Les prisons du Canada devraient mettre en œuvre sans délai des programmes d’échange de seringues.
On recommande des programmes d’échange de seringues en prison depuis 1992
Nous l’avons expliqué en détail dans des parties précédentes de ce rapport, le taux d’infection à VIH dans les prisons du Canada est estimé être au moins dix fois plus élevé que celui de la population générale ; et le taux de VHC approche les 30%, parmi les détenus. Les conclusions de nombreuses études indiquent clairement la nécessité de programmes pour réduire le risque de transmission du VIH et du VHC entre les détenus qui s’injectent des drogues. De fait, les résultats de plusieurs études canadiennes signalent des taux d’infections à VIH et à VHC et d’utilisation de drogue par injection qui sont équivalents ou supérieurs à ceux observés dans des pays qui ont déjà mis en œuvre des programmes d’échange de seringues dans des prisons.
Depuis 1992, de nombreux rapports publiés par des instances gouvernementales et non gouvernementales ont recommandé et demandé expressément que les autorités fournissent des seringues stériles aux détenus des prisons du Canada (fédérales et provinciales/territoriales) ; notamment :
- en 1992 - HIV/AIDS in Prison Systems : A Comprehensive Strategy, Réseau d’action et de soutien des prisonniers et prisonnières vivant avec le sida (PASAN) [1]
- en 1994 - Le VIH/sida en milieu carcéral : rapport final du Comité d’experts sur le sida et les prisons, Comité d’experts sur le sida et les prisons, Service correctionnel du Canada [2]
- en 1996 - VIH/sida et prisons : rapport final, Réseau juridique canadien VIH/sida et Société canadienne du sida [3]
- en 1997 - Le VIH, le sida et l’injection de drogue : un plan d’action national, Groupe de travail sur le VIH/sida et l’usage de drogue par injection [4]
- en 1998 - HIV/AIDS in the Male-to-Female Transsexual/ Transgendered Prison Population : A Comprehensive Strategy, Réseau d’action et de soutien des prisonniers et prisonnières vivant avec le sida (PASAN) [5]
- en 1999 - Final Report of the Study Group on Needle Exchange Programs, Groupe d’étude sur les programmes d’échange de seringues, Service correctionnel du Canada [6]
- en 2002 - La lutte au VIH/sida dans nos prisons : trop peu, trop tard - Un rapport d’étape, Réseau juridique canadien VIH/sida [7]
- en 2003 - Ouvrir notre avenir : Une étude nationale sur les détenues, le VIH et l’hépatite C, Réseau d’action et de soutien des prisonniers et prisonnières vivant avec le sida (PASAN) [8]
- en 2003 - Protégeons leurs droits : Examen systémique des droits de la personne dans les services correctionnels destinés aux femmes purgeant une peine de ressort fédéral, Commission canadienne des droits de la personne. [9]
De plus, deux rapports de comités de la Chambre des communes ont demandé au Service correctionnel du Canada de permettre l’accès des détenus à des interventions de réduction des méfaits afin de réduire l’incidence d’infections hématogènes d’une manière qui soit conforme aux exigences de sécurité des établissements :
- 2002 - Politique pour le nouveau millénaire : redéfinir ensemble la Stratégie canadienne antidrogue, rapport du Comité spécial sur la consommation non médicale de drogues ou de médicaments [10]
- 2003 - Renforcer la Stratégie canadienne sur le VIH/sida, rapport du Comité permanent de la Santé de la Chambre des communes. [11]
Ensemble, le présent rapport et les onze précédents fournissent des preuves claires de l’efficacité des programmes d’échange de seringues et montrent l’évidente nécessité d’implanter de tels programmes dans les prisons canadiennes. Vu ce corpus, ajouté aux opinions fondées qui ont été exprimées à l’appui de la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues dans les prisons du Canada, les élus et les responsables des prisons ne peuvent plus prétendre de manière crédible qu’ils sont encore inconscients des risques associés à l’injection de drogue dans les prisons canadiennes, ou de l’existence de moyens d’efficacité démontrée pour réduire ces méfaits - comme les programmes d’échange de seringues. Or, en dépit des appuis à l’échange de seringues, exprimés par des organismes et des individus qui en parlent avec crédibilité et de manière informée, les gouvernements et les autorités pénitentiaires, au Canada, échouent encore à agir de manière résolue pour réduire les méfaits que l’on sait être associés à l’injection de drogue, comme la propagation du VIH et du VHC.
