CENTRE D’HISTOIRE SOCIALE DU XXe siècle, UMR CNRS 8058
Groupe d’étude de la récidive en Europe (GÉRE) / 5 juin 2007
DES DÉLITS... ET DES « PEINES PLANCHERS »
Un projet de loi déflationniste en matière carcérale ?
par Pierre V. Tournier [1]
D’après Le Monde daté du 12 mai 2007, le projet de loi qui sera examiné en juillet prochain, visant à créer les « peines planchers », devait s’appliquer aux crimes et aux délits passibles d’au moins dix ans de privation de liberté : l’auteur serait condamné à un minimum de 50 % de la peine maximale à la deuxième infraction, à 75 % de peine à la troisième infraction et à 100 % à la quatrième. C’était du moins ce qu’il ressortait des déclarations de Mme Emmanuelle Mignon, alors directrice des études à l’UMP et désormais directrice du cabinet du Président de la République.
Aussi, dans un article précédent, nous avions rappelé un certain nombre de données concernant le devenir judiciaire de sortants de prison qui avaient purgé des peines pour crime : homicides volontaires, agressions sexuelles ou autres atteintes sexuelles sur mineur, de nature criminelle et vols de nature criminelle (exemple : vol commis avec usage ou menace d’une arme, vol en bande organisée...) [2].
1. - L’avant projet soumis au Conseil d’Etat
Depuis lors, la nouvelle Garde des Sceaux, Mme Rachida Dati, a fait part de nouvelles orientations qui augmenteraient considérablement le champ d’application des peines planchers (Le Monde daté du 2 juin 2007), tout en diminuant les seuils.
L’avant projet de loi « tendant à renforcer la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs », soumis au Conseil d’Etat, - qui comprend 5 articles - propose les planchers suivants :
Article 1er. « Pour les crimes commis en état de récidive légale, la cour d’assises prononce une peine d’emprisonnement, de réclusion ou de détention criminelle qui ne peut être inférieure aux seuils suivants :
1° 5 ans, si le crime est puni de 15 ans de réclusion ou de détention.
2° 7 ans, si le crime est puni de 20 ans de réclusion ou de détention.
3° 10 ans, si le crime est puni de 30 ans de réclusion ou de détention.
4° 15 ans, si le crime est puni de la réclusion ou de la détention à perpétuité.
Toutefois, la cour d’assises peut prononcer une peine inférieure à ces seuils en considération des circonstances de l’infraction, de la personnalité de son auteur ou de ses garanties d’insertion ou de réinsertion.
Lorsque le crime est commis une nouvelle fois en état de récidive légale, la cour d’assises ne peut prononcer une peine inférieure à ces seuils que si l’accusé présente des garanties exceptionnelles d’insertion ou de réinsertion.
Article 2. « Pour les délits commis en état de récidive légale, la juridiction prononce une peine d’emprisonnement qui ne peut être inférieure aux seuils suivants :
1° 1 an, si le délit est puni de 3 ans d’emprisonnement.
2° 2 ans, si le délit est puni de 5 ans d’emprisonnement.
3° 3 ans, si le délit est puni de 7 ans d’emprisonnement.
4° 4 ans, si le délit est puni de 10 ans d’emprisonnement.
Toutefois, le tribunal peut prononcer, par une décision spécialement motivée, une peine inférieure à ces seuils ou à une peine autre que l’emprisonnement en considération des circonstances de l’infraction, de la personnalité de son auteur ou de ses garanties d’insertion ou de réinsertion.
Le tribunal ne peut prononcer une peine inférieure aux seuils précités lorsqu’est commis une nouvelle fois en état de récidive légale, un des délits suivants :
1° Violences volontaires ;
2° Délit commis avec la circonstance aggravante de violences ;
3° Agression ou atteinte sexuelle ;
4° Délit puni de dix ans d’emprisonnement.
Toutefois, si le prévenu présente des garanties exceptionnelles d’insertion ou de réinsertion, le tribunal peut prononcer, par décision spécialement motivée, une peine d’emprisonnement d’une durée inférieure au seuil de la peine minimale encourue. »
Ainsi, d’après cet avant projet, les peines planchers devraient s’appliquer aux crimes et aux délits passibles d’au moins 3 ans de privation de liberté. Sont ainsi concernés, par exemple, le vol simple, l’abus de confiance ou les violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours [3].
2. - Etats des lieux
Dans cet article, nous allons préciser les taux de nouvelle affaire des sortants de prison ayant purgé une peine pour l’un des 5 types de délits suivants : « Agression sexuelle ou autre atteinte sexuelle sur mineur (délit) », « infraction à la législation sur les stupéfiants (sauf cession seule ou usage seul) » « Violences volontaires sur adulte », « Vol avec violence (délit) » et « Vol sans violence (délit) ».
