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Farbtuhs c. Lettonie : Maintien en détention du requérant non adéquat en raison de son âge, de son infirmité et de son état de santé

Mise en ligne : 3 décembre 2004

Dernière modification : 13 mars 2005

Texte de l'article :

606
2.12.2004

 Communiqué du Greffier

 ARRÊT DE CHAMBRE FARBTUHS c. LETTONIE

 La Cour européenne des Droits de l’Homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt [1] dans l’affaire Farbtuhs c. Lettonie (requête no 4672/02). La Cour conclut, par six voix contre une, à la violation de l’article 3 (interdiction des traitements dégradants) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

 En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue au requérant 5 000 euros (EUR) pour dommage moral, ainsi que 1 000 EUR pour frais et dépens.

(L’arrêt n’existe qu’en français.)

1. Principaux faits

Mihails Farbtuhs est un ressortissant letton né en 1916 et résidant à Riga.

 Le 27 septembre 1999, la cour régionale de Riga le reconnut coupable de crimes contre l’humanité et de génocide en raison de sa responsabilité dans la déportation et la mort de plusieurs dizaines de citoyens lettons dans le cadre des répressions staliniennes au courant des années 1940 et 1941 ; à cette époque, après l’annexion de la République de Lettonie par l’Union Soviétique, le requérant était chef adjoint d’une direction du Commissariat du Peuple aux Affaires intérieures de l’URSS en Lettonie. En conséquence, la cour le condamna à sept ans d’emprisonnement mais refusa d’ordonner son arrestation dans la salle d’audience, si bien qu’il ne fut pas incarcéré. Le 12 janvier 2000, sa culpabilité fut confirmée en appel par la Chambre des Affaires pénales de la Cour suprême, qui réduisit toutefois la peine à cinq ans d’emprisonnement. Le requérant se pourvut en vain en cassation.

Dans l’intervalle, une expertise médicale fut ordonnée par la Chambre des affaires pénales afin de déterminer si M. Farbtuhs était apte à purger une peine d’emprisonnement. Il ressort du rapport établi le 20 décembre 1999 par une commission du Centre national de l’expertise médico-légale que l’intéressé, invalide de première catégorie, souffrait notamment d’un spondylome déformant de la colonne vertébrale, d’une arthrose déformante, d’hypertension artérielle et d’une insuffisance cardiaque chronique et que son état de santé nécessitait des soins permanents et un traitement régulier.

Du 17 mai au 1er juin 2000, le requérant fut placé à l’hôpital pénitentiaire, relevant de l’autorité de la Direction pénitentiaire, où il fut soumis à des examens médicaux. Le 1er juin 2000, il se constitua prisonnier et commença à purger sa peine à la prison « Mat ?sa », à Riga. Eu égard à l’état critique de sa santé, il fut immédiatement transporté à l’infirmerie de la prison, où il demeura jusqu’à sa libération. A diverses reprises, invoquant son état de santé, le requérant demanda en vain sa mise en liberté.

En janvier 2001, M. Farbtuhs fut de nouveau transféré à l’hôpital pénitentiaire durant deux semaines, où il fut examiné par une commission d’experts. Dans le rapport qu’elle établit le 13 février 2001, cette commission concluait à l’opportunité d’une libération anticipée du requérant, eu égard à son âge, son mauvais état de santé, ses nombreuses maladies incurables et son incapacité de s’assurer lui-même les soins nécessaires.

Le 16 février 2001, le directeur de la prison « Mat ?sa » demanda au tribunal de première instance de l’arrondissement de Latgale de la ville de Riga d’ordonner la libération anticipée du requérant pour cause de maladie. Cette demande fut rejetée, puis, après renvoi par la cour d’appel, elle fut rejetée une deuxième fois. Cependant, le 12 mars 2002, la cour régionale de Riga dispensa le requérant de purger le restant de sa peine, après avoir relevé notamment qu’il souffrait de deux nouvelles maladies depuis qu’il était en prison, à savoir le diabète sucré et l’irrégularité de l’irrigation du cerveau, et que ses autres maladies s’étaient aggravées. M. Farbtuhs fut libéré le lendemain. 

2. Procédure et composition de la Cour

 La requête a été introduite le 6 décembre 2001 et déclarée en partie recevable le 9 janvier 2003.

L’arrêt a été rendu par une chambre de 7 juges composée de :

Christos Rozakis (Grec), président,
Françoise Tulkens (Belge),
Nina Vaji ? (Croate),
Anatoli Kovler (Russe),
Vladimiro Zagrebelsky (Italien),
Elizabeth Steiner (Autrichienne), juges,
Jautrite Briede (Lettonne), juge ad hoc,
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.

 3. Résumé de l’arrêt [2]

 Grief

 Le requérant se plaignait que, vu son âge, son infirmité et l’incapacité des établissements pénitentiaires lettons de subvenir à ses besoins spécifiques, son maintien prolongé en détention avait constitué un traitement prohibé par l’article 3 (interdiction de traitements inhumains ou dégradants) de la Convention.

