La prise en charge d’adultes ayant commis un passage à t’acte criminel confronte le praticien à une clinique saturée d’histoires traumatisantes et au fait que l’amputation de la subjectivité des détenus tient à la fois au recours défensif au clivage et à la décharge sensori-motrice. Ainsi, comment peut-il permettre le déplacement du clivage et la réélaboration psychique ?
La pratique clinique en milieu carcéral confronte sans cesse au problème de l’intégration de la responsabilité du crime qui reste une tâche quasi inaccessible pour la conscience morale. J’ai ainsi rencontré ceux que le sens commun qualifie de « pires criminels », les plus lourdement condamnés. Quelle interprétation le détenu fait-il de son expérience carcérale ? Les références contextuelles, les commentaires vont-ils jusqu’à s’articuler en un récit qui, à partir du présent, rejoint le passé, pour aborder le passage à l’acte et mettre au jour la question de la responsabilité ? Ils n’ont guère de facilités à aborder leur histoire et il arrive le plus souvent qu’ils n’évoquent jamais spontanément leur enfance et leur adolescence. Les conceptions classiques en psychopathologie ont particulièrement insisté sur ce qui caractérise mentalement ces patients psychopathes et toxicomanes, en soulignant qu’ils seraient moins aptes à réagir par des troubles psychonévrotiques. Leur organisation mentale est généralement considérée comme marquée par la défaillance qualitative des processus de liaison intrapsychique de l’excitation et du traumatisme, et de la représentation mentale des conflits. Faut-il admettre, sans discussion, que ces hommes ne penseraient pas leur rapport au monde, n’assigneraient pas un sens à leur situation existentielle difficile ?
Intégrer les notions d’ipséité et d’altérité
L’approche compréhensive de ceux dont le point de vue est particulièrement irrecevable ou susceptible de nous déplaire pose le problème de la différence et du rejet d’identification. Il est important de situer le lieu de la vulnérabilité du praticien dans la sidération, le rejet et l’agressivité que la criminalité peut induire, en tant qu’épreuve de l’impossible. La profondeur insondable du crime est souvent l’objet d’une tentative de conjuration visant à assurer une emprise cognitive par la description minutieuse, la focalisation réifiante portant sur sa dimension paroxystique ou sur les particularités tragiques et morbides de l’anamnèse. Le caractère irréparable, impardonnable, imprescriptible de la faute, peut annihiler tout effort de compréhension, tant la différence avec l’autre est endurée au sens d’une souffrance qui échoue à se stabiliser dans une capacité de penser et d’interpréter. La peur sidérante risque de surgir à l’intérieur de soi lorsque l’on ne peut résister à la tentation de ne percevoir dans les passions que la part animale en l’homme. Aussi le rapport à la souffrance est-il occulté parle maintien d’une distance défensive d’indifférence et de retrait, usant de l’instrumentalisation de la relation pour réduire le sujet criminel à des abstractions catégorielles.
S’il y a une solution, celle-ci réside dans le principe de reconnaître l’autre en son altérité comme mon semblable puisqu’il n’existe qu’un seul modèle de l’homme, en dépit de l’horreur du crime. Mais le piège à éviter serait celui de l’empathie : si l’autre est mon semblable, il est différent. Comprendre autrui, c’est d’abord se référer à sa propre différence subjective pour laisser à autrui la part qui est la sienne. C’est par rapport à la notion d’ipséité [1] que la réponse doit être cherchée dans un ultime acte de confiance qui parie sur la possibilité de délier le coupable de son acte, en accordant crédit aux ressources de régénération de son identité. La difficulté pour le praticien est de se sentir libre d’imaginer le délinquant dans son humanité comme susceptible de faire autre chose que des délits parce qu’il ne voudrait pas être réduit à la faute qu’il a pourtant commise..
