Revue de sciences criminelles et droit pénal - n°4, 2001
CHRONIQUE DE L’EXECUTION DES PEINES
La procédure disciplinaire dans la tourmente carcérale
Pierrette PONCELA
Maître de conférences à l’Université Paris X-Nanterre
Directrice du Centre de droit pénal et de criminologie
Le droit de l’exécution des peines privatives de liberté a fait l’objet de modifications importantes en l’année 2000. La loi du 15 juin 2000 relative à la présomption d’innocence et aux droits des victimes, comportait in fine des dispositions venant modifier les procédures de décision s’agissant des mesures d’aménagement des peines privatives de liberté décidées par le juge de l’application des peines. L’imprévu de cette réforme obligea le garde des Sceaux à reporter l’entrée en vigueur de la plupart des dispositions relatives à l’application des peines du 1er janvier au 16 juin 2001 (décret du 30 décembre 2000). La loi du 15 juin 2000 a déjà fait l’objet de nombreux commentaires ; nous n’y reviendrons pas ici.
Ce sont principalement les conséquences de la loi du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, qui feront l’objet de cette chronique. Cette loi s’inscrit dans le mouvement que nous décrivions dans une chronique antérieure de reconnaissance de l’administration pénitentiaire comme service public à part entière. Progressivement, le service public pénitentiaire est soumis au régime de droit commun des grands services publics ; en outre le droit carcéral échappe de moins en moins à l’application des garanties de fond et de forme que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) accorde à tout citoyen européen.
La loi précitée comporte un article 24 disposant qu’avant de faire l’objet d’une décision individuelle motivée de la part d’une administration, toute personne doit avoir été " mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales. Cette personne peut se faire assister par un conseil ou représenter par un mandataire de son choix ". Après un avis du Conseil d’Etat en date du 3 octobre 2000, le garde des Sceaux adressa une circulaire (n° NOR JUS E 00 40 087 C du 31 octobre 2000) aux directeurs régionaux et aux chefs d’établissements pénitentiaires, afin d’adapter les dispositions de la loi du 12 avril 2000 à la procédure disciplinaire applicable aux détenus.
L’ensemble du régime disciplinaire carcéral a été assez largement réformé par le décret du 2 avril 1996, autorisant à parler d’un véritable droit disciplinaire carcéral. Quelques principes fondamentaux, s’ ajoutant à ceux qui auparavant limitaient déjà le pouvoir disciplinaire du chef d’établissement, ont été mis en oeuvre par ce texte : principe d’égalité et d’absence de discrimination entre les détenus, principe de nécessité venant limiter l’intervention disciplinaire, principe d’exclusivité, le chef d’établissement ayant seul vocation à exercer un pouvoir disciplinaire sur les détenus. S’y ajouta le principe de légalité des fautes et des sanctions, encore qu’il s’agisse d’une légalité disciplinaire plus que " pénale ", les fautes étant désignées plus que définies et les sanctions, limitativement énumérées, n’étant pas énoncées pour chaque faute. Enfin, la jurisprudence administrative a progressivement mis en oeuvre un principe de proportionnalité entre la sanction prononcée et la gravité de la faute commise. Depuis le maintenant célèbre arrêt Marie (Conseil d’Etat, 17 février 1995), un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation est exercé par les juridictions administratives, au moins pour les sanctions présentant une certaine gravité, c’est-à-dire, jusqu’à présent, exclusivement la punition de cellule.
Quant au principe du contradictoire, il n’avait fait, en 1996, qu’une entrée timide dans la procédure disciplinaire carcérale. La loi du 12 avril 2000 le consacre, bien qu’indirectement, et la circulaire du 31 octobre 2000 précise les modalités de sa mise en oeuvre. La consécration du principe du contradictoire fera l’objet des développements qui suivent, dans un premier point.
