Publié le mardi 21 janvier 2003 | http://prison.rezo.net/punir-sans-deshumaniser-ou-le/ L’agenda politique et médiatique français s’est récemment rempli de « rendez-vous » sur la question des prisons. Depuis le livre dénonciateur du médecin chef de la Santé, Véronique Vasseur, jusqu’à l’enquête parlementaire sur l’état des prisons, la question est au cœur de l’actualité, alors même qu’une enquête du GENEPI de 1996 [1] déplorait la faible connaissance et la faible implication témoignées par la société civile à l’égard du monde carcérale. On ne peut que se réjouir de cette prise de conscience publique qui, pour tardive qu’elle soit, manifeste un certain progrès, sinon dans la situation des prisons, dont on a mieux perçu combien elle était difficile, à tout le moins dans la manière de poser le problème. Loin des caricatures sur la « prison hôtel trois étoile » ou des rêves d’une société ni prisonnier [2], qui ont longtemps interdit toute espèce de débat (car en la matière réactionnaires et révolutionnaires se rejoignent souvent sur le terrain du plus strict conservatisme), on a vu au sein des différents camps politiques se dessiner un accord sur l’urgence d’une amélioration du système carcéral qui le rende digne d’une démocratie moderne. Or, un tel projet louable dans son dessein général pose immédiatement toute une série de questions spécifiques fort délicates : quels sont les droits de ceux qui ont transgressé le droit ? Comment punir dans le respect de la dignité humaine ? Quelles sont les peines, susceptibles non seulement de garantir la sécurité de la société, mais aussi de favoriser la réinsertion des délinquants ? Toutes ces questions trouvent leur source, à défaut de leur solution, dans ce qui peut apparaître comme une difficulté intrinsèque des sociétés démocratiques à penser la peine. La peine y semble en effet à la fois toujours plus nécessaire et toujours moins concevable. C’est à la compréhension de ce paradoxe que l’éclairage philosophique mérite d’être mobilisé pour éventuellement orienter l’action. La peine en question Premier écueil, parfaitement décrit par le plus grand penseur de la démocratie, Alexis de Tocqueville, celui de l’atomisation du social. Dès lors que l’individu devient la valeur suprême, le lien qui unit une personne à ses ancêtres, à ses contemporains et à ses descendants s’en trouve dévalorisé, « ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur [3]. Dans ce contexte, la progression des crimes et des délits lui apparaît comme une évolution inéluctable. Le seul lien social légitime susceptible de se substituer aux liens traditionnels est celui du contrat et de la sanction qui le garantit. D’où la nécessité d’une publication et d’une clarification sans cesse accrue des codifications pénales : l’énoncé de la peine, dans ce contexte, apparaît toujours plus nécessaire. Mais, seconde difficulté, l’individualisme porte en même temps le germe de la contestation de la peine. Dès lors que l’individu est institué en valeur suprême, à partir du moment où rien ne peut en droit lui être imposé qu’il ait au préalable examiné et accepté en sa créance, apparaît une culture au sein de laquelle l’authenticité, le fait d’être soi-même dans sa singularité, devient la valeur qui supplante toutes les autres. Chaque individu est à lui-même sa propre mesure, et, partant, chacun répugne a priori à juger l’autre, sa responsabilité, sa culpabilité. A la célèbre phrase de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas faits, mais seulement des interprétations » fait écho le slogan de mai 68 selon lequel « il est interdit d’interdire », quintessence du paradoxe démocratique. Comment punir ou accepter une punition dans ce contexte ? Comment fonder une instance qui, tout en émanant des seuls individus, viendrait s’imposer aux individus pour ainsi dire de l’extérieur ? On le perçoit, il y a une subversion du droit qui semble consubstantielle à la fondation démocratique du droit. Ainsi, la peine, en même temps qu’elle est toujours plus nécessaire, apparaît-elle aussi radicalement impensable dans une société d’individus. Le délinquant au ban de la société Tocqueville pourrait bien incarner cette idée lorsqu’il écrit : « il est, dit-on, contraire aux droits de l’homme, de le priver de la faculté de communiquer ses pensées ? Cette observation est juste pour l’homme en société, mais celui dont il s’agit est en prison ; ne parlez donc pas de ses droits à la liberté » [4] . C’est, comme on sait, pour étudier le système pénitentiaire américain que Tocqueville fit son voyage en Amérique, occasion de son grand livre sur la démocratie. Dans ce travail, il s’oppose aussi bien à l’utopie du Panoptique de Bentham qu’à cette fausse philanthropie qui, si on l’écoutait, ferait des prisons un séjour agréable ; les hommes que la société repousse de son sein doivent trouver dans l’emprisonnement tous les châtiments rigoureux qui ne se répugnent pas à l’humanité ; nous voulons un système pénitentiaire qui les rende meilleurs sans adoucir leur sort ». Et plus tard, il complète : « s’il n’est pas au fond devenu meilleur, il est du moins plus obéissant aux lois, et c’est tout ce que la société est en droit de lui demander ». La rigueur de ces affirmations ne doit pas empêcher de bien saisir l’argument : pour un libéral comme Tocqueville, l’Etat, sauf à s’engager dans une logique dangereusement despotique, n’a jamais à prendre