INTRODUCTION
La France a ratifié la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants le 18 février 1986. La Convention est entrée en vigueur le 26 novembre 1987. Elle prévoit un examen périodique du respect de leurs engagements par les Etats parties.
C’est à l’occasion du troisième rapport périodique présenté par la France au Comité contre la torture que l’ACAT-France a rédigé ce rapport alternatif.
Dans ce document, nous montrerons que :
• La présentation qu’elle fait des textes en vigueur est très incomplète et que les manquements de la France à ses engagements vis-à-vis de la Convention contre la torture résultent directement de l’application de certaines lois ou règlements et ne sauraient donc se réduire à de simples « bavures » commises par les agents de l’Etat.
• Le rapport présenté par le gouvernement ne reflète pas la réalité de la pratique de la torture et des mauvais traitements dans notre pays.
Ce rapport alternatif est le résultat d’un travail d’analyse des textes en vigueur et de l’observation de leur application, illustrée par des cas individuels.
Il s’appuie sur les informations que l’ACAT-France recueille quotidiennement dans son travail pour la prévention des mauvais traitements en France, sur l’expérience d’autres organisations partageant les mêmes préoccupations - organisations non gouvernementales de défense des droits de l’Homme, associations à but humanitaire, syndicats, journalistes, etc - ainsi que sur les rapports d’autorités administratives indépendantes.
L’ACAT-France souhaite, grâce à ce rapport alternatif, mettre à la disposition des membres du Comité les informations nécessaires à un examen impartial du respect par la France de ses engagements internationaux en matière de lutte contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Des lois permettant la torture et les mauvais traitements
Le rapport alternatif que nous soumettons au Comité contre la Torture analyse un cadre législatif qui permet de recourir à la pratique de la torture et des mauvais traitements.
L’étude de ces lois n’a pas été présentée dans le rapport du gouvernement. Nous les examinerons en suivant l’ordre des articles de la Convention contre la torture :
Concernant l’article 3 (risques en cas de refoulement) :
• Absence d’examen individualisé des risques en cas de renvoi [1]
• Absence de recours suspensif contre une décision de renvoi ou d’expulsion
• Absence d’examen des risques dans le cadre de l’application du mandat d’arrêt européen [2]
Concernant l’article 11 (surveillance des lieux privatifs de liberté) :
• Durée maximale excessive de la garde à vue (96 heures) [3]
• Intervention tardive de l’avocat pendant la garde à vue [4] (à la 72ème heure)
Concernant l’article 12 (enquêtes sur des allégations de torture) :
• Principe de l’opportunité des poursuites dépendant de l’appréciation du procureur de la République [5]
Des pratiques inacceptables
Au-delà des textes, le gouvernement français laisse s’installer et perdurer des pratiques dans des domaines qui relèvent pourtant de sa responsabilité :
Concernant l’article 3 (risques en cas de refoulement) :
• Renvois collectifs ne permettant pas d’examen individuel des risques encourus
• Renvois vers des pays à risque
• Renvois des mineurs isolés
Concernant l’article 10 (formation des agents de l’Etat) :
• Lacunes qualitatives et quantitatives dans les formations des personnels de sécurité [6]
• Disproportion flagrante entre l’objectif affiché de prévention des mauvais traitements et les moyens mis en œuvre
Concernant l’article 11 (surveillance des lieux privatifs de liberté) :
• Absence de contrôle des lieux de privation de liberté [7] : prisons, locaux de garde à vue, centres de rétention, zones d’attentes
• Dysfonctionnements des autorités chargées de veiller à la prévention des mauvais traitements : magistrats, préfets, médecins, inspections diverses
• Mauvais traitements dans tous les lieux d’enfermement
• Surpopulation persistante dans les zones d’attente, les centres de rétention et les prisons, avec ses conséquences désastreuses [8]
• Locaux ne répondant pas aux normes d’hygiène et de sécurité en vigueur
Concernant l’article 12 (enquêtes sur des allégations de torture) :
• Impunité des personnels de sécurité
• Durée excessive des poursuites contre des personnels de sécurité
• Utilisations excessives de la force par les policiers
Concernant l’article 13 (droit de porter plainte) :
• Difficultés à faire valoir ses droits pour les victimes avérées ou potentielles de mauvais traitements.
Les origines de ces pratiques sont diverses. Ce rapport n’a pas pour objet de les analyser. Cependant leur existence devrait encourager le gouvernement français à les reconnaître, à les étudier et à proposer des solutions pour y mettre fin. Or au lieu d’adopter une position responsable, le gouvernement, à l’instar de ce qu’il présente dans son rapport au Comité et des réponses qu’il a formulées suite à la dernière visite du Comité européen de prévention de la torture, les nie en bloc.