Pourtant, l’évolution de la procédure disciplinaire carcérale, emportée par une brusque accélération, se poursuit. C’est à présent la commission de discipline qui concentre les critiques ; l’avant-projet de loi sur " la peine et le service public pénitentiaire ", présenté publiquement par le garde des Sceaux en juillet 2001, tente d’y répondre. Nous formulerons quelques réflexions sur les nouvelles réformes envisagées dans notre deuxième point.
I. - LA CONSÉCRATION DU PRINCIPE DU CONTRADICTOIRE
Depuis 1996, le détenu reçoit convocation devant la commission de discipline comportant l’exposé des faits et l’indication du délai dont il dispose pour préparer sa défense, au moins égal à trois heures ; il peut bénéficier d’un interprète " dans la mesure du possible " ; il peut contester la sanction prononcée auprès du directeur régional, puis saisir le tribunal administratif.
Ces progrès dans le contradictoire furent qualifiés " d’étape intermédiaire ". En effet, si le détenu pouvait présenter des observations écrites et orales, son assistance et sa représentation par un conseil ou un mandataire de son choix n’étaient pas prévues. Il n’avait pas non plus accès à l’ensemble de son dossier avant l’audience disciplinaire et le président de la commission décidait souverainement de l’audition de témoins.
Ces lacunes furent la source de recours exercés devant les juridictions administratives et fondés, pour la plupart, sur la violation de l’article 6 de la CESDH, la Cour de Strasbourg ayant déjà eu l’occasion de dire que ce texte s’appliquait, sous certaines conditions, à une procédure disciplinaire, que ce soit par l’existence d’une contestation sur des droits et obligations de caractère civil ou par le constat d’une discussion sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale comme c’est le cas dans une procédure disciplinaire carcérale. Les juridictions administratives se divisèrent sur la question des modalités d’exercice des droits de la défense par un détenu poursuivi disciplinairement. Avant même la réforme de 1996, le tribunal administratif de Paris avait été le premier à considérer qu’il y avait violation des droits de la défense, d’une part, dans le refus de communication du dossier de et à la personne poursuivie et, d’autre part, dans l’impossibilité d’être assisté par un avocat.
Depuis le 1er novembre 2000, la question ne se pose plus : tout détenu faisant l’objet d’une procédure disciplinaire a le droit d’être assisté et/ou représenté par un avocat ou un mandataire de son choix, sauf dans certains cas expressément prévus. La circulaire du 31 octobre 2000 fixe, d’une part, les modalités de l’assistance et de la représentation du détenu et d’autre part, les cas où ce droit nouvellement consacré cède la place à d’autres impératifs. En même temps, elle apporte des précisions concernant l’enquête disciplinaire, l’ensemble des droits du détenu poursuivi et le déroulement de l’audience devant la commission de discipline.
L’urgence disciplinaire
La loi du 12 avril 2000 prévoit trois hypothèses dans lesquelles les garanties de l’article 24 (motivation de la décision, droit de présenter des observations écrites ou orales, droit d’être assisté ou représenté par un conseil ou mandataire) peuvent être écartées. Il s’agit des " cas d’urgence ou de circonstances exceptionnelles ", des cas où " leur mise en oeuvre serait de nature à compromettre l’ordre public ou la conduite des relations internationales ", et enfin des décisions pour lesquelles des dispositions législatives ont instauré une procédure contradictoire particulière.
La circulaire transpose ces hypothèses aux cas de poursuites disciplinaires en détention. Il faut relever qu’elle ne limite expressément les dérogations aux garanties qu’à la seule assistance et représentation du détenu, les autres garanties (motivation de la décision, présentation d’observations par le détenu) plus faciles à mettre en oeuvre, pouvant éventuellement être respectées.
En fait, seule l’urgence à réunir la commission de discipline justifie que le détenu ne puisse être assisté ou représenté. En effet, " les incidents graves mettant en cause l’ordre ou la sécurité de l’établissement pénitentiaire " mentionnés en premier lieu entraînent, le plus souvent, non pas une réunion précipitée de la commission de discipline mais au contraire son diffèrement. A vrai dire, il s’agit de cas où sont utilisées des procédures plus expéditives et beaucoup moins respectueuses des droits de la défense et des possibilités de recours, telles que la mise à l’isolement ou le transfèrement.
