L’exercice des missions déléguées aux personnels pénitentiaires occasionne des tensions, des conflits, des vécus douloureux de culpabilité et d’autodépréciation, des confrontations à des événements traumatiques… Au plus près des situations de travail, des psychologues tentent de construire un espace de parole et d’écoute où passer de l’agir au dire, où analyser les pratiques professionnelles, l’emprise institutionnelle et les stratégies défensives.
Avant les années 1990, la culture pénitentiaire était essentiellement orale, avec une transmission des savoirs et des pratiques des anciens vers les nouveaux. On s’intéressait peu à la gestion des ressources humaines et à la rationalisation du travail. Les premiers mouvements sociaux vont conduire l’administration à prendre en compte les difficultés des personnels pénitentiaires et leurs vécus, et à mettre en place des directions des ressources humaines au sein des établissements comme au sein des directions régionales. Dès le début des années 1990, l’administration pénitentiaire a fait le choix d’une politique de recrutement de psychologues auprès des personnels, qui va en s’intensifiant. Ces psychologues avaient à l’origine pour mission le « soutien technique » aux personnels. Actuellement, sur la direction régionale des services pénitentiaires de Paris, une dizaine de psychologues exercent au sein de maisons d’arrêt.
Les épreuves du travail pénitentiaire
Que l’institution soit également un lieu de parole, que le personnel puisse se voir offrir un regard différent, une écoute et un soutien spécifiques... ainsi pourrions-nous hâtivement résumer nos missions... Mais, avant de les développer, il convient de souligner brièvement la singularité et le contexte de l’institution carcérale qui alourdissent (on parle souvent du « poids de la détention ») quelque peu les conditions de travail des personnels pénitentiaires et les rendent parfois très difficiles.
Car, si les problématiques ne sont pas identiques pour toutes les catégories de personnels, tous doivent néanmoins, de près ou de loin, assumer la relation au détenu avec ce quelle peut comporter de risques et de questionnements. En effet, il n’est pas anodin de garder d’autres hommes et il faut pouvoir assumer une relation à l’autre basée sur la contrainte tant physique que psychologique. À notre sens, aucun membre du personnel d’un établissement pénitentiaire ne peut faire l’économie de cette question à la fois éthique, humaine et philosophique.
Du fait de la nature même de leurs fonctions, les personnels, et tout particulièrement les surveillants, souffrent d’une représentation sociale négative et dévalorisée de leur profession et d’une absence de reconnaissance.
Par le jeu de mécanismes tels que le clivage, le surveillant est souvent vécu comme le mauvais objet par son entourage, par le détenu et par la société tout entière. Cela occasionne fréquemment des vécus douloureux de culpabilité et d’autodépréciation. Or, réfléchir sur toutes ces questions et pouvoir les formuler, s’intéresser à son propre fonctionnement psychique ne revêt pas un caractère évident pour des professionnels non familiarisés avec ce type d’approche. Par ailleurs, de nombreux personnels se trouvent dans des situations sociales assez précaires, renforcées par un isolement géographique d’avec leur famille. Ce facteur est un élément fragilisant qui peut entacher la disponibilité des agents et leur capacité de dépasser certaines difficultés professionnelles. Plus propres aux surveillants sont les problèmes liés au contact quotidien avec la population pénale actuellement en mutation et dont la violence devient parfois difficile à contenir clans le cadre posé par la législation.
L’identité professionnelle du surveillant s’en trouve donc malmenée. En effet, la définition de ses fonctions ne se réduit pas à la simple dichotomie « sécurité-réinsertion » que prescrivent des missions contradictoires dans leur essence et difficiles à incarner dans la pratique quotidienne. De plus, l’amélioration encore balbutiante des conditions de détention s’est accompagnée d’une complexification du travail du surveillant qui doit savoir apprécier chaque situation avec souplesse et discernement et adapter ses interventions aux demandes et aux contextes qu’il rencontre.
