L’actuelle gestion policière des risques sociaux fait craindre une aggravation des conditions de vie en détention. En continuité à cette logique sécuritaire, s’est posée de manière accrue la question de l’urgence de réforme des prisons au sein de l’espace public politique [1]. Parmi les rapports d’enquête parlementaire figure celui du sénateur Paul Loridant [2] dénonçant un bilan accablant sur la politique du travail pénitentiaire. En moyenne, moins d’un détenu sur deux travaillent (chômage structurel de 60% en moyenne), avec de très faible rémunérations (moins de 200 euros mensuel) et dans un respect inégal des normes de sécurité et d’hygiène. Le travail en cellule est d’un usage trop fréquent ; les emplois sont le plus souvent non qualifiés et non qualifiants. Une extrême précarité pousse les détenus/détenues à accepter de travailler dans des conditions dégradantes.
Introduite par le législateur en 1987, l’obligation de moyens de « favoriser la réinsertion sociale des personnes incarcérées [3] » demandée au service public pénitentiaire échoue dans sa mise en œuvre. Les formations professionnelles sont aussi les grandes absentes des établissements pénitentiaires. En net décalage avec les besoins des détenus/détenues, elles ont vocation à rester dans les murs de la prison et sont inutiles à la sortie. Le travail réalisé en prison est davantage vécu par les détenus/détenues comme un « abrutissement de l’esprit » et une forme d’exploitation que comme un vecteur de sens social et d’identité professionnelle, caractéristique du travail libre. Si l’activité de travail joue le rôle d’occupation du temps carcéral et procure un « pécule résiduel de survie » au détenu/ à la détenue, elle entre dans la logique des rapports de force avec l’administration pénitentiaire. En quantité limitée, le travail n’est pas disponible pour tous. Pour l’obtenir, il faut accepter une certaine soumission de soi. Pour le conserver, il faut se résigner à accepter sans « broncher », sans critiquer. L’organisation du travail obéit souvent à cet impératif de l’ordre . Il faut occuper les détenus/détenues même par n’importe quoi et leur ôter toute possibilité de revendication pour ne pas rompre la domination surveillants/ détenus.
Les causes de cet échec sont nécessairement diverses. Le manque de moyens techniques et financiers est notamment un aspect important du problème [4]. Il témoigne de la faible considération que l’Etat porte à l’obligation de moyens de favoriser la « réinsertion sociale » des détenus/détenues. Mais un autre élément occupe une place centrale : celui du statu quo du droit en matière pénitentiaire. Le maintien actuel du droit ne permet pas d’envisager une amélioration des conditions de travail des détenus. Car, il signifie absence de droit du travail en prison. Ce vide juridique, à la fois voulu par le législateur et en contradiction avec la tradition Républicaine de l’amendement pénal [5], est générateur d’abus acculant le détenu/ la détenue à devenir une victime.
Quel sens donner à un travail dont les normes sont absentes ? Un travail, si modeste soit-il ne perd t-il pas sa fonction d’identification s’il n’est encadré par des règles de droit ? Un travail sans reconnaissance juridique, est-ce un travail ?
Le travail en détention : « une zone de non-droit »
La loi du 22 juin 1987 exprima la volonté du législateur de mettre fin au régime du travail forcé. A l’obligation du « travail pénal » s’est substitué, un principe de liberté et de droit au travail pour les détenus. Ainsi, l’article 720 du code de procédure pénale dispose que « toutes dispositions sont prises pour assurer une activité professionnelles aux personnes incarcérées qui le souhaitent ». La finalité de cette obligation de moyen est la réinsertion professionnelle et sociale des détenus/détenue. Il est ainsi déclaré dans ce même article que « les activités de travail et de formation professionnelle sont prises en compte pour l’appréciation des gages de réinsertion et de bonne conduite des condamnés ». Avec l’Espagne (depuis 1979) et le Danemark (depuis mai 2001), la France assouplit son régime de gestion pénitentiaire. Mais, ce principe est dépourvu de contenu véritable car « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail » [6]. Le régime du travail pénitentiaire, dérogatoire du droit commun, prive tout travailleur incarcéré de droit du travail. Cette exclusion juridique s’avère lourde de conséquences. Le refus de reconnaître la qualité de salarié au travailleur détenu lui fait perdre le bénéfice d’une protection sociale liée à ce statut. Les travailleurs détenus/détenus n’ont pas le droit entre autres :
- à un travail stable avec des horaires fixes (l’offre de travail est fluctuante selon les besoins extérieurs ; le détenu/la détenu est sollicitée en fonction des besoins de l’administration) ;
- à un salaire minimum égal au SMIC ( le principe « à travail égal, salaire égal n’est pas respecté) ;
- à des points de cotisation pour la retraite alors qu’il/elle cotise ;
- à des congés maladie ;
- à des indemnités de chômage en cas de rupture d’ « activité » ni pendant la détention, ni à sa sortie de prison. Le détenu sort sans ressources si ce n’est son maigre « pécule disponible » quasiment insignifiant (peut-on parler de réinsertion sans moyens…) ;
- à un droit syndical (les droits de grève, d’expression et de représentation sont formellement interdits) ;
- au droit de saisir le Conseil des Prud’hommes
Ce dernier droit n’est pas le moindre. En 1996 [7], la Cour de cassation se déclare incompétente pour statuer sur les contentieux des travailleurs incarcérés [8] . Un détenu avait travaillé trois semaines pour le compte d’une entreprise et avait perçu 200, 28 francs (30,53 euros). Sa demande de paiement d’un rappel de salaire, d’heures supplémentaires, fut rejetée par la haute cour judiciaire sans pour autant lui indiqué vers quelle juridiction s’adresser. Se bornant à rappeler que « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail, la cour de cassation a raisonné de manière tautologique. Au lieu de caractériser la relation réelle de travail du détenu, la jurisprudence manifeste une attitude de dénégation de la réalité. Dans les 3 formes juridiques existantes, le service général, la régie industrielle et la concession [em], résident pourtant les 3 éléments matériels nécessaires d’existence d’un contrat de travail qui sont la prestation de travail, la rémunération et le lien de subordination juridique [9]. La contradiction est à ce niveau le plus manifeste puisque selon l’article D. 102 du code de procédure pénale, « l’organisation, les méthodes de travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures ».