L’urgence, laquelle doit être " exceptionnelle et caractérisée en fonction d’éléments circonstanciés ", vise deux situations. Soit une réunion très rapide de la commission de discipline, soit le placement au quartier disciplinaire à titre préventif limité à deux jours (article D 250-3 du code de procédure pénale). La circulaire précise que le détenu se trouvant dans cette situation doit être informé de son droit d’être assisté ou représenté.
Pourquoi, quand cela est possible, ne pas prévoir un confinement à titre préventif, de même que, à la demande du détenu, la prolongation de la durée du confinement au-delà de 24 heures, pour lui permettre d’organiser sa défense ?
La présence de l’avocat dans la procédure disciplinaire
Incontestablement, le changement le plus important dans la procédure disciplinaire tient à la possibilité pour le détenu d’être assisté et représenté. La loi mentionne un conseil ou un mandataire de son choix. La circulaire a donc créé une sorte de statut de mandataire agréé, comportant des incapacités (condamnation antérieure avec inscription au B 2, étranger en situation irrégulière, retrait préalable d’agrément) et des incompatibilités (titulaires d’un permis de visite, exercice d’une activité professionnelle au sein de l’administration pénitentiaire). Le directeur régional statue sur la demande d’agrément, instruite par le chef d’établissement qui émet un avis. Il s’agit d’une fonction temporaire (un an, renouvelable ensuite tous les deux ans), exercée à titre gratuit. Mais la fonction de mandataire n’est pas vouée à un grand avenir. En effet, il semble que les candidatures aient été peu nombreuses et que les détenus aient marqué une nette préférence pour les avocats. Et surtout, la fonction de mandataire ne se justifiait que par l’absence d’un système d’indemnisation des avocats pour les détenus sans ou à faibles ressources. Or, peu à peu, ce système s’est mis en place, et l’avant-projet de loi sur la peine et le service public pénitentiaire de juillet 2001 prévoit l’aide juridictionnelle et, par voie de conséquence, la suppression des éphémères mandataires.
Dans l’urgence, les barreaux se sont plus ou moins mobilisés pour assurer la défense des détenus devant les commissions de discipline ; la situation est très différente d’un barreau à l’autre.
Le Barreau de Paris a rapidement organisé une formation d’avocats volontaires, à la fois juridique (enseignement des rudiments de droit carcéral), relationnelle (rencontre avec des surveillants) et contextuelle (visite de la maison d’arrêt de la Santé). Sur les 120 avocats ainsi formés, environ 80 se sont portés volontaires pour assurer une permanence. Leur rémunération, d’abord assumée par le Barreau de Paris, est à présent prise en charge par la commission départementale d’accès au droit (CDAD). Les statistiques disponibles pour la période de janvier à juin 2001 font apparaître que dans 23,76 % des procédures disciplinaires les détenus ont été assistés et/ou représentés par un avocat (22,l4 % des cas) ou un mandataire (1,62 % des cas).
Si le degré de mobilisation des barreaux a été important dans la mise en oeuvre de la réforme, la réception que les chefs d’établissement lui ont réservée a été tout aussi primordiale. Ainsi à Lille, une véritable collaboration avec le barreau a eu lieu. Les avocats ont communication du rôle de la commission de discipline 48 heures avant ; quand l’avocat est absent, le président renvoie parfois la connaissance de l’affaire à une audience ultérieure. Afin que les débats puissent se dérouler dans de bonnes conditions, le nombre d’affaires est limité à huit par réunion. Il est d’ores et déjà possible de constater, d’une part, un accroissement de la légitimité des décisions disciplinaires auprès de la population pénale et, d’autre part, une plus grande rigueur des personnels dans la constatation des fautes disciplinaires et la saisie de l’autorité disciplinaire.
