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Approche indisciplinaire de la question pénale (Pierre V. Tournier - Centre d’Histoire Sociale du XXème siècle)

12 B X. Alcool et criminalité

Mise en ligne : 6 avril 2007

Texte de l'article :

Maison de la Chimie, Paris VIIe. Mardi 27 juin 2006
L’alcool en France : un coût dénié 1ères rencontres parlementaires pour la prévention et la lutte contre l’alcoolisme = Table ronde n°1 Un coût social dénié

X. - Alcool et criminalité
Quand l’abus de chiffres peut nuire à la compréhension du sujet

 Sept minutes pour convaincre : c’est le temps dont je dispose pour aborder cette question si complexe et vous donner quelques pistes pour aller plus loin. Comme tout scientifique conscient de sa responsabilité sociale et politique, je commencerai par créer en vous une sensation de manque en ne vous apportant pas la dose de chiffres que votre cerveau attend peut-être ; et ce d’autant plus qu’arpentant le champ pénal depuis plus de 25 ans, je fais moi même un usage immodéré de l’approche quantitative dans mes travaux.

Comme dans bien des circonstances, nous sommes ici, à propos de l’importance du lien supposé entre « alcool et criminalité », je dirais plus justement entre certaines formes de consommation d’alcool et infractions pénales, nous sommes dans la pénombre, dans le clair obscur : quelques connaissances mais surtout beaucoup d’ignorance.

 1. - Statistiques administratives

Sur les 3,8 millions de délits et de crimes constatés en 2005  [1] par les services de police et de gendarmerie (métropole), sur la base de l’état 4001 [2], on ignore, bien entendu, combien sont liés à une alcoolisation dite chronique ou à une ivresse aiguë, à supposer même que l‘on sache définir précisément les termes de la relation à étudier. Il en est de même pour les 1,25 millions de faits élucidés, car nous ignorons quelle était la situation par rapport à l’alcool des 1 06700 de personnes mises en causes. 

En revanche, nous savons que sur les 20,5 millions de procès verbaux dressés, en 2003, pour infractions au code de la route, on compte plus de 266 000 délits dont plus de 129 000 sont relatifs à l’alcoolémie au volant et plus de 106 000 sont des délits de fuite.

Examinons maintenant les condamnations prononcées en 2004 et inscrites au casier judiciaire (crimes, délits et contraventions de 5ème classe). Sur un total de 599 000 condamnations, on trouve 114 741 délits pour conduite en état alcoolique, 1 602 pour refus de vérification de l’état alcoolique, 305 pour homicides par conducteur en état alcoolique, 2 361 pour blessures involontaires par conducteur en état alcoolique avec ITT inférieure ou égale à 3 mois, 339 pour blessures involontaires par conducteur en état alcoolique avec ITT supérieure à 3 mois et 147 délits à la réglementation des débits de boisson, soit un total de 119 495 de délits qui mentionnent explicitement l’alcool, ce qui correspond à 20 % des condamnations inscrites au casier pour 2004 [3].

Ces données produites, à intervalles réguliers, par les services du Ministère de l’Intérieur ou ceux de la Chancellerie n’épuisent évidemment pas le sujet. Au delà des délits que relèvent directement de la législation sur l’alcool, il faudrait examiner toutes les infractions (crimes, délits, contraventions) pour lesquels il est raisonnable de penser qu’elles sont imputables, pour une part, à l’alcoolisation, soit directement, - rôle de l’alcool dans les agressions physiques, par exemple - ou indirectement - par exemple pour obtenir de l’argent nécessaire à l’entretien d’une consommation d’alcool problématique -. Enfin d’autres infractions pourront être facilitées par une ivresse aiguë par exemple, pour se donner du courage ou prêter à une défense ou à une excuse en raison de l’état d’ivresse [4].

