"Il nous semble évident qu’être gravement malade est incompatible avec l’enfermement carcéral", écrit Anne-Sophie Rousset, d’Act-Up. Largement partagé par les responsables politiques, du moins les auteurs indignés des récents rapports parlementaires, ce constat parait être pourtant tombé aux oubliettes : non seulement l’article 10 de la loi Kouchner, permettant d’épargner la prison aux plus malades, est peu appliqué, mais il pourrait être strictement limité !
La situation de ces détenus reste cependant si préoccupante qu’Anne-Sophie Rousset voit dans leur enfermement une nouvelle forme de peine de mort.
Tentons pour commencer de visualiser la situation actuelle des détenus atteints de pathologies graves. Chacun de ces témoignages a été adressé par lettre à la commission prison de l’association de lutte contre le sida Act Up-Paris ces trois dernières années. Nous pouvons donc d’emblée préciser que le constat qu’elles permettent de dresser est postérieur aux signaux d’alarme qu’avaient lancés le docteur Vasseur et les rapports d’enquête de l’Assemblée Nationale et du Sénat en 2000 [1]. Et que la situation n’a donc effectivement pas évolué.
"L" est séropositif, et bénéficie d’une permission de sortie. Son traitement ne lui est pas fourni par avance par les services médicaux, aucun des hôpitaux qu’il contacte lors de sa sortie n’accepte de lui fournir sa thérapie. Interruption de traitement forcée, au moment où tout le monde s’accorde pour dire qu’une trithérapie interrompue donne des chances au virus de développer des résistances solides.
"M" est paraplégique. L’administration pénitentiaire compte sur son codétenu pour lui administrer les soins quotidiens. On laisse "M". se pisser dessus. On ne l’aide à accéder à une douche qu’au bout de trois semaines.
"O" est séropositif, homosexuel, en préventive. Ses codétenus comme le personnel surveillant apprennent son statut sérologique, et son homosexualité. Les codétenus refusent qu’il leur serve leur repas, service qu’il effectuait en tant qu’auxiliaire. L’administration joue le jeu de la stigmatisation et la valide, en lui retirant ce travail. Quelques semaines plus tard, après des rapports verbaux violents avec l’un des surveillants, une situation d’isolement de plus en plus forte, il est victime d’un viol collectif dans les douches de la maison d’arrêt. Les médecins refusent d’entrer en contact avec son ami et Act Up-Paris après la tentative de suicide qu’ "O" fait peu de temps après ces évènements.
"A" est séropositif. Atteint de dysfonctionnements rénaux, il apprend qu’il devra se procurer par ses propres moyens l’eau minérale prescrite par le service médical. Il lui faut dix jours de grève de la faim pour que l’administration accepte de lui fournir cette eau.
"P" est atteint d’un cancer du foie considéré comme "sévère et rapidement évolutif" par le médecin qui le voit. Un mois après, "P" décide de faire une demande de mise en liberté : "pour recevoir de véritables soins" ; pour ne pas vivre ces moments loin de sa famille. La demande est refusée pour vice de forme, malgré la présence physique du détenu et son certificat médical. Il décède douze jours plus tard. Sa famille n’obtient un permis de visite qu’après sa mort.
"B" est séropositif. Il refuse de se soumettre au "baissez-toussez" de la fouille à corps des surveillants, parce que cette fouille anale, d’autant plus quand elle est répétée, tient de l’humiliation. Le refus justifie aux yeux de l’administration l’intervention des brigades ERIS. Le certificat médical établi suite à cette intervention constate les multiples contusions provoquées par les coups reçus.
