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Date : 28-11-2003

CEDH, 27 novembre 2003, Henaf c/ France : condamnation de la France

Mise en ligne : 30 novembre 2003

Dernière modification : 9 août 2010

Nouvelle condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Henaf, pour de mauvais traitements infligés à un détenu. Précisément le port d’entraves au lit de l’hôpital, la veille d’une opération chirurgicale d’une personne âgée de 86 ans, a constitué un traitement inhumain et sens de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, a conclu la Cour dans son arrêt rendu le 27 novembre 2003.

Texte de l'article :

English

PREMIÈRE SECTION

 AFFAIRE HENAF c. FRANCE
(Requête no 65436/01)

ARRÊT STRASBOURG
 27 novembre 2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
 
En l’affaire Henaf c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,
P. Lorenzen,
J.-P. Costa
G. Bonello,
Mme F. Tulkens,
M. E. Levits,

 Mme S. Botoucharova, juges, et de M. S. Nielsen, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 janvier 2001 et 6 novembre 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 65436/01) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Albert Hénaf (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 novembre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait avoir subi un traitement contraire aux dispositions de l’article 3 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6. Par une décision du 24 janvier 2002, la chambre a déclaré la requête recevable, tout en constatant que les exceptions soulevées par le gouvernement défendeur se confondaient avec l’examen au fond.

EN FAIT
A. Les circonstances de l’espèce
7. Le requérant, né en 1925, est actuellement détenu à Nantes.

8. Au cours des dernières années, il fut condamné pour des faits de nature criminelle et correctionnelle à plusieurs reprises, notamment : le 9 novembre 1992 à dix ans de réclusion criminelle par la cour d’assises du département du Cher pour vol avec arme, le 2 septembre 1998 à six mois d’emprisonnement par le tribunal correctionnel de Bernay pour grivèlerie, le 14 janvier 1999 à cinq ans d’emprisonnement par le tribunal correctionnel de Nevers pour vol avec arme, le 20 janvier 1999 à six mois d’emprisonnement par la cour d’appel de Rouen pour grivèlerie. Il aurait été libérable à compter du mois de septembre 2001 selon lui, à compter du 17 février 2002 selon le gouvernement défendeur.

9. Le requérant fit également l’objet d’une condamnation à six mois d’emprisonnement par le tribunal correctionnel de Nevers en février 1998, pour ne pas avoir réintégré en temps et en heure le centre de détention lors de sa dernière permission de sortie en 1998, après avoir respecté les modalités de quatre précédentes permissions de sortie. Les experts qui l’examinèrent à ce propos conclurent qu’il était atteint « au moment des faits » d’un « trouble psychique ayant altéré son discernement » temporairement et que la prison ne pouvait être « thérapeutique » pour lui, compte tenu notamment de son âge avancé.

10. Par la suite, le requérant fit l’objet d’un examen médical en prison qui révéla l’existence de ganglions au niveau de la gorge. Le service médical compétent prescrivit alors une intervention médicale. Il fut décidé qu’une opération chirurgicale interviendrait le 8 novembre 2000, avec hospitalisation dès le 7 novembre 2000 à 14 heures 30.

11. Le 6 novembre 2000, le directeur du centre de détention d’Eysses informa le préfet de la nécessité de l’hospitalisation du détenu et sollicita la présence d’une escorte de police sur place, ainsi qu’une garde durant la durée de l’hospitalisation. Concernant le risque sur le plan de la sécurité, les consignes au personnel pénitentiaire prévoyaient une surveillance normale à l’appréciation du chef d’escorte, et non une surveillance renforcée, c’est-à-dire ne nécessitant pas a priori le port permanent des menottes et des entraves.

12. Le 7 novembre 2000, la veille de l’opération, le requérant fut transféré en fourgon cellulaire de l’administration pénitentiaire, en portant des menottes, à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux pour y être hospitalisé. Deux fonctionnaires de police l’y attendaient afin d’assurer la surveillance et la garde pendant la durée de l’hospitalisation. Le reste de la journée, le requérant resta menotté mais non entravé.

13. Durant la nuit, le requérant fut entravé. L’entrave était constituée d’une chaîne reliant l’une des chevilles du requérant au montant du lit. Le Gouvernement indique que l’entrave laissait une grande liberté de mouvement dans le lit, alors que le requérant soutient qu’en raison de la tension de la chaîne chaque mouvement était pénible ou douloureux et le sommeil impossible.

14. Le 8 novembre au matin, le requérant exposa qu’à défaut de conditions d’hospitalisation humaines, il préférait se faire opérer une fois libéré. Après s’être entretenu avec le personnel hospitalier, le requérant réintégra le centre de détention à 11 heures 45 le jour même.

15. Le 9 novembre 2000, le requérant déposa une plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance d’Agen pour « sévices graves », « violences et voies de fait » et « torture ». Cette plainte, dirigée contre les deux policiers chargés de sa garde durant l’hospitalisation, se fondait sur la violation de l’article 803 du code de procédure pénale et de l’article 3 de la Convention, en raison du port d’entraves dans la nuit du 7 au 8 novembre 2000.

16. Par ordonnance du 16 novembre 2000, notifiée le 24 novembre 2000, le doyen des juges d’instruction fixa la consignation à 6 000 francs français (FRF).

17. Le 24 novembre 2000, le requérant, d’une part, adressa une lettre recommandée avec accusé de réception au greffier en chef du tribunal de grande instance d’Agen pour interjeter appel de cette ordonnance et, d’autre part, saisit le bureau d’aide juridictionnelle en raison de ses faibles ressources. En outre, le même jour, le requérant informa le doyen des juges d’instruction de son appel en raison de l’insuffisance de ses ressources.

18. La demande d’aide juridictionnelle fut enregistrée le 8 décembre, puis rejetée le 15 décembre 2000. Par ordonnance du 23 mars 2001, le président du tribunal de grande instance d’Agen confirma le rejet, aux motifs que :
 « Le code de procédure pénale réserve explicitement le port des entraves pour celui qui est susceptible de prendre la fuite. Et tel est bien le cas du détenu qui se trouve hors de l’enceinte pénitentiaire. »

19. Par ordonnance du 15 mai 2001, le doyen des juges d’instruction déclara la plainte irrecevable pour absence de consignation.

20. Parallèlement, le 4 avril 2001, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Agen déclara l’appel de l’ordonnance de consignation irrecevable pour non-respect des dispositions de l’article 503 du code de procédure pénale, lequel prévoit que l’appel formé par une personne incarcérée doit obligatoirement être effectué auprès du chef de l’établissement pénitentiaire.

21. Le 11 avril 2001, le requérant forma un pourvoi contre cet arrêt. La procédure est toujours pendante devant la Cour de cassation.

22. Libéré le 1er octobre 2001 à la suite de la fin de l’exécution de sa peine, le requérant a par la suite été incarcéré dans le cadre d’une autre procédure.

B. Le droit et la pratique internes pertinents
23. L’article 803 du code de procédure pénale est ainsi libellé :
 « Nul ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s’il est considéré soit comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, soit comme susceptible de prendre la fuite. »

24. Une circulaire générale du 1er mars 1993 précise :
 « (...) cette disposition s’applique à toute escorte d’une personne, qu’elle soit gardée à vue, déférée, détenue provisoire ou condamnée.
 Il appartient aux fonctionnaires de l’escorte d’apprécier, compte tenu des circonstances de l’affaire, de l’âge et des renseignements de personnalité recueillis sur la personne escortée, la réalité des risques qui justifient seuls, selon la volonté du législateur, le port des menottes ou des entraves.
 Sous réserve de circonstances particulières, (...) une personne dont l’âge ou l’état de santé réduisent la capacité de mouvement, [n’est] pas susceptible de présenter les risques prévus par la loi (...) »

