Séance relative au droit à la dignité et à l’intimité
Présentation par Eric Péchillon
Je vous invite pour nourrir votre réflexion à consulter avec profit la recherche menée par Martine Herzog-Evans intitulée « l’intimité du détenu et de ses proches en droit comparé » publiée chez l’harmattan, collection logiques juridiques, 2000.
Cette étude présente les approches différentes de la notion de dignité dans trente pays occidentaux. Elle analyse en deux parties les droits à l’intimité de la vie privée et à l’intimité corporelle.
En ce qui concerne l’intimité de la vie privée, sont étudiées :
- les visites familiales
- les correspondances écrites et téléphoniques
Ces aspects ont déjà été abordés par notre groupe de travail à propos de droits fondamentaux différents. Le droit de mener une vie familiale et l’obligation pour l’administration de préserver les droits familiaux. La question d’un droit à l’intimité avait d’ailleurs été soulevée.
Le droit au respect de sa correspondance a lui aussi été abordé à propos de la liberté d’expression. Nous avions alors précisé que l’application du droit commun devait être affirmée en détention (Le régime répressif consiste à sanctionner l’abus de l’usage de la liberté d’expression). La sanction ne doit pouvoir être prononcée que par une autorité indépendante de l’administration pénitentiaire, à savoir un juge.
En ce qui concerne l’intimité corporelle (qui fait plus précisément l’objet de la séance de travail) :
- les fouilles corporelles des détenus
- les fouilles des visiteurs
- les douches et sanitaires
Parallèlement à cette recherche de droit comparé qui prouve que la conception française n’est pas la seule possible. Il est parfaitement envisageable de renverser l’ordre des priorités afin de placer le respect de l’individu comme valeur essentielle.
Voyez pour cela l’article 1 de la constitution allemande de 1949 qui dispose dans son article 1er que « la dignité de l’être humain est intangible… En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’être humain des droits inviolables et inaliénables comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde… »
Pour compléter cette approche, il est également important de faire du droit « comparé » interne, c’est-à-dire comparer le droit pénitentiaire à l’évolution générale du droit constitutionnel et administratif. La place occupée par la notion de dignité humaine est en effet devenu un impératif contraignant pour toute autorité administrative. La protection de la dignité sert à protéger l’individu contre tout acte qui le déshumaniserait.
La France s’engage donc progressivement dans une logique nouvelle qui veut qu’aucun impératif ne justifie que l’on puisse porter atteinte à ce qui représente le fondement même du principe d’humanité.
Cette évolution est le résultat d’un double mouvement de portée différente mais complémentaire. A savoir en premier lieu, le débat sur les lois bio-éthiques de 1994 qui ont été l’occasion pour le conseil constitutionnel de poser le principe de dignité comme constituant un droit à valeur constitutionnel (343-344 DC du 27 juillet 1994).
La seconde étape est le résultat d’une analyse des limites de l’ordre public en droit de la police administrative générale (CE 27 octobre 1995, commune de Morsang-sur-Orge). Dans cette affaire, le Conseil d’Etat a considéré que l’impératif de protection de la dignité humaine constituait un élément à part entière de la définition de l’ordre public au même titre que la sécurité, la tranquillité et la santé. Cette affaire portant sur le « lancer de nains » fait encore couler beaucoup d’encre car elle étend considérablement le pouvoir d’intervention de l’administration au nom de la protection de l’ordre public général (dérive vers un certain ordre moral administratif). Toutefois, l’évolution du droit général est importante pour le droit pénitentiaire. Elle montre en effet que la puissance publique admet avoir comme mission essentielle de protéger la dignité de l’individu.
Cette protection est destinée à lui assurer l’effectivité de ses droits face à toute atteinte provenant de la puissance publique, d’autrui, voire dans certains cas (ce qui est souvent source de polémique) contre lui-même.
Dans le même temps, l’affirmation du droit à la dignité devient une charge pour la puissance publique qui doit tout faire pour en garantir le respect.
Classiquement, il revient au législateur et à lui seul d’organiser les activités susceptibles de porter atteinte à un tel droit. L’administration ne dispose pas de pouvoir réglementaire dans des domaines touchant aussi directement au statut de la personne humaine.
Par conséquent, la réglementation relative aux fouilles corporelles, aux fouilles de locaux, mais aussi dans une certaine mesure celle relative à la salubrité de l’établissement et à l’hygiène des détenus doit être repensée en tenant compte du droit à la dignité.
Parmi les formulations possibles, on peut admettre que pour garantir un équilibre entre les droits fondamentaux et les nécessités du bon fonctionnement de l’institution, le législateur doit prévoir de manière strictement limitative les circonstances dans lesquelles certaines pratiques pourront être admises.
Pour arrêter une position conforme à l’objectif que notre groupe de travail s’est fixé, il faut affirmer que :
- la mission du service public pénitentiaire ne se limite pas à la sécurité (celle-ci ne représente qu’un aspect secondaire des missions de l’administration). Au contraire, pour donner un sens à la peine, le législateur doit poser comme principe directeur que si la période de détention se caractérise par une limitation de la liberté d’aller et de venir (et uniquement cela), elle est aussi pour l’Etat l’occasion de mettre en place des programmes cohérents de « resocialisation » du détenu. Cette activité vise à garantir sur le long terme la protection de l’ordre public en limitant les risques de récidive. La politique pénale ne peut se réduire à l’incarcération, elle doit prévoir les modalités pratiques de celle-ci en organisant non seulement le déroulement de la période de privation de la liberté d’aller et de venir, mais également en prévoyant la remise en liberté.
- les missions de l’administration pénitentiaire étant posées, il est indispensable que le législateur dresse une liste limitative des cas dans lesquels l’administration pourra mettre en place des procédures attentatoires aux droits fondamentaux. Le respect de ces derniers constitue un objectif primordial pour l’Etat. Chaque atteinte doit être prévue par un texte de valeur législative, parfaitement motivée par l’administration à chaque fois qu’elle décide d’y recourir et contrôlée par une autorité indépendante.
- s’agissant d’atteinte à un droit fondamental, le législateur devra prévoir un mécanisme de contrôle rapide et efficace : la possibilité de recourir au référé administratif ne doit laisser aucune ambiguïté sur ce point.
Pour ne prendre ici que l’exemple des fouilles, il est nécessaire de limiter au maximum le pouvoir discrétionnaire de l’administration. Actuellement, le chef d’établissement est en mesure de contrôler qui il veut, quand il veut, aussi souvent qu’il le veut sans craindre d’être contrôlé par une autorité ayant un pouvoir de sanction satisfaisant.
Il est aujourd’hui impossible pour un détenu de contester l’abus de fouilles car au nom de la sécurité et de la dangerosité proclamée du détenu, l’administration possède un droit disproportionné.
Si la puissance publique veut disposer d’un tel pouvoir, il faut qu’elle accepte d’en limiter préventivement l’usage et d’être sanctionnée en cas d’utilisation abusive.
En la matière, l’administration pénitentiaire est seul maître de la procédure :
- Elle classe les détenus.
- Elle fixe les règles propres à chaque établissement.
- Elle arrête les critères de dangerosité.
- Elle choisit le moment de la fouille.
- Elle pratique la fouille avec l’intensité qu’elle estime nécessaire (palpation ou à corps)
- Elle tire les conséquences de la fouille (sanction disciplinaire).
- Elle ne court pas de risque réel en cas d’abus. La sanction d’une éventuelle annulation de la procédure à la suite d’un recours pour excès de pouvoir étant pour le moins aléatoire.
Je vous renvois ici à la jurisprudence Frérot : notamment au commentaire de la décision que j’ai l’occasion de publier au Recueil Dalloz 19 juin 2003, jurisprudence p. 1585.
Mesure d’ordre intérieur et réglementation par voie de circulaire :
Les limites du contrôle de l’activité pénitentiaire
RESUME DE L’ARTICLE : Le refus d’ouvrir la bouche lors d’une fouille consécutive à une visite au parloir justifie une sanction de 8 jours de cellule disciplinaire. Le conseil d’Etat fait une lecture stricte des dispositions réglementaires du Code de procédure pénale et réaffirme l’existence des mesures d’ordre intérieur en milieu pénitentiaire. L’arrêt rendu le 12 mars 2003 vient marquer la volonté du Conseil d’Etat d’infléchir les positions récentes de la Cour administrative d’appel de Paris.
Est-il excessif de dire qu’un fossé se creuse entre le Conseil d’Etat et certains juges du fond ? La question mérite d’être posée au moins en ce qui concerne leur approche respective du service public pénitentiaire. En effet, peu de temps après que la CAA de Paris ait pris une décision contraire à une jurisprudence du Conseil d’Etat , les juges du Palais Royal décident, comme en écho, d’annuler un arrêt de la même Cour administrative d’appel sur une question relativement proche. Au même titre que l’affaire Remli, l’arrêt Frérot illustre parfaitement la difficulté à opérer un « raisonnement empirique et inductif » , capable de prendre la mesure des enjeux d’un contrôle complet de la légalité. L’expérience montre pourtant qu’étendre les limites du contrôle du juge n’encombre pas les tribunaux mais conduit rapidement à modifier les pratiques administratives et à renforcer la légitimité des décisions de l’autorité administrative.
La présente affaire a débuté le 24 mai 1996, lorsque M. Frérot a été placé en cellule disciplinaire à titre préventif pour avoir refusé que soit pratiquée à son encontre une fouille corporelle. Le 28 mai 1996, il est sanctionné par la commission de discipline par huit jours de cellule disciplinaire. Insatisfait de ces deux décisions, il entame la longue procédure de contestation par le recours administratif préalable devant la direction régionale, obligatoire en matière disciplinaire, puis conteste la confirmation hiérarchique devant les juridictions administratives . Deux problèmes de droit sont au cœur de cette affaire : la qualification du placement à titre préventif en cellule disciplinaire et l’interprétation de la réglementation relative aux fouilles corporelles. Comme souvent lorsque l’on est en présence de questions techniques et spécialisées, apparaissent immédiatement derrière l’aspect ponctuel des interrogations plus générales touchant le droit administratif général. En l’espèce, deux logiques juridiques s’opposent autour des limites du contrôle de légalité posées par la notion de mesure d’ordre intérieur et par celle des circulaires ministérielles.
1) Deux conceptions antinomiques de la notion de mesure d’ordre intérieur
La partie réglementaire du Code de procédure pénale organise l’activité du service public pénitentiaire en accordant un important pouvoir discrétionnaire au chef d’établissement. Celui-ci dispose notamment de moyens efficaces pour maintenir l’ordre en toute circonstance, au besoin en contraignant physiquement les détenus à respecter les normes édictées à l’échelon national et adaptées au niveau local. Afin de faire face à des situations exceptionnelles, il a fallu accorder à l’autorité administrative la possibilité d’agir dans l’urgence en dérogeant aux règles générales de procédure. Placer le détenu préventivement en cellule disciplinaire relève de cette volonté d’efficacité et de sécurité qui caractérise le droit pénitentiaire. Si le principe d’un tel isolement peut parfaitement être admis dès l’instant où son usage est encadré par une règle de droit contraignante, il est par contre beaucoup plus discutable que le juge hésite encore à contrôler la légalité d’une telle décision.
Une volonté d’étendre le domaine du contrôle de la légalité affirmée par la CAA de Paris
Le recours à la notion de mesure d’ordre intérieur pour qualifier ce placement préventif ne va pas de soi et mériterait que l’ensemble des juridictions administratives parvienne à une approche homogène du phénomène. Admettre qu’une mesure fasse grief a pour conséquence d’ouvrir au juge la possibilité de contrôler que la légalité a été respectée, que l’ensemble des dispositions réglementaires du Code de procédure pénale n’a pas été dénaturé. Pour cela, il faut que la décision prise par le directeur puisse être considérée comme un acte administratif unilatéral. La Cour administrative de Paris est partie du principe que pour qualifier cette décision, il est indispensable de la replacer dans son contexte, c’est-à-dire examiner précisément la signification de cette procédure. Ainsi prétend-elle comprendre la signification et les incidences des normes inscrites dans le Code de procédure pénale. Pour y parvenir, elle décompose les articles D 250-3 et D. 251-3 et conclut que le placement à titre préventif en cellule disciplinaire n’est pas une mesure préparatoire à l’audience disciplinaire et encore moins un préalable obligatoire.
Au contraire le décret de 1996 a été rédigé pour encadrer la liberté décisionnelle du chef d’établissement et limiter au maximum cette pratique . En posant deux conditions cumulatives liées d’abord à la gravité des faits reprochés et à l’impossibilité de maintenir l’ordre dans l’établissement, l’article D. 250-3 du C.P.P. pose les bases du contrôle du juge. La Cour administrative d’appel insiste sur le fait que ce placement modifie le régime de détention puisque le détenu se trouve privé automatiquement de la possibilité de faire des achats à la cantine, de recevoir des visites et de la possibilité de participer à des activités. Cette aggravation matérielle des conditions de détention suffirait à elle seule à qualifier la mesure d’acte administratif unilatéral dont la légalité deviendrait de ce fait contrôlable par le juge. Pour donner plus de poids à son argumentation la Cour insiste sur le fait que ce placement préventif est indépendant de la procédure disciplinaire proprement dite et que par conséquent, un détenu peut saisir directement le juge administratif sans être tenu de présenter le recours administratif préalable prévu à l’article D. 250-5 du C.P.P. qui ne concerne que la contestation de la décision prononcée par la commission de discipline. Cette position semble désormais d’autant plus justifiée par l’idée que le requérant doit pouvoir s’adresser directement au juge au besoin pour faire respecter une liberté fondamentale par le biais d’un recours en référé.
Le raisonnement tenu par la Cour administrative d’appel est intéressant car comme elle semble en avoir pris l’habitude de le faire , la Cour s’offre les moyens de contrôler les abus possibles, les détournements de procédures potentiels. Elle part du principe que si une règle de droit est posée explicitement par un texte, qui plus est codifié, le juge doit être en mesure d’en contrôler la bonne application. A plusieurs reprises certains commissaires du gouvernement ont eu l’occasion de réutiliser cette approche préconisée par Bruno Genevois à propos du contrôle du placement en quartier de haute sécurité. Celui-ci considère qu’il ne peut y avoir de mesure d’ordre intérieur « dès qu’une situation est appréhendée par des dispositions législatives ou réglementaires qui viennent encadrer les pouvoirs de l’administration et conférer des garanties aux agents ou aux usagers des services publics » . Or l’article D. 250-3 du C.P.P. ne permet pas de placer sans raison un détenu en cellule disciplinaire. Il faut d’abord respecter des règles de compétence car seul le chef d’établissement ou un membre du personnel ayant reçu délégation écrite peut ordonner la mesure. L’hypothèse selon laquelle une telle mesure serait ordonnée par une autorité incompétente ne constitue d’ailleurs plus un cas d’école si on se réfère à une décision récente de la CAA de Paris qui, tout en confirmant la jurisprudence Remli, annule la décision de l’administration pénitentiaire prise par une autorité dépourvue de délégation .
Il convient également que le juge puisse vérifier si la nature des faits reprochés peut effectivement être constitutive d’une faute de premier ou de deuxième degré. Un contrôle de la qualification juridique des faits est donc parfaitement envisageable sans priver l’autorité administrative de son pouvoir décisionnel. Ensuite, le juge s’offre la possibilité, même s’il n’ose que très rarement la saisir, de contrôler le bien fondé de la décision au regard de sa nécessité. Ce faisant, il peut parfaitement se contenter d’un examen de l’erreur manifeste d’appréciation qui représente une méthode adaptée à la prise en considération des difficultés locales qui varient considérablement entre un établissement pour peine et une maison d’arrêt surpeuplée. En contrôlant « l’unique moyen de mettre fin à la faute ou de préserver l’ordre intérieur », le juge agite une menace d’annulation qui oblige le chef d’établissement à justifier sa mesure , à distinguer la discipline et l’isolement administratif , tout en insistant sur le fait que des mesures destinées à préserver l’ordre intérieur ne signifient pas des « mesures d’ordre intérieur » insusceptibles de recours.
Cet examen du contenu normatif du texte organisant le placement préventif en cellule disciplinaire par le juge d’appel insistait sur l’apport contraignant du décret du 2 avril 1996 . Ce sont en effet les modifications apportées par ce texte à la procédure qui justifient la qualification d’acte administratif unilatéral, car dans une affaire jugée le même jour sur des faits similaires concernant le même détenu, la Cour a retenu la qualification de mesure d’ordre intérieur compte tenu de la formulation de la précédente réglementation .
Le maintien de la notion de mesure d’ordre intérieur par le Conseil d’Etat
Malgré l’argumentation développée par la Cour administrative d’appel, le Conseil d’Etat refuse de suivre le même raisonnement. Sans avoir recours à une sentence aussi lapidaire que celle qui caractérise parfois ses positions, il semble répondre à la Cour en considérant que la décision constitue une mesure insusceptible de recours car « une mesure de cette nature, qui n’est pas constitutive d’une sanction disciplinaire, présente, eu égard à sa durée ainsi qu’à son caractère provisoire et conservatoire, le caractère d’une mesure d’ordre intérieur ». Pour en arriver à cette solution, le Conseil d’Etat reprend pourtant une partie du raisonnement des juges d’appel en estimant que malgré le fait que l’article D. 250-3 du C.P.P. soit placé dans le paragraphe B intitulé « la procédure disciplinaire », la décision est distincte de la sanction. La mesure devrait donc être considérée comme une mesure de « police intérieure » si on met en avant son caractère préventif visant à faire cesser la faute ou à protéger l’ordre. Toutefois, ce raisonnement n’est pas exempt de critique car si la mesure a un but de « police », pourquoi ne pas privilégier le recours à la procédure de l’isolement administratif (art. D. 283-1) qui est prévu à cet effet et permet de prolonger l’isolement plus longtemps. Par ailleurs, les jours passés en cellule disciplinaire à titre préventif sont ensuite comptabilisés au moment de l’exécution de la sanction prononcée par la commission de discipline. En l’espèce, M. Frérot aura fait quatre jours en préventif et quatre jours en cellule disciplinaire, le tout sans matériellement changer de cellule. Cela revient alors à « une sorte de pré-sanction, ce que sous-entend l’article D. 250-3 in fine » .
La formule « provisoire et conservatoire » employée par le Conseil d’Etat n’est pas sans rappeler la suspension « en cas de faute grave commise par un fonctionnaire ». Or en matière de contentieux de la fonction publique, le juge prend soin de vérifier que l’agent suspendu avait bien commis une faute grave et sanctionne les abus . Même si cette suspension n’est pas une sanction, et à ce titre n’a pas à être motivée , elle peut être attaquée distinctement et avant la sanction disciplinaire définitive . Le caractère provisoire est lui aussi relatif car si le code semble limiter ce type de placement à deux jours, il arrive fréquemment que la durée soit plus longue comme en l’espèce . Si une telle décision est systématiquement considérée comme une mesure d’ordre intérieur, doit-on en déduire qu’un détenu ne pourrait pas contester le fait que son placement préventif a duré trop longtemps ? Il est pourtant privé de plusieurs de ces droits durant cette période. Par ailleurs, ce placement préventif peut avoir des incidences à plus long terme car le juge de l’application des peines en aura connaissance . Paradoxalement, une telle décision « préventive et provisoire » peut être assimilée à un élément important en la défaveur du détenu au moment où le juge de l’application des peines prendra sa décision. Pourquoi alors refuser par principe que le détenu puisse en contester le bien fondé devant le juge et même devant la hiérarchie du chef d’établissement ? La lecture de l’article D. 260 C.P.P. est sans ambiguïté sur ce point : « il est permis au détenu ou aux parties auxquelles une décision administrative fait grief de demander qu’elle soit déférée au directeur régional… ». Cette disposition ne vise pas les mesures d’ordre intérieur.
Se pose enfin la question de savoir quel sort sera réservé à un éventuel recours pour un détenu relaxé par la commission de discipline ou puni pour une faute de troisième degré, voire dont la sanction est annulée à la suite d’un recours. Si l’objectif du Conseil d’Etat est de couper court à ce type de recours, il sort de son rôle de gardien de la légalité. C’est d’ailleurs en contrôlant les limites du pouvoir décisionnel du chef d’établissement que le juge parviendra à soumettre le service public pénitentiaire au droit et non pas en maintenant certaines décisions administratives hors du champ de la légalité. Le risque est d’ailleurs que les requérants multiplient les recours en responsabilité dans la logique de l’arrêt Spire ou ne s’engagent encore une fois sur le chemin sinueux de la voie de fait.