Cette ressource personnelle est le résultat d’une construction conjointe. Elle procède d’une volonté de s’engager dans un travail intersubjectif fondé sur une stratégie collective d’élaboration de la souffrance individuelle dans laquelle la narration de l’expérience sensible occupe une place centrale. Aussi, la mobilisation en vue de trouver des réponses à ces questions éthiques, et déontologiques ne procède-t-elle pas mécaniquement de l’utilisation de connaissances théoriques, mais résulte de l’activité délibérative des psychologues et des travailleurs sociaux qui ne peut résulter de la libre volonté d’identifier les « personnes placées sous main de justice » comme sujet de transformation.
La clinique carcérale est saturée d’histoires excessivement traumatisantes. C’est une clinique du malheur socialement générée. Les silences et les tensions qui surgissent à l’évocation de leurs trajectoires révèlent de façon significative la prédominance des phénomènes de précarité des conditions d’existence. L’accès à l’homme passe par ses histoires vécues à la première personne et ce qui apparaît d’abord à propos des détenus, c’est la manière dont ils sont empêtrés dans une détermination négative d’une expérience confuse, informe, muette avec des anachronismes, de brusques bonds en avant, des stagnations, des répétitions, des régressions dans des histoires passées subies passivement. « Nous racontons des histoires parce que finalement nos vies ont besoin et méritent d’être racontées », affirme P. Ricoeur [2]. Mais, lorsque l’histoire porte le sceau du traumatisme, la tentation est forte de nier que l’histoire est seulement arrivée ou de prétendre quelle est arrivée à quelqu’un d’autre que soi-même. La marge de manœuvre dont dispose le sujet est étroite loin de se dégager de l’empêtrement, il les rend de plus en plus inextricables en initiant une autre histoire.
Le déni porte sur le lien associatif, mais cela ne fonctionne pas sans le recours à la rationalisation. Leurs discours, essentiellement engagés dans la description de la réalité perçue, restent centrés sur l’actualité des besoins et des revendications, la demande de conseils pratiques. Les éléments biographiques sont abordés avec une grande réticence ou, au contraire, inventoriés de façon minutieuse chez certains d’entre eux, avec une abondance de détails factuels et circonstanciels qu’il faut suivre docilement dans la succession chronologique des événements, des situations et des lieux. Ces récits n’ont en fait qu’un faible pouvoir suggestif favorisant les associations d’idées du praticien, parce que leur langage est appauvri de toute quête significative. Ils éprouvent des difficultés à mener un travail psychique d’élaboration, n’ont rapidement rien à dire et restent passifs, sans initiative expressive, ce qui ne va pas sans susciter un sentiment pénible de fatigue, voire une contre-attitude d’exaspération. Le passage à l’acte aurait-il brisé le fonctionnement psychique ou existe-t-il un arrêt de la pensée, ce dont certains se plaignent sans pouvoir verbaliser davantage ? En l’état, le psychologue est placé devant un vide psychique qui devient le problème psychopathologique central.
Pourtant, en dépit de leur pauvreté associative, c’est bien le décalage avec leur histoire dramatique qui me semble émouvant et pousse à comprendre comment ces sujets essaient de fonctionner. « Même Là, le comportement humain est toujours porteur de sens, tant pour ceux qui le vivent que pour ceux qui L’observent. » (Primo Levi [3])
La question de la capacité de penser doit être soulevée sachant qu’à ces silences mentaux et fantasmatiques auxquels la clinique nous confronte, nos interventions, nos sollicitations n’aboutissent souvent qu’à faire surgir l’expérience redoutable du vide, du manque, du négatif.
Notre pratique clinique révèle la pré-valence des figures du vide comme la chute dans l’absence d’émotions, l’effacement de la sensibilité, l’inaptitude à éprouver le moindre affect. À ce primat de l’indifférence, je rattache le fait que, dans la plupart des cas, on ne trouve pas trace de culpabilité au-delà d’une formulation instrumentalisée de quelques regrets, ce qui conduisait à accorder une place centrale au clivage dans le fonctionnement psychique. Nous sommes le plus souvent en présence d’individus qui banalisent leurs transgressions et leurs comportements violents en minimisant la portée traumatique sur les victimes.