en charge le bien-être de l’individu, pas plus de l’honnête citoyen que du coupable emprisonné. Le bien-être étant affaire privée et propre à chacun, l’institution carcérale n’a donc pas à le considérer, pourvu que les conditions minimales garantissant l’humanité du prisonnier soient maintenues. Ce qui nous éloigne définitivement de ces analyses, c’est que, pour nous, la logique de l’Etat providence, c’est-à-dire d’un Etat qui se donne comme mission essentielle d’assurer une meilleure situation aux citoyens, ne nous apparaît plus contradictoire avec l’idée d’un Etat respectueux de la liberté des individus. Ce pourquoi le sort des prisonniers nous préoccupe aussi : le souci de la situation des uns n’est plus opposé à la liberté des autres. Ce par quoi en revanche l’analyse de Tocqueville reste toujours actuelle, c’est sa constante attention à cette question politique : jusqu’à quel point la société est-elle prête à s’engager dans une authentique réforme carcérale ? Bref, il ne s’agit pas tant pour lui de savoir quel est le système carcéral idéal que de savoir quel est celui qui est « praticable ». Le délinquant victime de la société Michel Foucault est sans aucun doute le meilleur représentant de cette option. Son incontestable mérite est d’avoir incité, grâce à son autorité intellectuelle, à se pencher de manière critique sur la situation des prisons, mais ce n’est pas méconnaître cet apport que de constater que son influence s’est opérée au prix d’un profond contresens. Son analyse du système carcéral et disciplinaire [5] est la transposition, du modèle éprouvé dans son Histoire de la folie à l’âge classique [6] . La thèse en est la suivante : alors que l’image habituelle consiste à percevoir un progrès dans le traitement de la folie entre le Moyen Age et l’Age Classique, progrès qui irait dans les sens de l’humanisme ou de l’humanité, Foucault y perçoit au contraire un processus au cours duquel l’irrationnel (le fou) est rejeté au nom d’une rationalité établie en tant que norme. Au moyen Age, dit-il, les fous, sont certes considérés comme dangereux, mais ne font pas l’objet d’un rejet radical ; ils sont acceptés dans les villages, et ont même un rôle socialement reconnu. De même que les lépreux, certes exclus des villes, sont autorisés à s’installer aux portes, rappelant ainsi à chacun ses devoirs de charité. Tout change avec la transformation des léproseries en maisons d’internement. Il s’agirait alors, selon Foucault, de faire disparaître le fou de l’espace social. C’est aussi dans cette perspective que doit être compris le processus de médicalisation de la folie : la guérison qui semble libérer les aliénés de leur folie ne serait en réalité qu’une ruse de la raison pour assurer sa domination sans partage. L’analyse est similaire à propos de la prison. De même que, selon Foucault, le fou s’est vu progressivement exclu de la société, de même le criminel, le déviant, sera progressivement rejeté et caché aux vues de la société et victime, lui aussi, d’un « grand enfermement ». Et ce serait une erreur grave que d’interpréter la disparition du supplice et des châtiments corporels comme un progrès, « peut-être, écrit Foucault, l’a-t-on mise trop facilement et avec trop d’emphase au compte d’une « humanisation » qui autorisait à ne pas l’analyser » [7]. En fait, cette disparition marque l’occultation de la punition qui « tendra donc à devenir la part la plus cachée du processus pénal ». Celle-ci, mise en scène avec fracas au Moyen Age, va progressivement se masquer au profit de la correction, de la guérison du prisonnier, projets d’autant plus pervers qu’ils semblent animés de bonnes intentions. « L’essentiel de la peine, écrit Foucault, que nous autres, juges, nous infligeons, ne croyez pas qu’il consiste à punir ; il cherche à corriger, redresser, « guérir » ; une technique de l’amélioration refoule, dans la peine, la stricte expiation du mal, et libère les magistrats du vilain métier de châtier » [8]. Loin d’être donc un progrès dans l’humanisation de la peine, l’âge de la punition est en réalité, plaide Foucault, un processus de disciplinarisation et de contrôle total de la société par le pouvoir. Le droit d’être un homme Pierre-Henri Tavoillot [1] A l’ombre du savoir, Connaissances et représentations des français sur la prison, direction de l’administration pénitentiaire, T&D, n°52 [2] On en trouve pourtant une version militante et fort stimulante dans au pied du mur, 765 raisons d’en finir avec toutes les prisons, L’Insomniaque, Montreuil, 2000 [3] De la démocratie en Amérique [4] Cité par Michèle Perrot, « Alexis de Tocqueville et les prisons » in Petit (J-G) (dir.), La prison, le bagne et l’histoire, librairie des méridiens, 1984 ; cf du même auteur, présentation des « Ecrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger », de Tocqueville [5] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975 [6] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972 [7] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975 [8] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975 [9] cf. sur ce point les analyses capitales de M.Gauchet et G.Swain, la pratique de l’esprit humain, Gallimard, 1980 [10] Il faudrait largement nuancer cette affirmation concernant Tocqueville, ne serait-ce qu’au regard de sa démarche moins philosophique que politique [11] Emile, Pléiade, IV [12] des délits et des peines, 1764 |