Aussi je ne peux que vous inviter à lire les deux rapports les plus récents sur la question : l’expertise collective l’INSERM, publiée en 2003, sous le titre Alcool. Dommages sociaux, abus et dépendance et le travail dirigé par mon collègue canadien Daniel Sansfaçon, effectué dans le cadre de l’OFDT, intitulé Drogues et dommages sociaux. Revue de littérature internationale », et publié en 2005.

2. - Retour aux sources

Un programme prévisionnel de cette journée, que j’ai eu entre les mains, contenait quelques chiffres qui m’ont interpellé : « Alcool et délinquance : 27 % des crimes sexuels », « 69 % des homicides volontaires », et plus loin « Alcool, enfance et famille « 50 % des violences conjugales ». Je les cite ici simplement pour leur intérêt pédagogique, me félicitant par ailleurs qu’ils n’aient pas été retenus dans la version définitive du programme.

27 %, 69 % ? Ces pourcentages semblent venir d’une étude datant de la fin des années 1960 (Bombet, 1970) [5]. Elle a donc près de 40 ans d’âge. Il s’agissait d’évaluer sur la base des condamnations prononcées un mois donné (avril 1969) [6], en métropole, la proportion de cas où l’un, au moins, des protagonistes, auteurs ou victimes, relevait d’une alcoolisation chronique ou d’une ivresse aiguë (cité dans Inserm 2003, et Perez-Diaz, 2000). Le taux était globalement de 19 %, avec un minimum pour les vols ou les homicide ou blessures involontaires (14 %) et des valeurs maximales pour les incendies volontaires (58 %) et les homicides volontaires (69%) [7]. A notre connaissance ce type d’approche n’a pas été repris depuis, du moins en France. 

50 % ? Cette proportion pourrait venir d’une enquête canadienne de victimation publiée en 1991 (15 ans d’âge) sur un échantillon représentatif des adultes d’une ville moyenne de l’Ontario, portant sur la vie entière des personnes enquêtées. Elle relate des événements violents dont les personnes interrogées ont été victimes ou témoins. D’après les personnes interrogées, 50 % des agresseurs et 30 % des victimes avaient bu au moment des événements (cité dans Inserm 2003, p. 26). Mais il n’était pas nécessairement question de violences conjugales.

En revanche, à propos des violences dans le couple, c’est d’un autre chiffre dont nous disposons à partir de l’enquête Enveff (Jaspard, 2001). Parmi les 5 908 femmes de 20 à 59 ans ayant eu une relation de couple au cours des 12 mois précédant l’enquête, 3,7 % ont été victimes d’agressions physiques et 0,9 % de viols ou autres pratiques sexuelles imposées. Au moins un protagoniste a bu dans 36 % des cas de violences subies. C’est uniquement le fait de l’homme dans 27 % des cas et de la femme dans 5% des cas (cité dans Inserm 2003, p. 29).

On trouvait aussi, dans ce programme prévisionnel, deux autres quantifications présentées de façon moins précise [8], alors qu’elles posent pourtant beaucoup moins de questions méthodologiques : « Alcool et cancer : un cancer sur trois » et plus loin « Alcool et violences routière : un tiers des accidents de la route ».
 
1 cancer sur 3 ? Nous laisserons naturellement à M. Philipe Autier le soin de préciser les choses à ce sujet, mais dans l’expertise collective de l’INSERM sur les effets de l’alcool sur la santé (2001), les choses ne sont pas présentées ainsi. On distingue les organes pour lesquels la relation entre alcool et cancer est établie (le foie par exemple), probable (le sein), possible (les poumons), certainement inexistante (la vessie), probablement inexistante (l’estomac) vraisemblablement inexistant (le rein). Reste alors, dans chacun des ces cas, à évaluer la surmorbidité liée à telle ou telle consommation d’alcool. 

1 accident sur 3 ? En ce qui concerne la délinquance routière, le rapport de 1/3 a la signification précise suivante : en France, la présence d’alcool est dépistée dans un tiers des accidents mortels de la circulation, qu’il s’agisse du conducteur responsable du conducteur victime ; soit 2 700 décès pour environ 8 000 tués sur la route (Inserm, 2003, p. 18).

Prendre connaissances, même rapidement, des données disponibles sur le sujet, c’est constater à quel point elles sont parfois très anciennes et parcellaires, c’est mettre en évidence une nouvelle fois, la nécessité de développer dans notre pays, une véritable recherche criminologique, quantitative et qualitative.

3. - Développer la recherche

 En signant l’appel des 115 » [9], que nous avons lancé en février dernier, près de 700 personnes se sont retrouvées, au delà de leurs différences de formation, de professions et de sensibilités politiques pour demander aux pouvoirs publics la création, en France « d’une structure multidisciplinaire d’études et de recherches sur les infractions pénales, leur prévention, leur sanction et leur réparation ». On trouve parmi les signataires, des chercheurs, enseignants chercheurs et jeunes chercheurs en formation, spécialistes des sciences du droit, des sciences de la société (sociologie, démographie, anthropologie, science politique, histoire...), des médecins et spécialistes des sciences du psychisme, des philosophes. Ils ont été rejoints par nombre de leurs collègues étrangers, de premier rang.

Il s’agit de développer cette approche multidisciplinaire qui n’existe dans aucun centre de recherche d’envergure, en France, dans le champ qui nous préoccupe ici, autour des objectifs suivants : - Entreprendre, développer, encourager tous travaux de recherches ayant pour objet l’étude des infractions pénales et des réponses apportées (prévention, aide aux victimes, poursuites à l’égard des auteurs, alternatives aux poursuites, prononcé des mesures et des sanctions, modalités d’exécution des unes et des autres) et ce dans toutes les disciplines concernées.
 - Développer un centre de documentation mis en réseau avec les centres existants et élaborer des « synthèses de connaissances », tenir le Gouvernement, le Parlement et les pouvoirs publics informés des connaissances acquises.
- Apporter son concours à la formation à la recherche et par la recherche, informer les citoyens et participer, au niveau international, à la diffusion des travaux français du champ.

Aussi “l’appel des 115” rassemble-t-il un grand nombre de professions concernées : fonctionnaires de polices et de la défense, de l’administration pénitentiaire exercant en milieu fermé comme en milieu ouvert, de la protection judiciaire de la jeunesse, magistrats, avocats, personnels de santé, travailleurs sociaux exercant dans les structures d’urgence et/ou de réinsertion, de contrôle judiciaire, d’enquêtes rapides, d’aide aux victimes et médiation, club de prévention, etc. 

Les attentes des personnes morales très nombreuses à soutenir “l’appel des 115”, au regard de la recherche scientifique sont assez semblables à celles des professionnels. Leur objet comme leurs pratiques sont évidemment très diverses, mais leur besoin de connaissance, de formation de leurs membres, leur volonté d’intervenir dans le débat public, sans esprit de système, pour contrer les discours et politiques populistes les amènent au même constat : “l’approche [scientifique] multidisciplinaire est la seule capable d‘éclairer le débat public sur la question pénale, au-delà de l’émotion, des souffrances, mais aussi des passions idéologiques, et d’apporter une contribution significative à la construction de politiques pénales [...] ».

De nombreuses personnalités politiques, spécialistes des questions pénales ou non, soutiennent aussi cet appel. Députés, sénateurs, parlementaires européens, élus des collectivités territoriales, dirigeants, ils appartiennent au Parti communiste français, aux Verts, au Parti socialiste, au Mouvement des jeunes socialistes ou à l’UDF. Le collectif des signataires va débattre avec elles et avec tous les élus qui le souhaiteront pour voir ensemble comment mettre en œuvre ce projet.

« Les 115 » ont eu la sagesse de ne pas proposer de « montage administratif », clef en main, différentes solutions pouvant être envisagées. Elles devront être évaluées à l’aune de deux critères : l’indépendance intellectuelle et l’efficacité à atteindre les objectifs définis. La solution à inventer dépendra, naturellement, de l’évolution des structures existantes et des complémentarités à construire. Par ailleurs, l’entité devra avoir des liens très étroits avec l’enseignement supérieur, tant universitaire que professionnel, sans oublier l’enseignement au collège et au lycée.