Tous les rapports susmentionnés sont de sources dignes de foi et contiennent des données importantes à l’appui des programmes d’échange de seringues en prison. Toutefois, trois d’entre eux revêtent une importance exceptionnelle en raison de la convergence de processus et d’intervenants impliqués dans la collecte de données et la rédaction.
Comité d’experts sur le sida et les prisons
Les gouvernements et les autorités pénitentiaires, au Canada, doivent agir de manière résolue pour réduire les méfaits associés à l’injection de drogue en prison, comme la propagation du VIH et du VHC.
En 1994, Le VIH/sida en milieu carcéral : rapport final du Comité d’experts sur le sida et les prisons, préparé comme son nom l’indique par un Comité d’experts sur le sida et les prisons (CESP), a été publié par le Service correctionnel du Canada. Le CESP avait été établi en 1992, à la demande du Solliciteur général du Canada, pour aider le gouvernement fédéral à promouvoir la santé des détenus de ressort fédéral, à protéger le personnel du SCC et à prévenir la transmission du VIH et d’autres agents pathogènes dans les établissements correctionnels fédéraux. Les membres du CESP étaient : un immunologiste clinique, chercheur et éthicien ; un médecin membre du Comité consultatif du SCC en matière de soins de santé ; une professeure en service social, d’ascendance autochtone ; et un ancien commissaire du SCC. Des employés du SCC et de Santé Canada agissaient comme observateurs auprès du Comité. Le CESP a examiné les lois et politiques, visité des prisons, interviewé des détenus de même que des employés de prisons, des experts et des organismes intéressés ; il a reçu des mémoires de 91 agences canadiennes et d’autres pays ainsi que de ministères et gouvernements du Canada. Le CESP a présenté ses constats et conclusions lors de rencontres et de congrès, et largement disséminé l’ébauche de son rapport. Il a reçu le feed-back de 50 organismes, individus et agences.
Le CESP a examiné et évalué la situation en vigueur ainsi que le débat à propos de la prévention des méfaits associés notamment à l’injection de drogue en prison. À propos du matériel d’injection stérile, le CESP a recommandé : [12]
Afin d’empêcher la transmission d’agents infectieux, le VIH en particulier, par suite du partage de matériel d’injection non stérile - et parce que le matériel d’injection n’est pas systématiquement et dûment nettoyé à l’eau de Javel - le CESP a conclu que le SCC doit examiner la question de l’accès des détenus à du matériel d’injection propre. Par conséquent, le CESP recommande que des études soient effectuées, en vue de trouver des moyens et d’élaborer des mesures, incluant l’accès à du matériel d’injection propre, qui permettront de réduire encore davantage le risque de transmission du VIH et les autres dangers découlant de l’utilisation de drogues injectables dans les établissements correctionnels fédéraux. Ces études devraient être effectuées par des personnes de l’extérieur du SCC, mais en collaboration avec celui-ci, et Santé Canada devrait y être impliqué activement. Elles devraient être précédées de consultations auprès des détenus, du personnel, de groupes communautaires et de spécialistes indépendants Elles devraient comprendre des projets pilotes valides sur le plan scientifique et être alliées à des mesures de planification, de communication et de sensibilisation, qui permettront d’accélérer la mise en œuvre de la distribution de matériel d’injection propre dans les établissements.
Groupe d’étude sur les programmes d’échange de seringues en prison
Le Final Report of the Study Group on Needle Exchange Programs, publié en 1999, a été préparé par le Groupe d’étude sur les programmes d’échange de seringues en prison, mis sur pied par le SCC et spécifiquement mandaté d’examiner la question de l’introduction de programmes d’échange de seringues dans les prisons fédérales canadiennes. En faisait partie notamment le Dr Peter Ford, médecin interniste spécialisé dans les maladies infectieuses, travaillant notamment à contrat pour le SCS aux soins des détenus séropositifs au VIH dans plusieurs prisons de l’Ontario, et co-auteur de quatre études épidémiologiques sur la prévalence du VIH et du VHC dans des prisons canadiennes. Ses autres membres incluaient des employés du SCC (aux services de sécurité et de santé ainsi que d’établissements pour femmes), d’organismes de santé et de la communauté, de Santé Canada, de même que des détenus et des membres du public. Le projet incluait un groupe de travail de représentants des services de santé et de la sécurité, qui ont fait la visite de trois prisons de la Suisse, afin de mieux s’informer sur les stratégies de réduction des méfaits et en particulier sur les programmes d’échange de seringues.
