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Suisse : "Prescription médicamenteuse non psychotrope à la prison préventive de Champ-Dollon" par Marc BINDSCHEDLER

La prescription médicamenteuse comme objet d’étude dans la littérature médicale

Mise en ligne : 28 mai 2005

Dernière modification : 31 mai 2005

Texte de l'article :

3. La prescription médicamenteuse comme objet d’étude dans la littérature médicale

 La prescription médicamenteuse a fait l’objet de nombreuses études à travers le monde. Il s’agit d’un acte extrêmement fréquent dans la pratique médicale : en France, par exemple, 83% des consultations de médecine générale se soldent par la prescription d’une ordonnance (15).

 Le but de ce chapitre est de présenter les divers angles sous lesquels la prescription médicamenteuse est le plus souvent étudiée, ainsi que la littérature concernant la prescription médicamenteuse en milieu carcéral.

 Les études publiées et répertoriées dans la base de données Medline (Pubmed) sous les mots-clés "prescriptions AND ambulatory care" sont au nombre de quelques centaines. Elles font appel à différentes méthodes telles que des interviews à domicile, l’analyse des ordonnances (soit au niveau des pharmacies, soit au niveau des dossiers médicaux eux-mêmes), ou l’analyse de données issues d’assurances. Les buts visés sont également très divers, et nous nous proposons ici d’énumérer les plus courants. Nous donnons en référence quelques articles représentatifs pour chaque cas de figure.

 L’une des questions les plus fréquemment abordées est celle des coûts engendrés par la prescription médicamenteuse. Ces coûts sont en effet un sujet de préoccupation pour la plupart des pays industrialisés, dans la mesure où ils occupent une place importante dans le budget de la santé, et cela de façon grandissante. Le but de ces études est donc d’établir la description détaillée du profil des prescriptions médicamenteuses d’un pays ou d’une région afin de permettre ultérieurement de mettre en évidence des possibilités de les réduire (15, 16). Très souvent intriquées avec le problème financier, se retrouvent également les études qui se proposent d’analyser systématiquement la prescription médicamenteuse afin de vérifier si elle suit les recommandations des guidelines officielles. Le plus souvent, une seule classe de médicaments est analysée en fonction d’un diagnostic courant. Il est intéressant de noter au passage que la plupart de ces études concluent à un non-respect des guidelines de la part des médecins ainsi indirectement examinés (18, 19, 20).

 Une autre préoccupation de certains auteurs est de savoir si, pour une même affection, des disparités de traitement peuvent être mises en évidence en fonction de différents facteurs. Parmi ces facteurs, on citera l’âge du patient (21), le sexe du patient (22), la grossesse (23) ou l’appartenance ethnique du patient (24, 25).

 Un autre point de vue encore est d’analyser la prescription médicamenteuse afin d’y déceler des erreurs, sous forme d’associations contre-indiquées, de médicaments inefficaces pour l’affection en cause, ou surdosés (26). Certains auteurs se sont également intéressés à la lisibilité des ordonnances et parviennent à un taux d’illisibilité de 4,5% (27).

 Plusieurs études s’attachent au problème de santé publique que représentent l’utilisation excessive des antibiotiques et le développement subséquent de souches de bactéries résistantes. Le propos de ces études est de définir si la prescription d’antibiotiques suit les critères cliniques généralement reconnus justifiant un tel traitement (28, 29).

 On a également tenté d’évaluer l’observance thérapeutique à partir de la prescription médicamenteuse. Une étude a consisté par exemple à chiffrer le nombre de prescriptions non réclamées dans les pharmacies. Les auteurs reconnaissent toutefois que des imprécisions importantes ont pu se glisser dans leur étude, et on peut ajouter de surcroît que le fait que le patient aille chercher son traitement dans une pharmacie n’est de loin pas une garantie qu’il le prendra de façon adéquate (30).

 Par l’analyse de la prescription médicamenteuse, on a également pu mettre en évidence des différences entre généralistes et spécialistes dans la façon de traiter une même affection (31, 32, 33).

 Certaines études, se plaçant davantage du point de vue du patient, ont essayé d’évaluer si la prescription médicamenteuse correspondait à l’attente de ce dernier ou pouvait être remplacée, dans la mesure du possible évidemment, par une explication rassurante ou des médicaments de soutien ne nécessitant pas nécessairement une ordonnance médicale (34, 35).

 Enfin, avec le développement de l’outil informatique, se multiplient les études définissant quels programmes pourraient s’avérer les plus utiles pour éviter des erreurs de prescription (36).

 La prescription médicamenteuse en prison n’a quant à elle pas donné lieu à de nombreuses études. La plupart des auteurs qui se sont intéressés à ce sujet n’ont traité que le problème des médicaments psychotropes. Nous donnons ci-dessous un aperçu des travaux déjà publiés.

 En 1985, Zimmermann et Von Allmen publient une étude concernant la consultation et la prescription médicale à la prison de Champ-Dollon (37). Le but de cette étude, qui englobe 208 patients, est de savoir si la détention a pour effet une consommation médicale et médicamenteuse plus importante qu’en liberté, si la demande de soins en prison est une suite continue de la demande de soins en liberté, ou si des facteurs tels que la toxicomanie, le récidivisme pénal ou certains traits de la personnalité peuvent influencer la prise en charge médicale.

 Les résultats montrent que la moitié des détenus ont bénéficié le jour même de leur arrivée à Champ-Dollon d’un geste médical, qu’au dixième jour seul un cinquième des détenus n’ont pas encore été vus par le service médical, et qu’après trois semaines seule une infime minorité seront encore dans ce cas. Notons cependant qu’un nombre relativement élevé de détenus quitte la prison dans les premiers jours sans prescription médicale. Dans l’ensemble, 89% des détenus ont bénéficié au cours de leur détention d’une prescription médicamenteuse. Le détail de cette prescription, dans laquelle prédominent somnifères et tranquillisants, sera repris lors de l’analyse de nos propres résultats. Concernant la "cinétique" de la prescription, les auteurs relèvent qu’une fois prescrits, les psychotropes "restent un acquis durant la majeure partie du séjour en prison", mais que la consommation de somnifères tend à diminuer après les quatre premières semaines d’incarcération. Ils concluent que les habitudes médicamenteuses acquises en liberté, les antécédents relatifs à la santé mentale tels que des traits névrotiques, ainsi que la toxicomanie et le récidivisme pénal exercent un effet marqué sur la consommation de médicaments en cours de détention, dans un rapport proportionnel.

 Un article publié en 1984 a comparé les soins médicaux dispensés en prison et ceux dispensés en liberté (38). Les auteurs ont étudié la prison anglaise de Bedford dont la population moyenne est de 330 personnes. Si le nombre de consultations en prison est plus élevé qu’en ville, cela tient, selon les auteurs, au fait qu’une simple demande de médicaments disponibles sans ordonnance en liberté doit passer en prison par une consultation médicale. Pour le reste, la proportion de consultations se soldant par une prescription en prison est plus basse (60%) qu’en liberté (91%). Le nombre total de médicaments prescrits est donc plus faible en prison, différence que l’on retrouve également au niveau des psychotropes, benzodiazépines comprises. Cette dernière conclusion, étonnante par le fait qu’elle va à l’encontre de nombreuses études et idées reçues, pourrait s’expliquer par le fait que la prison de Bedford est un établissement d’exécution de peine où les séjours ont donc une durée définie, à la différence d’une prison préventive comme Champ-Dollon, où le stress de la nouveauté ainsi que l’incertitude de la peine motivent une prescription de psychotropes plus importante que dans la population libre (58).

 Notons aussi que la politique d’une prison ou de son service médical peut exercer une influence considérable sur la quantité de médicaments délivrés : une étude sur la qualité des soins en milieu carcéral menée en 1997 dans 19 prisons anglaises (39) a montré que, dans certaines prisons, deux tiers de la population recevait régulièrement des benzodiazépines ou des somnifères, alors que dans six autres prisons, aucun détenu n’en recevait, excepté les patients en cours de sevrage de ces substances ou en cours de sevrage alcoolique.

 Une étude menée en 1986 dans l’état de New York sur 3’637 détenus (40) a cherché à savoir si la prescription de psychotropes en prison pouvait, comme elle l’est fréquemment, être assimilée à une camisole chimique à visée de contrôle plutôt que de traitement, ou si elle reposait sur des critères médicaux. Ses conclusions se veulent rassurantes en ce sens que les prescriptions sont motivées avant tout par des troubles psychiatriques mesurés en termes de degré de dépression, symptomatologie manifeste, agressivité ou antécédents d’hospitalisations psychiatriques.

