14600 articles - 12260 brèves

Approche indisciplinaire de la question pénale (Pierre V. Tournier - Centre d’Histoire Sociale du XXème siècle)

01 A I. Lutter contre le crime en Europe

Mise en ligne : 6 avril 2007

Texte de l'article :

Partie A. - Lutter contre le crime en Europe

La funcio social de la politica penitenciari, Congrés penitenciari internacional, conferència inaugural, Barcelona 2006, Ministeri de l’Interior, Generalitat de Catalunya, Departament de Justicia, Conseil d’Europa, 2007, CD.

I. - Lutter contre le crime en Europe.
L’arme des droits fondamentaux

Pour commencer, je voudrais remercier les organisateurs de ce congrès pénitentiaire international de Barcelone, et tout particulièrement Jaume Martin Barberan, de l’honneur qu’ils me font en m’invitant à prendre la parole devant cette assemblée. Cela fait maintenant plus de 25 ans que je mène des travaux de recherche dans le champ pénal. D’Helsinki en mars 1997  [1] à Berlin en mai 2000 [2], de Rome en novembre 2004  [3] à Barcelone aujourd’hui, en passant bien souvent par Strasbourg, mon parcours de scientifique engagé dans les politiques pénales et pénitentiaires se trouve balisé par ces grandes rencontres européennes. Elles me donnent le sentiment que nous progressons tous ensemble. Ces avancées démocratiques, nous les construisons grâce aux échanges théoriques et pratiques que nous avons autour des recommandations du Conseil de l’Europe ; ces recommandations qui, dans l’avenir, pourront inspirer telle ou telle directive de l’Union européenne. 

1. - Au nom des droits fondamentaux

Mais avant d’aborder un certain nombre de questions qui seront discutées au cours de ces journées, je voudrais revenir un instant sur le titre de cette conférence : « Lutter contre le crime, l’arme des droits fondamentaux. ». Il n’est pas du tout évident, qu’en tout lieu, en tous temps et pour tous, les droits fondamentaux soient perçus comme une arme dans la lutte contre le crime. Ainsi l’action des Etats contre le terrorisme n’offre-t-elle pas la tentation de penser que ces droits fondamentaux sont plutôt une entrave dans ce combat ? Cette lutte, évidemment nécessaire et difficile, n’amène-t-elle pas à mettre à mal l’Etat de droit qui fonde nos sociétés ? N’entraîne-t-elle pas certains dirigeants ou certains personnels d’exécution à oublier ce principe moral absolu selon lequel la fin ne peut en aucun cas justifier les moyens ?

Malheureusement cette question ne concerne pas uniquement les Etats non démocratiques de par le monde ou les Etats-Unis d’Amérique d’après le 11 septembre 2001. Elle ne concerne pas seulement la lutte contre le terrorisme, mais le crime en général. En effet, nombre de nos pays d’Europe sont concernés par la montée du populisme. Ces forces politiques considèrent les défenseurs des droits de l’homme et du respect des conventions internationales comme des empêcheurs d’agir « efficacement ». On les traite alors de « doux rêveurs », « d’intellectuels de salon », voire de « complices des assassins » ou « d’amis des détenus ». On les accuse d’indifférence à l’égard des victimes des infractions pénales.
Nous rencontrons tous ce genre de discours inacceptables quand il s’agit de prendre en considération les facteurs socio-économiques dans l’analyse du crime, de défendre la présomption d‘innocence, d’améliorer la condition pénitentiaire, de développer des alternatives à la détention dans la communauté, voire de traiter autrement tel ou tel problème en évitant de recourir systématiquement à la Justice pénale traditionnelle. Je pense au développement de la médiation, de la recherche d’une justice réparatrice, d’une justice restauratrice.

Nous sommes aussi confrontés à d’autres formes de démagogie, évidemment moins agressives, et disons-le a priori plus sympathiques. Inspirées d’un vieux fond anarchiste, elles tendent à voir dans l’Etat, dans ses institutions, dans le contrôle social même, une sorte de mal absolu : hommes et femmes ne seraient pas fondamentalement responsables des délits et des crimes qu’ils commettent. C’est la société dans son ensemble qui serait en cause. Surveiller, enquêter, arrêter, sanctionner, emprisonner, ces actions sont en soi ressenties comme autant d’atteintes inacceptables aux droits fondamentaux. Une telle attitude peut se traduire par une dénégation des faits délictueux ou criminels, quant à leur fréquence et/ou à leur gravité. Ne revient-elle pas à affaiblir les démocraties face au « phénomène criminel » et au devoir de tout Etat démocratique de protection des personnes et des biens ?