L’entrée en vigueur de la loi d’avril 2000 a donc obligé à une réorganisation, encore en voie d’adaptation, de la procédure disciplinaire dans son ensemble.
L’enquête et l’audience disciplinaires et les droits du détenu poursuivi
La circulaire invite les chefs d’établissement à organiser l’information des détenus sur le déroulement de la procédure disciplinaire et sur leurs droits, à la fois de façon générale dès l’arrivée dans l’établissement (mention dans le livret de l’arrivant) ou de façon permanente (affichage ou fiche d’information disponible à la bibliothèque de l’établissement par exemple), et en particulier dès qu’une procédure les concernant est engagée.
Dans ses relations avec une autorité administrative, toute personne a le droit de connaître l’identité et la qualité de l’agent qui a eu à traiter son affaire ; la circulaire rappelle qu’une exception a cette règle peut résulter d’impératifs dus à la sécurité publique ou à la sécurité des personnes, ce qui vaut à l’intérieur des établissements pénitentiaires.
La présence de l’avocat a donné une autre dimension à l’exigence du contradictoire et un certain nombre d’adaptations des règles de procédure ont dû être faites par la circulaire. Des conditions de délai sont précisées : la convocation devant la commission de discipline - écrite, datée avec indication de l’heure, signée par le détenu concerné - doit être notifiée deux jours à l’avance ; le dossier de la procédure doit être mis à la disposition du détenu et de l’avocat avant l’audience ; le délai de trois heures prévu par l’article D 250-2 du code de procédure pénale doit être allongé du temps nécessaire pour que l’avocat puisse s’entretenir avec le détenu et préparer utilement sa défense. Il s’agit ensuite de conditions de fond : une copie du dossier doit être remise à l’ avocat comportant le compte-rendu d’incident et le rapport d’enquête ; lorsque le détenu se défend seul, il doit restituer la copie à l’issue de l’audience disciplinaire.
Il est insisté sur la nécessité, pour l’administration sur qui pèse la charge de la preuve, d’établir la matérialité des faits. En fait, il est souvent difficile pour le détenu de pouvoir apporter la preuve contraire. Ainsi, l’audition de témoins demeure une possibilité dont dispose le président de la commission. Certes le détenu ou son avocat peuvent lui adresser une demande d’audition, mais, comme auparavant, le chef d’établissement peut refuser s’il estime qu’il possède des éléments suffisants pour se prononcer. De même, il semble difficile, voire impossible pour le moment, d’obtenir des examens complémentaires, comme un examen médical ou l’analyse d’un produit. La question de l’application de toutes les garanties prévues a l’article 6-3 de la CESDH reste posée, aussi bien s’agissant du droit d’obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge, que du droit a l’assistance gratuite d’un interprète.
Mais des améliorations sont en cours. Outre une description minutieuse des faits et afin de mieux informer la commission de discipline, le rapport adressé au chef d’établissement par le chef de service ou le premier surveillant doit aussi comporter des renseignements sur la personnalité du détenu et sur ses antécédents disciplinaires. L’avant-projet de loi de juillet 2001, comporte une disposition importante : l’avocat devrait avoir accès au dossier personnel du détenu qu’il assiste ; il pourrait ainsi y puiser des éléments d’information et des moyens de défense qui lui font actuellement défaut, le plus souvent. Le caractère voulu " véritable " du débat à l’audience en serait mieux assuré.
Durant l’audience disciplinaire, le détenu doit être entendu - éventuellement assisté d’un interprète - et ses explications doivent être consignées. Cependant, la présence du détenu à l’audience n’est pas indispensable à la légalité de la procédure ; désormais le détenu peut y être représenté par son avocat (ou son mandataire).
Le président de la commission peut, d’office ou à la demande du détenu ou de son représentant, décider de reporter l’examen des faits à une audience ultérieure quand tous les éléments nécessaires au prononcé de la décision n’ont pu être réunis.