 Décision de la Cour

 La Cour note d’emblée que M. Farbtuhs demeura incarcéré pendant un an, neuf mois et 13 jours. Il ressort du dossier que sa condition de santé était très préoccupante. Agé de 84 ans au moment de son incarcération, il était paraplégique et invalide à tel point qu’il ne pouvait pas accomplir la plupart des actes élémentaires de la vie quotidienne sans l’assistance d’autrui. En particulier, il était incapable de se lever, de s’asseoir, de se déplacer, de s’habiller ou de faire sa toilette lui-même. Qui plus est, lors de son incarcération, il était déjà atteint de toute une série de maladies graves dont la plupart étaient chroniques et incurables.

 Selon la Cour, lorsque les autorités nationales décident de placer et de maintenir une telle personne en prison, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant de son infirmité. En l’espèce, on ne saurait reprocher aux autorités lettonnes de ne pas avoir préalablement pesé les conséquences de l’emprisonnement du requérant puisqu’elles ont effectué une expertise médicale afin de déterminer si l’intéressé était capable de purger une peine d’emprisonnement, avant de prononcer une telle peine à son encontre.

 Néanmoins, la Cour constate que le requérant développa de nouvelles maladies durant sa détention ; la cour régionale en 2002 n’en releva que deux, mais le requérant lui-même en cite cinq, à savoir l’athérosclérose générale, la sclérose vasculaire avec parkinsonisme vasculaire et troubles dynamiques de circulation, l’amnésie prolongée avec évanouissements, le glaucome et le diabète. Aucune de ces maladies n’était mentionnée dans le rapport médical initial de 1999. Bien qu’aucun rapport médical n’ait établi un lien de causalité direct entre les conditions de la détention du requérant et la détérioration de sa santé, la Cour estime que l’apparition, chez lui, de nouvelles maladies constitue un facteur supplémentaire démontrant le caractère inadéquat de son maintien prolongé en prison.

 Par ailleurs, la Cour note que le directeur de la prison demanda la remise en liberté de M. Farbtuhs pour cause maladie en février 2001, mais que ce n’est qu’en mars 2002 que sa libération fut ordonnée. Or, durant toute cette procédure, qui dura plus d’un an, le requérant fut maintenu en détention. La Cour ne peut qu’exprimer sa grave préoccupation devant un tel retard en présence d’un rapport d’experts médicaux recommandant avec insistance la libération de l’intéressé.

 Quant à la surveillance et à l’administration de soins médicaux, la Cour note que le requérant était surveillé et assisté soit par le personnel de l’infirmerie, soit, en dehors des heures de service, par des codétenus agissant parfois à titre bénévole. La Cour doute du caractère adéquat d’une telle solution, laissant l’essentiel de la responsabilité pour un homme à tel point invalide entre les mains de détenus non qualifiés, ne fût-ce que pour un certain temps. L’anxiété et le malaise que doit normalement ressentir une personne aussi infirme, consciente du fait qu’aucune aide qualifiée ne lui serait fournie en cas d’éventuelle urgence, posent en eux-mêmes un problème sérieux sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour conclut que le maintien en détention du requérant n’était pas adéquat en raison de son âge, de son infirmité et de son état de santé. La situation dans laquelle il était placé ne pouvait que créer, chez lui, des sentiments constants d’angoisse, d’infériorité et d’humiliation suffisamment forts pour constituer un « traitement dégradant », au sens de l’article 3. En tardant à le libérer malgré l’existence d’une requête formelle du directeur de la prison et d’un rapport d’expertise à l’appui, et en le maintenant en prison encore pendant plus d’une année, les autorités lettones n’ont pas assuré au requérant un traitement compatible avec les dispositions de l’article 3.

 La juge ad hoc Briede a exprimé une opinion dissidente dont le texte se trouve joint à l’arrêt.

 ***

Les arrêts de la Cour sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).

Greffe de la Cour européenne des Droits de l’Homme
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La Cour européenne des Droits de l’Homme a été créée à Strasbourg par les Etats membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme de 1950. Elle se compose d’un nombre de juges égal à celui des Etats parties à la Convention. Siégeant à temps plein depuis le 1er novembre 1998, elle examine en chambres de 7 juges ou, exceptionnellement, en une Grande Chambre de 17 juges, la recevabilité et le fond des requêtes qui lui sont soumises. L’exécution de ses arrêts est surveillée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. La Cour fournit sur son site Internet des informations plus détaillées concernant son organisation et son activité.

Source : http://www.echr.coe.int/fr/Press/2004/dec/Arr%C3%AAtdeChambreFarbtuhscLettonie21204.htm

Notes:

[1] L’article 43 de la Convention européenne des Droits de l’Homme prévoit que, dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt d’une chambre, toute partie à l’affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (17 membres) de la Cour. En pareille hypothèse, un collège de cinq juges examine si l’affaire soulève une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles ou encore une question grave de caractère général. Si tel est le cas, la Grande Chambre statue par un arrêt définitif. Si tel n’est pas le cas, le collège rejette la demande et l’arrêt devient définitif. Autrement, les arrêts de chambre deviennent définitifs à l’expiration dudit délai de trois mois ou si les parties déclarent qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre

[2] Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour