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(2005) La concurrence met en péril le travail en prison

Mise en ligne : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Pourtant inscrite dans la loi, la mission de réinsertion confiée à la prison est plus incertaine que jamais. Conjuguée à l’inflation carcérale ­ 59 200 personnes écrouées au 1er janvier ­, la dégradation de la situation économique se fait encore plus sentir dans les prisons. Le travail se délocalise dans des pays d’Europe de l’Est ou d’Asie. La paupérisation des détenus s’enracine. Leurs chances de se réinsérer, déjà faibles, s’amenuisent.

 La situation est très contrastée selon les prisons mais l’administration pénitentiaire gère une pénurie générale. Tout manque : l’emploi, la formation professionnelle, les travailleurs sociaux... Le taux d’activité des détenus diminue. Il s’établissait à 47,6 % au 1er janvier 2001. Il a chuté à 33,5 % au 1er janvier 2004, pour remonter légèrement à 35,2 % début 2005.

Dans la période, aucune mesure particulière n’a été prise pour développer le travail et la formation. Les instructions récentes sont allées dans le sens d’un durcissement des règles de sécurité, notamment depuis l’évasion, en juillet 2004, sous un camion de livraison, d’un détenu de la centrale de Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime). Les contraintes carcérales, plus fortes, achèvent de décourager les entreprises.

Le seul signe positif est venu du ministre de la cohésion sociale. A l’issue d’un colloque organisé, le 12 février, par Emmaüs et l’Observatoire international des prisons (OIP) sur la pauvreté, Jean-Louis Borloo a promis que les sortants de prison bénéficieraient des nouveaux contrats d’avenir sans attendre le délai de six mois imposé aux bénéficiaires des minima sociaux.

L’obligation faite aux détenus de travailler a été supprimée en 1987. Depuis, l’administration pénitentiaire doit prendre "toutes les dispositions pour assurer une activité professionnelle aux détenus qui le souhaitent". Le dernier "plan d’action pour la croissance du travail et de l’emploi" prévoyait même que, fin 2003, l’administration serait "en mesure d’apporter une réponse adaptée aux demandes d’emploi des détenus". Un voeu pieux.

Le travail, outil de socialisation, reste, en prison, à l’écart des normes en vigueur dans la société. Hormis quelques ateliers prestigieux dépendant directement du service de l’emploi pénitentiaire (1 200 détenus), la majorité des prisonniers occupent des postes non qualifiés et à temps partiel : tâches de ménage au "service général" de leur établissement (6 600 détenus) ou emplois de montage (8 900) proposés par des concessionnaires.

Qu’ils emballent des oignons ou qu’ils plient des chemises, les détenus sont rémunérés à la pièce, à des salaires inférieurs aux minima. Ils sont affectés à la discrétion de l’administration. Les maisons d’arrêt, réservées aux détentions provisoires ou aux courtes peines sont particulièrement défavorisées : leur taux d’activité est parfois nul.

Ces problématiques sont anciennes. Mais des indicateurs témoignent d’une dégradation récente. Le rapport d’activité de la maison d’arrêt de Nanterre (Hauts-de- Seine) indique que "les difficultés dues au ralentissement économique de 2002 se sont poursuivies en 2003, l’année 2004 n’ayant pas été plus favorable". "Les entreprises clientes privilégient l’emploi de leur propre personnel et réintègrent l’activité sur leur site, poursuit-il. Certaines ont tendance à la délocalisation de leur production dans les pays à faibles coûts de main-d’oeuvre, pays de l’est de l’Europe et Asie."

Au centre pénitentiaire d’Aiton (Savoie), le rapport annuel ajoute à la délocalisation " la concurrence sévère, la révision des prix de vente à la baisse, la régression des volumes à traiter". Une dizaine de postes ont été supprimés. A Château-Thierry (Aisne), "la conjoncture actuelle se fait énormément ressentir au sein du centre pénitentiaire", écrit la direction. Malgré les démarches engagées auprès des entreprises du secteur, un seul contact a été noué. L’employeur n’a offert que peu de travail, faute de commandes.