* Références bibliographiques

Bombet (J.P.), 1970, Alcoolisme et coût du crime, Paris, Service d’études pénales et criminologiques (SEPC), Paris Ministère de la Justice.

Collectif, 2001, Alcool. Effets sur la santé, Expertise collective Editions Inserm.

Collectif, 2003, Alcool. Dommages sociaux, abus et dépendance. Expertise collective, Editions Inserm.

Japard (M.) et all., 2001, L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, INED, Population et Sociétés, n°364.

Mucchielli (L.), Approche sociologique des homicides, Etude exploratoire, CESDIP, coll. Etudes et Données Pénales, 2002.

Pélissier (P.), 2006, Justice et alcool : une relation ambiguë, Fédération des acteurs de l’alcoologie et de l’addictologie, (F3A) à paraître.

Pérez-Diaz (Cl.), 2000a, Le point sur Alcool et délinquance. OFDT, Tendances, n°9, 4 pages.

Pérez-Diaz (Cl.), 2000b, Alcool et délinquance. Etat des lieux, Documents du CESAMES, n°7, 104 pages.

Pérez-Diaz (Cl.), 2002, Soins obligés et alcool. Bibliographie, in Les soins obligés ou l’utopie de la triple entente, Actes du XXXIIIe congrès français de criminologie, Lille, mai 2001, Association française de criminologie, Société belge de criminologie, Université Lille II, Editions Dalloz, 214-217.

Sansfaçon (D.), et all. 2005, Drogues et dommages sociaux. Revue de littérature internationale. Paris, OFDT, disponible en ligne à http//www.crime-prevention-intl.or... pub_119_1.pdf

Tournier (P.V.) (Dir..), 2002, Les soins obligés ou l’utopie de la triple entente, Actes du XXXIIIe congrès français de criminologie, Lille, mai 2001, Association française de criminologie, Société belge de criminologie, Université Lille II, Editions Dalloz, 260 pages.

Tournier (P.V.), 2006, Criminalité délinquance, justice, connaître pour agir, Champ pénal, Penal Field, Nouvelle revue française de criminologie, New French Journal of Criminologie, rubrique « vie de la recherche », champpenal.revues.org.

Notes:

[1] 3 775 838 faits constatés, 1 253 783 faits élucidés, 1 066 902 personnes mises en cause, données relatives à l’année 2005, pour la métropole, (site du Ministère de l’Intérieur)

[2] Sur les 107 intitulés d’infractions retenus, un seul fait référence à l’alcool, « délits de débits de boisson et infractions à la réglementation sur l’alcool et le tabac (883 cas en 2005)

[3] Site du Ministère de la Justice, Les condamnations, année 2004 (598 804 condamnations)

[4] Sansfaçon (D.) et all. 2005 ; p. 83 et suivantes.

[5] Cité dans Inserm 2003, page 28

[6] D’où un problème de représentativité compte tenu des variations saisonnières des comportements d’alcoolisation.

[7] Le taux de 27 % correspond en réalité aux crimes et délits sexuels. Dans une recherche plus récente portant sur 102 affaires d’homicides (122 auteurs et 102 victimes), l’ivresse manifeste intervient pour un condamné sur deux (Mucchielli, 2002)

[8] « La précision numérique est souvent une émeute de chiffres comme le pittoresque est, pour parler comme Baudelaire, une ‘‘émeute de détails’’. On peut y voir une des marques les plus nettes d’un esprit non scientifique, dans le temps même où cet esprit a des prétentions à l’objectivité scientifique

[9] L’appel des 115 et la liste des signataires ont été mis en ligne sur de nombreux sites : taper « appel des 115 » sur le moteur de recherche de votre choix, vous trouverez