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Date : 7-05-2006

Synthèse : Le travail pénitentiaire

Mise en ligne : 8 mai 2006

Texte de l'article :

Synthèse : Le travail pénitentiaire.

Une étude de sociologie du travail.
Sous la direction de
Danièle LINHART,
Directrice de Recherche, CNRS
Fabrice GUILBAUD,
Doctorant en sociologie, ATER
Laboratoire Genre, Travail et Mobilités - CNRS,
Université de Paris 8, Université de Paris X.
Avril 2006

Ce rapport de recherche porte sur le travail pénitentiaire, et plus précisément sur les activités de travail productif exécutées par des détenus au sein d’ateliers pénitentiaires. Cette étude privilégie un angle d’approche, celui de la sociologie du travail. Elle s’inscrit en cela dans une tradition qui vise à analyser les sociétés à travers le travail. Afin de fournir un tableau aussi complet que possible du travail pénitentiaire tel qu’il s’organise en France, cinq prisons ont été étudiées, chacune faisant l’objet d’une monographie détaillée. Le choix des prisons a été fait à partir de deux critères : le mode gestion et l’orientation sécuritaire. Ainsi, les trois types de prison, pris sous l’angle du régime de détention appliqué, sont représentés : maison d’arrêt, centre de détention, maison centrale. Par ailleurs, depuis 1987, il existe en France des prisons qui ne sont pas totalement gérées par l’Etat. Ces prisons sont appelées prisons à gestion mixte ou encore semi-privées. Dans celles-ci, l’Administration Pénitentiaire (A.P) concède les fonctions qui relèvent du fonctionnement des prisons à des entreprises. Deux prisons à gestion mixte ont donc été étudiées (un centre de détention et une maison d’arrêt). L’enquête de terrain est constituée d’une analyse combinée de documents, d’observation in situ (sept à douze semaines par prison), et d’entretiens (138 dont 92 auprès de détenus). Deux grandes hypothèses ont guidé notre recherche. La première s’inscrit davantage dans une thématique plus vaste de la sociologie et souvent abordée en sociologie du travail, à savoir celle de la socialisation. Nous proposions d’analyser cette dernière question à travers l’étude du rapport au travail des détenus. Il s’agissait d’établir si le fait de travailler impliquait un rapport différent, à la prison, à la société, aux siens et à soi en le rapportant aux conditions particulières d’organisation du travail dans la prison (prise comme une instance de socialisation). La seconde hypothèse consistait à prendre en compte la centralité de la logique sécuritaire dans la prison et d’étudier les incidences qu’elle pouvait produire sur le travail (surtout pour ce qui concernait la sélection et la gestion de la main d’oeuvre).

Arrière plan théorique et perspective historique.

Analyser le travail pénitentiaire en s’inscrivant dans la sociologie du travail n’implique pas pour autant de faire l’impasse sur les travaux sociologiques sur l’enfermement et la prison. Nous nous situons dans un cadre sociologique qui ne voit pas le délit et sa punition dans une unique armature juridique, ni l’emprisonnement comme l’envers de la criminalité. Rappelons l’observation de Durkheim [1] quand il considère que la peine : "ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider ses imitateurs possibles : à ce double point de vue, son efficacité est justement douteuse et, en tout cas médiocre. Sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience commune". Il faut analyser l’enfermement comme un processus social sélectif. La prison reste avant tout un dispositif de sûreté et de maintien de l’ordre qui accueille majoritairement des populations flottantes et peu qualifiées issues des classes populaires. Elle a ensuite une fonction très investie d’un point de vue symbolique qui s’ordonne autour de l’idée de peine et du changement individuel du condamné. L’influence de l’économie sur le pénal s’opère par une médiation entre marché du travail et formes de répression pénale. Les populations incarcérées varient de façon significative selon l’évolution du chômage, ce indépendamment du niveau de la délinquance. Des analystes du fonctionnement de la justice [2] ont montré qu’une filière particulière du système pénal est réservée à la répression de la petite délinquance et de la criminalité traditionnelle et se distingue par les procédures suivies et les peines finalement prononcées. Les personnes poursuivies, les plus fragiles sur le marché du travail, offrant peu de garanties de représentations, font davantage l’objet d’emprisonnement.
Dans l’évolution du système des peines, le travail a eu des fonctions bien différentes. A l’époque mercantile, le travail forcé avait une fonction économique considérable, le pouvoir monarchique cherchait alors à mobiliser toute la main d’oeuvre disponible. Les galères, puis les bagnes servaient alors essentiellement à fournir une main d’oeuvre corvéable dans l’optique d’une accumulation des richesses. Le travail forcé était une nécessité économique, mais restait subordonné à une obligation morale. Il avait cours aux XVIIème et XVIIIème siècles dans les hôpitaux généraux puis dans les dépôts de mendicité. Avec le libéralisme, la valeur économique du travail est pleinement affirmée, la liberté du travail fait sauter les systèmes de contraintes de l’ancien régime. Dans ce contexte, le travail forcé est aboli, le travail des détenus reste obligatoire et devient un moyen de les faire participer à la réduction des coûts liés à leurs condamnations. Contesté par la révolution de 1848, le travail pénitentiaire sera supprimé, mais réintroduit aussitôt après l’échec des ateliers nationaux. Dès le milieu du XVIIIème siècle, l’Etat éprouve beaucoup de difficultés à forcer les entrepreneurs généraux à fournir du travail aux détenus. Le système de l’entreprise générale [3], vivement contesté, va disparaître progressivement au profit d’une reprise en main par l’Etat. Alors que, jusqu’aux années 1850-1900, les travaux des détenus n’étaient guère différents de ce qui pouvait se faire à l’extérieur, le début du XXème siècle va être marqué par une orientation vers des travaux caractérisés par un faible niveau d’équipement. Sont développés des travaux manuels qui demandent une main d’oeuvre importante pouvant supporter un fort turn-over et occuper un maximum de détenus. En 1927, c’est la fin de l’entreprise générale, l’A.P développe alors des productions destinées aux administrations publiques et des travaux de sous-traitance. Les entreprises privées interviennent en prison à travers le système de la concession de main d’oeuvre, mis en place en 1925. La grande réforme de 1945 va très clairement attribuer au travail des fonctions de resocialisation et de reclassement social préfigurant ainsi la loi de 1987, qui abolira l’obligation de travail pour les condamnés et insistera sur l’obligation de fournir du travail aux détenus qui le souhaitent. Tout au long du siècle, la part des revenus du travail destinée à réduire le coût de l’emprisonnement va s’amenuiser jusqu’à être abandonnée en 2002. Le travail pénitentiaire, après avoir perdu son rôle économique, a perdu sa fonction de réparation (économique tout au moins, sa fonction symbolique est même renforcée). L’exigence du travail pénitentiaire se décline aujourd’hui sous le discours de l’insertion : le travail est promu, comme dans la société, comme une norme d’imposition sociale, une valeur en soi, valeur à laquelle les détenus devraient se conformer dans la perspective humaniste de la "bonne peine".