L’esprit dans lequel toutes les recommandations du Conseil de l’Europe ont été élaborées arrive à éviter ces deux écueils. On y trouve une philosophie pénale humaniste reposant sur la responsabilité des individus, quand évidemment ils ne sont pas atteints d’une maladie mentale grave. Mais de façon dialectique, cette philosophie tient compte, aussi, des déterminants socio-économiques. Cette prise en compte, essentielle, crée un devoir de justice et de solidarité de la société, dans son ensemble, non seulement envers les victimes, mais aussi envers celles et ceux qui ont rompu le contrat social, en enfreignant la loi, ont été sanctionnés et doivent, un jour, être réintégrés, de plein droit, dans la communauté. 
 
Dans cette perspective, je souhaiterais illustrer, dans le champ qui nous préoccupe ici - celui de l’exécution des mesures et sanctions pénales (MSP)  [4] - ce qui peut être une conception « offensive » des droits de fondamentaux - et pas seulement « défensive » - instrument efficace dans le contrôle de la délinquance et de la criminalité et dans ce que j’aime appeler la « pacification des esprits » [5].

2. - Les prisons surpeuplées, une honte pour l’Europe

Pour paraphraser le titre d’un rapport publié, en 2000, par le Parlement français sur la situation de nos établissements pénitentiaires, je dirais que les prisons surpeuplées sont une honte pour l’Europe. En participant à l’élaboration de la recommandation, adoptée le 30 septembre 1999, sur Le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale [6], j’avais pu examiner la situation, établissement par établissement dans 24 Etats membres. J’avais comparé le nombre de détenus présents et le nombre de places théoriquement prévues : dans un pays sur deux, les deux tiers au moins des personnes détenues étaient incarcérées dans des établissements surpeuplés [7]. Un nouvel examen des densités carcérales  [8] en Europe est en cours d’élaboration au sein du Conseil de coopération pénologique. En France, fin 2005, près de 70 % des détenus se trouvaient dans des prisons surpeuplées.
Or nous connaissons tous ici les conséquences délétères de la surpopulation des prisons, sous l’angle tant des droits de l’homme que du traitement de la récidive. Certaines situations peuvent constituer une forme de sanction ou de traitement inhumain ou dégradant allant, ainsi à l’encontre de l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’homme. Par ailleurs, comment croire que des hommes et des femmes détenus dans de telles conditions puissent se préparer à « mener une vie responsable et exempte de crime », après leur libération, pour reprendre l’expression de l’article 102.1 des nouvelles règles pénitentiaires européennes adoptées le 11 janvier 2006  [9] ? 
 
Certes, le Conseil de l’Europe n’a, à ma connaissance, jamais proposé l’abolition de la prison, mais je crois pouvoir dire que nombre de recommandations s’inspirent de « l’école réductionniste » quant à l’usage de la privation de liberté. Dans la recommandation du 30 septembre 1999, on affirme, très clairement, que l’extension du parc pénitentiaire n’est pas la solution au surpeuplement des prisons : « L’extension du parc pénitentiaire devrait être plutôt une mesure exceptionnelle, puisqu’elle n‘est pas, en règle générale, propre à offrir une solution durable au problème du surpeuplement. Les pays dont la capacité carcérale pourrait être globalement suffisante mais mal adaptée aux besoins locaux devraient s’efforcer d’aboutir à une répartition plus rationnelle de cette capacité ».

 Plutôt que d’augmenter, à l’infini, la capacité carcérale, la recommandation préconise une politique, sans doute plus difficile à défendre devant les électeurs qui sont fort mal informés en la matière, et surtout plus complexe à mettre en place : il s’agit de lutter contre l’inflation carcérale, et ce par une approche globale, plurifactorielle et responsable. Responsable ? Cela signifie pour moi à sécurité au moins égale pour la société, voire à coût financier constant. Les mesures décrites dans la recommandation concernent l’ensemble du processus pénal : de l’examen de l’opportunité de décriminaliser certaines infractions ou de les requalifier de façon à éviter qu’elles n’appellent des peines privatives de liberté au développement des mesures permettant de réduire la durée effective de la peine purgée en détention, et en particulier de la libération conditionnelle. Nous y reviendrons. 

La recommandation ne se contente pas du discours convenu sur les peines alternatives. En partant des mécanismes d’évolution de la population carcérale, elle distingue trois types de mesures et sanctions alternatives à la détention qui doivent recevoir la même attention :

- les alternatives qui ont pour conséquence de réduire le nombre d’entrées en détention : mesures qui évitent la mise en détention provisoire grâce à un contrôle judiciaire, effectué dans la communauté, peines de travail d’intérêt général (dites aussi « au profit de la communauté »), à condition qu’elles ne soient pas précédées d’une détention provisoire, etc. ;
- en deuxième lieu, les alternatives qui permettent de réduire la durée de la détention, par une retour a priori définitif dans la communauté, retour anticipé par rapport à la fin de peine initialement prévue  [10] ; il en est ainsi de la libération conditionnelle ;
- enfin les alternatives qui nous avons appelé du troisième type qui ne réduisent pas le temps global de détention mais permet des sorties temporaires, la personne étant toujours considérée, pendant ce temps passé hors les murs, comme juridiquement détenue  [11] : en France les permissions de sortir (appelées ailleurs « congés pénitentiaires »), la semi-liberté, le placement à l’extérieur, et le placement sous surveillance électronique fixe comme aménagement d’une peine - ou d’un reliquat de peine - privative de liberté [12].

Des raisons de nature très différente plaident en faveur du développement de ces mesures du 3ème type. L’absence même temporaire de certains détenus diminue la pression démographique dans les prisons surpeuplées. Indépendamment du problème de surpopulation, permettre à certains condamnés de sortir, c’est réduire les tentions inhérentes à l’enfermement. Ces mesures d’aménagement du temps carcéral peuvent être aussi de véritables outils de réintégration dans la communauté. Finalement, le développement de telles mesures peut favoriser celui de la libération conditionnelle.

J’ai récemment calculé, pour la France, que si l’on aménageait systématiquement, dans la communauté, les peines d’un an et moins, mises à exécution [13], le problème de la surpopulation serait en grande partie réglé. Aussi ai-je proposé d’établir un numerus clausus qui tendrait à rendre impossible l’exécution d’une courte peine dans un établissement déjà surpeuplé  [14] et donc obligatoire son aménagement dans la communauté.

On le voit, la question des alternatives concerne trois fronts bien différents mais complé-mentaires dont aucun ne doit être négligé. Au cours des années 1980 et 1990, un certain nombre de pays d’Europe ont vu le nombre d’entrées en détention baisser, cette évolution étant à rapprocher du développement des alternatives de 1ère catégorie. Mais cela n’a pas empêché l’inflation carcérale de se poursuivre à cause de la croissance des durées de détention, croissance aux raisons multiples (Belgique, Danemark, France, Irlande, Luxembourg, Norvège, Portugal, ...). Aussi est-ce logiquement que le Conseil de l’Europe a décidé d’aborder cette question de l’allongement des durées, en préparant la recommandation sur la libération conditionnelle adoptée le 24 septembre 2003 [15].

3. - Des peines aménagées pour tous

Je ne reprendrai pas ici le plaidoyer que j’avais présenté, en 2004, à la Conférence de Rome. Mais rappelons que la recommandation de septembre 2003 affirme la chose suivante : « la Libération conditionnelle est une des mesures les plus efficaces et les plus constructives pour prévenir la récidive et favoriser la réinsertion sociale dans la société, selon un processus programmé, assisté et contrôlé ». 

Cherchant à analyser la réalité du droit positif et des pratiques en matière de libération conditionnelle en Europe, mes collègues Hilde Tubex, Norman Bishop et moi-même en sommes venus à distinguer deux modèles fort différents de libération conditionnelle : le modèle discrétionnaire (Discretionary Release System), majoritaire en Europe et le modèle de libération d’office (Mandatory Release System), comme en Suède. Il s’agit de deux pôles entre lesquels vont se situer d’autres systèmes que l’on peut regrouper dans une troisième catégorie : les modèles mixtes (Angleterre et Pays de Galles, par exemple). J’ai proposé de caractériser chacun de ces modèles d’un adjectif : système « personnalisé » pour le premier, « égalitaire » pour le système suédois, « pragmatique » pour le système mixte. Si la recommandation ne préconise pas tel ou tel modèle, elle s’efforce d’en distinguer avantages et inconvénients, offrant pour chaque Etat, une documentation précise pour en débattre.
 