EN DROIT
25. Le requérant se plaint, en raison de son âge et de son état de santé, des conditions d’hospitalisation la veille d’une intervention chirurgicale. Il invoque les dispositions de l’article 3, aux termes duquel :
 « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
A. Arguments des parties
26. Le Gouvernement considère que la requête est prématurée, le pourvoi formé par le requérant en avril 2001 à l’encontre de l’arrêt de la chambre de l’instruction étant toujours pendant devant la Cour de cassation. Il relève que la plainte avec constitution de partie civile constitue en principe un recours qui doit être exercé par les personnes se prétendant victimes de mauvais traitements (arrêts Selmouni c. France du 28 juillet 1999, CEDH 1999-V et Caloc c. France du 20 juillet 2000, CEDH 2000-IX). Il considère qu’il n’est pas avéré que le requérant ait formulé une allégation défendable de violation des dispositions de l’article 3 et qu’il n’a de toute façon pas respecté les prescriptions légales relatives à la procédure de constitution de partie civile. Sur ce dernier point, le Gouvernement relève que le requérant aurait pu être dispensé de l’obligation légale de verser une consignation s’il avait formulé une telle demande au regard de ses ressources ou en obtenant l’aide juridictionnelle préalablement au dépôt de sa plainte (a contrario, Aït-Mouhoub c. France, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII). De plus, en raison de l’appel interjeté par le requérant, la chambre de l’instruction était seule apte à trancher la question, mais elle ne put que relever l’irrecevabilité de l’appel. La présente espèce, différente de l’affaire Selmouni (précitée) en ce qu’elle se situe notamment à un stade antérieur à l’ouverture d’une information judiciaire, peut au demeurant donner lieu à une nouvelle plainte avec constitution de partie civile jusqu’à la prescription des faits dénoncés. Par ailleurs, aucune enquête ne pouvait être menée, le requérant n’ayant pas valablement mis en mouvement l’action publique en ne versant pas la consignation.

27. Quant au rejet de l’aide juridictionnelle, le Gouvernement l’estime justifié par le caractère manifestement dénué de fondement de la demande (Gnahoré c. France arrêt du 19 septembre 2000, CEDH 2000-IX ; Charlier c. France (déc.), no 37760/97, 7 novembre 2000).

28. Le requérant indique que le greffier de la prison lui a fait signer le formulaire d’appel et qu’il a donc respecté les prescriptions du code de procédure pénale. Il considère en outre qu’il ne fait aucun doute que la Cour de cassation va le débouter de son pourvoi. Le requérant conteste avoir failli à l’information du juge quant à ses revenus, puisqu’il lui a signalé son impécuniosité par lettre recommandée avec accusé de réception le jour même de la notification de l’ordonnance de consignation. Quant au fait de saisir le bureau d’aide juridictionnelle avant ou après le dépôt de sa plainte, il le qualifie de secondaire, justifie l’erreur par son ignorance du droit et critique le rejet de l’aide juridictionnelle, rejet qui lui a interdit d’être assisté d’un défenseur qualifié et d’avoir accès à la justice.

29. Il estime cependant qu’il n’existe pas de recours internes efficaces, dès lors que l’argumentation du Gouvernement tend à justifier la légalité des faits litigieux.

B. Appréciation de la Cour
30. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, arrêts Hentrich c. France du 22 septembre 1994, série A no 296-A, p. 18, § 33 ; Remli c. France du 23 avril 1996, Recueil 1996-II, p. 571, § 33). Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 18, § 34).

31. Or, en l’espèce, la Cour relève que si le requérant a déposé plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction compétent, il n’a pas demandé une dispense de paiement de la consignation lors du dépôt de la plainte, n’a pas fait part de ses ressources, n’a sollicité l’aide judiciaire qu’après avoir interjeté appel de l’ordonnance de consignation et, enfin, ne rapporte pas la preuve de ce qu’il aurait valablement saisi la chambre de l’instruction.

32. La Cour rappelle cependant que les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, notamment, les arrêts Vernillo c. France du 20 février 1991, série A no 198, pp. 11-12, § 27 ; Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV p. 1210, § 66 ; Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 87-88, § 38 ; Selmouni, précité, pp. 229-230, § 75). De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui (Van Oosterwijck c. Belgique, arrêt du 6 novembre 1980, série A no 40, pp. 18-19, §§ 36-40).
 La Cour souligne qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Cardot, précité, p. 18, § 34). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Van Oosterwijck, précité, pp. 17-18, § 35). Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste, non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants (Akdivar et autres, précité, p. 1211, § 69 ; Selmouni, précité, p. 230, § 77).

33. Concernant les défaillances de M. Hénaf, la Cour constate tout d’abord qu’il a été obligé de se défendre seul, étant d’ailleurs dans un état de faiblesse dû au fait qu’il était détenu et malade pendant toute la durée de la procédure en cause. Il a sollicité l’aide juridictionnelle dès le 24 novembre 2000, soit le jour même de la notification de l’ordonnance de consignation. Par ailleurs, le requérant, n’étant pas juriste ni assisté d’un avocat, pouvait ne pas savoir que la demande de dispense de la consignation était indépendante de la demande de l’aide juridictionnelle. De surcroît, il a pu être induit en erreur par la formulation de l’ordonnance de consignation, laquelle pouvait amener à penser que la dispense de consignation dépendait de l’obtention de l’aide juridictionnelle.