2) Le contrôle des normes réglementaires : la place des circulaires ministérielles en matière de fouilles corporelles
Le respect de la hiérarchie de normes en prison représente l’un des enjeux les plus importants de la réforme souhaitée par le Législateur. Comme le souligne le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale, « une conception gestionnaire des atteintes aux libertés est dangereuse ; On a trop longtemps laissé la gestion de la détention dans le règne de la circulaire et de la gestion administrative » . Jusqu’à présent cette question d’une indispensable reformulation de la norme en fonction des atteintes aux libertés individuelles a rarement été abordée sur le plan contentieux. L’importance du recours à la notion de mesure d’ordre intérieur et de faute lourde explique sans doute cette situation. Pourtant « un nombre très important de contraintes, touchant à des libertés aussi essentielles que le droit à la vie privée ou le droit d’expression sont régies par des dispositions réglementaires ou par voie de circulaires. Il en est ainsi par exemple du contrôle des correspondances, de la réglementation de la fouille des détenus… » . La présente affaire aborde justement cette délicate question de la norme de référence et de la place qu’elle doit occuper pour remplir notamment les conditions minimales d’intelligibilité et d’accessibilité.
La reconnaissance du pouvoir réglementaire du Garde des Sceaux en sa qualité de chef de service
La Cour administrative d’appel de Paris et le Conseil d’Etat ne partagent pas la même interprétation des textes en vigueur au moment des faits. Leur divergence porte essentiellement sur les texte qui définissent le pouvoir décisionnel de l’autorité administrative en matière de fouille des détenus. En effet, compte tenu notamment de son passé de terroriste, M. Frérot fait l’objet depuis son incarcération d’une surveillance particulièrement vigilante. C’est ainsi qu’à la suite de chaque visite au parloir, il est systématiquement soumis à une fouille intégrale l’obligeant à se dévêtir entièrement. Or, c’est justement le caractère excessif de cette mesure que le détenu souhaite contester devant le juge, estimant qu’une pareille pratique est illégale car basée sur un texte dont la valeur juridique est contestable. Le débat ne porte pas ici directement sur la nécessité d’inclure dans la loi une telle pratique mais sur la nature juridique du document qui autorise ces fouilles intégrales.
Les juges d’appel ont adopté une attitude pragmatique consistant à examiner le fonctionnement du service public pénitentiaire à la lumière des grands principes qui régissent l’ensemble des services publics administratifs. Ils ont également tenu compte d’une jurisprudence antérieure du Conseil d’Etat concernant les fouilles corporelles dans laquelle le recours formé par les deux détenus qui demandaient l’annulation de la circulaire du 14 mars 1986 a été certes rejeté, mais sans exclure le principe d’un contrôle de légalité d’une telle réglementation. Le juge estimait qu’en organisant précisément les conditions matérielles des fouilles intégrales, la circulaire crée du droit et pour cette raison est susceptible d’être contestée devant le juge. La haute assemblée ne considère donc plus cette note comme constituant une mesure d’ordre intérieur, mais refuse de voir dans cette pratique une violation de l’article 3 de la CEDH. Lors de l’examen de la légalité de la circulaire, il se contente de renvoyer à la lettre du décret qui « impose le respect de la dignité humaine » . L’argument de la sécurité de l’institution demeure encore prépondérant.
Faisant application de la jurisprudence Jamart , les juges du fond ont estimé que l’existence du pouvoir réglementaire du ministre n’avait pas a priori à être contestée à condition qu’il s’exerce selon les règles formelles de droit commun. Ils ont par conséquent affirmé qu’en sa qualité de chef de service, le ministre de la justice possède une certaine forme de pouvoir réglementaire l’autorisant à déterminer des règles juridiques indispensables au bon fonctionnement des établissements pénitentiaires. Toutefois, ils précisent qu’une règle soit applicable elle doit être connue de tous, même prise sous la forme de « circulaire ». Dans le cas contraire, le texte est censé ne pas exister. Une norme générale et impersonnelle s’adresse à tous par voie de « publication au Journal Officiel… ou d’une mesure de publicité adéquate » dans l’établissement pénitentiaire. Dans le cas contraire, l’administration ne peut pas prouver qu’elle a fait circuler l’information .