Comme on le sait, le modèle discrétionnaire est en crise dans nombre de pays. La personnalisation de la décision joue à trois niveaux : décision d’octroi de la libération conditionnelle, choix de la date de libération après exécution, en détention, d’une période minimale, choix des conditions que l’on va imposer au condamné après sa libération. Cette individualisation est telle que la mesure ne concerne bien souvent qu’une minorité des condamnés sortant de prison. En France, cette proportion est d’environ 10 %.

Pour ma part, je suis partisan d’un système mixte qui, appliqué au cas français, donnerait le schéma suivant que je soumets à votre réflexion.

1. Toute peine privative de liberté devrait être aménagée : cela signifie qu’avant la fin de la peine prévue, le condamné devrait pouvoir sortir de l’établissement pénitentiaire, de façon partielle ou totale, de façon temporaire ou définitive. 
2. Toute peine privative de liberté devrait être exécutée dans sa totalité, pour partie en détention, pour partie dans la communauté. Aussi la période globale d’exécution, définie au moment du procès, ne pourrait-elle, d’aucune manière, être modifiée (sauf grâce individuelle).
3. Les procédures d’aménagement des peines devraient dépendre de la longueur de la peine prononcée. Je propose de distinguer les « courtes peines » (un an ferme ou moins), les peines intermédiaires (plus d’un an à 5 ans), les longues peines (plus de 5 ans à 10 ans) et les très longues peines (plus 10 ans). 
4. Les courtes peines devraient être systématiquement exécutées, à temps partiel ou à plein temps, dans la communauté, sauf incident en cours d’exécution. En effet, pour des questions de délai, la libération conditionnelle me semble peu adaptée à ce type de peine et devrait être réservée aux sanctions les plus longues.
5. La Libération conditionnelle devrait être la mesure centrale d’aménagement des peines de plus d’un an et concerner l’immense majorité de ces condamnés.
6. Pour les condamnés à des peines intermédiaires, je propose un système de libération conditionnelle d’office à ½ peine pour les non récidivistes, comme pour les récidivistes, les mesures d’aide et de contrôle étant définies par le juge de l’application des peines (JAP). Des mesures de sortie anticipée partielle et/ou temporaire pourraient être octroyées avant la ½ peine par le JAP (par exemple des permissions de sortir).
7. Les condamnés aux longues peines, récidivistes ou non pourraient bénéficier d’une libération conditionnelle à ½ peine, la décision étant prise par le JAP (système discrétionnaire). De même, les condamnés aux très longues peines pourraient bénéficier d’une LC à ½ peine pour les non récidivistes, comme pour les récidivistes, la décision étant alors prise par le tribunal de l’application des peines (décision collégiale). 

Une telle orientation est en contradiction avec l’existence, en France comme dans la grande majorité des pays européens, des peines à perpétuité et, chez nous des périodes de sûreté « à la française ». Ces dernières, introduites en 1978, interdisent toute procédure d’aménagement pendant un temps qui peut être extrêmement long, défini au moment du procès, voire imposé automatique par la loi, pour les infractions les plus graves.

Dans la recommandation du 9 octobre 2003 sur La gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue peine [16], il est indiqué que 5 pays sur les 46 membres du Conseil de l’Europe n’ont pas de peine perpétuelle dans leur échelle de sanctions : ll s’agit de l’Espagne, du Portugal de la Norvège, de la Slovénie et de la Croatie. Si nous voulons construire un espace judiciaire européen, il nous faudra construire une échelle des peines commune, allant dans le sens du renforcement des droits de l’homme et de nos valeurs humanistes. Il est aujourd’hui acquis que la peine de mort ne sera pas ce dernier échelon. Mais ce ne sera pas non plus la peine à perpétuité. En Croatie et en Espagne la peine maximale encourue est de 40 ans. Elle est de 30 ans au Portugal ou en Slovénie... et de 21 ans en Norvège.

 Personnellement, je suis partisan de l’abolition de la peine à perpétuité et des périodes de sûreté, à la française et de la mise en place d’une libération conditionnelle d’office à partir de 20 ans de détention. Ainsi, si l’on conserve le principe d’une peine maximale de 30 ans, la part exécutée en détention serait au maximum des 2/3. Certains trouveront que c’est bien trop court et d’autres que c’est bien trop long. Il s’agirait d’un maximum. Un condamné à une peine de 30 ans, qu’il soit récidiviste ou non, pourrait bénéficier d’une libération conditionnelle ½ peine soit au bout de 15 ans. On pourrait aussi prévoir qu’il bénéficie de mesures de sortie anticipée partielle et/ou temporaire octroyées avant la ½ peine, donc avant 15 ans, par le tribunal de l’application des peines (par exemple des permissions de sortir). Certains penseront aussi que 15 ans en libération conditionnelle, donc sous mandat judiciaire, c’est beaucoup trop. Tout dépend des contraintes imposées dans la communauté, contraintes qui, si tout se passe bien, devraient évidemment évoluer dans le temps et aller en s’amenuisant [17].