34. Ainsi, de l’avis de la Cour, les défaillances du requérant trouvent leur origine dans les circonstances particulières de l’espèce.

35. D’une part, la Cour constate que le Gouvernement considère, à l’instar du bureau d’aide juridictionnelle, que le port de l’entrave litigieuse constituait une application normale de la loi nationale. Partant, à supposer que la constitution de partie civile aurait été déclarée recevable, ou le serait dans le cadre d’une éventuelle nouvelle plainte, une telle voie de recours était donc, compte tenu de l’affirmation commune du Gouvernement et du bureau d’aide juridictionnelle, probablement vouée à l’échec. Dans ces conditions, il importe peu que la plainte du requérant ait été déclarée irrecevable ni qu’il n’ait pas déposé de nouvelle plainte.

36. D’autre part, s’agissant d’un grief relatif aux dispositions de l’article 3 de la Convention, la Cour rappelle que, lorsqu’un individu formule une allégation défendable de violation des dispositions de l’article 3 (ainsi d’ailleurs que de l’article 2), la notion de recours effectif implique, de la part de l’Etat, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables (voir, notamment, les arrêts Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3290, § 102 et Selmouni, précité, p. 231, § 79). La Cour considère que les allégations de M. Hénaf, dont le caractère au moins défendable ressortait de la réalité non contestée de l’entrave sur son lit d’hôpital la veille de l’intervention chirurgicale, étaient suffisamment graves, tant au regard des faits invoqués que de la qualité des personnes mises en cause, pour justifier une telle enquête.

37. Or la Cour ne peut que constater la passivité des autorités internes. Contrairement à ce qu’indique le Gouvernement, on ne saurait prétendre qu’aucune enquête ne pouvait être menée, faute pour le requérant d’avoir valablement mis en mouvement l’action publique en ne versant pas la consignation. En droit français, la maîtrise de l’action publique relève de la compétence du ministère public. Le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile, s’il permet de mettre en mouvement l’action publique malgré l’inaction ou le refus du ministère public d’agir en ce sens, ne prive pas ce dernier de faire usage de ses prérogatives en la matière. En tout état de cause, la Cour rappelle que même lorsqu’une enquête est diligentée et une information judiciaire ouverte à l’initiative du parquet, il ne saurait être exclu, dans certaines circonstances, qu’un requérant puisse être dispensé d’épuiser les voies de recours internes alors même que la procédure interne serait toujours pendante (Selmouni précité).

38. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas pris les mesures positives que les circonstances de la cause imposaient pour faire aboutir le recours invoqué par le Gouvernement.

39. En conséquence, faute d’explications convaincantes du Gouvernement sur le caractère « effectif » et « adéquat » du recours invoqué par lui, la Cour estime que le recours dont le requérant disposait n’était pas, en l’espèce, normalement disponible et suffisant pour lui permettre d’obtenir réparation de la violation qu’il allègue. Tout en soulignant que sa décision se limite aux circonstances de l’espèce et ne doit pas s’interpréter comme une déclaration générale signifiant qu’une plainte avec constitution de partie civile ne constitue jamais un recours qui doit être tenté en cas d’allégation de mauvais traitements au cours d’une garde à vue, la Cour décide que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
A. Arguments des parties
40. S’agissant des conditions de transfert et d’hospitalisation, le Gouvernement relève notamment que le requérant a seulement été menotté durant le trajet avec escorte. Par ailleurs, une escorte composée de deux policiers attendait le requérant à l’hôpital pour assurer la surveillance et la garde pendant la durée de l’hospitalisation en service ORL. Les consignes écrites du chef d’établissement spécifiaient qu’il s’agissait d’une surveillance normale et non renforcée, c’est-à-dire ne nécessitant pas a priori le port permanent des menottes et des entraves. En conséquence, la responsabilité d’entraver le requérant relevait de la seule responsabilité du chef d’escorte, lequel décida d’entraver le requérant durant la nuit. La mesure était justifiée par des motifs de sécurité, faute de chambre sécurisée, afin d’éviter tout risque de fuite ou de suicide. En outre, dans le but de préserver une sphère d’intimité au requérant et lui épargner la présence continue de policiers pendant la nuit, l’escorte se retira mais, en contrepartie, le requérant fut alors entravé.

