Publié le samedi 18 octobre 2003 | http://prison.rezo.net/lire-en-prison-de-joelle-guidez/ Le Dôme médiathèque d’Albertville - Conservateur territorial, Joëlle Guidez dirige le Dôme médiathèque d’Albertville, après avoir travaillé dans la ville de Bron, puis à Décines, en tant que bibliothécaire [1] Les bibliothèques en milieu pénitentiaire Si un jour je vais en prison, je n’emporterai qu’un seul livre :Un dictionnaire.Parce que lorsqu’on est seul, on perd le sens des mots.Et lorsqu’on perd le sens des mots,On perd le sens de la vie. Marguerite Duras Lire en prison n’est pas chose facile. Les cellules partagées à plusieurs, la télévision omniprésente, le bruit incessant, l’impossibilité de s’isoler sont des freins inéluctables à la pratique de la lecture. Pourtant, cette activité calme est largement encouragée par l’administration pénitentiaire, comme tout ce qui peut réduire l’agitation des détenus, tout ce qui peut les inciter à retrouver le chemin de la citoyenneté et du retour à la société civile. Dispositifs politiques et mise en place dans les régions Quand, le 25 janvier 1986, les ministères de la Justice et de la Culture signent un protocole d’accord, ils mettent en avant l’accès de la population pénale aux différentes formes de pratique culturelle : renforcer le dispositif de réinsertion sociale déjà mis en œuvre pour la Justice, prendre en compte les besoins culturels de toute une population jusque-là peu touchée par l’action culturelle pour le ministère de la Culture. Ce protocole veut encourager les prestations culturelles de qualité, valoriser le rôle des personnels pénitentiaires, sensibiliser et associer, chaque fois que possible, les instances locales à ces actions. Ce protocole insiste particulièrement sur la politique de la lecture en spécifiant que toute nouvelle construction et tout programme de réhabilitation d’établissement ancien doivent prévoir l’aménagement d’une bibliothèque accessible aux détenus. En 1990, un deuxième protocole d’accord est signé par les deux ministères. Il conforte l’idée de diffusion et de déploiement de pratiques culturelles et artistiques pour prévenir les difficultés d’insertion ou de réinsertion des personnes dont l’administration pénitentiaire a la charge. Ce protocole insiste sur la volonté des deux ministères de lutter contre les exclusions en assurant, sous les formes les plus diverses et les plus exigeantes, la rencontre entre un public en difficulté, les créateurs et le champ culturel dans son ensemble. En décembre 1992, une circulaire interministérielle définit le « Fonctionnement des bibliothèques et développement des pratiques de lecture dans les établissements pénitentiaires ». « La lecture est un droit non limité par la décision de justice ou le règlement intérieur d’un établissement. Le développement des pratiques de lecture et d’écriture est essentiel pour la structuration d’un individu. La politique de développement de la lecture menée par l’administration pénitentiaire est la traduction d’une volonté d’intégrer le fonctionnement de la prison dans la cité. » Ainsi débute le texte de la circulaire. La lecture devient une condition de mise en œuvre d’une politique de développement culturel. La bibliothèque constitue un appui et une ouverture essentiels à toutes les actions d’enseignement et de formation conduites en direction des personnes incarcérées les plus démunies. Les protocoles établis entre les ministères ont abouti, en région, à la signature de conventions entre les administrations décentralisées, les directions régionales des affaires culturelles (Drac) et les directions régionales des services pénitentiaires (DRSP). Ces conventions avaient pour but de contractualiser une action culturelle en milieu pénitentiaire avec, en finalité, l’insertion ou la réinsertion dans la société. La première étape était l’installation et la pérennité de bibliothèques dans tous les établissements, la lecture étant le premier pas vers un processus d’acculturation et donc vers l’intégration dans une société qui avait jusque-là exclu. La première région à officialiser un tel engagement a été la région Aquitaine. En 1993, dans cette région, un protocole entre les deux administrations instaurait un véritable partenariat et construisait une action culturelle dans les établissements pénitentiaires. Cette expérience constructive devait « faire boule de neige » et conduire d’autres administrations régionales à faire de même. Ce furent les régions Limousin (1994), Bourgogne (1994), Provence-Alpes-Côte d’Azur, Corse (1995), Languedoc-Roussillon (1995), Centre (1995), Franche-Comté (1996), Champagne-Ardenne (1996). Vinrent ensuite Rhône-Alpes (1997) et Auvergne (1998). Depuis 1997, toutes les structures ont la mission d’effectuer un état des lieux sur le développement culturel dépassant le seul cadre de la lecture. Les directions régionales (Justice et Culture) confient aux agences de coopération entre bibliothèques ou aux centres régionaux du livre le soin de mettre en œuvre cette politique et s’appuient, en ce sens, sur le rôle fédérateur de ces organismes. Ceux-ci recrutent des chargés de mission afin d’effectuer, dans un premier temps, un état des lieux des structures de lecture, de réaliser une étude de besoins tant quantitatifs que