La décision sur la sanction doit désormais être prononcée en présence, soit du détenu seul, soit de son avocat ou mandataire, soit du détenu assisté de son avocat ou mandataire. Un entretien postérieur entre le détenu et son avocat ou son mandataire doit être rendu possible, dans la perspective d’exercer éventuellement un recours. En l’état du droit, tout recours devant une juridiction administrative doit être précédé d’un recours préalable devant le directeur régional dans les quinze jours de la notification de la décision et le directeur régional dispose d’un délai de deux mois pour répondre. L’avant-projet de loi de juillet 2001 prévoit la suppression du recours préalable devant le directeur régional et l’ouverture du recours devant les juridictions administratives quelle que soit la sanction prononcée.
Nous pouvons le constater, l’application à la procédure disciplinaire du contradictoire ou du principe européen de " l’égalité des armes " est chose faite. Quelques adaptations ou améliorations restent à faire ; elles le seront prochainement. En conséquence, les croisés des droits des détenus ferraillent déjà ailleurs et demandent que la commission de discipline cède la place à un véritable tribunal indépendant et impartial dont la composition suscite déjà controverse.
II. - VERS UN TRIBUNAL INDÉPENDANT ET IMPARTIAL
Aujourd’hui encore, l’article D 244 du code de procédure pénale garde trace des " prévôts " par la prohibition qu’il rappelle. Ce n’est guère que vers la fin des années 1950 que cette catégorie de détenus exerçant un pouvoir disciplinaire sur leurs codétenus a disparu. Quant au prétoire de discipline, les textes cessèrent de le mentionner (décret du 12 septembre 1972) avant qu’il ne disparaisse en fait, encore que le mot lui-même soit toujours en usage. Même si le décret du 23 mai 1975, réorganisant le régime disciplinaire, ne faisait plus référence qu’au seul chef d’établissement, en fait ce dernier était le plus souvent assisté du sous-directeur et d’un surveillant-chef.
La commission de discipline est la terminologie employée par le décret de 1996 pour désigner la nouvelle instance discip1inaire ; mais sa composition n’est guère différente de la précédente : elle est présidée par le chef d’établissement, sauf délégation expresse et écrite, assisté de deux membres du personnel de surveillance dont un appartenant au grade de surveillant, désignés par le chef d’établissement et n’ayant que voix consultative.
Cette commission est informée sur les faits et sur la personnalité du détenu à la fois par le rapport rédigé par un chef de service pénitentiaire ou un premier surveillant, par l’instruction d’audience et par le débat contradictoire qui se déroule désormais devant elle. Ses décisions sont susceptibles d’appel, mais le régime des recours disciplinaires, partiellement dessiné par les juridictions administratives, est en voie de réforme.
Malgré les progrès réalisés, des critiques sont encore adressées à cette instance disciplinaire, lesquelles, d’un point de vue strictement juridique, se réfèrent principalement à la notion européenne de " tribunal indépendant et impartial " de l’article 6-1 de la CESDH. Plus encore, quelques commentateurs sont enclins à penser qu’il faudrait confier à un juge le rôle sanctionnateur en matière disciplinaire, l’administration pénitentiaire étant réduite à l’accusation, sorte de ministère public disciplinaire. Paradoxalement, ce sont les progrès du contradictoire qui ont exacerbé les critiques, et spécialement celles des avocats qui découvrent un monde qu’ils ignoraient. L’un d’entre eux résume bien leur malaise : " Le fait d’intervenir à une audience devant des juges qui sont aussi parties à l’instance est inhabituel. Si l’avocat est venu au prétoire, c’est pour constater qu’il y manque un juge ".