Dans le Final Report of the Study Group on Needle Exchange Programs, le Groupe d’étude a reconnu qu’un projet d’échange de seringues en prison : [13]
- contribuerait au respect de la promesse du gouvernement de bâtir des communautés plus sûres et renforcerait l’engagement du Solliciteur général à l’égard de la protection et de la sécurité du public ;
- pourrait joindre des détenus qui ont un risque relativement élevé d’infection à VIH et à VHC, et servir de portail pour les diriger vers d’autres services de santé appropriés, des programmes de traitement de la toxicomanie ainsi que des services sociaux et du counselling - ce qui serait propice à leur réinsertion dans la communauté après leur libération ;
- n’est pas, et ne peut pas être, un programme isolé : un programme d’échange de seringues doit être offert dans le cadre d’un ensemble complet de programmes de prévention et de traitement, incluant l’entretien à la méthadone, les traitement pour l’abus de drogues et la dépendance, ainsi que le counselling.
Le Groupe d’étude a formulé une recommandation par consensus à l’effet que le SCC procède : [14]
à obtenir une approbation ministérielle de principe, à un programme pilote multicentrique d’échange de seringue dans des établissements correctionnels fédéraux pour hommes et pour femmes, y compris l’élaboration et la planification du modèle de programme, et la mise en œuvre et l’évaluation du programme pilote.
Comité permanent de la santé
Le Groupe d’étude mis sur pied par le SCC lui-même, a affirmé en 1999 qu’un projet d’échange de seringues serait bénéfique au respect de la promesse du gouvernement de bâtir des communautés plus sûres et à renforcer l’engagement du Solliciteur général à l’égard de la protection et de la sécurité du public.
En juin 2003, le Comité permanent de la santé de la Chambre des communes a publié son rapport intitulé Renforcer la Stratégie canadienne sur le VIH/sida. Ce Comité se compose de membres du Parlement, de tous les partis politiques représentés à la Chambre des communes. Il a entendu des témoignages et reçu les mémoires écrits de nombreux groupes, organismes, individus et services ministériels, notamment de Santé Canada, du Service correctionnel du Canada, du Réseau juridique canadien VIH/sida et de l’Association canadienne de la recherche sur le VIH. Bien que le point de mire de l’examen et des recommandations du Comité portait sur les niveaux de financement de la Stratégie canadienne sur le VIH/sida, le Comité a recommandé, en lien avec la réduction des méfaits dans les prisons fédérales : [15]
que le Service correctionnel du Canada offre des stratégies de réduction des préjudices pour la prévention du VIH/sida parmi les utilisateurs de drogues injectables dans les établissements correctionnels sur la base de critères d’admissibilité similaires à ceux qui sont employés dans la collectivité en général (dans l’esprit de la recommandation contenue dans le rapport de décembre 2002 du Comité spécial sur la consommation non médicale de drogues ou médicaments).
Le Comité spécial sur la consommation non médicale de drogues ou médicaments avait quant à lui recommandé « que Service correctionnel Canada permette aux contrevenants incarcérés de bénéficier d’initiatives de réduction des méfaits afin de réduire l’incidence des maladies transmissibles par le sang, tout en respectant les exigences des pénitenciers en matière de sécurité. » [16]
Dans sa réponse au rapport du Comité permanent, la ministre de la Santé n’a pas abordé cette recommandation. [17]
L’obligation légale de respecter, protéger et réaliser le droit des détenus à la santé
Comme nous l’avons observé dans un chapitre précédent (« Les droits de la personne et les normes juridiques »), de nombreux instruments internationaux et canadiens établissent de manière détaillée la responsabilité légale et éthique des gouvernements, au Canada, de fournir des soins de santé, y compris les moyens pour la prévention du VIH et du VHC, aux détenus. Au constat des garanties et des normes formulées dans ces instruments, on peut affirmer que les prisons canadiennes (de ressorts fédéral et provincial/territorial) ont une obligation de fournir des seringues stériles aux détenus. De plus, il est plausible que des détenus ayant subi des dommages ou des préjudices, dus au fait que les autorités pénitentiaires ne leur donnent pas accès à des seringues stériles, aient là un motif pertinent d’action en justice contre ces autorités. Une telle action pourrait se fonder sur des dispositions de la Charte et sur la common law (par exemple, une action pour négligence).