Enfin, examinons les six principes généraux concernant la gestion des condamnés à perpétuité et des autres condamnés à de longues peines (5 ans ou plus) de la recommandation du 9 octobre 2003 : principes d’individualisation, de normalisation, de responsabilité, de sécurité et de sûreté, de non séparation et de progression. Voilà un exemple de conception « offensive » des droits de l’homme en prison. Mais croit-on pourvoir les appliquer à des individus qui n’auraient aucun espoir raisonnable d’être libéré un jour ? 

Après l’abolition de la peine de mort en Europe, n’en viendra-t-on pas, un jour prochain, à considérer, à juste raison, que la peine perpétuelle est, elle aussi, une peine inhumaine ou dégradante et donc contraire aux droits fondamentaux ?

4. - Nouvelles règles pénitentiaires : des hommes et des femmes debout

Pour nous tous, le 11 janvier 2006 est une date très importante dans la construire d’une Europe où les droits fondamentaux seraient, en toutes circonstances, considérés comme une arme contre le crime. Ce jour-là, vous le savez, le comité des ministres du Conseil de l’Europe était réuni à Strasbourg, représentant nos 46 Etats membres, soit plus de 800 millions de citoyens d’une Europe dont les frontières rejoignent celles de l’Iran et de l’Irak et jusqu’à celles de la Chine, la Fédération de Russie ayant fait son entrée en 1996. Ce 11 janvier 2006, de nouvelles règles pénitentiaires européennes (RPE) ont été adoptées. Il était grand temps, car elles n’avaient pas été actualisées depuis 1987, époque où le Conseil de l’Europe n’avait que 22 Etats membres.
Je ne sais pas, précisément, ce qui s’est passé, dans vos pays respectifs, le 11 janvier dernier et dans les jours qui ont suivi. En France, un collectif de 18 organisations non gouvernementales (associations, syndicats, mouvements politiques) qui suit attentivement ce qui se passe au Palais de l’Europe à Strasbourg en matière pénale [18], a salué l’événement par un communiqué de presse, très largement diffusé. Ce communiqué précisait les principales avancées de cette nouvelle recommandation. A notre connaissance, pratiquement aucun média français n’a repris ou commenté l’information [19]. Il en aurait sans doute été différemment si le gouvernement, son Ministre de la Justice et l’Administration pénitentiaire n’avaient pas décidé de ne pas communiquer sur le sujet. Les quelques informations recueillies auprès de mes collègues étrangers m’amènent à penser que mon gouvernement n’est pas le seul à n’avoir pas encore pleinement respecté ses engagements en terme de diffusion des nouvelles règles [20].

Rappelons que la recommandation du 11 janvier se résume en deux points : a. « suivre dans l’élaboration [des] législations ainsi que [des] politiques et pratiques les règles contenues dans l’annexe à la présente recommandation qui remplace la Recommandation no R 87) 3 du Comité des Ministres sur les Règles pénitentiaires européennes »,
b. - « s’assurer que la présente recommandation et son exposé des motifs soient traduits et diffusés de façon la plus large possible et plus spécifiquement parmi les autorités judiciaires, le personnel pénitentiaire et les détenus eux-mêmes » (souligné par nos soins).
Qu’il s’agisse de sa diffusion et encore plus de son application, une recommandation du Conseil de l’Europe n’est pas un texte contraignant, sur le plan juridique, pour les Etats qui le signent. Rien à voir avec une convention, ou avec une directive adoptée dans le cadre de l’Union européenne. Aussi, la recommandation une fois adoptée par consensus, doit-on s’attendre à des positionnements bien différents de nos gouvernants selon les préoccupations politiciennes du moment, ou plus noblement selon les idéologies qui sous-tendent leurs politiques, dans ce champ comme ailleurs.