41. Le Gouvernement constate que le requérant ne se plaint pas des conditions du transfert avec menottes, tant dans le cadre de sa plainte avec constitution de partie civile que dans sa requête devant la Cour.

42. Quant à l’applicabilité de l’article 3, le Gouvernement la conteste, les actes litigieux ne dépassant pas le seuil minimum de gravité exigé par la Convention (Assenov et autres précité). Il renvoie enfin à la jurisprudence de la Cour quant au port de menottes et à l’absence de violation de l’article 3 (Herczegfalvy c. Autriche, arrêt du 24 septembre 1992, série A no 244 ; Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII). En tout état de cause, le port des menottes, prévu par les dispositions de l’article 803 du code de procédure pénale, aurait été justifié en l’espèce par la dangerosité du requérant et le risque de fuite au regard d’une condamnation pour évasion en février 1998.

43. Le requérant précise qu’il ne conteste pas le port des menottes et de la chaîne pour ses transferts, pratique ancrée dans la routine, même si cela est anormal et dégradant, dès lors qu’il ne subit qu’une gêne et pas de torture réelle, seulement morale.

44. Quant aux faits relatifs à l’entrave sur son lit d’hôpital, le requérant estime que son passé judiciaire y est étranger et précise notamment qu’il ne lui restait, après seize ans et demi de peines cumulées, que quelques semaines de prison à effectuer. Il ne présentait donc aucun risque de fuite, surtout au regard de son âge et des possibilités de mouvement réduites face aux policiers de l’escorte.

45. Le requérant explique notamment qu’après avoir été transféré menotté, y compris dans l’enceinte de l’hôpital Pellegrin aux yeux du public, il est resté alité la journée sans entraves. Le soir, la police posa une entrave à son pied, avec une chaîne tendue reliée au lit, ce qui interdisait tout mouvement et sommeil. Selon lui, cette mesure devait permettre aux policiers en faction de dormir. Il précise n’avoir pas refusé de se faire opérer, mais simplement indiqué que si des conditions humaines d’hospitalisation ne pouvaient lui être assurées, il se résoudrait à se faire opérer une fois libéré.

46. Pour une hospitalisation prétendue normale, selon les consignes données, le port d’une entrave reliant sa cheville au lit avec une chaîne tendue à l’extrême, causant une douleur à chaque mouvement, constituait bien une anormalité et une torture insupportable. Il rappelle avoir exprimé son opposition dès la pose de l’entrave et exprimé sa douleur.

B. Appréciation de la Cour
47. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité. L’appréciation de ce seuil dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, notamment, Kudla c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI ; Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001-III).
 Si elle a égard au but du traitement infligé et, en particulier, à la volonté d’humilier ou d’abaisser l’individu, l’absence d’un tel objectif ne saurait forcément conduire à un constat de non-violation de l’article 3 (Peers, précité, § 74).

48. Le port de menottes ne pose normalement pas de problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il est lié à une détention légale et n’entraîne pas l’usage de la force, ni l’exposition publique, au-delà de ce qui est raisonnablement considéré comme nécessaire. A cet égard, il importe de considérer notamment le risque de fuite ou de blessure ou dommage (Raninen, précité, p. 2822, § 56), ainsi que le contexte en cas de transfert et de soins médicaux en milieu hospitalier (Mouisel c. France, no 67263/01, § 47, CEDH 2002-IX).

49. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord, avec le Gouvernement, que le grief du requérant soulevé au regard de l’article 3 de la Convention ne concerne que l’entrave à son lit d’hôpital, et non les modalités de transport de la maison d’arrêt vers l’hôpital.

50. S’agissant de l’état de dangerosité du requérant, la Cour note que le requérant a fait l’objet de plusieurs condamnations pénales, mais qu’il n’existe pas de références très explicites quant à des actes de violences. Surtout, le requérant bénéficia de quatre permissions de sortie qui s’étaient normalement déroulées. Certes, lors de sa cinquième permission de sortie en 1998, il ne réintégra pas le centre de détention. Cependant, les experts psychiatres ont expliqué ce geste par « un trouble psychique » ayant altéré temporairement le discernement du requérant. Depuis cet incident unique, le requérant n’a manifesté aucun nouveau trouble. De fait, si l’incident de 1998 ne saurait être occulté, il s’agit d’un événement non violent et isolé.