Non-sens vital
Trois ans après les rapports publics qui ont établi de façon ouverte l’existence de ces faits, notamment en direction des responsables politiques, la situation perdure. Aux deux niveaux qui rendent son maintien possible : celui des faits ; celui de l’information. Chacun de ces témoignages raisonne comme quelque chose d’insupportable, de choquant, d’inadmissible. Et pourtant, nous le savons. Et pourtant, nous l’admettons, nous semblons parfaitement le supporter en feignant encore et toujours le choc. Cette feinte est surtout pratiquée par des responsables politiques qui pour certains ont participé à la rédaction de rapports accablants sur les prisons françaises, et qui continuent à ne rien faire, voire à voter l’amplification du carcéral et logiquement, la multiplication de ces faits. Ces quelques témoignages représentent pourtant un dixième de ceux que la seule commission prison d’Act Up-Paris a reçus. Combien, parmi les 60 000 détenus que comptent nos prisons aujourd’hui ne sont en contact avec aucune association ? Combien ont subi des conditions de détention analogues sans le manifester ?
L’expérience et le vécu de la maladie ont donné aux militants d’Act Up-Paris cette certitude qu’être atteint d’une pathologie grave comme le VIH et être incarcéré constitue un non-sens vital, une impossibilité, une mise en danger évidente. Nous ne sommes pas les premiers à voir que le milieu clos, ultra-sécurisé, violent, insalubre de la prison intervient de façon nécessairement pathogène sur l’ensemble de la vie, tant psychique que somatique, de ceux qui y sont enfermés. Que l’impératif de sécurité qui le domine contredit directement l’exigence de soins de telles pathologies.
Il nous semble ainsi évident qu’être gravement malade est de façon absolue incompatible avec l’enfermement carcéral. Il nous paraît par ailleurs absurde que l’on puisse encore parler de défense sociale à l’endroit de détenus que l’on sait gravement malades, que l’on continue à qualifier de "dangereux" pour justifier leur maintien en détention. Il nous semble enfin urgent de mettre fin à cette perpétuation inavouée et inassumée de ce qu’il faut nommer droit de mort, puisque c’est bien le nom qu’il faut donner à cette pratique qui fait qu’on laisse en prison ceux dont on connaît pourtant la situation de mort programmée. Ces témoignages tendent tous à montrer que la nature biopolitique du pouvoir continue à jouer avec et sur la mort de ceux qui lui sont soumis.
L’abolition de la peine de mort n’a pas seulement produit depuis 1981 une explosion de la durée des peines, un allongement du pouvoir sur la vie de l’institution carcérale, comme l’avait bien vu Beccaria [2]. Elle a produit, de façon conséquente, la pratique d’une nouvelle peine de mort, qui est réelle, bien qu’invisible.
Il ne suffit pas d’objecter ici que c’est la nature, via la maladie qui joue, et non le politique. Parce que l’institution carcérale est en soi pathogène. Parce que les soins nécessaires à une pathologie grave ne sont toujours pas aussi accessibles qu’à l’extérieur et que les raisons de cette défaillance restent politiques. Parce que, enfin, connaître le pronostic vital engagé d’un détenu et le garder en détention, ce n’est qu’une nouvelle modalité indirecte, tacite, de l’usage de ce droit de mort, complètement inclus dans les faits à la punition.
Une loi ineffective
Pourquoi encore militer aujourd’hui pour une exclusion radicale entre pathologie grave (donc mort programmée) et prison, si l’article 10 de la loi Kouchner de mars 2002 ouvre cette possibilité grâce à la suspension de la peine de ceux dont "le pronostic vital est en jeu" ou dont "l’état de santé" est durablement incompatible avec la détention ? La réponse est simple : car, dans les faits, la loi est appliquée avec une telle rareté qu’elle reste dans l’ensemble ineffective.
Car, en ce moment même, un amendement à la loi Kouchner est passé au Sénat et doit être discuté à l’Assemblée Nationale, qui conditionne cette suspension de peine à la dangerosité du détenu. A ce jour, et après vingt mois d’existence, 58 détenus en ont bénéficié. Et le problème actuel du pouvoir législatif (celui là même qui produisait les rapports de 2000) n’est pas de rendre son application plus égalitaire, plus juste, plus générale. Mais, à l’inverse, d’en limiter encore plus les conditions d’application.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir milité et de continuer à le faire pour une application réelle de cette loi. De façon inédite, une quinzaine d’associations, de syndicats travaillant sur la prison se regroupent depuis plus d’un an au sein du Pôle de travail et de réflexion sur la suspension de peine lancé par Act Up-Paris. Tous, nous avons pu nous réunir, malgré nos différences, autour de cet objectif : agir tant en direction des détenus que des pouvoirs publics pour que cette loi qui affirme l’incompatibilité entre les états pathologiques graves et le maintien en détention soit appliquée réellement et rapidement.