L’insuffisance de l’eau de Javel
Au Canada, plusieurs prisons fournissent de l’eau de Javel aux détenus, pour la réduction des méfaits. [18] L’eau de Javel est une importante option, pour les détenus qui s’injectent des drogues mais qui n’ont pas accès à des seringues stériles. Cependant, elle n’est pas un substitut aux seringues stériles, pour les personnes qui risquent de contracter les infections à VIH et à VHC en s’injectant des drogues.
L’efficacité d’une désinfection adéquate à l’eau de Javel pour l’élimination du VIH dans le matériel d’injection est établie, [19] mais l’eau de Javel n’est pas complètement efficace contre la transmission du VHC. [20] De plus, des études ont montré que plusieurs utilisateurs de drogue par injection ont de la difficulté à se souvenir de la méthode de désinfection adéquate d’une seringue au moyen d’eau de Javel. [21] Dans plusieurs études, la moitié des utilisateurs, voire une proportion encore plus grande, ne connaissaient pas ou n’appliquaient pas la méthode adéquate de désinfection des seringues à l’eau de Javel. [22] Par conséquent, l’eau de Javel n’est pas considérée comme l’étalon or, pour prévenir la transmission d’agents pathogènes entre utilisateurs de drogue par injection. De plus, en ce qui concerne le cas particulier des mesures de réduction des méfaits en milieu carcéral, des données de l’Australie montrent qu’une proportion considérable des détenus n’ont pas recours à l’eau de Javel même si elle est disponible. [23] La probabilité d’une désinfection efficace de la seringue avec de l’eau de Javel est en outre réduite, en prison, parce que la procédure exige un certain temps et que certains détenus peuvent être réticents à faire quoi que ce soit qui pourrait accroître leur risque qu’un employé découvre qu’ils s’injectent illicitement des drogues.
Bien que la fourniture d’eau de Javel aux détenus soit une mesure positive, le problème de non-recours au programme et son efficacité incomplète contre la transmission du VHC indiquent que cette mesure, à elle seule, est une réponse clairement insuffisante devant les risques sanitaires que pose le partage de seringues en prison. Il a même été avancé que la réutilisation d’une seringue contenant le VIH et qui a été nettoyée à l’eau de Javel pourrait en fait augmenter le risque de transmission du VIH. [24] Plusieurs des études qui ont fait valoir l’utilité de l’eau de Javel, comme moyen de réduction des méfaits, ont conclu également que l’accès à des seringues stériles est préférable à la désinfection de seringues usagées. [25]
Les expériences de programmes d’échange de seringues examinées dans le présent rapport mettent en relief d’autres avantages sanitaires associés à l’échange de seringues pour les détenus - et que la désinfection à l’eau de Javel ne procure pas ; notamment, une importante réduction des abcès et d’autres problèmes de veines résultant de la réutilisation d’aiguilles usagées ou endommagées et, dans certains établissements, une réduction considérable des surdoses mortelles et non mortelles.
Les programmes d’échange de seringues ont aussi rehaussé la sécurité pour les employés de prison, en réduisant ou en éliminant leur risque de se piquer sur des aiguilles cachées, lors de fouilles de cellules ou corporelles. La fourniture d’eau de Javel n’offre pas cet avantage au personnel de prison si les seringues et aiguilles, considérées comme des objets de contrebande dans les établissements, sont cachées plutôt que rangées à un endroit désigné et visible.
Dans ce contexte, le fait que l’eau de Javel constitue une mesure sanitaire sous-optimale ne concerne pas seulement le Canada, mais tous les systèmes pénitentiaires du monde où l’on fournit de l’eau de Javel ou d’autres désinfectants sans donner accès à des seringues stériles. D’après l’ONUSIDA, la fourniture aux détenus d’eau de Javel non diluée, pour la réduction des méfaits, a été adoptée dans des prisons d’Europe, d’Australie, d’Afrique ainsi que d’Amérique centrale. [26] Or les élus et les responsables de prisons, dans les ressorts où l’on fournit de l’eau de Javel aux détenus sans leur donner de seringues stériles, pourraient améliorer considérablement la santé et la sécurité des détenus, des employés de prison ainsi que du public en mettant en œuvre des programmes d’échange de seringues.