La question de l’application des règles du procès équitable, et spécialement de l’article 6 de la CESDH aux procédures disciplinaires est maintenant bien connue ; ici même, dans cette revue, une spécialiste confirmée du droit disciplinaire y a consacré plusieurs études. En matière disciplinaire, et jusqu’à présent, la Cour européenne exige seulement que la juridiction d’appel, ou statuant en dernier ressort, satisfasse aux conditions posées par l’article 6-1 de la CESDH. Il suffirait donc, pour le point en discussion, que le tribunal administratif, juridiction d’appel des décisions disciplinaires carcérales, fut un tribunal indépendant et impartial. C’est sans doute pour cette raison que l’avant-projet de loi sur la peine et le service public pénitentiaire prévoit, d’une part, de supprimer le recours hiérarchique préalable et, d’ autre part, d’instaurer un droit d’appel général, quelle que soit la sanction prononcée, encore que ce second aspect soit à rattacher aussi au droit au recours.
Mais, disciplinaire ou pas, la procédure suivie devant les juridictions administratives françaises n’est pas à l’abri de la censure européenne. Ainsi, le rôle du commissaire du Gouvernement vient d’être sérieusement remis en cause et la Cour européenne a fait voler en éclat la position du Conseil d’Etat exprimée dans l’affaire Esclatine. Elle a en effet jugé que la seule présence du commissaire du Gouvernement au délibéré du Conseil d’Etat lui offre, fût-ce en apparence, une occasion supplémentaire d’appuyer ses conclusions en chambre du conseil, à l’abri de la contradiction, ruinant ainsi l’apparence d’impartialité de la haute assemblée et, plus encore peut-être, l’apparence d’égalité des armes. Dont acte pour le Conseil d’Etat, mais que dire de la place du commissaire du Gouvernement devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel ? Assurément, son rôle y est encore plus important.
La position de la Cour européenne est à rapprocher de celle adoptée par la Cour de cassation, devenue très prompte à sanctionner la présence au sein de l’organe de décision du rapporteur chargé de l’enquête. Après la décision concernant une autorité administrative indépendante - la Commission des opérations de bourse (COB) -, la Cour de cassation, visant l’article 6-l de la CESDH, a jugé irrégulière la composition du conseil de l’Ordre des avocats statuant en matière disciplinaire. S’agissant des procédures disciplinaires relevant du contrôle du Conseil d’Etat, les choses sont moins claires, mais il semble inéluctable que l’exigence d’impartialité, et donc de séparation des fonctions au sein des instances disciplinaires, étende progressivement son champ d’application et doive céder à ce que d’aucun appelle la " tyrannie de l’apparence ".
La commission de discipline est sans aucun doute un tribunal. Après avoir retenu a la fois un critère matériel (accusation en matière pénale) et un critère organique (procédure juridictionnelle), le Conseil d’Etat se contente depuis la décision Didier du seul critère matériel ; il a ainsi évité une fâcheuse divergence avec la position prise par la Cour de cassation dans l’arrêt relatif à la COB. Eu égard à l’arrêt Didier, il est certain que si toutes les prescriptions de l’article 6-1 de la CESDH - et notamment celle relative à la publicité - ne sont pas exigibles dès la phase administrative, il n’en va pas de même pour l’impartialité du tribunal. Le défaut d’impartialité est " de nature, en la biaisant dès l’origine, à contaminer l’ensemble de la procédure ".
En ce qui concerne la séparation des fonctions lors de la procédure disciplinaire, deux aspects sont à envisager. Le premier concerne les fonctions d’enquête et de jugement et ne pose pas de problème insurmontable. Il est assez simple d’éviter que le rédacteur du rapport d’enquête soit membre de la commission de discipline et, bien entendu, qu’il soit présent au délibéré. L’administration pénitentiaire semble d’ailleurs s’orienter vers une sorte de spécialisation de la fonction, l’avant-projet de loi de juillet 2001 prévoyant la mise en place d’une formation spécifique à l’investigation sanctionnée par une habilitation.
Le second aspect concerne les fonctions de poursuite et de jugement. C’est le point le plus délicat. Actuellement, le chef d’établissement apprécie l’opportunité de la poursuite, s’auto-saisit et juge. Ce cumul confronte à l’exigence d’impartialité car il recèle un risque de pré-jugement.
