V. Un autre obstacle à un véritable accès au droit à la protection de la santé et aux soins en prison : les difficultés des professionnels.
Aux problèmes graves des diverses atteintes à la dignité humaine, au non-respect du droit à la protection de la santé et à l’accès aux soins des détenus, aux conditions souvent indignes dans lesquelles vivent les détenus s’ajoutent des problèmes liés aux personnels : dévalorisation des métiers, ambiguïté des rôles.
A. La dévalorisation du métier de surveillant et l’ambiguïté de ses fonctions.
Les surveillants sont aujourd’hui, en France environ 22 300. Leur rôle est primordial dans une prison qui, par force, est un lieu de vie.
L’ingratitude de leur travail, la non reconnaissance des efforts qu’ils effectuent parfois pour humaniser l’incarcération favorise la mise au premier plan d’objectifs professionnels seulement centrés sur l’évitement de l’évasion. Les objectifs de réinsertion, qui sont seuls valorisants, finissent par disparaître au profit d’une attention extrême accordée au moindre signe suspect de transgression de l’ordre. La grande qualité humaine de certains surveillants passe ainsi inaperçue, remplacée par des mots d’ordre réducteurs et déshumanisants. Dans la société, il est aujourd’hui difficile de se prévaloir de la profession de surveillant alors qu’un objectif de réinsertion sociale faisant d’eux des « éducateurs » à part entière valoriserait leur mission sans nuire pour autant à leur rôle important dans le domaine de la sécurité. Ils éprouvent parfois le sentiment amer que tout effort porté à l’amélioration du sort des détenus est une soustraction à l’attention apportée à leur propre sort. Cette absurdité devrait pouvoir être sans cesse dénoncée.
Une récente recherche commanditée par la Mission de Recherche Droit et Justice a mis en évidence le fait que les surveillant(e)s se sentent atteint(e)s dans leur intégrité, leur dignité et leur identité. Ils vivent un malaise qu’ils disent lié au sentiment « de travailler dans la poubelle de la société, de n’être qu’un pion sur l’échiquier de l’établissement, d’être le jouet des fantasmes de l’opinion publique qui se déleste de sa haine, de son indignation... »
Et là apparaît clairement le lien étroit existant entre souffrance des personnes incarcérées et souffrance du personnel.
Il en résulte des questions d’ordre d’éthique. Elles touchent à la recherche de solutions pour « construire » des hommes dont le rôle est d’aider eux-mêmes à reconstruire d’autres hommes : existence de lieux d’écoute et de parole, formation approfondie et valorisante, choix de nouvelles méthodes de travail....
Mais la plus importante de ces questions est sans doute celle du sens.
Chargé d’assurer la sécurité et d’appliquer les mesures disciplinaires, de pratiquer des fouilles humiliantes sur des prisonniers nus, de participer à la protection de la santé et à l’accès aux soins, et de jouer un rôle dans la réinsertion, le plus souvent sans formation adéquate et sans consignes claires sur ces différentes fonctions, confronté à la « folie » d’un grand nombre de détenus, souvent méprisé par la société, le surveillant est placé dans une situation de confusion et de perte de repères sur le sens même de son métier.
Comme le souligne, en effet, le rapport cité plus haut : « les personnels pénitentiaires sont confrontés à un effondrement de toutes les frontières. Les limites qui s’effacent sont celles entre la raison et la folie, du normal et du pathologique. Ce sont aussi celles entre l’ordinaire et le fait divers, entre l’interdit et le possible ou encore entre la culpabilité et l’innocence.... »
B. Les difficultés et les ambiguïtés du rôle des soignants, médecins et
infirmières et assistants sociaux
Partagés entre leur mission d’assurer les soins d’urgence, les soins de fond et la prévention, de mettre en œuvre l’éducation à la santé, et de préparer la continuité des soins dans le cadre de la réinsertion ; confrontés à la lourdeur, à la rigidité et au caractère contraignant des règles pénitentiaires et à l’insuffisance de moyens accordés aux UCSA et aux SMPR ; mis en présence en permanence avec la maladie mentale hors du cadre de l’hôpital ; souvent coupés de toute possibilité de contact direct avec le détenu en dehors des consultations ; souvent contraints d’examiner à l’hôpital des détenus menottés et entravés en présence d’un surveillant ; souvent confrontés aux conditions de vie des détenus qu’ils savent incompatibles avec une protection de leur santé physique et mentale, les médecins et les infirmiers se trouvent souvent dans une situation extrêmement difficile et éprouvante, qui remet en cause la qualité de leurs missions et l’éthique même de leur profession.
Le médecin doit en plus assurer un rôle d’expert qui le place dans des situations difficiles d’un point de vue éthique. Par exemple, l’article D. 380 du Code de Procédure Pénale lui demande de « veiller à l’observation des règles d’hygiène collective et individuelle dans l’établissement pénitentiaire, de visiter l’ensemble des locaux de l’établissement et de signaler aux services compétents les insuffisances en matière d’hygiène et toute situation susceptible d’affecter la santé des détenus, et de donner son avis sur les moyens d’y remédier ».
On imagine le découragement qui peut gagner le médecin. Il risque même de finir par considérer comme normales des conditions de vie mettant en péril la santé physique et mentale des détenus, conditions qu’il signale régulièrement sans que cela n’ait d’effet.
D’autre part, le médecin doit à la fois être le soignant du détenu, et en cas de mesure d’isolement en cellule disciplinaire (le « mitard ») l’expert qui va autoriser la poursuite de la sanction. Comment établir dans ces conditions une véritable relation de confiance, essentielle dans le cadre de la relation de soin ?
Soulageant la souffrance dans un environnement qui la suscite en permanence, le soignant est placé dans une situation de confusion où se pose le problème éthique de la limite entre l’obligation de mener sa mission essentielle et le risque de devenir une caution, voire un complice de conditions de détention qui portent atteinte à la santé physique ou mentale des personnes auxquelles il se consacre.
Ce qui manque et qu’il faut développer, c’est une véritable reconnaissance par l’administration pénitentiaire du rôle de médiateur et du devoir d’ingérence des soignants dans les domaines relevant du droit à la protection de la santé, et plus largement, du respect de la dignité de la personne humaine.