 Ces résultats sont toutefois à nuancer en regard de la difficulté qui existe à poser un diagnostic de dépression en milieu carcéral (10). D’après cet autre article, en effet, la plupart des diagnostics de "dépression" seraient plutôt à classer dans un groupe de "symptômes dépressifs très variables et souvent associés à une angoisse plus importante" s’inscrivant dans le cadre d’"états réactionnels" qui sont parfois regroupés sous l’étiquette peu satisfaisante de "réactions carcérales".

 L’auteur tente de distribuer ces réactions en quatre catégories : a) réaction à l’incarcération ; b) réaction conflictuelle ; c) réaction de type bilan existentiel ; d) réaction de décompensation aiguë. Les symptômes dépressifs prédominent dans les réactions de type bilan existentiel.

 L’auteur, en se basant sur des données de 1982 récoltées à la prison de Champ-Dollon, définit encore deux groupes où la prescription de psychotropes est de 90% environ : les toxicomanes et les femmes. Postulant que le taux de "maladie mentale" dans ces deux groupes n’est pas aussi élevé que la prescription de psychotropes pourrait le laisser croire, l’auteur identifie trois mécanismes qui peuvent conduire le médecin de prison à prescrire des psychotropes en l’absence d’une indication médicale au sens strict. Il s’agit premièrement d’une intention de tranquilliser le patient "prophylactiquement", deuxièmement d’une demande des détenus eux-mêmes d’être tranquillisés, troisièmement du fait que "chez les toxicomanes privés de leur drogue habituelle, n’importe quel psychotrope acquiert une valeur toxicologique, ce qui les pousse à réclamer tranquillisants, antidépresseurs, anorexigènes, somnifères et analgésiques".

 Un ouvrage sur la prescription de psychotropes dans les prisons françaises apporte une vision très nuancée et détaillée du problème (41). Nous en citerons les conclusions générales suivantes : il existe une disproportion hommes-femmes (ces dernières recevant plus de psychotropes que les hommes), une plus grande consommation de psychotropes dans les prisons préventives par rapport aux prisons d’accomplissement de peine, et un rapport inversement proportionnel entre la pratique d’un sport ou le fait de travailler et la consommation de psychotropes.

 Les toxicomanes ont depuis longtemps formé un groupe social dont l’incarcération constitue de facto un problème médical, de par le sevrage qu’elle occasionne. Un article genevois de 1976 (42) présente les problèmes spécifiques des toxicomanes en prison qui se posent en termes d’une relation triangulaire entre détenus, gardiens et personnel médical. Il donne des indications précises sur les modalités de sevrage à la méthadone, et s’achève sur le constat suivant : "La prison n’a sur le drogué aucun effet thérapeutique mesurable et il existe pour cette catégorie de malades une contradiction entre milieu de détention et milieu thérapeutique".

 La prescription de méthadone en milieu pénitentiaire en Suisse a depuis lors fait école et le Rapport sur la méthadone de la Commission fédérale sur les stupéfiants de 1995 (43) estime que 90% des prisons permettaient de poursuivre un traitement de substitution à base de méthadone préalablement entrepris de manière indéfinie.

 La relation triangulaire citée plus haut reste toujours problématique : les médecins, tout en protégeant les intérêts du patient, ne doivent pas entrer avec lui dans une relation de complicité contre l’institution pénitentiaire ; le patient doit comprendre que le médecin lui offre non seulement une substance lui permettant de passer le cap de l’abstinence forcée de drogue, mais aussi des ouvertures vers des solutions d’abstinence durables, et les gardiens doivent comprendre que le médecin ne fournit pas au service médical la drogue qu’eux-mêmes s’acharnent à traquer dans le reste de l’établissement, et que les détenus sous méthadone peuvent se consacrer plus pleinement aux activités de la prison (43).

 Très peu d’études ont été publiées au sujet des médicaments visant à traiter des affections somatiques. Ces derniers ne sont la plupart du temps que mentionnés, par exemple dans le cadre d’un article qui traite d’une pathologie particulièrement grave ou fréquente en prison, comme le HIV ou la tuberculose. Nous aurons l’occasion d’y revenir lors de la discussion de nos résultats.