51. La Cour estime que la dangerosité du requérant n’était pas établie au moment des faits. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux instructions écrites du chef d’établissement du lieu de détention du requérant, instructions qui spécifiaient, concernant le transfert et l’hospitalisation, qu’il s’agissait d’une surveillance normale et non renforcée. D’ailleurs, le requérant est resté dans son lit non entravé pendant la journée sans que cela soulève un problème de sécurité.

52. En tout état de cause, l’état de dangerosité allégué ne saurait justifier le fait d’attacher le requérant à son lit d’hôpital la nuit précédant son opération chirurgicale, et ce d’autant plus que deux gardes restaient en faction devant la porte de sa chambre d’hôpital.

53. Quant à la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l’affaire Herczegfalvy (précitée), à savoir une entrave dans un hôpital psychiatrique jugée « préoccupante » mais justifiée par des raisons médicales, elle ne saurait être transposée à la présente espèce ni opposée au requérant. En effet, dans la présente affaire, outre l’existence d’un contexte différent s’agissant d’un hôpital non psychiatrique et de l’existence d’une surveillance policière effective devant la chambre, aucune raison médicale n’a jamais été invoquée.

54. Reste à savoir si de tels faits rentrent dans le champ d’application de l’article 3 et, dans l’affirmative, à apprécier leur degré de gravité.

55. Concernant la gravité des faits, la Cour rappelle que « compte tenu de ce que la Convention est un « instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles » (arrêts Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31 ; Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 40, § 102 ; Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995, série A no 310, pp. 26-27, § 71), elle a estimé que certains actes autrefois qualifiés de « traitements inhumains et dégradants », et non de « torture », pourraient recevoir une qualification différente à l’avenir. La Cour estime en effet que le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. » (Selmouni, précité, § 101). Une telle affirmation valant pour une possible aggravation d’une qualification sous l’angle de l’article 3, il s’ensuit que certains actes autrefois exclus du champ d’application de l’article 3 pourraient présenter le degré minimum de gravité requis à l’avenir.

56. En l’espèce, compte tenu de l’âge du requérant, de son état de santé, de l’absence d’antécédents faisant sérieusement craindre un risque pour la sécurité, des consignes écrites du directeur du centre de détention pour une surveillance normale et non renforcée, du fait que l’hospitalisation intervenait la veille d’une opération chirurgicale, la Cour estime que la mesure d’entrave était disproportionnée au regard des nécessités de la sécurité, d’autant que deux policiers avaient été spécialement placés en faction devant la chambre du requérant.

57. Au demeurant, la Cour note que la circulaire générale du 1er mars 1993, relative à l’article 803 du code de procédure pénale, prévoit expressément que « sous réserve de circonstances particulières, (...) une personne dont l’âge ou l’état de santé réduisent la capacité de mouvement, n’est pas susceptible de présenter les risques prévus par la loi (...) » (paragraphe 24 ci-dessus). Il convient également de rappeler que, dans son rapport au Gouvernement de la République française relatif à la visite en France effectuée du 14 au 26 mai 2000, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a notamment recommandé d’interdire la pratique consistant à entraver à leur lit d’hôpital des patients détenus pour des raisons de sécurité (Mouisel, précité, §§ 28 et 47).

58. S’agissant enfin de l’argument tiré de la volonté de préserver l’intimité du requérant, la Cour ne conçoit guère qu’une telle intimité puisse réellement trouver à s’exprimer lorsque l’on est entravé à son lit (paragraphe 40 ci-dessus).

59. En définitive, la Cour est d’avis que les autorités nationales n’ont pas assuré au requérant un traitement compatible avec les dispositions de l’article 3 de la Convention. La Cour conclut en l’espèce à un traitement inhumain en raison de l’entrave imposée dans les conditions examinées ci-avant.

60. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
61. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
 « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

62. La Cour constate que le Gouvernement et le requérant ne se prononcent pas. La question n’appelle pas un examen d’office.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 41 de la Convention en l’occurrence.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Nielsen Christos Rozakis
Greffier adjoint Président