Les données que nous présentons infra sont issues d’une recherche portant sur les cohortes des détenus condamnés, libérés entre le 1er mai 1996 et le 30 avril 1997. Pour l’étude du devenir des détenus libérés, nous avons examiné les casiers judiciaires de l’échantillon au 1er juin 2002. Le délai d’observation est donc d’environ 5 ans.
- Taux de nouvelle condamnation. Rappelons que les enquêtes réalisées sur le devenir de sortants de prison reposent toutes sur la méthode dite de l’observation suivie : nous partons de tel ou tel échantillon de détenus libérés sur une période donnée et nous examinons, à la lecture de leur casier judiciaire ce qu’ils deviennent, dans les 5 ans qui vont suivre cette levée d’écrou. Vont-ils être de nouveau sanctionnés pour une nouvelle affaire, de quelle gravité, etc. ? [4]
- Ainsi sur l’ensemble des sortants condamnés initialement pour l’un des cinq types de délits retenus, nous obtenons les résultats suivants [5] :
Taux de nouvelle condamnation dans les 5 ans après la libération 59 %
Taux de nouvelle condamnation à la privation de liberté, dans les 5 ans après la libération (taux de retour en prison) 47 %
Taux de nouvelle condamnation à la réclusion criminelle, dans les 5 ans après la libération [6] 1%
Dit d’une autre manière, dans 4 cas sur 10, on ne trouve aucune nouvelle condamnation dans les 5 ans après la libération, tous types de peines confondus. Dans environ 1 cas sur 2, on ne trouve aucune nouvelle peine privative de liberté et dans 99 cas sur 100 on ne trouve aucune peine de réclusion criminelle pour des faits commis après la libération.
- Observation suivie versus analyse rétrospective. Ces deux approches ne doivent pas être confondues. Depuis quelques années, la sous direction de la statistique du Ministère de la Justice produit, à partir du seul casier judiciaire, des données présentées sous le nom de « taux de récidivistes », voire, à tort, de « taux de récidive ». Ces taux, souvent cités, ne mesurent pas directement un risque de récidive : ils établissent quelle est, parmi les personnes condamnées une année donnée, la proportion de condamnés avec antécédents, dans les cinq ans qui précédent la condamnation de référence. Avec ces chiffres rétrospectifs, on peut, pour l’essentiel, étudier la façon dont les juridictions de jugement tiennent compte, dans le choix de la nature de la peine et de son quantum, du poids du passé judiciaire. [7]
3. - La variabilité des taux de nouvelle affaire
Où l’on voit que la sévérité, en terme de peines prononcées comme en terme d’application des peines n’est pas automatiquement un gage de réussite en matière de lutte contre la commission de nouvelles infractions...
La variabilité des taux de nouvelle affaire, que l’on considère toutes les nouvelles sanctions ou seulement les sanctions privatives de liberté plaide pour la construction de réponses adaptées à chaque situation, à chaque condamné, si l’on veut agir pour que les sortants de prison puissent vivre « une vie responsable et exempte de crime », pour reprendre la formulation des nouvelles règles pénitentiaires européennes adoptées par le Conseil de l’Europe le 11 janvier 2006. Cette variabilité plaide pour une véritable individualisation, une personnalisation du choix de la sanction (nature et quantum) au moment du procès comme de sa mise à exécution et de son application grâce aux procédures d’aménagement très diverses prévues par la loi.
Le lecteur est invité à examiner les quelques données chiffrées présentées dans l’annexe concernant les cinq types de délits retenus pour se faire lui-même une idée précise de cette variabilité : selon différents paramètres, le taux de nouvelle condamnation, toutes sanctions confondues, varie, ici, pratiquement de 10 % à 80 %, dans les 5 ans qui suivent la libération et le taux de nouvelle condamnation à une peine privative de liberté (« retour en prison ») varie, lui, de 5 % à 75 % [8].
Nous nous limiterons ici à quelques remarques concernant les taux de nouvelle condamnation.
* Remarque n°1. Passé judiciaire, déclaration d’une profession à l’écrou, âge à la libération sont des facteurs très discriminants en terme de taux de nouvelle condamnation. Prenons comme exemple les violences volontaires sur adulte - délit (Tableau 3.5) : les condamnés qui ont un passé judiciaire, qui n’ont pas de profession et moins de 30 ans à leur libération ont un taux de nouvelle condamnation de 92 % ; ceux qui n’ont de passé judiciaire, qui ont une profession et 30 ans ou plus à leur libération ont un taux de nouvelle condamnation de 12 %.