qualitatifs, et d’instaurer une politique partenariale avec l’appui des collectivités territoriales, seules garantes d’une pérennisation de l’action culturelle menée. En Ile-de-France, région non pourvue d’agence de coopération, c’est la Fédération française de coopération entre bibliothèques (FFCB) qui effectue cet état des lieux. En 1999, l’administration pénitentiaire crée les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) dans chaque département. Ces services ont, entre autres, pour mission de développer l’action culturelle en milieu pénitentiaire et ont en charge la gestion des bibliothèques de prison. Des crédits de fonctionnement sont affectés pour le renouvellement des livres dans ces bibliothèques. En 2000, le ministère de la Justice recrute des « agents de justice », sur le mode des emplois-jeunes, au sein des SPIP. Ces agents sont affectés entre autres au fonctionnement des bibliothèques et à l’action culturelle. Les profils de poste sont laissés à l’appréciation des SPIP. Le cadre politique et technique étant dessiné, aux niveaux national et local, nous pouvons décrire à présent, comment vivent les bibliothèques dans les établissements. Les bibliothèques de prison Les résultats des régions Alsace, Lorraine, Pays-de-la-Loire, Basse Normandie, Nord-Pas-de-Calais, Picardie ne figurent pas ici. En effet ni l’Alsace, ni la Lorraine n’ont signé de convention Drac/DRSP. Il n’y a donc pas de chargé de mission. Ces régions ont contractualisé un partenariat avec l’Éducation nationale. Les chargés de mission en Basse-Normandie, Nord-Pas-de-Calais et Picardie, n’ayant pris leurs fonctions que très récemment, n’avaient pu collecter les données demandées. Une bibliothèque, un local La bibliothèque, avec ses modalités d’utilisation, est signalée au moment de l’incarcération. Elle fait l’objet de publicité par affiches ou quelquefois par voie du canal interne de télévision. Onze d’entre elles ont une superficie de plus de 80 m2, normes préconisées dans la circulaire de 1992. Des bibliothèques se créent dans les quartiers d’isolement ou disciplinaires, comme en Champagne-Ardenne à Clairvaux ou en maison centrale de Saint-Maur dans la région Centre. L’accès L’accès pour 15 % des bibliothèques est libre. Il s’agit surtout des établissements pour peine, maisons centrales ou centres de détention [4]. L’accès direct est un véritable enjeu dans la négociation avec les directions des établissements. C’est la clé du développement de la lecture en milieu pénitentiaire. Les collections Le désherbage et l’élimination des ouvrages en mauvais état ou dont le contenu (pour les documentaires) est désuet ont constitué la première étape pour donner un aspect vivant aux bibliothèques. Les bibliothèques publiques ont là aussi démontré leur savoir-faire et se sont investies dans la réorganisation des bibliothèques de prison. Selon les recommandations de l’Ifla, il faudrait prendre en compte un minimum de 20 livres par détenu. À l’heure actuelle, seules 26 % des bibliothèques atteignent ce quota. Un peu plus de la moitié des bibliothèques souscrit des abonnements à des revues, de 1 à 30 titres. On est cependant loin des normes énoncées par l’Ifla, à savoir : pour 50 détenus, 10 titres ; de 51 à 100 détenus, 15 titres ; plus de 100 détenus, 20 titres. La gestion des périodiques est rendue difficile surtout quand ceux-ci sont prêtés, les détenus ayant tendance à les garder dans les cellules. De plus, dans ce domaine, les phénomènes de « caïdat » sont fréquents : « réservations » systématiques pour quelques détenus. Le plus souvent, c’est l’association socioculturelle des détenus qui finance les abonnements. Le budget Certaines bibliothèques, et ce, grâce à l’action et aux conseils des chargés de mission en région, sollicitent le Centre national du livre (CNL) pour des demandes de subvention thématiques ou plus larges, s’il s’agit de constitution de fonds nouveaux. En 2000 [6], 49 établissements déposaient une demande pour un montant global de 113 193 euros (742 500 F). La région la plus demandeuse est sans conteste la région Ile-de-France avec 8 établissements pour une somme de 54 119 euros (355 000 F), soit près de la moitié des sommes attribuées. Viennent ensuite la Franche-Comté, l’Aquitaine, la Bourgogne et Champagne-Ardenne. Ces demandes, selon le CNL, sont en général satisfaites. Les thèmes mis en avant sont variés. On remarque la prédominance de sujets ou de genres comme la BD, la poésie, l’histoire, la littérature policière et la découverte du monde. Les intervenants Les détenus classés [7] (auxiliaires de bibliothèque) le sont pour des raisons propres à l’administration (attitude en détention avec le personnel de surveillance et avec les codétenus) et sur des critères qui n’ont pas beaucoup à voir avec des compétences en matière de lecture [8]. Ils assurent le fonctionnement de la bibliothèque au quotidien, l’équipement des livres, leur rangement et les opérations de prêt. Quand ils sont particulièrement motivés, ils conseillent en lecture les détenus qui se rendent à la bibliothèque. Une formation de base est absolument nécessaire. Elle leur est prodiguée par les bibliothécaires professionnels qui interviennent en prison. La FFCB a publié un Guide pour le détenu bibliothécaire, outil de