La communauté des nations reconnaît que tous les droits de la personne sont universels, interdépendants et interreliés. [1] Les États ont une obligation, quels que soient leurs systèmes politiques, économiques et culturels, de protéger et de promouvoir les droits de la personne.
Plusieurs lois internationales, quoique générales en essence, sont pertinentes aux droits des détenus dans le contexte de l’épidémie du VIH/sida :
- le Pacte international relatif aux droits civils et politiques [2]
- le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels [3]
- la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples [4]
- la Convention américaine relative aux droits de l’Homme [5]
- le Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’Homme traitant des droits économiques, sociaux et culturels [6]
- la Convention [européenne] de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales [7]
- la Charte sociale européenne. [8]
Étant donné que la plupart de ces traités, chartes et conventions sont basés sur la Déclaration universelle des droits de l’Homme, [9] adoptée par les Nations Unies, on observe d’importants recoupements des droits humains qu’ils garantissent. La Déclaration universelle a le statut d’instrument du droit international coutumier [10] et son application est obligatoire en droit, pour les États. De plus, les États qui ont ratifié un de ces pactes, déclarations ou chartes, ou qui en sont devenus parties, ont reconnu être légalement tenus de respecter, de protéger et de réaliser notamment les droits humains suivants :
- le droit à l’égalité et à la non-discrimination
- le droit à la vie
- le droit à la sécurité de la personne
- le droit de ne pas être soumis à la torture ou à une peine cruelle, inhumaine ou dégradante
- et le droit de jouir de la norme de santé physique et mentale la plus élevée qui soit atteignable.
La communauté internationale a généralement reconnu que les détenus conservent les droits civils qui ne leur sont pas retirés, expressément ou implicitement, par la perte de liberté que constitue l’emprisonnement. [11] Néanmoins, peu de lois internationales abordent expressément et en détail les conditions d’emprisonnement ou les droits des détenus. À cet égard, les règles, directives, normes et principes internationaux sont d’une utilité cruciale.
Règles, directives, normes et principes internationaux
Les règles, directives, normes et principes internationaux n’ont pas force de loi et, par conséquent, leur application n’est pas obligatoire pour les États. Il s’agit plutôt de documents de nature consensuelle en matière de politiques, généralement formulés par des organes des Nations Unies ou d’autres organes ou instances de gouvernement au palier régional, avec la participation des États membres. Bien qu’ils ne soient pas des lois, ces instruments sont importants pour deux raisons. Premièrement, ils fournissent des balises aux États en ce qui a trait aux types de lois et politiques domestiques qui sont considérées respecter, protéger et réaliser les obligations humanitaires qui leur incombent. On y décrit, souvent en détail, les conditions d’emprisonnement et le traitement des détenus qui sont acceptables. Deuxièmement, ces instruments sont « la manifestation de ... normes morales et philosophiques ». [12] En conséquence, on peut affirmer que les États ont à tout le moins une responsabilité éthique d’appliquer les règles, directives, normes et principes internationaux.
Les instruments spécifiques applicables à la situation des détenus imposent aux États des obligations négatives et des obligations positives, quant aux conditions de détention et au traitement des détenus ; il s’agit des suivants :
- les Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus [13]
- l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement [14]
- l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus [15]
- et la Recommandation no R (98)7 du comité des ministres aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire. [16]]
Trois instruments internationaux additionnels - une déclaration et deux ensembles de directives - sont pertinents à la situation des détenus dans le contexte du VIH/sida :
- les Directives de l’OMS sur l’infection à VIH et le sida dans les prisons [17]]
- la Déclaration d’engagement sur le VIH/sida, adoptée à la Session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies consacrée au VIH/sida [18]]
- et les Directives internationales sur le VIH/sida et les droits de la personne. [19]
Ces trois documents n’ont pas force légale. Ils sont tous issus d’une consultation ou d’une session spéciale d’un ou plusieurs organes onusiens. Les Directives de l’OMS proposent des normes - dans une perspective de santé publique, « que devraient observer les autorités pénitentiaires désireuses de prévenir la transmission du VIH en milieu carcéral et de prendre en charge les individus infectés par le VIH/SIDA. On espère que ces autorités les adapteront aux besoins locaux. » [20] Les Directives de l’OMS décrivent des principes généraux et abordent des aspects particuliers comme le test du VIH, les mesures de prévention, la gestion des détenus séropositifs, la confidentialité, les soins et le soutien des détenus séropositifs, la tuberculose, les femmes incarcérées, la détention juvénile, la liberté surveillée, la remise en liberté et la libération anticipée, les contacts communautaires, les ressouces, l’évaluation ainsi que la recherche.