Reste que, pour chaque gouvernement, adopter une recommandation du Conseil de l’Europe, à Strasbourg, devrait représenter un engagement politique fort, une promesse morale de ne pas prendre, au niveau national, des décisions, sur le plan législatif ou règlementaire, qui iraient à l’encontre de ce que l’on a recommandé de faire, à Strasbourg. Est-ce toujours le cas ?
Au cours de ces journées à Barcelone, il va, sans doute, être souvent question de ces nouvelles règles européennes car elles touchent tous les aspects des politiques pénitentiaires : au delà des principes fondamentaux, les conditions de détention, la santé, l’ordre interne, la direction et les personnels, l’inspection et le contrôle, la détention provisoire et les régimes des détenus condamnés. Je voudrais ici insister sur trois points seulement.

Sous le titre Régime pénitentiaire, les RPE précisent dans l’article 25, les points suivants : « Le régime prévu pour tous les détenus doit offrir un programme d’activités équilibré. Ce régime doit permettre à tous les détenus de passer chaque jour hors de leur cellule autant de temps que nécessaire pour assurer un niveau suffisant de contacts humains et sociaux. Ce régime doit aussi pourvoir aux besoins sociaux des détenus. » Il y a vraiment urgence à lutter, dans toute l’Europe, contre l’oisiveté en détention. Chaque personne détenue devrait pouvoir bénéficier d’une, au moins, des solutions suivantes : a. un emploi salarié, b. une formation générale et/ou professionnelle, c. des activités de création artistique et/ou de formation à la citoyenneté. J’ajoute que pour chacune de ces activités les personnes détenues (prévenues ou condamnées) devraient recevoir une rémunération et/ou un revenu minimum de préparation à la sortie (RMPS). Si les conditions socio-économiques générales de nos pays ne le permettent pas alors, raison de plus pour réduire le nombre de personnes incarcérées et cesser de condamner les détenus à l’oisiveté en les préparant ainsi à la récidive.

Dans une des premières étapes de la réécriture des RPE, on a pu lire ceci : « Sous réserve des impératifs de bon ordre, de sûreté et de sécurité, les détenus doivent être autorisés à se réunir pour débattre de questions d’intérêt commun. Les autorités pénitentiaires doivent encourager les comités représentant les détenus à communiquer avec elles concernant les modalités de l’emprisonnement ». Une telle rédaction, proposée par le Conseil de coopération pénologique, formé de personnalités de haut rang de sept pays européens a dû effrayer, par son audace, plus d’un gouvernement. La dernière version de l’article 50 est plus « soft ». Sous le titre Bon ordre. Approche générale, on trouve cette recommandation : « Sous réserve des impératifs de bon ordre, de sûreté et de sécurité, les détenus doivent être autorisés à discuter de questions relatives à leurs conditions générales de détention et doivent être encouragés à communiquer avec les autorités pénitentiaires à ce sujet ». Peu importe la façon de l’exprimer : il nous paraît impératif de créer, là et ce n’est pas déjà le cas, dans la loi et dans les faits, les conditions d’une véritable participation des détenus à l’organisation de la vie en détention. On parle parfois d’exercice de la citoyenneté en détention, à propos de l’enseignement, de formation professionnelle et des actions culturelles sportives et de loisirs organisés en prison. L’exercice de la citoyenneté n’exige-t-il pas de mettre en place des processus de délégations légaux, meilleur moyen de lutter contre le caïdat ? Ce que mon ami Norman Bishop pourra nous dire sur le sujet cet après-midi est, je pense, du plus grand intérêt. 

Ma troisième remarque concerne le contrôle extérieur des prisons. Les RPE, précisent à l’article 92, sous le titre Inspection gouvernementale : « Les prisons doivent être inspectées régulièrement par un organisme gouvernemental, de manière à vérifier si elles sont gérées conformément aux normes juridiques nationales et internationales, et aux dispositions des présentes Règles ». Et dans l’article 93, sous le titre Contrôle indépendant  : « Les conditions de détention et la manière dont les détenus sont traités doivent être contrôlées par un ou des organes indépendants, dont les conclusions doivent être rendues publiques. Ces organes de contrôle indépendants doivent être encouragés à coopérer avec les organismes internationaux légalement habilités à visiter les prisons ».
L’existence d’un tel contrôle indépendant est évidemment protecteur des droits fondamen-taux des personnes détenues. Mais il protège aussi les personnels pénitentiaires contre les critiques, les dénonciations, parfois justifiées mais aussi souvent dénuées de tout fondement. Les fonctions de garde et d’aide à la réinsertion confiées par la société aux surveillants sont parties intégrantes de la lutte contre le crime. Elles exigent une formation sérieuse, mais aussi un contrôle permanent du respect des règles déontologiques. Je pense, d’ailleurs, qu’à l’image du Comité européen de prévention de la torture (CPT), ces instances de contrôle indépendantes devraient être compétentes pour tous les lieux de privation de liberté : prisons, certes, mais aussi locaux de garde à vue, lieux de rétention administrative pour les étrangers, quartiers fermés des hôpitaux psychiatriques, etc. Cette polyvalence du contrôle a pour intérêt, entre autre, d’éviter de stigmatiser, injustement, le personnel pénitentiaire. 