Le traitement d’entretien à la méthadone, solution partielle à des méfaits de l’ID
Les prisons (fédérales et provinciales/territoriales) du Canada ont une obligation légale de fournir aux détenus l’accès à des seringues stériles.
Le traitement à la méthadone est un élément crucial d’une stratégie complète de réduction des méfaits, tant en prison que dans la communauté : il s’agit d’une option importante pour les personnes qui désirent cesser de s’injecter de l’héroïne. La méthadone est une substance qui se consomme par voie orale et qui bloque les symptômes du sevrage d’opiacés. [27] Le traitement d’entretien à la méthadone (TEM) est efficace pour réduire les principaux risques, méfaits et coûts associés à la dépendance non traitée à des opiacés, parmi les patients qui amorcent et poursuivent un TEM. [28] Ce traitement est associé à une réduction des taux de transmission du VIH et d’hépatites virales. [29] Dans le monde, un nombre croissant de systèmes pénitentiaires offrent à présent le TEM aux détenus. [30] Les évaluations de programmes de TEM en prison ont conclu à des résultats positifs. [31] Par exemple, une étude dans une prison de la Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, a mesuré des taux plus faibles d’usage d’héroïne, d’injection de drogue ainsi que de partage de matériel d’injection parmi les détenus inscrits à un TEM, en comparaison avec ceux d’un groupe-témoin. [32]
Au Canada, en mai 2002, le SCC a élargi l’accès au TEM dans ses établissements. [33] En vertu de sa politique révisée, les détenus qui recevaient un TEM avant d’être incarcérés peuvent désormais continuer ce traitement en prison, et les détenus qui satisfont aux critères d’accès élargi peuvent faire une demande afin de commencer un TEM alors qu’ils sont incarcérés. L’expansion des critères d’accès au TEM a été fondée en partie sur des évaluations réalisées par le SCC, qui ont démontré que le TEM avait un impact positif sur les résultats après la libération, ainsi que sur le comportement en établissement. [34] L’accès au TEM dans les prisons de ressort provincial/territorial varie grandement. [35]
En dépit de son utilité, plusieurs raisons mènent au constat que l’entretien à la méthadone en l’absence d’un programme d’échange de seringues est toutefois une réponse insuffisante au risque de transmission du VIH et du VHC entre détenus par l’injection de drogue. Principalement, le TEM, en tant que forme de traitement de la dépendance à l’héroïne, ne bénéficie pas aux détenus qui n’y ont pas accès ou recours. Or on peut identifier au moins quatre situations possibles où des détenus qui consomment de l’héroïne n’auront ou n’ont pas accès à un TEM. Premièrement, il se peut que certains choisissent de ne pas demander ce traitement. Deuxièmement, malgré une dépendance à l’héroïne, il se peut que des détenus ne satisfassent pas aux critères d’admissibilité à la continuation d’un TEM, une fois ce traitement amorcé. Troisièmement, les politiques actuelles du SCC prévoient des nombres maximaux de détenus qui peuvent être inscrits simultanément à un TEM - en fonction de la capacité de chaque établissement d’administrer le programme. Le problème du manque de capacité et de ressources n’est pas unique au SCC - il se rencontre probablement parmi plusieurs autres systèmes pénitentiaires de provinces ou territoires canadiens. Quatrièmement, la démarche de demande d’un TEM requiert un certain temps, de même que l’amorce de ce traitement, pour un détenu auquel il est accordé. Il en résulte plusieurs situations éventuelles où des détenus dépendants de l’héroïne pourraient continuer de s’injecter de l’héroïne et de s’adonner à des comportements à risque en dépit de l’existence d’un programme de TEM dans la prison.
De plus, en vertu des directives adoptées, le TEM n’est accordé qu’aux détenus qui ont une dépendance physique à un opiacé d’après des critères standard (habituellement ceux établis dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, de l’American Psychiatric Association). Par conséquent, le TEM n’est pas indiqué médicalement pour des personnes qui font un usage occasionnel ou récréatif d’opiacés par injection, et qui, elles aussi, continueraient probablement de s’injecter et possiblement de partager des seringues en l’absence d’instruments stériles pour l’injection. Par ailleurs, il existe souvent dans les prisons des obstacles à la fourniture optimale de méthadone. Étant un traitement médical, l’entretien à la méthadone nécessite l’implication d’un médecin qui, d’une part, a la formation nécessaire pour fournir un traitement de méthadone, et d’autre part, qui appuie la philosophie du recours à un traitement de substitution. Au Canada et dans le monde, il se peut que de tels médecins ne soient pas présents dans toutes les prisons.
