Synthèse
Jeunes en prison
Ethnographie d’un "quartier mineurs"
Léonore Le CAISNE
Chargée de recherche au CNRS
Centre d’Etude des mouvements sociaux
(CNRS - EHESS)
Novembre 2005
Cette ethnographie est issue d’un travail de terrain d’une année dans un « quartier mineurs » d’une grande maison d’arrêt de la région parisienne, qui accueille, selon les périodes et les politiques sécuritaires du moment, entre cinquante et cents garçons. Elle porte sur la sociabilité des jeunes détenus et sur leur encadrement par le personnel de surveillance.
Les cinquante à soixante-dix garçons présents lors du travail de terrain (juillet 2003-juin 2004) ont pour la plupart entre 16 et 17 ans, ils sont le plus souvent français d’origine étrangère (maghrébine et africaine surtout) et habitent Paris et sa région. Ils sont prévenus dans près de 90% des cas, et incarcérés presque aussi souvent à la suite d’une procédure correctionnelle que d’une procédure criminelle (dans ce cas, les faits sont très souvent correctionnalisés). Près de 10 % d’entre eux ont déjà été incarcérés, dans ce quartier ou ailleurs. Si certains détenus restent de nombreux mois à l’établissement, la plupart le quittent quinze jour ou trois semaines après leur arrivée. D’une manière générale, la population se renouvelle extrêmement rapidement : chaque semaine environ, six adolescents intègrent le quartier et six autres le quittent.
Le bref rappel des modalités de l’incarcération et de ce qui conduit les magistrats à décider l’emprisonnement de ces garçons, observées lors d’une enquête précédente sur la décision d’incarcération des mineurs [1], permet de mieux situer ces jeunes et l’incarcération dans leur parcours socio-judiciaire, de relativiser leur spécificité supposée par rapport à d’autres garçons restés libres, et donc plus généralement de mieux comprendre leur expérience personnelle et la sociabilité carcérale.
Une incarcération ne repose pas uniquement sur les infractions commises et la personnalité de leurs jeunes auteurs. Si des adolescents sont incarcérés après avoir commis un crime, ils y sont le plus souvent du fait de leurs parcours socio judiciaires (délits réitérés, présentations répétitives devant le juge, non respect des exigences posées lors d’un contrôle judiciaire...), et à la suite d’une décision objet d’enjeux relationnels, de performance et de maintien de position entre le parquet et le siège, le substitut et le juge pour enfants. Et donc pour des raisons qui ne sont qu’indirectement liées à la dernière infraction reprochée sur laquelle repose pourtant la qualification juridique de leur placement en détention.
Si les garçons connaissent plus ou moins les raisons de leur incarcération, le personnel pénitentiaire, par contre, loin du tribunal et de ses acteurs, ignore les enjeux qui l’ont présidée et s’étonne qu’un jeune puisse être incarcéré après un vol : « C’est possible, ça, pour un vol de portable ? »
En outre, la confusion observée chez les magistrats entre l’accusation et l’inculpation, la mise en examen et la condamnation, n’aide guère les adolescents à comprendre leurs parcours judiciaires. La tension qui s’empare des magistrats et des éducateurs lors de la prise de décision, la difficulté et la crainte diffuse d’envoyer des jeunes dans un lieu qu’ils ne connaissent pas, ne font qu’accroître l’incompréhension et la peur des garçons eux-mêmes, alors même qu’une décision forte, maîtrisée, assumée, expliquée, puis travaillée dans l’« après coup », aiderait probablement mieux les adolescents à tirer profit de cette expérience carcérale.