Des travaux hors du droit du travail inscrits dans un marché segmenté.

Le travail pénitentiaire recouvre quatre régimes différents.
1- Le service général désigne l’ensemble des travaux d’entretien, de maintenance, de restauration, nécessaires au fonctionnement d’une prison. Les détenus employés au service général (dans le jargon de la prison, les "auxis") sont payés par l’A.P, sur la base d’un tarif défini par l’administration centrale (de 3,8€ à 9€/jour selon le poste occupé). 37% des détenus au travail sont employés au service général.
2- La régie industrielle des établissements pénitentiaires (RIEP) développe des productions pour son propre compte, et des travaux de sous-traitance. La régie est particulièrement implantée dans des prisons situées en milieu rural, éloignées des pôles économiques. Elle réalise 57% de son chiffre d’affaire en vendant des produits au secteur public (dont 40% à usage interne à l’A.P) et au secteur privé (43%). 7% des détenus occupés au travail sont employés à des travaux de la RIEP. La majorité des travaux développés directement pour le compte de la RIEP est rémunérée au temps, les travaux exécutés en sous-traitance sont le plus souvent rémunérés à la pièce.
3- Le système de la concession de main d’oeuvre permet à l’A.P de mettre, à la disposition d’entreprises privées, de la main d’oeuvre. L’entreprise est chargée d’organiser la production, l’A.P fournit les locaux et l’effectif des détenus nécessaire à la production. La concession est la forme dominante de mise au travail des détenus avec 56% des effectifs employés. En théorie, l’A.P ne fait que mettre à disposition la main d’oeuvre détenue à un employeur. En réalité, très souvent les employeurs se déchargent sur l’A.P de l’organisation. C’est l’A.P qui assume le rôle d’employeur, elle se charge de l’établissement des rémunérations des détenus.
4- La gestion déléguée désigne la gestion, confiée à des groupes privés, de missions qui ne relèvent pas du rôle régalien de l’Etat (direction, surveillance, greffe). L’organisation du travail est à la charge d’une entreprise qui organise le service général. Elle peut développer des productions pour son propre compte (comme la régie), et également faire appel à des entreprises privées via le contrat de concession. La plupart des prisons construites depuis 1987 sont (gérées) en gestion mixte, la présence du secteur privé est donc de plus en plus importante au sein des prisons françaises.