Autour d’Act Up-Paris ont répondu activement présents : le Syndicat de la Magistrature ; la Ligue des Droits de l’Homme ; l’ARAPEJ Ile de France ; Aides Ile de France ; le Conseil National du Sida ; la Croix Rouge Française ; le FNARS ; le Génépi ; le Groupe Multiprofessionnel Prison ; l’ODU ; le Secours Catholique ; SOS Homophobie ; le Syndicat des Avocats de France ; l’ANVP ; l’ACAT.
Une telle union est inédite. Elle donne lieu depuis un an à des réunions mensuelles nous permettant d’obtenir des informations sur la situation ; d’analyser concrètement les blocages rencontrés ; de mettre en place aussi un travail d’information en direction des détenus ; de poursuivre activement un travail de lobby sur les institutions concernées : Ministère de la Santé, Ministère de la Justice, Administration Pénitentiaire. Nous multiplions les rendez-vous institutionnels. Nous continuons à diffuser la lettre commune en direction des détenus qui a pour fonction, au cours d’un court texte rédigé en quatre langues, d’informer les détenus malades sur leur droit. Nous continuons à informer les médias de la situation, avec notamment l’organisation commune en mai dernier d’une conférence de presse à l’Assemblée Nationale sur la suspension de peine.
Aujourd’hui, nous ne nous battons plus seulement pour que son application soit effectivement générale. Il s’agit pour l’heure de défendre cette loi qui est radicalement remise en question par l’amendement du sénateur Zocchetto. Le Sénat qui taxait ses prisons de " honte " il y a trois ans et qui exigeait notamment que des mesures d’urgence soient prises en direction des détenus gravement malades a validé un amendement qui conditionne la suspension de peine au "risque" que représenterait le détenu. Chacun sait pourtant que conditionner cette loi à de tels critères est absurde. L’amendement Zocchetto, en modifiant la lettre législative, en annule l’esprit : certains états pathologiques exigent de façon inconditionnée un arrêt de la détention et exigent tout autant que seules des considérations d’ordre médical, en l’occurrence vital, puissent jouer sur la décision. Nous espérons (et surtout agissons pour) que la loi sur la suspension de peine actuelle sera maintenue, et à terme, appliquée. Face à l’urgence vitale à laquelle elle est censée répondre, force est de constater que l’évolution ouverte par cette loi est d’une lenteur insupportable.
Au-delà de l’identification de tous les obstacles pratiques que rencontre l’article 10 de la loi de mars 2002 (déficience de l’accueil à la sortie et de l’hébergement ; isolement de certains détenus ; manque d’information des détenus, des médecins, des magistrats...) reste cette question : pourquoi cette loi n’est-elle pas appliquée, pourquoi est-elle toujours remise en question ? Ce questionnement ne peut que renvoyer au rapport ambigu qu’une démocratie entretient à ses propres prisons ; à la peine de mort. A celui aussi que nos régimes politiques continuent à entretenir, au-delà du biopolitique tel que Foucault l’a identifié [3], avec ce droit souverain de mort, aussi invisible soit-il. L’utopie politique que semble aujourd’hui plus que jamais représenter une telle loi tiendrait à la nature même de nos institutions politiques.
Mais si les faits semblent dire que l’idée de suspendre la peine de ceux qui sont en train de mourir en prison est loin d’être acquise, aucun d’entre nous ne peut accepter qu’elle tienne de la pure utopie. Libérer les détenus gravement malades est une exigence : de dignité, de décence, de vie. Et de combat.