Il se peut aussi que des détenus continuent de s’injecter des drogues illégales autres que l’héroïne, même lorsqu’ils reçoivent un TEM. Le gouvernement de l’Espagne a reconnu cette réalité et en fait mention parmi les raisons pour lesquelles il permet aux détenus qui suivent un TEM d’avoir aussi accès à l’échange de seringues. [36] L’injection d’héroïne peut se poursuivre chez les détenus qui ne reçoivent pas une dose de méthadone suffisante pour contrer leurs symptômes de sevrage, ou ceux qui s’injectent des narcotiques afin de traiter eux-mêmes une douleur associée à une maladie chronique.
En outre, le traitement à la méthadone n’est utile qu’en cas de dépendance aux opiacés. N’étant donc pas un moyen de réduction des méfaits pour les personnes qui s’injectent des drogues non opiacées, comme la cocaïne, il ne prévient pas les pratiques non sécuritaires d’injection parmi les utilisateurs de ces autres drogues.
En somme, bien que le TEM soit un élément crucial d’une stratégie de réduction des méfaits, seul ou en combinaison à la distribution d’eau de Javel il ne constitue pas une réponse suffisante au risque de transmission de pathogènes par l’injection de drogues en prison. De plus, pour des raisons semblables à celles qui sont présentées dans la section précédente (« L’insuffisance de l’eau de Javel »), la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues dans des prisons a entraîné d’autres bienfaits importants pour la santé des détenus et la sécurité du personnel, qui ne peuvent être procurés par le TEM seul ou en combinaison avec la fourniture d’eau de Javel.
Les opinions d’employés correctionnels
La réticence du gouvernement fédéral canadien et des gouvernements des provinces et territoires du Canada à introduire des programmes d’échange de seringues en prison est attribuable en partie aux objections, réelles ou appréhendées, du personnel. En 1999, le Syndicat des employé-es du Solliciteur général, qui représente les agents correctionnels, a exprimé son opposition à l’idée de programmes d’échange de seringues dans les prisons fédérales. [37] Cependant, les données sur les attitudes des employés de prison à l’égard des programmes d’échange de seringues sont peu concluantes. Par exemple, lorsque les chercheurs du Comité d’experts sur le sida et les prisons ont examiné les attitudes des employés du SCC à l’égard d’initiatives de prévention du VIH, 15% des agents correctionnels et 31% des employés de santé en prison étaient en faveur de rendre des programmes d’échange de seringues disponibles en prison. [38] Ce sondage a été réalisé il y a dix ans. Depuis ce temps, les développements pertinents incluent : de nouvelles données sur d’importantes augmentations des taux de VIH et de VHC parmi les détenus ; de nouvelles preuves de la mise en œuvre réussie et sécuritaire de programmes d’échange de seringues dans des prisons d’autres pays ; des données sur la mise en œuvre et l’expansion ultérieure du TEM dans les prisons fédérales canadiennes ; et des programmes d’éducation actualisés, en matière de VIH/sida. Les attitudes et les opinions peuvent évoluer. Cette évolution peut résulter de connaissances et informations acquises de première main, ou de programmes d’éducation en milieu de travail. Par conséquent, il est raisonnable de s’attendre à ce que le nombre d’employés correctionnels qui appuient la mise en œuvre de programmes d’échange de seringues dans les prisons soit à présent plus élevé.
Les élus et responsables des prisons, au Canada, devraient être informés des données sur les attitudes du personnel dans les prisons d’autres pays. Un récent examen des études sur les programmes d’échange de seringues des prisons suisses, allemandes et espagnoles a permis de constater que le personnel est maintenant généralement en faveur de ces programmes, bien que les taux de réponse aux sondages étaient variables. [39] Par ailleurs, comme il est mentionné précédemment dans le présent rapport, notamment en lien avec la situation en Allemagne et en Moldavie, les attitudes des employés ont évolué à mesure que ces derniers ont pu se familiariser directement avec les programmes d’échange de seringues et l’éthos de la réduction des méfaits, et qu’ils ont été impliqués dans la mise en œuvre et l’examen de ces programmes.