référence pour enseigner les notions de base. Les professionnels des bibliothèques des bibliothèques municipales (BM) ou des bibliothèques départementales de prêt (BDP) territorialement compétentes interviennent de plusieurs façons : pour un dépôt et lors du renouvellement de celui-ci, pour des prêts ponctuels, pour répondre à des demandes précises de certains détenus (livres en langue étrangère, livres pour parfaire une formation ou poursuivre des études…), pour dispenser des formations aux détenus classés, pour procéder au désherbage et à l’actualisation des fonds, pour proposer et concevoir des animations. On en recense 94 qui passent d’une demi-journée par mois jusqu’à un temps plein (Poitiers). À Pau, un bibliothécaire partage son temps entre la maison d’arrêt et une annexe de quartier. Leur concours est précieux et cette professionnalisation est souhaitable. Elle est le gage de l’amélioration de l’offre de lecture. Ce partenariat est contractualisé par des conventions signées avec les autorités de tutelle. Des bénévoles sont aussi présents dans les bibliothèques, issus, par exemple, du mouvement associatif caritatif. À Valence, ils sont encadrés par les référents du SPIP et participent aux réunions de concertation avec toute l’équipe. À Saint-Quentin-Fallavier (Isère), deux bibliothécaires bénévoles viennent du réseau des bibliothèques de la BDP. Des emplois-jeunes enfin apportent leur concours dans le fonctionnement des bibliothèques. Ils sont recrutés par les bibliothèques municipales (Lyon, Nîmes), ou, comme en Bretagne, par la Fédération des œuvres laïques. Les partenariats avec les bibliothèques publiques Les animations Bibliothèques publiques, bibliothèques d’établissements pénitentiaires se soutiennent pour donner la parole aux auteurs et sortir les livres des rayons. Éléments de réflexion pour la formation des personnels Le contenu de la formation initiale des surveillants à l’École nationale de l’administration pénitentiaire (Enap) ne comporte aucune intervention sur le développement de l’action culturelle en milieu carcéral. Seuls les conseillers pour l’insertion et la probation (CIP), ont une approche culturelle, et ce trois heures pendant l’ensemble de leur formation. Les professionnels de bibliothèques, s’ils concourent au bon fonctionnement des bibliothèques de prison, ne sont pas pour autant informés des conditions et des règlements de l’administration pénitentiaire. Formation qui justifierait pleinement l’action culturelle en prison. Évaluation et suivi Qu’adviendra-t-il dans cinq ans, lorsque les contrats des agents de justice seront clos ? La question de la pérennité de l’action en bibliothèque et du développement de la lecture reste entière et préoccupante. La perspective de concevoir toute bibliothèque d’établissement pénitentiaire comme une annexe de la bibliothèque territorialement compétente est d’une grande justesse. Et cette bibliothèque se doit d’être le pivot de toute action culturelle à conduire dans ces établissements. Les efforts, importants dans leur ensemble, sont à poursuivre pour que les détenus, population « empêchée » par définition, soient pris en compte et bénéficient d’outils culturels comme tout un chacun. Il y a des livres en prison. On doit pouvoir dire : il y a de véritables bibliothèques en prison. Juin 2002 [1] Cet article est le résultat d’un travail entrepris pendant mon stage d’études (de septembre à novembre 2001) à la Direction du livre et de la lecture, au Bureau du développement de la lecture, travail qui consistait en une actualisation de la connaissance des bibliothèques d’établissements pénitentiaires sur le territoire métropolitain [2] Ce nombre n’est pas exhaustif et ne représente pas la totalité des bibliothèques des établissements. L’Administration pénitentiaire gère 185 établissements dans la France, selon Les chiffres-clés de l’Administration pénitentiaire, janvier 2001 [3] L’accès direct doit se comprendre, ici, comme la possibilité donnée au détenu de se rendre lui-même à la bibliothèque pour y choisir ses lectures, et non de passer commande par l’intermédiaire de listes. Cet accès direct est d’ailleurs grandement préconisé dans la circulaire interministérielle de décembre 1992 [4] « Établissement pénitentiaire qui reçoit exclusivement des condamnés dont le reliquat de peine est au moins égal à un an. On distingue différents types d’établissements pour peine : les centres de détention et les maisons centrales. » Voir : Glossaire [5] Programme de constructions nouvelles (25 établissements, 13 000 places) initié par le garde des Sceaux, Albin Chalandon, de 1989 à 1992. Certaines fonctions dans ces établissements sont sous-traitées à des entreprises privées : restauration, entretien, service médical, blanchisserie… [6] Je n’ai pu obtenir les données complètes de 2001, les demandes n’étant pas toutes parvenues au moment de mon stage [7] Ils peuvent être rémunérés ou non [8] De plus en plus, les bibliothèques partenaires peuvent définir avec les personnels des SPIP le profil du détenu classé [9] Le poulpe en prison, Baleine, 2002, coll. « Le Poulpe » [10] Une réflexion est à mener avec l’ensemble des partenaires puisque les centres régionaux de formation ne peuvent pas, par exemple, accueillir des agents bénévoles |