La notion de clivage comme critère d’analyse de la demande thérapeutique
La notion topique de clivage est devenue fondamentale en psychanalyse pour se repérer dans la clinique des sujets non névrosés qu’il s’agisse des psychoses, des états limites, des psychopathes, des personnalités narcissiques (Klein, Winnicott, Kernberg, Kohut). Le clivage est conçu par ces auteurs comme deux modes de fonctionnement psychique différents qui se côtoient à l’insu l’un de l’autre chez un même sujet Un secteur psychique de tendance névrotique fonctionne en rapport avec le réel dans la reconnaissance du manque et de la castration. L’autre, de tendance psychotique, fonctionne dans le déni de la castration, à l’abri de l’épreuve de réalité. La levée du déni est responsable des manifestations pathologiques bruyantes de la violence dans ses formes psychiatriques (crises clastiques, états de fureur, passages à l’acte) qui caractérisent la déstabilisation du clivage et les tentatives de le restaurer coûte que coûte par la mobilisation de contre-investissements du fonctionnement mental. De sorte que l’évitement du conflit moral par le procédé du déni expliquerait l’amputation de la subjectivité, le vide dont la clinique en milieu carcéral atteste la prévalence sous différentes formes de désorganisation mentale.
J’ai appris, dans ma pratique auprès de détenus condamnés pour avoir commis un acte de violence réactionnelle ayant entraîné la mort d’une personne proche, le principe clinique de respecter leur fonctionnement psychique clivé, d’être très prudent dans le maniement du clivage. Cela pourrait paraître bizarre et surprenant à quiconque considère que la remise en cause du clivage constitue le seul moyen d’interrompre la déliaison et d’ouvrir à l’imputation de responsabilité. Mais, le plus souvent, il faut se rendre à l’évidence que le sujet ne survivrait pas à l’intégratiori d’une faute irréparable, commise au détriment d’une personne qui pouvait représenter ses liens affectifs les plus précieux. Comment élaborer une telle responsabilité ? Plus la douleur est vive et plus le clivage est fort, ce qui signifie que les chances de le faire bouger sont infimes. Affronter le clivage, c’est donc revenir à sa naissance et forcément réactiver ce pourquoi il s’est installé : la souffrance et le risque d’une nouvelle décharge violente qui pourrait suivre la voie de frayage du passage à l’acte déjà incriminé. Certes ; le déni anesthésie la conscience morale, mais il assure ainsi une fonction d’autoconservation. Cela apparaît plus évident lorsque le sujet ne peut mettre en place les diverses modalités défensives d’où résulte le clivage. L’expérience douloureuse de la crise compulsive resurgit comme une révélation étrange et insupportable de l’autre en soi, et les effets induits peuvent s’avérer dévastateurs pour l’économie psychique. A contrario, d’autres sujets, condamnés pour violence sexuelle, escamotent tout questionnement d’ordre moral en demandant qu’on les débarrasse à tout prix de leur « symptôme médico-légal [4] ». En fait, ils recherchent un « guérisseur » et sont prêts à se livrer passivement à tout ce que l’on décidera, à condition de ne pas avoir à comprendre, à affronter la réalité de leur violence. De sorte qu’en définitive beaucoup demandent que rien ne change et que tout redevienne comme avant la prison, même si le praticien reste réservé quant à la qualité de la vie antérieure.