Partant de ces constats, nous nous sommes fixé un certain nombre d’objectifs dont le principal est d’offrir un espace de parole et d’écoute au personnel pénitentiaire, qu’il soit individuel ou collectif. Par la création de cet espace, nous proposons aux professionnels de passer, pour un instant, de l’agir au dire. Pour nous, il importe de promouvoir une parole trop absente d’un univers où elle se trouve constamment court-circuiter par l’agir. Lorsque l’agent s’arrête dans notre bureau, il peut enfin « souffler », sa mission est momentanément prise en charge par un collègue, il peut alors engager un travail d’élaboration et exprimer tout autant des réflexions personnelles que sa souffrance ou son questionnement. Par exemple, le surveillant qui vient relater un comportement délirant dont il s’étonne peut se voir proposer une lecture différente, un autre regard, qui pourront éventuellement affiner sa compréhension et son savoir-faire dans sa pratique quotidienne. Dans un second temps, l’agent modifie son mode d’intervention et le détenu en est bénéficiaire.
Si, comme nous venons de le voir, les personnels pénitentiaires confrontés à des individus privés de liberté se trouvent particulièrement exposés sur le plan psychique, alors il est important que des professionnels les aident à verbaliser, à prendre du recul vis-à-vis d’une réalité quotidienne éprouvante, à réfléchir sur leur implication et leur ressenti tant auprès de la population pénale qu’au sein même de l’institution.
Être auprès du professionnel, l’aider à fonctionner dans la distance, avec mesure, à se positionner, doit permettre d’éviter les piéges de mécanismes de défense tels que le clivage de l’objet, l’identification (très fréquente « le détenu a tels privilèges que je n’ai pas... »), l’idéalisation, la projection, l’identification à l’agresseur, qui ne peuvent qu’invalider les pratiques professionnelles.
L’apport du psychologue auprès des personnels pénitentiaires trouve ici tout son intérêt et sa pleine justification s’il s’assortit d’une méthodologie adaptée, d’un questionnement et d’une remise en cause sans cesse renouvelés.
Sur le lieu même du travail
Pour parvenir à répondre à nos objectifs, il nous a fallu de nombreux mois de réflexion et de débats entre collègues, afin de définir une méthodologie et un positionnement cohérents et adaptés.
En effet, il nous fallait appréhender quelle demande pouvait surgir de notre offre et comprendre que, la plupart du temps, il s’agit d’une demande qui ne se sait pas, qui est empreinte de crainte, de résistances de défenses et d’espoir. L’essentiel de ce que nous tentions qui relevait de l’acte devenait rapidement caduc et suscitait méfiance, ironie, voire indifférence. Ainsi, la seule position acceptable, tout au long mais également après le temps d’observation et de présentation pour nous faire connaître et reconnaître, consiste alors en une sorte « d’être là », ne relevant pas de l’agir, mais d’une position subjective de « non-faire », pourrait-on dire. Cette position nous permet de contourner les défenses des personnels et d’offrir des espaces où puisse se déployer une parole, quelle qu’elle soit, de la plus banale en apparence à la plus authentique, intime et élaborée. Avant de faire, il faut être, nous dit Winnicott, et, en effet, il s’agit bien d’être là, sur une coursive, dans un rond point, disponible pour accueillir, voire contenir, une plainte, une plaisanterie, un commentaire ou une question, tous prémices à une possible élaboration des difficultés que vivent les personnels en ou hors détention. Ni expert ni thérapeute, le psychologue propose une présence attentive, soucieuse de la vie psychique de celui qui s’adresse à lui, et que notre collègue T. de Rochegonde a pu nommer « attention psychologique ». Cette position soulage et rassure souvent les surveillants, et il est étonnant de voir tout ce qui peut se dire entre deux grilles …
C’est une position qui demande une grande humilité et une solidité narcissique certaine, ne serait-ce que dans notre capacité d’admettre que notre présence est parfois inopportune, voire gênante. Parce que le psychologue ne saurait négliger le moment, le lieu et le contexte de sa présence. On retrouve dans cette position l’asymétrie qu’évoque C. Chiland à propos de l’entretien clinique, asymétrie liée à la demande (nous ne demandons rien) et à notre formation, puisque le psychologue met son psychisme, son savoir et son regard au service de l’autre et, ici, de l’institution tout entière. C’est ce qui explique que le terme de « saisine » du psychologue, qui a pu apparaître dans certains textes officiels (le psychologue auprès des personnels était susceptible d’être « saisi »par tout membre de l’institution pénitentiaire) nous parait impropre : il est en contradiction avec notre fonction telle que nous l’entendons, fonction qui s’adresse à l’ensemble des personnels, membres de la hérarchie compris, et qui est avant tout une offre de travail par laquelle, dans un second temps seulement, une demande peut surgir. Ce que nous proposons est une élaboration dans l’après-coup qui se veut dégagée des impératifs de la formation, de l’évaluation et de la décision. Il ne s’agit donc pas d’un soutien technique, terme prisé par les instances qui ont tenté de définir nos missions. La technicité n’est pas de mise dans l’appréhension d’un individu avec son fonctionnement psychique, sa personnalité et son histoire. La technicité du psychologue n’a de sens que dans la construction de cadres permettant l’expression, l’écoute et l’accompagnement des personnes dont il prend soin.
Dans un entre-deux
De la même manière, nous insistons pour que chacun d’entre nous n’occupe pas plus qu’un demi-temps (c’est la raison pour laquelle nous travaillons en binôme). On ne peut, en effet, porter un regard distancié et empreint d’extériorité sur la vie institutionnelle si l’on est pris dans cette vie au quotidien. Pour aider les personnels à réfléchir sur leurs pratiques, il est indispensable de ne pas se trouver soi-même englué dans les fonctionnements de l’institution.
Lorsqu’une demande explicite nous est adressée, il importe de savoir par qui elle est formulée, sur quel mode et dans quel but Une demande spontanée d’entretien individuel formulée par l’intéressé n’est bien évidemment pas la même que lorsqu’un membre du personnel fait l’objet d’un « signalement » par un supérieur hiérarchique ou par un collègue.
Fréquemment, notre collaboration avec le service de médecine de prévention et avec l’assistante sociale du personnel prend tout son sens, car elle assure une approche pluridisciplinaire autour de l’agent pour une prise en charge cohérente.
Il nous reste à dégager ces demandes de tout but utilitaire (obtenir un certificat de mutation ou d’incapacité, par exemple) et de toute éventuelle ambiguïté qui pourrait venir entacher notre positionnement et rendre nos interventions caduques, voire irrecevables. D’où la nécessité pour nous de nous « encorder » les uns aux autres, de réfléchir ensemble à nos modalités d’intervention et à notre méthodologie en les adaptant aux spécificités de chaque établissement. Des réunions mensuelles de travail nous ont permis des réflexions théoriques et cliniques au cours desquelles chacun d’entre nous pouvait soumettre sa pratique clinique à l’analyse et au regard du groupe de collègues. Car cette position subjective, psychiquement coûteuse - notamment parce qu’elle se situe dans un entre-deux, entre le dedans et le dehors, doit s’assortir d’un travail de mise en question permanente qui détermine la manière dont nous réalisons nos missions.
Du fait de cette position subjective, il est peu aisé de définir de façon systématique des missions qui s’exercent au sein d’établissements ayant chacun leurs spécificités, et par des psychologues qui ont chacun leur personnalité. Néanmoins, pour atteindre notre objectif principal qui est de mettre en place des lieux et temps d’écoute favorisant une élaboration des pratiques professionnelles, on peut recenser différents moyens de permettre cette dynamique personnelle et collective.
Elaboration des pratiques professionnelles
ENTRETIENS INDIVIDUELS
Nous offrons aux personnels un lieu et un temps pour penser en dehors de l’agir. Ce lieu, marqué par la confidentialité, leur permet de réfléchir autour des pratiques professionnelles, des interrelations engendrées par ce contexte professionnel difficile, parfois conflictuel ou marqué du sceau de la violence. Il s’agit d’étayer une prise de distance et un repositionnement face à leur métier. En aucune manière, le psychologue n’est là pour « donner des recettes », prescrire une conduite à tenir ou une manière de faire, afin de ne pas risquer de lier et d’immobiliser les professionnels qui s’interrogent.
Nous accueillons bien sûr l’ensemble des souffrances et difficultés des personnels, qu’elles soient d’ordre professionnel ou privé.
Le soutien psychologique est limité dans le temps et adapté à chaque individualité. Ces entretiens permettent alors l’émergence d’une demande et peuvent ouvrir à une orientation vers une consultation extérieure et spécialisée pour une prise en charge à plus long terme.
TRAVAIL DE GROUPE
Dans un espace neutre, permettre un dialogue, une parole authentique au sein d’un groupe, autour d’un thème, autour des pratiques professionnelles et des interrelations …
Par exemple, travailler les problématiques spécifiques qui se posent aux services particuliers tels que les parloirs, le quartier d’isolement, le quartier disciplinaire, le SMPR, l’UCSA …
Ces groupes de parole peuvent être de l’ordre de la supervision et/ou de la régulation d’équipe. Ainsi, on peut élaborer autour de situations cliniques délicates, exposées par des conseillers d’insertion et de probation (CIP).
Ou encore, à partir de situations vécues, réfléchir sur les variations culturelles des techniques de maternage avec « l’équipe petite-enfance » et le personnel de surveillance d’un quartier accueillant des bébés avec leur mère incarcérée. Ce travail débouche alors sur une prise en charge pensée et plus adéquate des enfants et de leurs mères en détention.
ACCOMPAGNEMENT PSYCHOLOGIQUE DES SURVEILLANTS STAGIAIRES
Plusieurs psychologues ont pu mettre en place dans leur établissement un travail de suivi des stagiaires afin de leur offrir l’espace de penser, de s’exprimer de façon libre autour de certaines difficultés ou d’interrogations, de prendre de la distance durant ce temps de professionnalisation. Il s’agit d’un accompagnement spécifique adapté à ce temps d’entrée dans la vie professionnelle, qui nous permet de réfléchir à l’intégration, l’encadrement et la formation des jeunes agents et d’instaurer une relation de confiance avec eux.
PRISE EN CHARGE À LA SUITE D’EVENEMENTS TRAUMATIQUES
Nous proposons aux personnels confrontés à un événement difficile (agressions, détenu suicidé, prise d’otage, etc.) un temps de parole collectif ou individuel, temps de soutien psychologique et d’évaluation des capacités d’élaboration du traumatisme. Il s’agit souvent d’une demande institutionnelle, l’événement et les agents mis en cause nous étant signalés. Ce travail de recueil de l’information est d’ailleurs primordial pour pouvoir assurer cette prise en charge. Par exemple, lors de la prise d’otages de Fresnes, en mai 2001, nous avons mis en place une cellule psychologique.
CLINIQUE INSTITUTIONNELLE
Notre mission comporte également une dimension institutionnelle. D’abord, en situant notre place au sein de l’institution. Il s’agit d’être identifié dans notre fonction, avoir une place « vivante » dans l’établissement tout en maintenant une juste distance nous permettant d’offrir notre neutralité.
Auprès des personnels, cela signifie être présent au quotidien et sur le terrain de façon bienveillante et informelle (coursives, poste de travail, etc.). Auprès de nos partenaires, qui incluent la direction et les organisations professionnelles, il s’agit de réunions de travail, visant à favoriser la circulation de l’information.
De façon plus générale, une de nos missions est d’apporter notre regard sur l’institution, d’en pointer les dysfonctionnements et d’étayer une dynamique de réflexion autour de problématiques. Par exemple, nous pouvons tenter de mettre en évidence différents mécanismes et modes de fonctionnement tels que les phénomènes de clivage, les stratégies de défense collectives, les dispositifs de communication, l’organisation et les conditions de travail, leurs incidences sur les individus et leur santé physique et mentale. Nous participons dans l’institution à des groupes de réflexion sur différents thèmes tels que le harcèlement psychologique au travail, les problématiques liées aux addictions, la formation professionnelle, la féminisation des postes, les agressions, le suicide en détention … L’ensemble des phénomènes collectifs a un impact sur l’économie psychique des sujets et peut révéler une souffrance latente ; c’est bien avec cette souffrance que nous travaillons dans l’après-coup de façon individuelle ou collective.
Pour résumer l’esprit de notre travail, nous conclurons avec M. Foucault qui nous offre là des perspectives précieuses « Aider d’une certaine manière à ce que s’écaillent quelques évidences” ou “lieux communs” à propos de la folie, de la normalité, de la maladie, de la délinquance et de la punition, faire en sorte que certaines phrases ne puissent plus être dites aussi facilement ou que certains gestes ne soient plus faits sans quelques hésitations ; contribuer à ce que certaines choses changent dans les façons de percevoir et les manières de faire [...], que les actes, les gestes, les discours qui jusqu’alors paraissent aller de soi deviennent problématiques, périlleux, difficiles. »
Carole Bellemin-Noël
Psychologue clinicienne
Psychanalyste en CMPP
Chargée de cours à l’université Paris V
Valérie Geismar
Psychologue clinicienne
Psychothérapeute familiale systémique
Hélène Pecqueur
Psychologue spécialisée en criminologie
Équithérapeute