Enfin, les magistrats disent n’avoir auc une attente éducative envers la prison. En incarcérant l’adolescent, ils souhaitent protéger la société et le jeune lui-même, et espèrent au mieux créer chez lui un « choc » propice à la réflexion. Tous avouent n’être jamais sûrs des effets qu’aura ce séjour sur le jeune lui-même, qui soit « se rangera », soit deviendra un « caïd ». Pour ces raisons, tous disent souhaiter une courte incarcération. L’expression : « Il est parti », employée essentiellement par les substituts et les éducateurs lorsqu’un jeune a été placé en détention, révèle une représentation moins convenue de la prison, mais bien réelle : un lieu autre où l’on se rend seul, non spécifié parce que personne ne le connaît. En « partant », le jeune disparaît de la scène sociale. Il s’éclipse, magiquement, dans un ailleurs. Il quitte surtout symboliquement le monde d’ici-bas pour l’autre monde : « partir », c’est mourir. Les magistrats le savent, qui souhaitent récupérer rapidement les jeunes qui « s’en vont » ainsi. Une fois « arrivés » en prison, les garçons retrouvent souvent des connaissances, directes ou indirectes. Parfois, un frère ou un cousin les a précédés ou viendra les rejoindre. Ces retrouvailles, qui d’abord étonnent et troublent les détenus - ils ne sont pas seuls à être enfermés, leur souffrance n’est pas unique -, puis auxquelles ils s’habituent, prennent plaisir et qu’ils attendent, surajoute à l’expérience individuelle et personnelle, le sentiment d’un destin collectif et social des membres d’une classe d’âge vivant sur un territoire spécifique, les « cités ».
Dorénavant, la recherche et la revendication de ces connaissances, réelles ou affirmées, et donc le fait de situer l’autre et soi-même, occupent les journées des détenus. Les liens sur lesquels reposent ces connaissances sont élastiques et les possibilités d’affiliation étendues, et une fois les relations établies, les « retrouvailles » sont largement amplifiées et annoncées. Car si les connaissances créent du lien avec l’extérieur, protégent de la solitude, et garantissent un peu de solidarité, elles permettent aussi de dresser un écran protecteur entre soi et les surveillants, et de prendre possession de l’espace carcéral au détriment des agents qui ne connaissent pas ces jeunes qu’ils voient entrer et ressortir, sans que personne n’aie jugé important de les tenir informés de leur parcours judiciaire et de leurs histoires. Les surveillants eux-mêmes circulent beaucoup : tous les six mois, des stagiaires remplacent leurs collègues fraîchement titularisés qui, à peine arrivés, repartent vers des cieux meilleurs.
Contrairement aux détenus adultes, dont l’identité sociale pré-carcérale était construite autour du travail et de la famille et qui, une fois en maison centrale, reconstruisent leur identité sociale autour des catégories judiciaires et pénales auxquelles ils appartiennent dorénavant, les garçons, souvent déscolarisés ou en passent de l’être et sans emploi, ne perdent pas leur affiliation sociale lorsqu’ils franchissent les portes de la prison. Ils peuvent continuer à faire valoir à l’intérieur leur identité de l’extérieur, construite à partir de leurs pratiques culturelles, de leur appartenance territoriale et surtout de leur classe d’âge : « On n’est pas des délinquants, on est des jeunes ! », disent-ils en substance.
Cette identité est d’autant plus facile à revendiquer que dans leur traitement et leur considération, l’âge prime sur leurs infractions et leur situation judiciaire. Qu’ils soient prévenus ou condamnés, qu’ils aient commis un délit ou un crime, qu’ils soient récidivistes ou « primaires », qu’ils aient déjà été incarcérés ou non, les garçons se trouvent en effet dans cette prison là et pour une période limitée (au plus tard jusqu’à leur dix-huitième anniversaire), parce qu’ils sont mineurs. Ils savent que leur minorité leur assure un traitement spécifique : séparation d’avec les adultes, cellule individuelle, repas plus copieux et plus équilibrés, surveillants plus nombreux et souvent plus à l’écoute, sans uniforme et ensurvêtement. [2]
L’affiliation à travers l’âge permet de casser l’illégalité des actes commis, et du même coup de repousser loin de soi l’image de la prison réceptacle de « délinquants », pour en faire le lieu d’une jeunesse qui n’a pas (ou pas eu) de chance. Ce faisant, l’endroit n’est plus producteurs d’identités infamantes. Pas en tout cas durant leur présence en prison.
