Depuis qu’il a été remis par la Belgique aux autorités françaises le 27 avril 2016, Salah Abdeslam, a été placé en détention provisoire à la Maison d’Arrêt de Fleury-Mérogis. Incarcéré dans des conditions de sécurité maximales, il est placé à l’isolement total, seul dans une cellule de 9m² contenant plusieurs caméras de surveillance chargées de le filmer de manière constante.
Une première en France
S’il existait déjà des cellules équipées de caméra dites cellules de protection d’urgence (CPU) pour les détenus suicidaires, le cas de Salah Abdeslam est bien différent puisque les CPU ne peuvent être utilisées que pour une durée maximale de 24 heures consécutives. (Article 3 de l’arrêté du 23 décembre 2014 portant création de traitement de données à caractère personnel relatifs à la vidéoprotection des CPU*)
Des mesures extraordinaires ont donc été prises sur initiative du garde des sceaux, Monsieur Urvoas, qui expliquait ainsi dans un communiqué en date du 27 avril dernier* : « La cellule est équipée d’un dispositif de vidéosurveillance, dont les modalités d’usage ont été fixées conformément aux exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et du droit français de la protection des données personnelles. »
Alors que l’avocat de Salah Abdeslam, Maître Franck Berton, entendait déjà contester cette mesure de vidéosurveillance, les récents événements sont venus précipiter les choses.
Sécurité ou curiosité mal placée ?
Le dispositif de vidéosurveillance doit être justifié par des motivations de sécurité et non par une éventuelle volonté d’espionner autrui. Or, en l’espèce, l’usage des caméras dans la cellule de Salah Abdeslam semble avoir récemment subi un certain détournement de son objet.
Alors qu’il se trouvait en visite parlementaire à l’établissement de Fleury-Mérogis en compagnie de journalistes du Journal Du Dimanche (JDD), le député des Hauts-de-Seine Thierry Solère a eu accès à ces caméras et n’a pas hésité à témoigner de tout ce qu’il avait pu voir, sans retenue, aucune. Il s’est dans un premier temps étonné dans une lettre ouverte au Ministère de la Justice que Monsieur Abdeslam ait, conformément à la loi et au Guide des droits et devoirs des personnes détenues, accès à des activités sportives comme n’importe quelle autre personne détenue. Dans un second temps, Monsieur Solère, a, avec force de détails et tel le présentateur d’une nouvelle télé-réalité grotesque, pris soin de commenter chaque geste du détenu dont il a pu être témoin, racontant notamment dans les colonnes du JDD « Abdeslam sort des toilettes, se lave les dents et les mains. »
Ce récit déplacé n’a fait qu’interroger davantage sur le respect des droits fondamentaux de ce détenu.
Et le droit dans tout ça ?
Rappelons d’abord que depuis l’arrêt Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000, les conditions de détention doivent être compatibles avec la dignité humaine. Mais quelle dignité reste-t-il pour quelqu’un dont les moindres faits et gestes sont épiés puis retransmis à tout un pays ?
En outre, si le ministre de la justice a affirmé de son côté que le dispositif était conforme à la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, il est tout de même permis d’en douter. En effet, rien n’indique que la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Cour EDH) viendrait statuer en faveur d’une conformité du dispositif aux articles 3 et 8 de la Convention.
La jurisprudence embryonnaire de la Cour sur la vidéosurveillance
La Cour EDH n’a encore jamais vraiment eu l’occasion de statuer sur l’atteinte à la vie privée que porterait la vidéosurveillance constante d’une personne détenue. En effet, elle aurait pu avoir cette occasion dans l’arrêt Riina c/ Italie du 11 mars 2014 mais le non-épuisement des voies de recours internes a rendu irrecevable la requête du détenu Italien. Elle aurait plus récemment pu avoir cette occasion dans les affaires Paluch c/ Pologne et Świderski c/ Pologne du 16 février 2016* mais les requérants n’avaient soulevé que la conformité du dispositif à l’article 3 de la Convention sur les traitements inhumains et dégradants et il n’a donc pas été question de la conformité du dispositif avec l’article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale. Et sur ce point, on sait que la Cour a déjà rappelé à maintes reprises l’importance de ce droit, y compris pour les personnes incarcérées. A titre d’illustration, on citera les arrêts Piechowicz c/ Pologne et Horvch c/ Pologne du 17 avril 2012 où deux détenus considérés comme spécialement dangereux ont été soumis à un régime de détention particulier avec une restriction de leurs visites. La Cour a conclu à une violation des articles 3 et 8 de la Convention expliquant que « le fait de soumettre des détenus à ce régime durant plusieurs années, en les isolant, en les privant de stimulation mentale et physique suffisante et sans rechercher s’il existait des raisons concrètes de prolonger l’application de ce régime, n’était pas une mesure nécessaire à la sécurité en milieu carcéral. »
Un arrêté ministériel en guise de fondement juridique
En attendant d’en être à un tel niveau, sur un plan national, la décision de placer Salah Abdeslam sous vidéosurveillance a pour le moment été prise sur la base d’un arrêté ministériel sur le fondement duquel Monsieur Urvoas est venu appliquer une mesure individuelle à Monsieur Abdeslam après avis de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL). A l’heure où la France vit à nouveau des heures sombres, on constate ici une volonté affichée d’appliquer cette mesure non pas aux détenus suicidaires mais bien, comme rédigé dans le projet d’arrêté initial à ceux « dont l’évasion ou le suicide pourraient avoir un impact important sur l’ordre public eu égard aux circonstances particulières à l’origine de leur incarcération et l’impact de celles-ci sur l’opinion publique ». Dans sa délibération en date du 19 mai 2016*, la CNIL précise bien que le système doit faire l’objet d’un encadrement adapté et de garanties particulières… mais de quel cadre et de quelles garanties ce dispositif fait-il l’objet de la part du ministère ?
Dans ce contexte ultra-sécuritaire, on ne peut que s’interroger sur les limites de ce dispositif liberticide qui met à mal les droits de l’Homme.
Une décision victime des circonstances
L’affaire a été portée devant le juge des référés du Tribunal Administratif (TA) de Versailles, qui conscient de l’enjeu a siégé en forme collégiale (3 juges) et a rendu sa décision vendredi 15 juillet 2016. Estimant qu’il n’y avait pas d’urgence et que « Salah Abdeslam n’était pas en situation de faire valoir l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de sa vie privée », son référé-liberté fut sans surprise rejeté. Dans un communiqué de la juridiction, on relèvera surtout une phrase concernant « la nécessité de prendre des mesures exceptionnelles dans le contexte traumatique que vit actuellement la France ».
La solution aurait-elle été ou devrait-elle être différente si elle avait été rendue un jour plus tôt ? Le contexte, si traumatique soit-il, doit-il prévaloir sur le droit ? Et n’est-il pas du rôle du juge de faire abstraction de ce contexte pour rendre une Justice qui soit la plus juste possible ?
La rédaction
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