Il est important de souligner que, depuis quelques années, plusieurs ressorts canadiens ont procédé à une mise en œuvre sécuritaire et réussie de mesures de réduction des méfaits - comme la distribution de condoms et d’eau de Javel - en prison, en dépit de la controverse initiale qui entourait ces mesures. La mise en œuvre de ces programmes a démontré que, malgré les inquiétudes initiales de certains, les mesures de réduction des méfaits n’ont ni « lancé le mauvais message », ni conduit à des augmentations de l’usage ou de la contrebande de drogue, de la violence contre des employés ou entre des détenus, ni à un vandalisme accru. Ensemble, le constat de cette évolution et les leçons tirées des programmes d’échange de seringues dans d’autres ressorts devraient être gardés à l’esprit, dans la réaction aux craintes d’employés à l’effet que l’introduction de programmes d’échange de seringues en prison puisse avoir des conséquences négatives de ce type.
L’efficacité du rapport coût-bienfaits des programmes d’échange de seringues en prison
Le traitement à la méthadone est un élément crucial d’une stratégie complète de réduction des méfaits, tant en prison que dans la communauté.
L’efficacité coût-bienfaits de l’échange de seringues n’a pas été directement étudiée en prison, mais elle a été démontrée dans la communauté. Un récent rapport a conclu que l’investissement dans des programmes d’échange de seringues dans la communauté, en Australie, avait conduit à des économies de 15 fois supérieures aux montants investis, en raison des cas d’infection qui ont été évités, en 10 ans. [40] Un modèle mathématique de cette rentabilité, utilisant les États-Unis comme exemple, a établi que les bienfaits économiques des programmes d’échange et de mise au rebut des seringues sont considérables. [41] Une analyse des programmes d’échange de seringues dans l’État de New York a démontré que ces programmes étaient à la fois efficaces sur le plan coût-bienfaits et une source d’économies sur le plan sociétal. [42]
Même en l’absence d’une analyse économique particulière au contexte des prisons, la rentabilité des programmes d’échange de seringues au palier sociétal est un argument pertinent et de poids. On peut soutenir que les conclusions d’études qui ont mesuré le rapport coût-efficacité avantageux des programmes d’échange de seringues dans la communauté sont des indicateurs valides du potentiel d’économie de coûts qui s’associe à de tels programmes en prison. Notamment, étant donné que la majorité des détenus finissent par retourner dans la communauté, où ils auront recours aux services sociaux et de santé, la majorité des coûts associés aux infections par le VIH et le VHC retombent éventuellement sur la communauté. Par conséquent, un examen du rapport coût-efficacité des programmes d’échange de seringues en prison ne devrait pas être limité à l’évitement de coûts pour le système pénitentiaire. En particulier dans un pays comme le Canada, où les gouvernements fédéral et provinciaux/territoriaux financent une grande partie des soins de santé et médicaments d’ordonnance dans la communauté (et leur totalité, dans les prisons), toute analyse économique de cette question devrait tenir compte de l’ensemble des économies pour les gouvernements.
Les économies de coûts associées à chaque cas évité de VIH et de VHC sont considérables. Pour le VIH, par exemple, une récente étude canadienne a montré que le coût direct médian de la fourniture de soins médicaux (y compris les médicaments, les soins hospitaliers, externes ainsi qu’à domicile) à un patient, pendant un mois, en Alberta pendant l’année 1997-1998, était de 1 036$ (en valeur de dollar ajustée pour 2001). [43] Ainsi, sur une base annuelle, chaque cas de VIH évité équivaut à des économies de 12 432 $ (basées sur la valeur du dollar ajustée pour 2001). Pour mettre cette somme en perspective, le coût d’un distributeur automatique de seringues est d’environ 3 000 €, [44] soit l’équivalent d’approximativement 4 700 $ CDN. Même en supposant que des programmes d’échange de seringues contribueraient à prévenir un nombre relativement limité de cas de transmission du VIH et/ou du VHC parmi les détenus s’injectant des drogues, le coût de ces programmes serait maintes fois absorbé par les économies réalisées. De plus, ces programmes contribueraient aussi possiblement à réduire les besoins en ressources pour traiter d’autres problèmes de santé associés à des pratiques d’injection peu sécuritaires, notamment des infections au point d’injection.