Le droit positif du travail pénitentiaire instaure donc un principe de discrimination légale entre d’une part travailleurs libres avec des droits maximum et d’autre part travailleurs détenus/détenues avec des droits minimum sans aucune protection [10]. Il ne reste que peu de moyens de défense pour le détenu. Comment satisfaire la demande fondée en droit du détenu à qui l’administration à refuser le paiement de l’intégralité de son salaire ? L’article 255-143 du code pénal pourrait y répondre en partie à titre de dommages et intérêts : est condamnable « le fait d’obtenir d’une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, la fournitures de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli est puni de deux ans d’emprisonnement et de 500 000 francs d’amende ».
Outre cette procédure, jusqu’ici jamais utilisée en matière pénitentiaire et par conséquent inédite, n’ y a-t-il pas lieu de s’interroger sur la pertinence de l’usage du mot « travail » en prison ? La servitude carcérale ne serait-elle ce qui conviendrait le mieux pour désigner cette situation de non reconnaissance du caractère subjectif du travail ?
Les ateliers de la servitude
Si juridiquement, l’activité de travail se définit par le caractère inaliénable de la personne humaine (en opposition à l’esclavage), n’est-ce pas dans la reconnaissance des droits fondamentaux que le statut du travailleur acquiert tout son sens ?
La réponse d’un psychologue du travail , Christophe Dejours, est sans équivoque. le travail « passe par une activité proprement déontique, c’est à dire de construction de normes, de règles et de valeurs ». Sans celles-ci « il n’y a pas de travail dans les conditions sociales et historiques des sociétés modernes industrialisées ». Or, c’est précisément ce à quoi est privé le/la détenu/détenue. Les conditions de travail pour la majorité [11] des personnes incarcérées sont telles que la fonction structurante d’une activité ne peut s’exprimer. D’abord vécu comme une occupation du « temps carcéral », le travail devient rapidement synonyme d’humiliation. La faible qualité du travail proposé génère de l’aliénation. La relation au travail pénitentiaire implique une forme de servilité et de docilité inacceptable à ceux à qui ils ne restent que peu de choses. Pour la majorité des détenus/détenues, ce « travail-servitude » est une nécessité pour faire face aux multiples besoins dans la prison. Le prix du « cantinage » (les biens de consommation disponible en prison) atteignent des prix exorbitants qui dépassent les prix pratiqués à l’extérieur de la prison. Etant la seule source de revenu disponible le travail devient une obligation et n’est plus un choix comme l’avait affirmé le législateur. Les détenus/détenues sont dans une injonction paradoxale qui les forcent à accepter la servitude et l’exploitation dans le travail alors que la Loi proclame un principe de liberté. Ce paradoxe l’est aussi pour la main-d’œuvre libre.
La tendance vers une privatisation du travail pénitentiaire renforce cette réalité de fait. Les détenus/détenues sont de plus en plus soumis à ces « donneurs d’ordre privés » par le biais du contrat de concession. L’emploi d’une flexibilité accrue fait d’eux une main d’œuvre malléable rapidement disponible et devant soutenir des cadences infernales. Les travailleurs détenus sont considérés comme les jouets des opportunismes économiques et politiques. L’expression de Marx « armée de réserve du prolétariat » prend ici tout son sens. Ainsi, « une concession peut se révéler un excellent moyen pour l’entreprise privée qui vient faire travailler de détenus, de maîtriser directement son activité à proximité et de faire face à la concurrence d’importation au maintien ou au lancement d’un produit, à des surcroîts de plan de charge ou à la reprise de stocks défectueux » [12]. Dans cette logique d’intérêts bien calculés, il ne saurait être question de parler d’aide aux détenus encore moins de « réinsertion ».
Conclusion : Pour une égale dignité des travailleurs
Seule la reconnaissance pleine et entière du droit du travail permettrait de limiter ces abus et d’en prévenir d’autres. La société doit être aveugle de son histoire car comme disait Lao Tseu « celui qui ignore son passé est amené à le revivre ». Ce que jadis les grecs nommaient « poeisis », la simple production était réservée aux esclaves. L’évidence est que « le travail ne remplit sa fonction psychologique pour le sujet que s’il lui permet d’entrer dans un monde social dont les règles soient telles qu’il puisse s’y tenir. Sans loi commune à faire vivre, le travail laisse chacun de nous face à lui-même » [13]