* Remarque n°2. Parmi les différentes variables étudiées, le passé judiciaire joue un rôle essentiel dans les variations du taux de nouvelle affaire. Ce qui justifie évidemment que les « récidivistes » (au sens large du terme) fassent l’objet d’une attention particulière. Mais les observations suivantes montrent que la sévérité, en terme de peines prononcées comme en terme d’application des peines n’est pas automatiquement un gage de réussite en matière de lutte contre la commission de nouvelles infractions...
* Remarque n°3. Il n’y pas de relation statistique évidente entre quantum de la peine prononcée et taux de nouvelle condamnation :
- Pour les agressions sexuelles ou autres atteintes sexuelles sur mineur (délit), le taux de nouvelle condamnation est pratiquement le même pour les peines de moins de 5 ans et pour celles de 5 ans ou plus (23 % contre 22 %).
- Pour les infractions à la législation sur les stupéfiants (sauf cession seule ou usage seul), le taux de nouvelle condamnation tend à baisser quand la peine prononcée augmente : 42 % pour les peines de moins d’un an, 30 % pour celles d’un an à moins de 3 ans comme pour celles de 3 ans et plus.
- Pour les violences volontaires sur adulte, le taux de nouvelle condamnation tend à augmenter quand la peine prononcée augmente : 53 % pour les peines de moins de 3 mois, 63 % pour celles de 3 à moins de 6 mois, 59 % pour celles de 6 mois à moins d’un an et 67 % pour les peines d’un an et plus.
- Pour les vols avec violence (délit), le taux de nouvelle condamnation ne varie guère quand la peine prononcée augmente : 68 % pour les peines de moins de 6 mois, 75 % pour celles de 6 mois à moins d’un an, 71 % pour celles d’un an à moins de deux ans et 72 % pour celles de 2 ans et plus.
- Et pour les vols sans violence (délit), le taux de nouvelle condamnation croit puis décroît quand la peine prononcée augmente : 67 % pour les peines de moins de 3 mois, 77 % pour celles de 3 mois à moins de 9 mois, 71 % pour celles de 9 mois à moins d’un an et 75 % pour celles d’un an et plus.
* Remarque n°4. Les taux de nouvelle condamnation sont plus faibles pour les libérés conditionnels que pour les sortants « fin de peine » : 9 % contre 24 % pour les agressions sexuelles ou autres atteintes sexuelles sur mineur (délit), 24 % contre 37 % pour les infractions à la législation sur les stupéfiants (sauf cession seule ou usage seul) », 59 % contre 61 % pour les violences volontaires sur adulte, 64 % contre 73 % pour les vols avec violence (délit) » et 52 % contre 76 % pour les vols sans violence (délit).
* Remarque n°5. Plus généralement, les taux de nouvelle condamnation ont tendance à augmenter avec la part de la peine prononcée effectivement exécutée en détention. Ainsi les taux de nouvelle condamnation sont plus faibles pour ceux qui ont fait moins de 70 % de leur peine en détention que ceux qui en ont fait 70 % et plus : 21 % contre 26 % pour les agressions sexuelles ou autres atteintes sexuelles sur mineur (délit), 32 % contre 36 % pour les infractions à la législation sur les stupéfiants (sauf cession seule ou usage seul) », 72 % contre 73 % pour les vols avec violence (délit) » et 74 % contre 75 % pour les vols sans violence (délit).
Font exception à cette règle les violences volontaires sur adulte : taux de 59 % quand la part de la peine effectuée est inférieure à 70 % contre 61 % quand elle est de 70 % ou plus.
4. - Conséquences prévisibles des peines planchers sur la population des prisons
Le Monde daté du 3-4 juin 2007 titrait « la loi sur les peines planchers va remplir les prisons ». On peut dire que, même sans elles, c’est déjà fait : au 1er mai 2007, le nombre de détenus en surnombre réel (NDS) est de 11 734 (France entière), 10 398 en métropole et 1 336 outre-mer. Il était de 9 780 au 1er janvier 2207, 10 413 au 1er février 2007, 11 047 au 1er mars 2007, 11 589 au 1er avril [9].
Rappelons que nous calculons cet indice NDS en ne considérant que les établissements pénitentiaires (ou quartiers) qui sont en état de surpopulation (densité carcérale supérieure à 100 détenus pour 100 places). Il suffit alors de calculer, pour chacun de ces établissements (ou quartiers) le solde entre le nombre de détenus « hébergés » et le nombre de places opérationnelles et de faire la somme de ces soldes (positifs).
