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Suisse : "Prescription médicamenteuse non psychotrope à la prison préventive de Champ-Dollon" par Marc BINDSCHEDLER

Introduction

Mise en ligne : 28 mai 2005

Dernière modification : 31 mai 2005

Texte de l'article :

1. Introduction

 Les soins médicaux au sein d’un établissement pénitentiaire constituent un problème depuis la création de ces mêmes établissements. Louis-André Gosse (1791-1873), médecin genevois, écrivit "Examen médical et philosophique du système pénitentiaire" en 1837, soit douze ans après l’ouverture du premier pénitencier à Genève (2). Dans un ouvrage à mi-chemin entre les explications biologique et environnementale des comportements délictueux, il expose ses recommandations, basées sur des considérations médicales, pour des conditions de détention propres à la "régénération" du détenu. Loin de remettre en cause le système pénitentiaire, il milite néanmoins pour un isolement relatif, c’est-à-dire uniquement nocturne, pour la possibilité d’exercer une activité rémunérée, et pour des conditions d’hygiène, au sens large du terme, décentes. Il recommande aussi la création d’un quartier criminel dans les hospices d’aliénés, idée qui sera concrétisée en 1988 avec l’entrée en fonction d’un quartier carcéral psychiatrique à la clinique psychiatrique de Belle-Idée (Genève).

 Mais le problème des soins médicaux au sein d’un établissement pénitentiaire, pour ancien qu’il soit, n’a attiré jusqu’à il y a peu l’attention que de quelques médecins, de quelques chercheurs, qui osaient s’attaquer à une facette doublement secrète de notre société (prisons et médecine à la fois !).

 Si le secret avait été la seule raison de ce manque d’intérêt, sans doute celui-ci aurait-il été moins frappant. Il existe à vrai dire plusieurs autres raisons : la notion dans bien des esprits, souvent non-exprimée (7), que les détenus n’ont pas à faire valoir le droit à une médecine dont la qualité équivaudrait à celle des citoyens libres, qu’une médecine "au rabais" fait en définitive partie de la peine ; le fait aussi que la médecine pénitentiaire est à cheval entre deux systèmes sociaux majeurs, celui de la justice et celui de la santé (3), et que ces deux systèmes se sont longtemps rejeté la responsabilité en la matière ; le fait encore que l’on a longtemps, et à tort se rend-on de plus en plus compte, considéré la prison comme un endroit clos et statique, limitant ainsi automatiquement la propagation des maladies contagieuses.

 Or, le flux de détenus transitant par une prison en une année, la promiscuité et les risques de mauvaise hygiène dans les cellules et les locaux communs, la provenance sociale d’une proportion importante de détenus (milieu défavorisé ou de la toxicomanie) sont autant de conditions favorisant le développement et la transmission de maladies (4, 5, 8). Ce constat inquiétant est certes à nuancer dans notre pays, où le surpeuplement et les piètres conditions d’accès aux mesures d’hygiène se font ressentir de façon beaucoup moins aiguë qu’ailleurs. En France, une étude effectuée entre 1997 et 1983 arrivait même à la conclusion rassurante que la mortalité, toutes causes confondues (sauf les causes externes), était inférieure dans la population masculine des prisonniers par rapport à la population libre du même âge. Les auteurs attribuaient cet effet bénéfique de l’incarcération entre autres au sevrage de toxiques tels que le tabac, l’alcool et les drogues dures (60).

 Une autre raison qui vient s’ajouter à la liste est que la réputation qui entoure la prison et les prisonniers s’étend à toute personne entrant en relation avec le milieu carcéral. Ainsi la profession médicale elle-même considère-t-elle les médecins de prison comme une catégorie à part, de par les relations complexes et dérangeantes qui s’établissent entre les problèmes de santé, la marginalité, la délinquance, voire la déviance (6). Un corollaire frappant de cette dernière assertion est l’inégalité de salaire qui existe, par exemple en France, entre un médecin de prison et un médecin "hors-murs" (7).

 Les cent cinquante dernières années de médecine pénitentiaire n’ont donc été marquées que par la pensée de quelques-uns, qui voyaient en la question l’un des défis majeurs posé par l’organisation de la société, entre médecine, psychiatrie, éthique, recherche, répression et solutions alternatives à la criminalité. L’Organisation mondiale de la santé (ci-après OMS) et les grands journaux médicaux eux-mêmes s’en désintéressaient.

 Il a fallu, au début des années 1980, la conjonction de deux facteurs pour que les interpellations des médecins pénitentiaires rencontrent un écho : la surpopulation rapidement progressive en milieu carcéral (imputable surtout à une criminalisation plus active de la toxicomanie), et l’apparition de l’épidémie de HIV (3).

 Cette dernière a mis en évidence de façon criante les faiblesses des réseaux de santé en prison, les Etats-Unis montrant à cet égard les défaillances les plus importantes. Ce constat d’échec qui, pour n’avoir pas été annoncé, n’en était pas moins prévisible, a des conséquences diverses, mais qui vont toutes dans le sens d’un essai d’amélioration de l’efficacité, si ce n’est de la qualité, de la médecine pénitentiaire.