Faut-il pour autant retirer au chef d’établissement son pouvoir de juger et de sanctionner pour l’attribuer à une autorité judiciaire et le cantonner dans la fonction de poursuite ? La France serait probablement le premier pays à le faire. Pour le moment, seuls des modèles mixtes existent, bien qu’ils soient rares.
Est-ce eu égard à l’apparence d’impartialité que les auteurs de l’avant-projet de loi de juillet 2001 ont voulu intégrer à la commission de discipline une personne extérieure à l’établissement pénitentiaire ? La composition de la commission de discipline n’est pas, il est vrai, à l’abri des critiques. Il nous semble tout de même difficile d’exiger d’une personne extérieure, probablement engagée dans une activité professionnelle, la grande disponibilité que requiert cette participation. Mais, sans doute, peut-on imaginer plusieurs intervenants pour le même établissement, un roulement en quelque sorte...
Jusqu’a présent, la seule solution envisagée semble être d’enlever au chef d’établissement sa fonction de juger. Elle présente le double avantage d’éviter la confusion entre les fonctions de poursuite et de jugement, et de régler la question épineuse de la subordination hiérarchique de l’enquêteur à l’autorité de jugement.
Il est aussi possible d’imaginer que le chef d’établissement continue d’exercer la fonction de jugement, mais qu’il ne soit plus l’autorité de poursuite. L’enquêteur remettrait alors son rapport au procureur de la République, celui-là même qui intervient déjà pour les décisions relatives aux mesures d’aménagement des peines et qui a vu son rôle renforcé avec la loi du 15juin 2000. Faudrait-il alors continuer de confier l’examen des recours à l’encontre de la commission de discipline aux juridictions administratives ? Tout est envisageable et réalisable d’un strict point de vue juridique ; il n’en va pas de même dans le subtil dosage des rapports de force qui structurent une détention.
Une chose est certaine : il faut énoncer les raisons et justifier la spécificité de la discipline carcérale, aujourd’hui en pleine tourmente, tâche qui relève autant des personnels pénitentiaires que des juristes. On ne peut nier qu’elle ne saurait être assimilée à la discipline d’un corps professionnel ou d’une entité économique. Mais on ne peut nier non plus l’élaboration progressive d’un ensemble de règles formant un droit disciplinaire général, réalisant ce que les pionniers de l’étude du droit disciplinaire défendaient, à savoir un droit disciplinaire commun au droit privé et au droit public. On demeure, cependant, à l’intérieur d’un droit disciplinaire et les analogies avec le droit et la procédure pénale ont immanquablement des limites.
Un commentateur de la jurisprudence administrative et européenne écrivait récemment : " Il faut éviter toute normalisation excessive des procédures ". La normalisation portant sur des principes fondamentaux est inéluctable et nécessaire ; elle ne doit cependant pas gommer le contexte dans lequel s’exercent les procédures. Peut-être est-il plus raisonnable, pour le moment, de continuer à faire du chef d’établissement l’autorité disciplinaire décidant, en premier ressort, des sanctions justes et opportunes. Mais il est alors d’autant plus nécessaire que les contre-pouvoirs qui existent déjà soient organisés par une loi dont doit relever l’ensemble du droit disciplinaire carcéral. Il est d’autant plus nécessaire que la procédure suivie devant les juridictions administratives - juridictions d’appel pour l’ensemble des sanctions disciplinaires prononcées par le chef d’établissement - respecte les exigences européennes attachées au caractère équitable du procès. D’autres questions demeurent découlant de la vague déferlante du " droit commun ", comme celle de l’application d’une procédure de référé suspension aux sanctions disciplinaires prononcées en premier ressort...
Le bien-fondé des diverses revendications relatives aux " droits des détenus " s’arrête là où commence le juridisme. Il n’y a pas que l’ennui qui naisse de l’uniformité ; cette dernière peut aussi faire du droit, ambassadeur de justice, un monstre froid.