Le lien entre les infractions qui leur sont reprochées et leurs pratiques culturelles est aussi une spécificité de la détention des mineurs. L’appartenance des garçons à (en tout cas leurs liens avec) la « culture de rue », les place en effet dans une position différente de celle des détenus adultes en établissement pour peine ou en maison d’arrêt. Les adultes sont incarcérés pour avoir transgressé les lois et les règles de leurs pairs. C’est pourquoi ils tentent de justifier leur exclusion du groupe social en construisant, notamment en maison centrale, un discours de différenciation de l’« Autre détenu », le « vrai criminel » celui-là , ou de l’« Autre citoyen » qui appartiendrait à une communauté moins morale que la leur. Le jeune détenu, lui, est incarcéré pour avoir commis des actes admis, dit-il, dans son groupe de pairs et qui appartiendraient à sa culture. La majorité des délits reprochés ne sont donc pas source de honte pour les garçons, ni envers leurs pairs, ni envers les adultes qu’ils rencontrent, mais au contraire - dans leur situation présente tout au moins -, le signe de leur appartenance au groupe des jeunes. Ils vont donc tout faire pour montrer en quoi ils sont justement comme les autres garçons de leur âge et justement différents des adultes qui les ont incarcérés et qui les gardent et, de fait, tenir un discours d’affiliation et d’assimilation à leurs pairs.
Aussi les garçons cherchent-ils peu à se distinguer de l’« Autre détenu » et à le repousser, comme le font les condamnés de centrale qui refusent d’être assimilés aux « autres criminels » face à la personne libre notamment. Ils ne cherchent pas à se démarquer de leurs pairs, comme le faisaient les vieux de la Maison de Nanterre (Bernand, 1975) ou les détenus de centrale (Le Caisne, 2000), caractéristique courante des reclus. D’ailleurs, nous n’avons pas non plus retrouvé, dans ce « quartier mineurs », les traits caractéristiques de la vie dans les prisons qui accueillent des adultes, et si souvent décrits par les sociologues [3] : méfiance envers la « balance », surveillance de tous par tous, pensées paranoïdes ou encore faux-semblant.
Les garçons ne recherchent pas la différence, mais la ressemblance. Ils ne veulent pas à être uniques, mais identiques. S’ils sont en prison, c’est bien parce qu’ils sont comme les autres jeunes - « On est mineurs, on a la même mentalité ! », observait ainsi un adolescent - et donc différents des adultes. Différents des adultes qui les ont incarcérés et qui les maintiennent enfermés, mais aussi et surtout de ces adultes détenus qui « n’ont rien compris ». Car les adolescents savent, eux, qu’à 18 ans, ils « arrêteront » leurs délits, travailleront et construiront une famille.
Les détenus se situent ainsi dans un rapport jeunes/adultes, plutôt que dans un rapport délinquants/citoyens ordinaires. Ou plutôt, le rapport jeunes/ adultes les protège d’une distinction stigmatisante délinquants/ citoyens ordinaires : « Nous les jeunes face à vous, les adultes et parmi nous les jeunes, les grands et les petits. » D’ailleurs, jamais ils ne se distinguent des jeunes intégrés de l’extérieur : les jeunes qui ne commettent pas de délits sont totalement absents de leurs discours. Ils n’existent pas.
Ce qui n’empêche pas les garçons, à l’image de tous les acteurs sociaux et moraux, d’agencer leur univers, de classer l’autre et soi-même, et de construire des groupes différenciés qui rendent possible des alliances et des oppositions, et donc des rapports sociaux. Ainsi, ils territorialisent leurs infractions - à chaque département son type de délits - distinguent les actes des « petits » de ceux des « grands » - aux premiers, une délinquance polymorphe, tapageuse et gratuite, tolérée du fait de leur jeune âge, aux seconds une délinquance spécialisée, réfléchie, discrète et payante - et, individuellement, vantent leur propre spécialité - vols de voiture, pickpocket, bagarres, vols à main armée...-. Même si, dans les faits, cet ordre affirmé est loin d’être démontré, y déroger en avouant commettre des infractions de toutes sortes ou étrangères à son territoire d’appartenance, reviendrait à s’exclure du monde social. Les délits importent ici moins pour eux-mêmes que pour le classement de leurs auteurs et des territoires qu’ils autorisent.
Très peu unis autour d’activités communes, qui pourraient être des activités éducatives ou des ateliers de formation, dans la vie de tous les jours, les détenus entretiennent leurs relations et prennent possession de l’espace par leurs appels, leurs cris, les insultes d’un lieu à l’autre de l’établissement et de cellule à cellule, les rixes subites dans les coursives ou en cour de promenade ou les bagarres dans les endroits choisis - au gymnase ou dans la salle d’attente des parloirs.