Depuis 2001, on assiste à un durcissement de la politique pénale - inflation législative, pénalisation de nombreux comportements, création de fichiers en tous genres - qui se traduit par une augmentation considérable de la population carcérale, qui est passée de 49 364 personnes [9] en juin 2001 à 63 448 en juin 2004, soit une augmentation de 22 %. Cet « emballement » des institutions judiciaires est en partie responsable de nombreux dysfonctionnements.
C’est pourquoi plusieurs évolutions doivent être mises en œuvre pour prévenir les mauvais traitements, s’assurer du respect de l’interdiction de la torture, combattre l’impunité des auteurs et assurer la prise en compte des victimes.
Recommandations de l’ACAT-France
1. Décliner concrètement l’interdiction de la torture et des mauvais traitements
La complexité, le manque de lisibilité, les modifications permanentes des textes en vigueur en matière de droit pénal et de procédure pénale contribuent à rendre flous les droits, les devoirs et les obligations des personnels de sécurité, qui appliquent parfois dans certaines situations des règles inappropriées.
Comme l’a souligné la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) dans l’avis qu’elle a rendu le 20 janvier 2005 au sujet de la proposition de loi visant à lutter contre la récidive :
La CNCDH a, à plusieurs occasions, affirmé son attachement à un système procédural cohérent et stable, accessible aisément aux citoyens comme aux professionnels ; or elle relève que la proposition de loi en cours de discussion entend d’ores et déjà réformer certains textes très récents comme, par exemple, des dispositions issues de la loi du 9 mars 2004, relatives à l’application des peines, qui viennent d’entrer en vigueur le 1er janvier 2005 (article 5 du texte) ; cette instabilité de notre procédure pénale et de notre droit pénal ne peut que rendre toujours plus difficile l’accès à la règle de droit, condition d’un procès équitable.
Si le principe de l’interdiction de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, est régulièrement rappelé, aucun texte ne vient en préciser ni les contours ni le contenu.
Ainsi, bien que la pratique de certaines professions soit encadrée par un code de déontologie, celui-ci se limite trop souvent à une liste de principes. On déplore l’absence de règles spécifiques pour la conduite des interrogatoires lors de la garde à vue. Un projet de code pour le personnel pénitentiaire a été annoncé en 1998 et n’a toujours pas vu le jour.
La rédaction d’un code de déontologie qui aborde dans le détail les procédures et comportements à adopter face aux nombreuses situations dans lesquelles les agents de l’Etat peuvent faire usage de la force doit être élaboré dans les meilleurs délais.
Il permettrait une application concrète et cohérente de la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, quelles que soient les évolutions législatives.
2. Assurer une formation de qualité
Il est regrettable de constater la pauvreté des enseignements et le raccourcissement de la période de formation, notamment des personnels pénitentiaires, ramenée à 18 semaines en 2004.
Les personnes en formation ne doivent pas être utilisées comme des renforts, mais doivent pouvoir mettre à profit des périodes de stages sur le terrain qui leur permettent d’appliquer dans de bonnes conditions la théorie qui leur est dispensée dans les écoles de formation.
La formation est un outil primordial pour intégrer l’interdiction de la torture et des mauvais traitements. Cette formation doit être de qualité et d’une durée suffisante.
Le code de déontologie doit faire l’objet d’un enseignement approfondi, dont la connaissance serait évaluée de façon périodique.
3. Surveiller les lieux de privation de liberté
Si plusieurs dispositions garantissent la surveillance et le contrôle des conditions de vie des personnes privées de liberté, aucune n’est appliquée de façon satisfaisante.
Un instrument de contrôle permettrait à la fois de prévenir efficacement les mauvais traitements, mais aussi de les recenser, de les identifier, de cerner leurs origines et de proposer des solutions. Cet instrument doit pouvoir émettre des recommandations qui seront suivies d’effets.
Si un tel mécanisme est prévu par le protocole facultatif à la Convention contre la Torture, adopté par l’Assemblée générale de l’ONU le 18 décembre 2002, la France ne l’a toujours pas ratifié. De l’aveu des ministères concernés, il l’obligerait à mettre en place un mécanisme qui remplisse les critères de compétence, d’indépendance et de permanence, ce qui n’existe pas aujourd’hui.
La France doit ratifier au plus vite le protocole facultatif à la Convention contre la torture.
La France doit se doter d’un mécanisme indépendant, compétent et permanent chargé de prévenir les mauvais traitements dans les lieux où des personnes sont privées de liberté.
4. Lutter contre l’impunité des auteurs de mauvais traitements
Les personnes qui ont été victimes de mauvais traitements commis par des agents de sécurité voient trop souvent leurs plaintes classées sans suite.
Le principe de l’opportunité des poursuites auquel est soumis le procureur de la République est un facteur favorisant l’impunité et par conséquent la pratique des mauvais traitements. La difficulté de mener une enquête ne peut être invoquée car, très souvent, les certificats médicaux qui devraient être rédigés à différents stades de la procédure [10] constituent des preuves de mauvais traitements, il est dès lors regrettable qu’ils soient rédigés dans de mauvaises conditions, voire pas rédigés, et qu’ils ne soient pas pris en compte par les autorités judiciaires.