La problématique du clivage et l’énigme de la subjectivité
La prise en charge en milieu carcéral d’adultes ayant commis un passage a l’acte criminel confronte le praticien à une clinique atypique proche de ce que l’école psychosomatique de Paris a décrit en termes de démentalisation, de pensée opératoire caractérisée par la défaillance qualitative des processus de liaison intrapsychique de l’excitation et de la représentation mentale des conflits. À l’instar des patients qui somalisent, on peut observer chez les personnes détenues le recours au réel, à l’hyperactivité comportementale utilisée comme procédé autocalmant pour abaisser le seuil de tension. Qu’il s’agisse de la pratique sportive ou du travail répétitif sous contrainte de temps, ces moyens utilisés pour s’adapter à la conjoncture carcérale se distinguent par leur caractère clinique principal consistant à faire appel à la motricité et à la perception et transformer le corps en machine par des comportements quasi mécanisés. Et, dans de nombreux cas, il s’avère que ce procédé tient une place excessive, quasi exclusive dans le maintien de l’équilibre psychosomatique par le moyen de la mise en tension répétitive du corps et des sens dans l’activité permanente. Le sujet semble ainsi soumis vis-à-vis de l’environnement à une contrainte de répétition, car « ce qui calme par ce procédé du Moi n’apporte pas la satisfaction qui proviendrait d’une relation objectale affectivement investie [/em] »
S’opposant au refoulement producteur de représentations psychiques, ce mode de décharge sensori-motrice conduit à l’instauration d’une prévalence de l’actuel, au détriment de la mémorisation par la mise hors jeu du préconscient. L’affect est désarticulé de la représentation par un effort volontaire de saturation perceptive de la conscience. Il est remarquable que le sujet cherche à l’extérieur des perceptions calmantes, mais qu’en même temps il fuit devant certaines perceptions qui pourraient avoir un effet traumatique. L’inconscient serait ainsi immobilisé. Dès lors, la place exorbitante des procédés autocalmants dans le fonctionnement mental habituel de certains détenus soulève la question de la restauration des processus représentatifs, de la possibilité d’une réanimation de la subjectivité sans rapport à la mémoire.
Tout se passe comme si la relation clinique avec ces individus ne pouvait appeler une pensée, mais seulement de l’angoisse sans représentation, révélant ainsi la défaillance à s’éprouver soi-même affectivement dans son rapport à soi et à autrui. Il apparaît que ces sujets ont été constamment mis en échec vis-à-vis de la subjectivité que M. Henry [5] désigne comme la capacité de se sentir soi-même, d’éprouver la vie en soi, d’être une sensibilité. Or, ces formes de pensée désincarnée, inauthentique, que la clinique révèle, correspondent effectivement à une absence de soi-même, dans l’effacement du vécu de l’expérience corporelle. Il y a donc lieu de se questionner sur un clivage qui concernerait non seulement le Moi, mais également l’inconscient lui-même.
En effet, nous pouvons bénéficier de l’approche psychosomatique pour comprendre que dans l’organisation mentale de ces patients la violence reste isolée par le clivage de toutes formes de représentations par un système qui peut l’endiguer efficacement grâce à des comportements et à un mode de pensée correctement articulés avec la réalité sur un mode logique, opérationnel. Ce qui n’a rien à voir avec le processus secondaire régnant sur le préconscient. Il s’agit plutôt d’une pensée rationnelle venant de l’extérieur et non d’une interprétation fantasmatique inventée par le sujet. Nous rencontrons fréquemment en milieu carcéral ce type de sujets qui présentent une disproportion caractéristique entre le registre cognitif nettement surinvesti et le registre affectif qui reste peu accessible à l’expression. Comment alors éviter que la thérapie ne tourne en rond, comme le remarque R. Langs [6], en ne portant l’analyse que sur cette forme de pensée « conventionnelle et inauthentique, pauvre et stéréotypée. ou prolixe et technologique, mais toujours empruntée opportunément à l’imaginaire social [7] » ?