Le temps d’agir, pour les élus et les responsables des prisons, au Canada
On devrait mettre en œuvre sans délai des programmes d’échange de seringues dans des prisons du Canada. Depuis 1992, les autorités pénitentiaires y ont été incitées à plusieurs reprises par des organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, des groupes d’étude et des comités de spécialistes. L’expérience et les données à propos des programmes d’échange de seringues qui existent à présent dans des prisons de six pays démontrent que ces programmes :
- ne compromettent pas la sécurité des employés, ni des détenus ; et de fait, font des prisons un milieu de travail et de vie qui est plus sûr ;
- n’entraînent pas d’augmentation de la consommation de drogue ou de son injection ;
- réduisent les comportements à risque et la transmission de maladies (comme les infections à VIH et à VHC) ;
- ont d’autres effets positifs sur la santé des détenus ;
- sont efficaces dans une grande diversité de prisons, dans six pays ; et
- fonctionnent avec succès par diverses méthodes de distribution du matériel d’injection, selon les besoins des employés et des détenus, dans divers types de prisons.
Nous ne saurions nous limiter à dire que les programmes d’échange de seringues sont une mesure de santé publique efficace pour réduire des méfaits associés à l’injection de drogue (comme la transmission du VIH et du VHC) en prison comme dans la communauté. Le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces et territoires, au Canada, ont une obligation légale de respecter, de protéger et d’assurer le plein exercice du droit des détenus à la santé. Reconnu en droit international, ce droit inclut d’avoir accès aux mesures sanitaires préventives. Dans le contexte de l’épidémie du VIH/sida, les programmes d’échange de seringues constituent un moyen dont l’efficacité est démontrée, en tant que moyen sanitaire préventif pour les personnes qui risquent d’être exposées à l’infection par le VIH. Or, vu la persistance de l’injection de drogues illicites dans les prisons, et vu les données sur le partage de seringues parmi les détenus qui s’en injectent, les programmes d’échange de seringues en prison sont un élément crucial du droit à la santé des détenus qui s’injectent des drogues.
De plus, tout indique que de tels programmes en prison présentent un rapport coût-efficacité avantageux et qu’ils conduiraient même à des économies pour les gouvernements du Canada.
Des décisions de santé publique aussi importantes devraient être prises par les gouvernements en se basant sur les données disponibles et en conformité avec les obligations légales des États - et non sur des sondages d’opinion publique ou des considérations politiques. Les responsables des prisons ne doivent pas, non plus, prendre des décisions relativement à l’échange de seringues en fermant les yeux sur les données qui existent dans d’autres pays et en faisant fi de leurs obligations légales, comme on le fait depuis trop longtemps dans ce dossier, au Canada. Les élus et les responsables des prisons doivent faire preuve de leadership en la matière. Le leadership est aussi nécessaire de la part des employés de prison (agents correctionnels et employés des services de santé) et des médecins externes qui travaillent dans des prisons. Les gouvernements, au Canada, et en particulier le SCC, ont été des leaders dans l’introduction de mesures de réduction des méfaits en prison : de nombreux systèmes pénitentiaires du Canada ont déjà mis en œuvre la distribution de condoms et d’eau de Javel, le traitement d’entretien à la méthadone, et l’éducation des détenus et des employés à propos du VIH - bien qu’il reste du travail à faire pour veiller à ce que les détenus, à l’échelle du pays, aient un accès sûr à ces moyens.
Bien que l’introduction de ces mesures de réduction des méfaits ait soulevé des débats et une certaine résistance initiale, elles sont aujourd’hui largement acceptées comme faisant partie de la responsabilité des systèmes pénitentiaires envers les détenus - et elles n’ont pas affecté la sécurité, ni le maintien de l’ordre, dans les établissements. L’existence de ces mesures et l’expérience acquise dans leur mise en œuvre, couplées à l’expérience et aux données internationales en lien avec des programmes d’échange de seringues en prison, sont les pierres d’assise pour implanter l’échange de seringues dans les prisons du Canada.
Recommandation
Les services correctionnels fédéraux et provinciaux/territoriaux, au Canada, devraient adopter immédiatement des mesures pour mettre en œuvre des programmes pilotes multicentriques d’échange de seringues en prison.
Un récent examen des études sur les programmes d’échange de seringues des prisons suisses, allemandes et espagnoles a révélé que le personnel est maintenant généralement en faveur de ces programmes.