5. - Connaître pour agir

Pour terminer, je voudrais vous dire quelques mots sur ce qui reste le cœur de mes préoccupations autour de la question de l’exécution des mesures et sanctions pénales : la production de connaissances scientifiques - et tout particulièrement quantitatives - leur diffusion, leur valorisation auprès des responsables politiques et administratifs, des acteurs de la justice pénale, de la société civile organisée (associations, syndicats, etc.), des victimes et des personnes placées sous main de Justice, auprès de tous les citoyens. Cette approche scientifique devrait avoir dans nos pays prétendument « développés » un rôle central dans la lutte contre le crime et dans celle pour le respect et l’approfondissement des droits fondamentaux. Est- ce toujours le cas ? Je ne suis pas le mieux placer pour répondre.

Lors de la XIIe conférence des directeurs d’administration pénitentiaire qui s’est tenue à Strasbourg, en novembre 1997, j’avais présenté une communication sur la « collecte des données relatives à la criminalité et à la justice pénale dans le contexte du Conseil de l’Europe » [21]. J’y parlais de la Statistique pénale annuelle du Conseil de l’Europe (SPACE) que j’ai mise en place à partir de 1983 et que j’ai gérée pendant une vingtaine d’années, du projet de Sourcebook développé par mon collègue Martin Killias, des enquêtes réalisées sur le surpeuplement carcéral. Je n’ai pas vraiment l’impression que l’on ait beaucoup avancé sur ce terrain, depuis dix ans. Il a même été question, au sein du Conseil de Coopération pénologique ne plus produire les données de SPACE qui permettent pourtant de faire, à intervalles réguliers, et au moindre coût, un certain nombre de comparaisons entre Etats membres, sur les taux de détention, les structures de la population carcérale, les mouvements d’entrée en détention, les durées, la mortalité, les taux de suicide, etc. Non seulement j’espère que cette base de données ne sera pas abandonnée mais, au contraire, enrichie en ayant recours à des techniques modernes de collecte des données, via internet. C’est ce que j’avais préconisé en son temps, mais sans être entendu. En attendant, je vous remercie de votre bienveillante attention.

* Références bibliographiques

Bishop (N.), 2000, Les règles pénitentiaires européennes : pourquoi elles devraient être révisées, Conseil de l’Europe PC-CP (2000) 23, 12 pages.

Conseil de l’Europe, 2000, Le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale, recommandation N°R (99) 22, adoptée par le Comité des ministres le 30 septembre 1999 et rapport élaboré avec l’assistance de A. Kuhn, P.V. Tournier et R. Walmsley, coll. Références juridiques, 212 pages.

---, 2002, L’amélioration de la mise en œuvre des règles européennes sur les sanctions et mesures appliquées dans la communauté, Recommandation REC (2000) 22, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 29 novembre 2000 et rapport, Coll. Références juridiques.

---, 2003, La libération conditionnelle, Recommandation REC (2003) 22, adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, le 24 septembre 2003 et exposé des motifs, 59 pages.

---, 2003, La gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue peine, Recommandation REC (2003) 23, adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 9 octobre 2003 et exposé des motifs.

---, 2006, les règles pénitentiaires européennes, Recommandation REC (2006) 2, adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 11 janvier 2006 et exposé des motifs, 66 pages.

Snacken (S.), 2004, Recommandation REC (2003) 23 concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue peine, Conférence ad hoc des directeurs d’administration pénitentiaire (CDAP) et de service de probation, Rome, 25-27 novembre 2004, Conseil de l’Europe, CDAP (2004) 7, 14 pages.

Tournier (P-V), 1997, Detention stocks, flows and durations, modes of turnover of prison populations, in Prison Population in Europe and in North America, Problems and Solutions, HEUNI, Helsinki, 1997, 67-91.