 En règle générale cependant, l’avis est que "leur emploi est plus simple que les psychotropes et plus directement influencé par la pratique médicale que par la détention" (44). Pourtant, cette simplicité n’est sans doute pas absolue, comme en atteste un article de revue de 1997 (45). Ce dernier étudie à travers différents cas de jurisprudence les situations où la responsabilité civile des autorités et du médecin pénitentiaires peut être impliquée quant à la distribution des médicaments aux détenus.

 Ces situations, au nombre de six, sont les suivantes :

traitement antalgique insuffisant pour une blessure ou une maladie grave (l’auteur donne l’exemple de prescription d’antalgiques mineurs pour des fractures osseuses, des douleurs neurogènes ou postopératoires) ;
diagnostic erroné résultant en un traitement erroné, surtout s’il "existe une preuve solide d’une indifférence patente à l’endroit d’un sérieux besoin médicamenteux d’un détenu" (on donne l’exemple d’un patient souffrant d’une crise d’asthme et ayant reçu comme traitement de cette crise une injection de neuroleptiques, avec comme résultat le décès du patient) ;
remplacement d’une médication adéquate par une médication inadéquate (l’exemple est donné d’un traitement antiépileptique que le médecin de prison avait refusé de reconduire et avait remplacé par un traitement de son choix, changement qui avait résulté en une augmentation de la fréquence et de la sévérité des crises) ;
médication administrée en dépit d’une allergie connue à cette médication (on cite l’exemple de gouttes auriculaires, que le médecin avait prescrites malgré les avertissements répétés du patient, et qui ont abouti à un transfert du patient à l’hôpital dans un état grave) ;
prescription d’une médication contre-indiquée par la situation clinique (l’auteur donne l’exemple d’un patient arrêté en état d’ivresse qui, le jour suivant son incarcération, fait une chute avec traumatisme crânien. Malgré la surveillance recommandée par l’hôpital où le patient a été envoyé, et de nouvelles chutes, un médecin de prison prescrit par téléphone et à trois reprises des sédatifs. Le patient décède dix jours plus tard) ;
le dernier point correspond plus à une spécificité américaine et fait référence à la fourniture de médicaments inappropriés par un organisme non-étatique.
 Si la responsabilité civile d’un établissement pénitentiaire peut être engagée, et pas seulement la responsabilité du médecin en cause, c’est parce qu’en privant un individu de sa liberté, et par conséquent du libre choix de son médecin et de son recours aux soins, l’Etat s’engage à lui fournir des soins d’une qualité équivalente à ceux qu’il pourrait obtenir en liberté. L’auteur ajoute que le coût des médicaments en prison, qui s’élève à 97 millions de dollars par an aux Etats-Unis et s’accroît plus rapidement que tous les autres coûts pénitentiaires, ne peut en aucun cas servir d’argument pour fournir des médicaments inefficaces pour des raisons budgétaires.

 En conclusion, si les psychotropes font l’objet d’une grande attention de la part des professionnels de la santé en prison, les médicaments somatiques ne doivent pas être oubliés.

 Dans plusieurs des études citées ci-dessus, les auteurs décrivent les modalités pratiques de la distribution des médicaments. Sans entrer dans les détails, relevons que la distribution de médicaments par les surveillants se pratique encore couramment dans certains pays, que les médicaments sont très souvent distribués dilués, et à une heure de la journée inadéquate (tournée de somnifères à 17h30, que les détenus sont obligés d’avaler sous surveillance).

 Au terme de cette rapide revue de la littérature médicale concernant la prescription médicamenteuse, il convient de définir de quelle optique se rapprochera notre étude. Les buts visés sont avant tout descriptifs puis comparatifs. Nous utiliserons pour cela une étude identique à la nôtre dans sa technique mais pratiquée à la policlinique médicale de l’hôpital cantonal de Genève, ainsi que différents articles faisant état de la prescription de certaines classes de médicaments dans le monde libre et, dans les cas où ils y sont disponibles, en prison. Notre description, pondérée par les diagnostics relatifs, permettra de savoir si les guidelines officielles sont respectées en prison. Elle permettra aussi de détecter d’éventuelles lacunes dans les mesures préventives que l’on peut être amené à envisager de manière courante au sein de la population carcérale.