Dans ce milieu de dénuement et où l’affectif est mis à rude épreuve, les biens tiennent une place extrêmement importante. Les liens se tissent et s’expriment aussi à travers les échanges qui occupent les garçons tout au long de la journée et plus particulièrement lors des rentrées en cellule et de la distribution des repas : miettes de tabac, allumettes, demi paquet de BN, sachets de chips, magazines... passent de mains en mains, parfois par l’intermédiaire d’un surveillant conciliant. Ceux qui le peuvent imposent leur statut dans la sociabilité carcérale en exposant en cellule leurs biens qui pareraient aux besoins de quatre adolescents quinze jours durant, entassés à même le sol, sous la fenêtre et face à la porte : litres d’huile, sachets de chips, vienno iserie, cannettes de coca, boîtes de beurre à tartiner, briques de lait, paquets de biscuits, boîtes de pâtes et de thon ou autres tablettes de chocolat...
La distribution de la « gamelle » est un moment privilégié dans l’insertion du jeune dans la sociabilité. Accepter ou refuser de manger les plats proposés par l’institution n’est pas qu’une histoire de goût alimentaire ou de suspicion envers l’institution nourricière. Ce faisant, le détenu défend aussi son statut et sa place. Plus même. Il révèle sa valeur morale. Aussi, aux jeunes « roumains » qui « ont faim », les louchées pleines de carottes râpées, de haricots vers qui baignent dans l’eau et de dinde en sauce. Aux plus « dignes », la baguette quotidienne et le yaourt seulement. Celui qui se passe de l’ institution et qui montre qu’il a de quoi « cantiner », c’est-à -dire de commander des biens, laisse en effet supposer des relations extérieures et des délits qui « ont rapporté », c’est-à -dire des « braquages », délits des « grands » et des plus courageux.
La pauvreté de ces relations et l’importance des enjeux de pouvoir autour des biens comestibles, même chiches, découlent essentiellement de l’absence totale d’un projet commun et éducatif proposé, autour duquel pourtant les uns et les autres pourraient se retrouver et se distinguer en faisant valoir cette fois leur personnalité, leur histoire personnelle, leurs centres d’intérêt, et plus généralement regarder vers des horizons nouveaux... Pour établir leurs relations sociales, les détenus font en effet avec ce qu’ils ont et ce qu’on leur propose, c’est-à -dire rien.
Pour les surveillants, le plus souvent de jeunes stagiaires eux-mêmes en proie à des histoires personnelles et à une insertion sociale difficiles, placés par le fonctionnement et le règlement du quartier dans une grande promiscuité avec les détenus, la distance, indispensable à toute relation - et d’autant plus lorsqu’elle se veut éducative -, est compliquée à maintenir. Leur absence de formation à la garde d’adolescents, les mouvements incessants qui traversent l’endroit et leur méconnaissance des détenus leur rendent également la tâche ardue. Le manque de considération du personnel du ministère de la Justice et de la Direction régionale de Paris pour leur travail ne les encourage guère, non plus, à s’investir dans les lieux. Enfin, depuis que les éducateurs (ou conseillers d’insertion et de probation, CIP) ont déserté le quartier et que la dernière formation a fermé, ils restent, à l’étage, pratiquement seuls avec les garçons.
Lorsque aucun projet éducatif ne vient soutenir une telle institution, lorsque le personnel en charge des jeunes n’a que son trousseau de clefs, son survêtement, ses baskets, et l’encellulement individuel pour travailler, c’est alors naturellement autour du corps et des lieux, de leur soin et de leurs odeurs, que la vie de l’institution s’organise. Le balai, la serpillière et le seau deviennent les principaux outils éducatifs autour desquels les surveillants les plus enthousiastes s’emploient à créer les relations avec les garçons qui veulent entrer en contact et sortir de leur solitude. A moins que l’on en revienne (ou que l’on en soit encore) aux considérations hygiénistes de la fin du 19è siècle selon lesquelles le redressement des
âmes passent par le redressement des corps.
Ainsi, les exigences et les appréciations se cantonnent autour des notions d’hygiène des corps (leur propreté, leurs effluves nauséabonds) et des cellules (leur rangement, leur odeur), et notamment de la sortie de la poubelle individuelle le matin et en fin de journée, règle qui participe elle aussi du pouvoir sur les corps. Ces exigences doivent conduire l’adolescent à se redresser, certes. Mais elles protègent aussi de la promiscuité trop lourde d’avec les détenus et de la maîtrise de ces garçons entre deux âges et potentiellement dangereux. Surtout, ces appréciations consensuelles, qui réduisent considérablement toute prise en compte des adolescents, autorisent chacun, lors des réunions d’équipe, à dire quelque chose sur les garçons.