"Ce manque de plus en plus criant de travail en atelier, qui est un élément essentiel de la vie en détention, a pour conséquence d’augmenter le taux d’indigence", souligne l’administration. Entre 2003 et 2004, la rémunération versée a chuté d’un tiers. Chaque détenu touchait en moyenne 4 euros par jour il y a cinq ans, contre 1,6 euro aujourd’hui

A Mont-de-Marsan (Landes), le constat est encore plus sévère : en 2001, une confiserie a offert du travail pendant dix mois en occupant quatre détenus à la confection d’emballages. Mais depuis, "aucun travail pénitentiaire n’a été proposé vu l’absence d’ateliers et l’exiguïté des locaux".

Au groupement privé Idex et Cie, qui assure une partie de la gestion de six établissements pénitentiaires, on dresse un constat d’échec : "Nous ne sommes pas en mesure de répondre au cahier des charges, qui nous demande de fournir une activité rémunérée à 12 % des détenus en maison d’arrêt et à 20 % en centre de détention", reconnaît Bernard Senut.

La sociologue Anne-Marie Marchetti décrit un véritable cercle vicieux. "Le travail se raréfiant, on a plutôt tendance à y mettre ceux qui ont une certaine instruction : le pauvre, le lent, le dépendant ou le malade n’arrivent pas à se débrouiller, dit-elle. Du coup, ils sont ceux qui ont le plus besoin de recourir au trafic en détention, ce qui provoque des incidents disciplinaires et allonge leur peine."

La prison devient de plus en plus "un mode de gestion de la pauvreté", ajoute Jean Caël, du Secours catholique, qui donne un exemple : sur les deux dernières années, dans la région pénitentiaire de Strasbourg, les demandes d’aide faites à l’association caritative ont augmenté d’un tiers, le montant distribué de 50 %.

En 2002, dans un rapport, le sénateur Paul Loridant avait fait 62 propositions pour améliorer la situation. Une seule a été suivie d’effets : l’administration ne prélève plus sur la fiche de paie des détenus les 45 euros affectés aux frais d’entretien. M. Loridant avait conclu qu’il manquait 10 000 emplois en détention et qu’il fallait 200 euros par mois pour vivre en prison. Car tout s’y paie, de la télévision (40 euros par mois) aux timbres pour correspondre avec son avocat ou sa famille. "L’heure est à la rigidité et à la sécurité", regrette aujourd’hui M. Loridant.

De nombreuses associations militent pour une égalité des droits avec le monde extérieur. Mais, détenus ou intervenants, beaucoup sont persuadés qu’un alignement précipiterait la fin du travail en prison. "Le vrai projet serait de développer la formation, affirme Liliane Chenain, ancienne présidente de l’Association nationale des visiteurs de prison. Quelle représentation la population carcérale peut-elle se faire de la valeur du travail ? En se résumant à l’ordre et à la discipline, elle est complètement disqualifiée."

"Le système des ateliers est arrivé au bout du bout, convient Philippe Pottier, président de l’Association française de criminologie. Il faut explorer de nouvelles solutions, fondées sur la formation."

La maison d’arrêt d’Angoulême teste ainsi un système de bourse d’études cofinancées par le service pénitentiaire d’insertion et de probation et le Fonds d’action sociale (FAS). S’ils s’engagent dans une formation de sept heures par semaine, les détenus touchent 55 euros par mois. "C’est une façon de dire : vous faites un effort, la société vous aide", explique M. Pottier.

Pour Gabriel Mouesca, président de l’OIP, "la prison doit devenir un lieu d’appropriation du savoir", seul moyen de recouvrer la liberté.

Nathalie Guibert
Article paru dans l’édition du 10.04.05
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-637328@51-634691,0.html