Scénario A. - « Déflationniste »
Ces peines planchers vont-elles être un nouveau facteur d’inflation carcérale ? C’est évidemment ce que voulait signifier le titre du Monde. Pour la garde des Sceaux « C’est la fonction première de la loi pénale d’être dissuasive. Elle doit retrouver cette vertu » (Le Monde daté du 2 juin 2007). Si les peines planchers ont cette vertu, la nouvelle loi n’aura pas besoin d’être appliquée, le nombre de délits et de crimes commis en état de récidive légale tendra vers zéro et, toutes choses étant supposées égales par ailleurs, nous assisterons à une déflation carcérale. Peut-on en évaluer l’ampleur ?
La seule façon de faire, même de façon grossière, est de partir des statistiques de condamnations prononcées, en appliquant le modèle simplificateur suivant : si 120 000 mois de prison ferme sont prononcés une année donnée, cela « produit » une population théorique de 10 000 détenus-année.
En se référant à un critère proche de la récidive légale, la sous-direction de la statistique du ministère de la Justice [10] évalue, pour 2004, à 14,5 % la proportion de « récidivistes » parmi les condamnés de l’année pour délit, soit environ 50 000 personnes (dont près de la moitié pour vol - recel). En supposant que 50 % d’entre elles ont été condamnées, pour une infraction susceptible d’ê tre sanctionnée par une peine de 3 ans d’emprisonnement ou plus, c’est donc 25 000 condamnés qui auraient été concernées par les peines planchers si elles avaient existé [11].
On peut, par ailleurs, estimer, en 1ère approximation, à 50 % la proportion de ces « récidivistes » qui, en 2004, ont été condamnés à une peine d’emprisonnement ferme. Soit 12 500 personnes.
Si l’on applique à ces 12 500 personnes une durée de détention de 8,2 mois [12], cela donne un nombre de détenus-année de 8 500 [13]. Ce chiffre serait encore un peu plus élevé si on prenait en compte les condamnés pour crime qui seraient dissuadés. Ainsi la population carcérale, à une date donnée pourrait diminuer d’au moins 8 500, grâce aux peines planchers.
Scénario B. « Statut quo »
Imaginons que ces peines planchers ne soient aucunement dissuasives et que les magistrats puissent utiliser, systématiquement, la marche de manoeuvre prévue par le projet de loi, il n’y a aura alors aucun changement.
Scénario C. « Inflationniste »
Imaginons que ces peines planchers ne soient aucunement dissuasives et que les magistrats respectent systématiquement les seuils. Ainsi 12 500 personnes qui auraient, en d’autres temps (2004), bénéficié d’une peine alternative seront condamnées à une peine ferme. En reprenant les calculs précédents, cela donnerait une augmentation de la population carcérale de 8 500.
Quant aux 12 500 personnes déjà condamnées à l’emprisonnement ferme, sans les peines planchers, leur quantum augmenterait dans une proportion que l’on ne peut évaluer. En effet, il faudrait connaître, pour ces personnes, la peine maximale qu’elles encourraient et la peine ferme qui a été effectivement prononcée en 2004. Une telle évaluation ne peut se faire que par un traitement statistique spécifique des données du casier judiciaire auxquelles nous n’avons pas accès.
A titre purement indicatif, une augmentation de 20 % du quantum des peines de ces 12 500 condamnés, toutes choses égales par ailleurs, donnerait une augmentation de 1 700 détenus année, soit une augmentation totale de plus de 10 000 détenus-années (8 500 + 1 700).
Pour mémoire, 10 000, cela correspond à l’augmentation du nombre de détenus qui a été observée au cours de la législature précédente (2002- 2007) [14].
Paris, le 5 juin 2007
Références bibliographiques
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Kensey Annie, Tournier Pierre V., 2004, La récidive des sortants de prison, Cahiers de démographie pénitentiaire, n°15, 4 pages
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Razafindranovona Tiaray, 2006, Les condamnés de 2004 en état de récidive, Ministère de la Justice, Infostat Justice, n°88, 4 pages.
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--- 2007d, Prison. Evolution au cours de la législature (2002 - 2007), Arpenter le champ pénal, n°41, 20 avril 2007.
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---, à paraître a, Evaluation de la récidive. Questions de méthode communication présentée dans les ateliers organisés par le Groupe d’étude de la récidive en Europe au 6ème congrès de la European Society of Criminologie, Tübingen 26-30 août 2006 , Revue suisse de criminologie.
---, à paraître b, La longueur des peines en France, Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique.
---, à paraître c, Devenir des détenus condamnés en matière criminelle après leur libération », 2007, 9 pages.
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