Quasiment dépossédés de l’espace carcéral par les garçons qui font corps, les surveillants n’ont également, pour tenter de conserver un minium de maîtrise sur les cinquante à cent détenus présents qui arrivent et repartent, que la pratique du repérage des « revenants » et des imposteurs qui dissimulent leur véritable identité sous des âges et des noms inventés.
L’attention particulière qu’ils accordent aux « revenants » notamment, découle en fait du besoin qu’ils en ont pour maintenir un lien entre l’institution et la vie extérieure. C’est-à -dire entre eux et les gens libres. De la même manière que les détenus recherchent des fréquentations de l’extérieur, les agents, condamnés à rester entre eux, recherchent les jeunes qu’ils connaissent de l’intérieur, mais qui, par leurs allers et retours, les relient à la vie libre.
En effectuant le lien entre l’extérieur et l’intérieur, les « revenants » font de la prison un lieu de vie à part entière, somme toute ordinaire. Et permettent ainsi au personnel d’oublier pour quelques instants sa propre relégation.
En outre, si la méconnaissance des détenus et les doutes sur l’identité de beaucoup, intensifiés par la connaissance interne que les détenus ne cessent de vanter et d’amplifier, représentent certainement l’obstacle principal à une prise en charge éducative des jeunes, ils peuvent néanmoins s’avérer salvateurs, puisqu’ils permettent de justifier la difficulté de gérer certains garçons, voire de se décharger de la responsabilité de l’échec de leur prise en charge. Les doutes sur le nom et l’âge véritables des adolescents permettent aussi de les désingulariser et surtout de leur refuser l’identité première qui inscrit l’individu dans le groupe social, et donc de les en exclure. Cette méconnaissance et ces doutes confirment aussi l’étrangeté des détenus et renforcent le sentiment d’avoir affaire à des « Autres », ce qui permet, de fait, de s’assurer la distance minimum nécessaire pour les maintenir enfermés. Enfin, cette méconnaissance et ces doutes rassurent les agents sur leur fonction première de garde et les protège de la disqualification sociale qu’entraînerait la charge du rôle d’éducateur que d’aucun aimerait pourtant les voir tenir.
Dans cet espace de vie figé, et parce que les relations individuelles - qui existent pourtant entre certains surveillants et certains garçons -, ne peuvent se dire (l’institution est trop sclérosée et le regard des collègues trop pesant et contraignant), les « interventions » - on maîtrise à plusieurs le garçon insultant, récalcitrant ou violent, on le met à terre, face contre le sol, on lui replie dans le dos bras et jambes, et on le transporte allongé dans une cellule du rez-de-chaussée où il sera dénudé une dizaine de minutes - , c’est-à -dire les prises de pouvoir sur les corps, insufflent un peu d’oxygène au quartier : à ces moments-là , détenus et surveillants s’enflamment et les relations se manifestent : les sentiments s’expriment, les émotions explosent.
Enfin, terminons en soulignant le cloisonnement du quartier. Au tribunal, une fois que la décision d’incarcérer un mineur est prise, on dit que le jeune est « parti », sans jamais préciser où. Sans doute parce qu’on ne le sait pas vraiment ou qu’on ne veut pas le savoir, et que le lieu de la vraie vie est ici et non là -bas. En prison, une fois que le jeune est libéré, on espère (sans bien sûr se le dire) le « revoir », et quand c’est le cas, on s’annonce le retour du « revenant », sans jamais préciser d’où il revient. Sans doute parce qu’on ne le sait pas vraiment non plus et parce que le lieu de la vraie vie est maintenant celui de la prison. Les deux espaces ne se rencontrent donc pas. La prison et la société extérieure représentent, pour chacune des catégories d’acteurs, des espaces fermés, exclusifs, reliés uniquement par la circulation des garçons. Cette impossibilité des acteurs de considérer les deux espaces comme appartenant au même monde social - d’autant plus que les jeunes dont ils décident du sort et qu’ils gardent, eux, les foulent successivement - interroge sur la possibilité d’une prise en charge de ces adolescents.