Degré de précision de la norme et fondement de la mesure administrative
Le Conseil d’Etat s’est écarté de l’analyse faite par la Cour administrative d’appel. Il considère en effet que la procédure disciplinaire engagée par le chef d’établissement était fondée non sur la note de 1986 mais sur les dispositions réglementaires du Code de procédure pénale qu’il considère comme suffisamment précises pour en constituer la base légale. Pourtant le fait que l’article D. 275 C.P.P. ait fait l’objet de nombreuses réécritures successives visant à chaque fois à encadrer la marge de manœuvre des chefs d’établissement, aurait dû retenir l’attention des juges du Conseil d’Etat. La dernière réécriture en date vise notamment à supprimer toute liberté dans le choix du moment de la fouille . Cet encadrement du pouvoir discrétionnaire est postérieur aux faits jugés, mais il montre à quel point chaque terme de la réglementation a son importance. En effet, en 1996, lorsque M. Frérot revient du parloir, le chef d’établissement se trouve face à deux séries de normes différentes tant dans la forme que sur le fond.
La première norme issue de l’article D. 275 du Code de procédure laissait au chef d’établissement le soin de choisir le moment le plus opportun pour pratiquer des fouilles à l’intérieur de l’établissement. Seules étaient obligatoires les fouilles pratiquées au moment où le détenu quitte ou pénètre dans l’établissement. Toutes les autres sont à la discrétion du directeur. La formulation de l’article D. 406 semble toutefois moins ambiguë sur la nécessité de la fouille. Cependant, aucun de ces articles ne précise la différence entre les fouilles par palpation et les fouilles intégrales, alors qu’elles n’ont absolument pas la même fonction . La seconde norme est justement la note du 14 mars 1986 qui, elle, ne laisse aucune liberté au personnel de surveillance. Elle énonce sans équivoque que des fouilles intégrales doivent systématiquement être pratiquées « à l’issue de visite de toute personne (parents, amis, avocat) titulaire d’un permis de visite ». De plus, cette note est accompagnée d’une fiche technique qui décrit très précisément les gestes à accomplir lors de ces opérations. Le point qui a entraîné la sanction disciplinaire de M. Frérot étant précisément : l’agent « examine les cheveux de l’intéressé, ses oreilles et éventuellement l’appareil auditif puis sa bouche en le faisant tousser mais également en lui demandant de lever sa langue et d’enlever si nécessaire, la prothèse dentaire ». La précision de la description prive, on le voit, l’agent de tout pouvoir discrétionnaire et constitue pour lui une norme juridique à respecter dans l’exercice de sa profession. Si la Cour administrative d’appel faisait remarquer que ce document n’était pas opposable aux détenus car il n’a pas été rendu public, ces règles sont parfaitement connues par les surveillants .
Reste enfin à savoir comment situer cette affaire par rapport à l’important revirement de jurisprudence du 18 décembre 2002 qui dégage un nouveau critère pour envisager la recevabilité d’un recours contre une circulaire. Il faut désormais rechercher si le texte contesté contient un caractère impératif pour les personnels destinataires. Cette condition est parfaitement remplie avec la note du 14 mars 1986 car l’intention de l’auteur de la note est parfaitement explicite et sa réception par les personnels est sans ambiguïté . Ne pouvant ignorer l’intention du requerrant, la haute assemblée, en refusant d’annuler la sanction disciplinaire, fait une lecture du droit pénitentiaire coupée des réalités de ce service public. Il est bien certain que les articles D. 275 et D. 406 C.P.P. prévoient des fouilles, mais c’est par circulaire que elles sont réglementées. En refusant toute référence à cette « sous-réglementation », la haute assemblée conserve une apparence de légalité mais ne renforce pas la légitimité de l’autorité administrative. En effet, le texte qui autorise le principe des fouilles est bien issu du code, mais celui qui les organise et les réglemente est selon la jurisprudence de 1990 la circulaire de 14 mars 1986. Le fait de ne pas être rendue public devrait théoriquement la priver de tout effet juridique à l’encontre des détenus, et par conséquent faire disparaître la faute de second degré consistant en « un refus de se soumettre à une mesure de sécurité définie par les règlements du service et instructions du service ». Rappelons une dernière fois que les 8 jours de cellule disciplinaire sont consécutifs à un refus d’ouvrir la bouche.
Pour finir, on peut encore légitimement s’interroger sur le point de savoir si une mesure aussi sévère et dégradante relève du domaine réglementaire et non du domaine de l’article 34 de la Constitution . Plus que jamais une nouvelle codification de la matière pénitentiaire s’impose pour régler tous ces problèmes de hiérarchie des normes.