Les États membres des Nations Unies, qui ont adopté à l’unanimité la Déclaration d’engagement sur le VIH/sida, au terme d’une session extraordinaire de l’Assemblée générale (UNGASS), n’ont fait mention d’aucun engagement spécifique relativement aux détenus ou aux prisons, mais ils se sont engagés à agir pour les droits humains [21] et à réduire la vulnérabilité à l’infection à VIH. [22] Les éléments de la Déclaration visant ces enjeux sont généralement applicables à la situation des détenus en tant que groupe vulnérable au VIH/sida.
La pertinence particulière des Directives de l’OMS ainsi que des Directives internationales sur le VIH/sida et les droits de la personne, relativement aux programmes d’échange de seringues en prison, est examinée dans la section qui s’amorce ici.
Le droit des détenus à la santé et l’accès à des seringues et aiguilles stériles
L’accès à du matériel stérile pour l’injection relève du droit à la santé, vu le risque plus élevé de transmission du VIH et du VHC qui s’associe au partage de ces instruments. De nombreuses lois internationales garantissent « le droit de toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale susceptible d’être atteint ». [23] Le droit à la santé impose aux États une obligation de promouvoir et de protéger la santé des individus et des communautés, ce qui inclut une responsabilité de veiller à la disponibilité de soins et fournitures de santé de qualité. Le droit à la santé, en droit international, devrait être compris dans le contexte du concept large de santé proposé dans la constitution de l’OMS - « un état de complet bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». [24]
Comme toute personne, les détenus ont le droit à la meilleure norme de santé atteignable, telle que garantie par le droit international. Les principaux instruments internationaux illustrent un consensus général à l’effet que la norme des soins de santé fournis aux détenus doit être équivalente à celle qui est disponible dans la communauté générale. Le neuvième des Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus affirme : « Les détenus ont accès aux services de santé existant dans le pays, sans discrimination aucune du fait de leur statut juridique. » [25] Dans le contexte du sida, l’équivalence en matière de « services de santé » inclut de fournir aux détenus les moyens de se protéger contre l’exposition au VIH et au VHC. Cette proposition est appuyée dans des documents de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe et de l’OMS. L’article 35 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne stipule : « Toute personne a le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales. » [26] On peut soutenir que ce droit s’applique aussi aux personnes incarcérées. De plus, l’élément 10 de la Recommandation no R (98)7 du comité des ministres aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire affirme : « La politique de santé en milieu carcéral devrait être intégrée à la politique nationale de santé et être compatible avec elle. Un service de santé en milieu pénitentiaire devrait pouvoir ... mettre en œuvre des programmes d’hygiène et de traitement préventif, dans des conditions comparables à celles dont bénéficie le reste de la population. » [27] Les Directives de l’OMS recommandent l’équivalence des soins de santé, y compris des mesures préventives ; elles recommandent aussi que les politiques générales adoptées dans le cadre des programmes nationaux de lutte contre le sida s’appliquent également aux détenus et à la communauté. [28]
Le principe de l’équivalence des soins de santé en prison a été appliqué par l’OMS à la problématique du VIH/sida. En 1991, le Bureau régional de l’OMS pour l’Europe a recommandé la fourniture de seringues stériles, en prison, comme élément d’une stratégie complète de prévention du VIH. [29] Deux ans plus tard, l’OMS a publié ses Directives. Le principe 1 des Directives de l’OMS souligne : « Tous les détenus ont le droit de recevoir, y compris à titre préventif, des soins équivalant à ceux qui sont mis à la disposition de la communauté, sans discrimination ... en ce qui concerne leur statut juridique ». [30] Le deuxième de ces principes affirme de plus que « Les principes généraux adoptés par les programmes nationaux de lutte contre le sida dans la population devraient s’appliquer également aux détenus ». [31] Les Directives de l’OMS sont sans équivoque à l’effet que « Dans les pays où des seringues et des aiguilles [stériles] sont mises à la disposition des toxicomanes dans la population, il faudrait étudier la possibilité de fournir du matériel d’injection [stérile] aux détenus, comme aux détenus libérés qui en font la demande. » [32]
Le droit des personnes incarcérées d’avoir accès à des normes adéquates de prévention et de soins est appuyé aussi par l’ONUSIDA. Devant la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies, l’ONUSIDA a déclaré : « En ce qui concerne les programmes efficaces de prévention et de soins en matière de VIH/sida, les détenus ont le droit qu’on leur fournisse les soins de santé de la norme médicale disponible dans la communauté ». [33] Cela concourt également à l’affirmation que, là où des seringues stériles sont fournies aux personnes qui s’injectent des drogues dans la communauté, les mêmes programmes doivent être disponibles en prison. De plus, la quatrième des Directives internationales sur le VIH/sida et les droits de la personne affirme expressément que les autorités carcérales devraient fournir aux détenus les moyens nécessaires à prévenir le VIH, y compris du « matériel d’injection stérile ». Ces Directives ont pour but de promouvoir le respect et la protection des droits de la personne dans le contexte du VIH/sida, de bénéficier aux gouvernements en « défini[ssant] clairement les modalités d’application des normes relatives aux droits de l’homme dans le contexte de l’épidémie d’infection du VIH ou de sida et ... les mesures spécifiques et concrètes à prendre tant sur le plan de la législation que dans la pratique », pour respecter leurs obligations en matière de santé publique, dans leurs situations respectives. [34]