Mais il s’avère que l’institution pénitentiaire est amenée aujourd’hui à reprendre la fonction asilaire autrefois dévolue à la psychiatrie hospitalière, de sorte que des praticiens, médecins psychiatres ou psychologues oeuvrant dans le champ de la santé mentale exercent leurs attributions en milieu carcéral, animés par une conception radicalement opposée à la nôtre quant à la faisabilité d’une psychanalyse des comportements violents. C. Balier, au terme de son expérience psychiatrique et psychanalytique acquise auprès de la population pénale, partage avec nous le même constat clinique quant au vide psychique et la même visée de (re)subjectiver le patient, en l’occurrence les agresseurs sexuels [8]. Toutefois, il considère que la thérapie est possible et que, pour l’essentiel, celle-ci peut être conduite dans le cadre d’une relation intersubjective opérant par la seule médiation du langage. « Il convient de se placer là où le patient renonce à son existence même de sujet. C’est ce qui rend fondamental l’engagement du thérapeute dans une relation de sujet à sujet [...]. Il est faisable d’instituer en milieu pénitentiaire un lieu thérapeutique pour traiter “mieux qu’à l’hôpital” une pathologie dont l’expression majeure est le passage à l’acte. C’est bien au fonctionnement mental que nous sommes confrontés dans un face-à-face dépouillé de tous les bruits qui accompagnent si souvent l’action en milieu ouvert [...]. La prison est immergée dans l’organisation sociale comme le veut l’esprit de la sectorisation, en raison de la proximité du palais de justice d’où partent les lois qui fixent la place du citoyen. Avec l’incarcération ou L’intervention de la justice naît la souffrance [.]. A partir d’un premier entretien clinique bien conduit, on peut être assuré de l’authenticité de la parole du sujet parce qu’on y décèle des interrogations, des doutes identitaires, des affects de honte ou de culpabilité. Peu d’entre eux s’enferment dans le déni et la protestation de leur innocence. »
C’est essentiellement sur ce dernier point que nous nous différencions-de la position de C. Balier dont les choix techniques paraissent reposer sur une conception métapsychologique qui if accorde au clivage qu’une étendue limitée au registre du Moi.
Notre perplexité tourne à l’inquiétude lorsque, de manière doctrinaire, il est admis que l’incarcération permettrait plus commodément l’investigation d’une subjectivité « apurée ». Celle-ci serait opportunément débarrassée de la gangue du réel où elle est enchâssée, comme cela est prescrit dans le dispositif psychanalytique où les règles d’écoute visent à évincer le réel pour laisser la première place au psychique et à l’imaginaire. Mais nous ne sommes pas bien convaincus que l’on puisse opérer aussi commodément une telle discrimination entre ce qui relève de l’aliénation mentale et ce qui relève de l’aliénation sociale, en particulier dans la construction des conduites sexuelles qui s’inscrivent dans lès rapports sociaux de domination des hommes sur les femmes [9]. Les figures de la déliaison, comme nous l’avons vu en référence à l’approche psychosomatique, puisent dans le réel les ressources des contre-investissements pour endiguer l’inconscient. En outre, il nous paraît tout aussi difficile de ne pas tenir compte des contraintes de la réalité institutionnelle et de la manière dont elles imprègnent la clinique en référence aux apports de la psychothérapie institutionnelle [10].
Nous pensons a contrario que le moi ne peut résister à la maladie et à la folie qu’à la condition d’avoir un rapport avec autrui, mais aussi que le regard de l’autre n’a de valeur que dans la mesure où j’en obtiens la reconnaissance d’un certain rapport que j’établis avec le monde réel. Il y a donc un engrènement entre le monde objectif et le monde humain de sorte que l’identité ne tient que si les interactions entre les trois pôles ego, autrui et la réalité, fonctionnent [11].
C’est dire que le rapport à autrui, l’intercompréhension est toujours médiatisée par une action sur le réel qui mobilise l’expérience affective du corps. Et c’est précisément. en ce lieu géométrique du corps que se déploie progressivement la subjectivité.
