On évoquera en guise de conclusion deux situations antagoniques : des formes traditionnelles de justice qui perdurent aujourd’hui et, à l’inverse, des conditions carcérales extrêmement rigoureuses, qu’elles soient répandues, comme les modes d’isolement dans les régimes occidentaux, ou plus exceptionnelles, comme les camps de prisonniers (camps nazis, goulags soviétiques, laogaï chinois).
Dans ce dernier cas, le but est précisément d’exclure les relations familiales. L’incarcération à vaste échelle réalisée par des régimes totalitaires vise des populations, que ce soit à partir de critères raciaux (les juifs, les tziganes ou les slaves chez les nazis) ou sociaux (les koulaks et ses multiples versions de « l’ennemi du peuple » dans les régimes communistes). En toute logique, le groupe familial est donc concerné en tant que tel par ces pratiques carcérales. Toutefois, on distingue deux projets : l’extermination (l’incarcération en vue de l’élimination de la population visée) et le projet de rééducation (qui passe par la séparation des membres et la négation de liens naturels). On a notamment eu en Union Soviétique des illustrations de cette perspective avec des pratiques de séparation en vue de la rééducation des enfants d’opposants au régime[144].
Le XXème siècle a raffiné les techniques d’isolement. Enrichies des expériences menées par exemple en R.FA. lors de l’incarcération des membres de la Fraction Armée Rouge[145], les pratiques carcérales tendent à recourir plus fréquemment à l’isolement. Ce mouvement est visible en France, où on assiste à la banalisation des Quartiers d’Isolement (Q.I.)[146], alors que les Quartiers de Haute Sécurité (Q.H.S.) avaient fait l’unanimité contre eux à la fin des années 70. Plus fondamentalement, les révoltes actuelles[147] dans les prisons turques montrent que l’accès à une modernité démocratique implique, pour ce pays, comme pour d’autres, de se conformer à des normes pénitentiaires européennes qui sont, dans la pratique, tragiquement désocialisantes.
Enfin, s’impose une évocation de traitements traditionnels des relations familiales des personnes enfreignant les lois sociales, souvent basés sur le principe de la réparation. Ainsi, dans certaines régions d’Afrique, on répare le viol d’une fillette par le mariage imposé à l’agresseur. Similairement, la Charte d’Ajarif (Haut Atlas, Maroc) prévoit que le clan de la victime reçoit, de celui du meurtrier, une femme, qui y réside jusqu’à ce quelle mette au monde un garçon. Le groupe retrouve donc, en cet enfant, le mâle que le meurtre lui avait fait perdre.
Autre exemple : au Cameroun[148], dans la chefferie bandjoun, existe une « prison à domicile ». On interdit au coupable toute activité publique à caractère économique ou social. Il lui est défendu de quitter le village et de recevoir des visiteurs. Pour matérialiser son isolement, on plante tout autour de son domicile des piquets de bois entrelacés de toun, une plante aux effets maléfiques. Il n’y a certes pas de répression physique, mais l’incriminé, exclu de la parenté, subit une violence symbolique conduisant à la souffrance morale et, à terme, à la mort précoce, parfois par suicide.
Ce petit détour final permet d’insister - si besoin est - sur les implications d’un sujet de recherche, qui révèle, en fait, la conception fondamentale qu’une société se fait de la famille.
Si la prison, institution historique, traite la famille de ceux qu’elle renferme selon les normes de l’époque et du lieu, le sociologue n’est pas moins contraint par les préoccupations politiques, sociales et académiques qui façonnent son champ d’investigation.