Les codes de déontologie internationaux qui régissent la pratique des médecins et autres professionnels de la santé qui travaillent en prison appuient également la position selon laquelle des mesures complètes de prévention du VIH et du VHC, y compris l’échange de seringues, doivent être mises à la disposition des populations incarcérées. Le serment d’Athènes des professionnels de la santé carcérale, adopté en 1979 par l’International Council of Prison Medical Services, « reconnaît le droit des individus incarcérés de recevoir les meilleurs soins médicaux possibles » et il incite à ce que « les jugements médicaux soient fondés sur les besoins [des] patients et aient préséance sur toute question non médicale ». [35]
Les opinions internationales à l’appui du droit des détenus aux soins de santé ne se limitent pas aux documents susmentionnés. Des rapports du Comité européen pour la prévention de la torture ainsi que du huitième Congrès des Nations Unies ont exprimé des positions semblables, de même que des universitaires spécialisés en doctrine juridique et des experts médicaux, dans divers contextes nationaux, notamment aux États-Unis et en Australie. [36] Comme Jürgens l’a examiné en détail, les recommandations élaborées par la communauté internationale, en matière de VIH/sida en prison, appuient immanquablement l’« équivalence du traitement des détenus », l’importance de prévenir la transmission du VIH dans les prisons et de fournir les moyens de prévention nécessaires aux détenus, y compris des seringues stériles. [37]
Les obligations en droit canadien
Les principaux instruments internationaux illustrent un consensus général : la norme des soins de santé fournis aux détenus doit être équivalente à celle qui est disponible dans la communauté générale.
Entre autres lois internationales sur les droits de la personne, le Canada a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Par conséquent, le Canada est tenu de respecter, de protéger et de réaliser les droits garantis dans ces instruments, y compris le droit à la plus haute norme de santé atteignable. En ce qui a trait aux protections domestiques en matière de droits de la personne, Richard Elliott a soutenu que les articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés fournissent possiblement aux détenus un fondement juridique leur permettant de revendiquer la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues en prison. [38] L’article 7 protège le droit de ne pas être privé du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, hormis en conformité avec les principes fondamentaux de la justice ; l’article 12 fournit une protection contre les peines cruelles et inusitées ; et l’article 15 garantit le droit à l’égalité devant la loi ainsi qu’à la protection et au bénéfice égaux de la loi, sans discrimination fondée sur certaines caractéristiques personnelles.
Outre la Charte, les lois régissant les systèmes pénitentiaires imposent aux gouvernements des obligations de veiller à la santé et au bien-être des détenus. Le système des prisons fédérales est régi par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC) ainsi que par le Règlement qui l’accompagne. [39] En vertu des articles 85 et 99 de la LSCMLC, le Service correctionnel du Canada est mandaté de fournir à tout détenu les soins de santé essentiels et un accès raisonnable à des services non essentiels de santé mentale qui contribueront à le réhabiliter et à le réintégrer dans la communauté. La LSCMLC stipule que ces soins médicaux doivent « satisfaire aux normes professionnelles reconnues ». [40] Or on peut soutenir que, puisque l’échange de seringues est la norme acceptée dans la communauté, pour prévenir la transmission du VIH et de VHC par l’injection de drogue, ces programmes doivent être mis à la disposition des détenus de ressort fédéral, en vertu de la LSCMLC.
Le professeur Ian Malkin a analysé l’application du droit canadien de la négligence, en lien avec la transmission et la prévention du VIH dans les prisons. [41] Il a conclu que les gouvernements et les autorités carcérales, au Canada, seraient possiblement vulnérables à des contestations judiciaires pour leur refus de fournir aux détenus un accès à des seringues stériles, si un détenu pouvait démontrer qu’il a contracté le VIH par le partage de seringues pour s’injecter des drogues alors qu’il était en prison.
En 1991, le Bureau régional de l’OMS pour l’Europe a recommandé la fourniture de seringues stériles, en prison, comme élément d’une stratégie complète de prévention du VIH.
Dans les Directives internationales sur le VIH/sida et les droits de la personne on affirme expressément que les autorités carcérales devraient fournir aux détenus les moyens nécessaires à prévenir le VIH, y compris du « matériel d’injection stérile ».
Les gouvernements et autorités carcérales, au Canada, sont possiblement vulnérables à des contestations judiciaires pour leur refus de fournir aux détenus un accès à des seringues stériles.