Le travail thérapeutique sur les mots et les représentations reste vain si l’interprétation ne peut porter sur les affects et l’éprouvé corporel du patient mobilisé par le transfert. « Chez certains sujets, le trouble de l’expérience sensorielle peut aller jusqu’à un enfermement défensif grave caractérisé par le mutisme du patient dont le corps tend à se faire sentir comme inerte. La perception des états corporels peut être aussi L’objet d’une déformation comme dans les troubles de l’image symbolique du corps dans la psychose [12] » « La difficulté spécifique pour l’analyste dans le maniement du transfert, c’est le risque que la pensée débrayée du corps par le clivage tourne à vide et s’emballe […] [/em] »
Pour conclure ...
Comment le secteur clivé s’intégrerait au service du Moi si la prison ne développait pas d’autres alternatives que la protection du clivage et le renoncement à faire usage d’une partie du patrimoine pulsionnel ?
Aussi, nous sommes arrivés à la conclusion que le problème n’est pas tant celui du diagnostic psychopathologique et structurel, mais qu’il se situe plus essentiellement dans la prévention de la régression de la corporéité et la recherche des conditions de l’avènement ou du redéploiement de la subjectivité fondés sur l’intégration de l’expérience du corps au clavier des registres de la sensibilité. L’activité de pensée chez des sujets chez qui elle est profondément altérée peut être réanimée en prenant appui sur le rôle de la sensori-motricité, de l’activité musculaire dans la formation de la représentation de choses, la création de sources pulsionnelles [13]. La déstabilisation économique induite par le plaisir éprouvé peut conduire à de nouvelles liaisons et à une perlaboration de l’expérience du corps. Nous disposons de données empiriques acquises en milieu carcéral qui attestent que le travail, à condition qu’il soit un espace de socialisation médiatisé, créatif et qualifiant, représente le meilleur moyen de conjurer l’hyperactivisme réprimant le fonctionnement psychique. Il constitue, dès lors, un cadre de symbolisation en permettant à des personnes pour qui cette activité a toujours été barrée depuis le début de leur histoire d’accéder à la compréhension des règles de métier et à la formation de normes sociales de solidarité et de convivialité.
Certes, soutenir la thèse que l’expérience vécue dans le rapport au travail de la résistance du réel dynamise la subjectivité est concevable plus aisément pour des sujets chez qui la subjectivité est déjà déployée et s’accroît d’elle-même, comme dans la clinique névrotique. En revanche, chez le délinquant, la dynamisation reste plus problématique en raison du déficit de l’intrasubjectivité. D’où l’importance de la substance des moyens que l’on met à leur disposition. C’est pourquoi, le travail, défini comme activité-coordonnée utile, apparaît comme une source possible d’accroissement de la subjectivité, précisément parce qu’il s’agit de personnes dont les capacités affectives et cognitives sont peu étendues. Aussi, nous avançons l’idée que c’est seulement par la médiation du travail que se lient et se relient les rapports entre les registres affectif et cognitif. Ce qui peut, en conséquence, donner lieu à un travail psychique de remaniement et de déplacement du clivage. Le milieu carcéral n’est pas un espace thérapeutique, mais un lieu d’application de la peine privative de la liberté. Aussi, plutôt que de suivre la voie de la réduction des objectifs à la thérapie, perçue comme une solution privilégiée pour répondre à certains problèmes de délinquance, il faudrait pouvoir se situer de manière intentionnelle dans une dynamique de redéploiement de cette expérience subjective en instaurant, pour le sujet incarcéré, un autre type de rapport au monde et à autrui. Il ne s’agit pas d’attendre l’intervention messianique qui transformerait les prisons françaises, mais de mettre en visibilité les expériences probantes qui ont pour dénominateur commun de se situer dans le champ du travail, de la formation et de la culture. C’est là, en effet, que les effets de l’aliénation peuvent être le mieux réduits.
Rémi Canino
Docteur en psychologie
Psychologue au Centre national d’Observation de Fresnes
Membre du laboratoire de psychodynamique du travail et de l’action
Au conservatoire national des arts et métiers.