 Premièrement, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a défini clairement le principe d’équivalence des soins, qui veut que la médecine pénitentiaire offre les mêmes services, en qualité et en quantité, que la médecine destinée aux citoyens libres (59). Deuxièmement, la médecine préventive revêt une importance de plus en plus grande en prison, même si le chemin est encore long pour atteindre la perfection, à l’image de la lutte contre le HIV, dont le dépistage est obligatoire dans certains pays, qui ne garantit pas la confidentialité des résultats et prescrit des mesures d’isolement inutiles et néfastes au patient, cela contrairement aux recommandations de l’OMS (8). Enfin, la littérature médicale accorde une place grandissante à celle qui a longtemps été son parent pauvre, comme en témoigne le nombre toujours croissant de publications concernant la médecine pénitentiaire.

 Toutefois, ces publications sont toujours et avant tout motivées par la concentration nouvelle de maladies infectieuses potentiellement curables, et dont la "popularité" est importante, soit du fait de la nouveauté de leur apparition et de la rapidité aussi bien de leur progression que des recherches visant à la contrecarrer (l’on pense bien entendu à l’infection à HIV), soit du fait de leur résurgence sous des formes quelquefois plus virulentes que par le passé (tuberculose). Ces publications ont donc trait aux aspects les plus spectaculaires de la médecine pénitentiaire, et à ceux qui constituent un véritable enjeu de santé publique par les mécanismes que nous avons cités plus haut.

 L’optique du présent travail est considérablement plus modeste, et cela pour deux raisons. D’une part, nous ne nous occuperons que du cas spécifique de la prison préventive de Champ-Dollon. Nos conclusions ne sauraient donc aboutir à des généralisations sur la prescription médicale en prison, tant il est vrai qu’il existe des différences très importantes entre les diverses catégories d’établissements pénitentiaires (capacité d’accueil, prison préventive, d’accomplissement des peines de longue durée, de fin de peine, pour mineurs), et entre deux établissements de même catégorie mais de localisation différente. A titre d’exemple, et sans parler des différences internationales, le service médical pénitentiaire de Champ-Dollon est l’un des rares en Suisse qui soit rattaché à un service universitaire.

 Une comparaison de nos résultats avec ceux d’autres études ne sera également guère possible, ce qui nous amène à parler de la deuxième raison. La prescription médicale, bien qu’éminemment importante dans la pratique, n’est pas l’une des facettes les plus spectaculaires de la médecine. Le nombre d’études ou d’articles consacrés à ce sujet est quasiment nul après recherche dans la base de données Medline sous les mots-clés "drug, prescription, jail or prison", et ces quelques articles traitent surtout des médicaments psychotropes et des analgésiques (37).

 S’il est vrai que ces deux groupes de médicaments sont les plus demandés et les plus prescrits derrière les barreaux, qu’en est-il des médicaments somatiques ? Le médecin de prison a en effet à traiter une population dont le taux de morbidité est plus élevé que celui de la population générale du même âge (9). Le tabagisme (qui touche 66% de la population carcérale), l’alcoolisme (20%), la pauvreté qui engendre une alimentation déséquilibrée et souvent constitue une entrave au recours aux réseaux de santé, le faible niveau d’éducation qui ne permet pas d’accéder à des mesures préventives d’hygiène de vie, le stress, tous ces facteurs concourent à faire de la population carcérale une population malade bien avant l’incarcération.

 Mais avoir à faire à des patients malades signifie-t-il obligatoirement les traiter ? Derrière cette formulation provocatrice se cachent les interrogations suivantes : le médecin de prison, souvent aux prises avec l’urgence, avec des problèmes peu communs et potentiellement graves auxquels son cursus ne l’a pas forcément préparé (body-pack syndromes, automutilations, grèves de la faim), avec les demandes incessantes et pressantes de médicaments psychotropes, de certificats médicaux dans le but d’obtenir une relaxation ou un traitement de faveur (9), aux prises encore avec des patients présentant de graves troubles psychiques (psychopathies préexistantes, dépressions réactionnelles [10]), contraint de parer au plus pressé et au plus grave (ce d’autant plus que les séjours à la prison de Champ-Dollon sont souvent courts et qu’un suivi est souvent impossible)... ce médecin peut-il garder le temps, ou la disponibilité d’esprit, de s’occuper de problèmes de santé qui, pour être invalidants, n’en sont pas moins préexistants à l’incarcération, et parfois de longue date (dyspepsie, céphalées, douleurs diverses plus ou moins psychosomatiques, mauvaise dentition) ? Peut-il faire de son cabinet un endroit de prévention primaire ou secondaire (diabète, hypertension artérielle, dyslipidémie, maladie coronarienne) ? Et parvient-il à essayer d’enrayer les épidémies (HIV, tuberculose, hépatite B) ?

 L’intention du présent travail n’est pas de répondre à ces questions, mais de constituer un premier pas d’analyse de terrain, pour servir à des comparaisons ultérieures et déclencher une réflexion sur une base plus solide que des impressions intuitives. Nous avons analysé les données d’une étude (KAP) portant sur la récolte de toutes les prescriptions médicamenteuses pendant trois semaines à la prison de Champ-Dollon (les médicaments psychotropes ayant fait l’objet d’une étude à part, nous ne les avons pas inclus dans notre analyse), étude qui fut menée en parallèle à la policlinique de médecine de l’hôpital cantonal universitaire de Genève (11). Nous disposerons ainsi d’un point de comparaison pour l’analyse de nos résultats.