---, 1999, La collecte des données relatives à la criminalité et à la justice pénale dans le contexte du Conseil de l’Europe, in Actes de la XIIe conférence des directeurs d’administration pénitentiaire (CDAP), Conseil de l’Europe, 1999, 35-44.
---, The collection of crime and criminal justice statistics in the context of the Council of Europe, in Proceedings 12th Conference of Directors of Prison Administration (CDAP), 1999, 33-42.

---, 2000, Conclusions de la conférence de Berlin 2000, conférence ad hoc des directeurs d’administrations pénitentiaires et de représentants de services chargés de l’application des sanctions et mesures non-privatives de liberté, Conseil de l’Europe, Bulletin d’information pénologique, n°22, 16-18.
---, Conclusions of Berlin 2000 Conference of Directors of Prison Administration and representatives of services responsible for the implementation of non-custodial sanctions and measures, Council of Europe, CDAP (2000) 1, 5 pages.

---, 2004a, La recommandation REC (2003) 22 du 24 septembre 2003. Plaidoyer pour la libération conditionnelle. Conférence ad hoc des directeurs d’administration pénitentiaire (CDAP) et de service de probation, Rome, 25-27 novembre 2004, Conseil de l’Europe, CDAP (2004) 1, 11 pages.
---, The recommendation REC (2003) 22 of 24 september 2003. Pleading the case for conditional release. Ad hoc Conference of directors of prison administration (CDAP) and probation service, Rome, 25-27 november 2004, Council of Europe, CDAP (2004) 1, 10 pages.

---, 2004b, Aspects of “good practice” in the criminal justice system, in Crime policy in Europe. Good Practices and promising examples, Council of Europe Publishing, 2004, 19-26.

--- 2005, Descriptif du surpeuplement carcéral en France. Situation au 1er décembre 2005, Document de travail, Université Paris 1, CHS XX siècle, 2005, 17 pages.

---, 2006, Est-ce que ça marche ? A propos du concept de « bonne pratique » en matière pénale, in Exemples prometteurs en matière pénale In Politique pénale en Europe, Les Editions du Conseil de l’Europe, 2006.

---, à paraître, Politiques sous influence ou recommandations sans effet ? Les politiques pénitentiaires en France et les recommandations du Conseil de l’Europe, revue Prison - Justice.

Notes:

[1] Tournier, 1997

[2] Tournier, 2000

[3] Tournier, 2004

[4] MSP privatives de liberté (carcérales), MSP appliquées dans la communauté, au sens du Conseil de l’Europe c’est-à-dire non carcérales mais susceptibles d’être accompagnées d’une supervision et enfin MSP non carcérales, sans supervision

[5] L’usage du terme « offensif » est ici un peu provocateur. La lutte contre le crime, ce n’est pas la guerre. Nous voulons parler ici d’une conception volontariste du « combat » en faveur des droits de l’homme

[6] Conseil de l’Europe, 2000

[7] Situation au 1er septembre 1997

[8] Dans un établissement donné, nombre de détenus rapporté au nombre de places

[9] Conseil de l’Europe, 2006

[10] Ce que l’on appelle, en droit français, le temps passé « sous écrou ». En cas de libération condition-nelle, il y a levée d’écrou.

[11] En droit français, sorties sans levée d’écrou

[12] Le placement sous surveillance électronique fixe permet simplement de s’assurer de la présence du condamné à son domicile dans une plage horaire déterminée par le juge, par exemple, la nuit, de 19 heures à 6 heures du matin.

[13] Ou les reliquats de peines, au moment du prononcé, en cas de détention provisoire.

[14] Tournier, 2005

[15] Conseil de l’Europe, 2003, Tournier 2004a

[16] Conseil de l’Europe, 2003

[17] En France, un détenu a été libéré en 2005, après 41 ans de détention

[18] Le Collectif « Octobre 2001 » a été créé à l’occasion du XXème anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France (loi du 9 octobre 1981). Il réfléchit et agit autour de la problématique suivante : « Comment sanctionner le crime dans le respect des droits de l’homme ? », http://www.collectif2001.org

[19] A l’exception de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur qui en parlé, mais seulement sur son site internet, de la radio FM France Culture qui a consacré à l’événement un éditorial et du quotidien Libération qui m’a accordé une longue interview, 19 jours plus tard (30 janvier 2006)

[20] D’après la direction de l’administration pénitentiaire, la recommandation a été diffusée auprès de ses cadres

[21] Tournier, 1999