Le principe de l’opportunité des poursuites en matière de plainte de mauvais traitements contre des agents de l’Etat a déjà montré ses carences. Dès lors que le procureur est saisi d’allégations de torture ou de mauvais traitements au sens de la Convention, une enquête devrait être obligatoire afin de vérifier la réalité des faits.
Questions au gouvernement français
Questions liminaires :
1. Pour quelles raisons la France n’a toujours pas ratifié le Protocole facultatif à la présente Convention ?
2. L’absence totale de référence à l’application des textes dans le rapport du gouvernement français serait-il le résultat de l’absence d’analyse des pratiques ? Sans analyse des pratiques, comment être sûr de la qualité d’une loi ?
Concernant l’article 3 :
3. L’instauration d’un délai raisonnable et automatique à l’arrivée à la frontière (actuellement un jour franc à la demande expresse de l’intéressé) n’est-elle pas une garantie efficace pour s’assurer qu’une personne qui coure des risques en cas de renvoi fasse valoir son droit à la protection ?
4. Pour quelles raisons le délai d’un jour franc n’est plus automatique à l’arrivée à la frontière ?
5. En l’absence d’examen systématique des risques, comment être certain que les personnes renvoyées ne courent aucun danger ?
6. Pour quelles raisons la législation française ne prévoit pas un recours suspensif contre une décision de renvoi lorsque la personne qui en fait l’objet prétend courir des risques dans le pays de destination ?
7. Le maintien en zone d’attente d’un mineur est-il conforme à la présente Convention ?
8. La France renvoie des mineurs isolés dans leur pays d’origine ou dans ceux par lesquels ils ont transité. Quelles sont les garanties actuelles pour assurer leur intégrité physique et leur prise en charge à leur arrivée dans le pays de renvoi ?
9. Pour quelles raisons la France refuse de faire procéder à des examens médicaux à l’arrivée dans le pays de destination ?
10. Le système de protection pour les étrangers repose principalement sur l’asile. Les demandes déposées hors délais sont rejetées sans examen des risques. Pour quelles raisons fait-on dépendre la possibilité de faire examiner un risque du respect de délais ? Pourquoi les délais sont si courts - 21 jours en liberté, 5 jours en rétention ?
11. Une liste de pays dits « d’origine sûre » est en cours d’élaboration. Elle permettra un examen expéditif des risques encourus par la personne parce qu’on présume que ces pays respectent les droits de l’homme. Cette démarche est-elle conforme à la présente Convention ?
12. La France s’estime-t-elle qualifiée et compétente pour décider quels sont les Etats qui respectent la présente Convention ? Si une telle liste devait exister, son élaboration ne devrait-elle pas être confiée au Comité contre la torture ?
13. Le mandat d’arrêt européen s’inscrit dans la même perspective : parce que l’Etat français estime que les pays de l’Union européenne respectent la Convention contre la torture, il se dispense d’un examen des risques encourus en cas de remise à une justice d’un Etat de l’Union. L’Etat français peut-il être certain que chacun des pays de l’Union respecte et respectera toujours la présente Convention ?
Concernant l’article 10 :
14. Pourquoi n’existe-t-il pas de nomenclatures spécifiques décrivant avec précision les gestes à mettre en œuvre par les agents de l’Etat lors des interrogatoires en garde à vue et lors des renvois ?
15. Comment expliquer que la formation des personnels de surveillance dans les établissements pénitentiaires ait été réduite à 18 semaines en 2004 alors qu’elle se limitait déjà à 22 semaines en 2003 ?
16. Quelles solutions le gouvernement peut proposer pour remédier à l’utilisation de personnels en formation qui pallient le manque de titulaires dans de nombreux établissements ?
17. Quel est l’état d’avancement du code de déontologie de la pratique des métiers pénitentiaires ?
Concernant l’article 11 :
18. Un examen médical systématique est prévu pour toutes les personnes qui arrivent en prison. Pour quelles raisons les certificats ne sont pas transmis au procureur de la République lorsque la personne se trouvait auparavant en garde à vue et présente des traces de mauvais traitements ?
19. Beaucoup d’établissements de privation de liberté accueillent des personnes bien au delà de leur capacité théorique. Le numerus clausus a été repoussé à 2008 dans les établissements pénitentiaires. Quelles sont les mesures d’urgence prévues pour remédier aux « mauvais traitements » constatés en 2003 par le Comité européen de prévention de la torture ?
Concernant l’article 12 :
20. Au regard des nombreuses critiques et rapports qui constatent les dysfonctionnements de la justice, ne conviendrait-il pas d’aménager le principe de l’opportunité des poursuites contre les agents de l’Etat, notamment en matière de plaintes de mauvais traitements ?