Le droit du travail ne s’applique pas au travail pénitentiaire, celui-ci est entièrement régi par le droit pénal. Le code de procédure pénal exclut toute possibilité de contractualisation entre un détenu et un employeur. Il exclut également toute forme de représentation et d’expression collective auprès des employeurs. Le travail est pris en compte dans les "gages de réinsertion" des détenus et ouvre droit à des remises de peine. En cela, le lien entre travail et peine n’est pas rompu depuis 1987, il est modifié. Le fait de déduire de la peine un certain nombre de jours d’incarcération prouve que travail et peine sont encore largement liés, cela inscrit le travail dans un registre symbolique positif alors qu’il s’inscrivait dans le passé dans un registre afflictif. Les règles de droit, qui régissent le travail pénitentiaire, se caractérisent par leur faiblesse dans les sources de droit et leur caractère légaliste, en prenant notamment appui sur des règles juridiques extérieures [4]. Par ailleurs, elles répondent au désir de flexibilité des employeurs, mais le cadre carcéral produit également des contraintes importantes. Malgré les dispositions légales avantageuses comparées au droit commun, les contraintes sécuritaires ainsi que les spécificités de la population carcérale (fort turn-over, faible niveau de qualification) font que la situation du travail pénitentiaire est critique. La majorité des travaux existants en prison font face à la concurrence des ateliers protégés au niveau national et aux industries de main d’oeuvre à "bas coût" au niveau international.

L’organisation du travail en concession tout comme les travaux de sous-traitance de la RIEP sont des formes triangulaires de travail. Le statut du détenu au travail, le type de production développée (faible investissement matériel, main d’oeuvre importante) ainsi que le mode de rémunération à la tâche nous renvoient à des éléments caractéristiques de formes anciennes de soustraitance (du XIXème). Pour ces raisons, il nous semble pertinent d’effectuer des rapprochements entre travail pénitentiaire et marchandage de main d’oeuvre, et tout particulièrement avec le tâcheronnat. Le tâcheronnat était une forme de marchandage qui consistait pour un patron (souvent un grand marchand) à confier à un ouvrier tâcheron la production de marchandises à un prix fixé entre eux [5]. Ce faisant, le marchand se déchargeait de l’ensemble des contraintes organisationnelles et productives auprès de ce sous-entrepreneur, à qui revenait les tâches d’acheter les matières premières et de recruter les ouvriers qui réalisaient la production. Le mode de rémunération associé était le paiement à la pièce. Le tâcheron était à la fois organisateur et entrepreneur de main d’oeuvre, il était "l’intermédiaire entre le capital et le travail". Il jouait un rôle fonctionnel dans un marché du travail désorganisé qui permettait l’existence de sous-traitance en chaîne avec des marchandages successifs (pour ce type de travaux, les équipements en machine étaient faibles voire inexistants).

Les principales conclusions de l’approche comparative.

Les cinq monographies visaient à décrire aussi précisément et exhaustivement que possible le travail pénitentiaire. La double comparaison permet d’établir des différences significatives entre les prisons que nous synthétisons en quatre points.

1. Le mode de gestion des prisons.
A la suite de nos cinq monographies, il est clair que le mode de gestion, semi-privé ou public, n’est pas un facteur décisif lorsqu’on s’intéresse à l’organisation et à la vie de travail en général dans une prison (on ne peut pas affirmer qu’un des deux modes de gestion est plus efficient que l’autre tant en terme d’effectifs employés que des niveaux de salaire). Bien sûr, le travail ne s’organise pas de la même manière : l’encadrement dans les prisons à gestion mixte est issu du monde industriel, les surveillants occupent des tâches qui ne relèvent que de la sécurité tandis qu’en gestion publique la partition n’est pas aussi stricte. L’offre de travail proposée dans les prisons à gestion mixte, du fait de la politique économique suivie par les grands groupes titulaires des marchés, s’oriente davantage vers des activités de sous-traitance auprès de grosses entreprises (en centre de détention). Pour les maisons d’arrêt, l’offre se constitue à la fois de petites et moyennes entreprises du secteur des arts graphiques et de grandes entreprises clientes. L’emploi de personnels "commerciaux" permet de capter des commandes auprès de donneurs d’ordre plus importants. L’offre de travail des prisons à gestion publique est, pour les prisons pour longues peines étudiées (centre de détention et maison centrale), largement le fait de la RIEP qui parvient à maintenir son niveau d’activité en béné ficiant de son client privilégié, l’A.P d’une part et de son positionnement sur les marchés publics (sauvegarde du patrimoine audiovisuel, mobilier de bureau) d’autre part. Ces marchés procurent des activités plus pérennes, propices à une gestion plus planifiante, moins sujette aux aléas économiques et organisationnels. Dans une organisation aussi bureaucratique qu’une prison, les changements de dernière minute sont toujours malvenus. Dans le cadre des marchés publics, et des gros contrats de sous-traitance, l’activité productive est planifiable, plus routinière, moins soumise aux à-coups de production qu’en maison d’arrêt. Ce type de production s’adapte bien aux rythmes temporels institutionnels des prisons. Une des différences entre les deux modes de gestion concerne l’organisation même des ateliers. Dans les ateliers à gestion mixte, les espaces productifs sont moins investis par les détenus (peu d’aménagements de petits coins dédiés aux pauses, peu de décoration) que dans les ateliers de la RIEP ou des concessionnaires des prisons publiques. D’autres détails, comme le droit d’écouter la radio, le droit de fumer sur le lieu de travail, montrent que la discipline d’atelier est plus forte dans les ateliers des prisons en gestion mixte.

2. Le niveau de sécurité.
Le "régime de détention" appliqué en maison d’arrêt, en centre de détention ou en maison centrale a bien plus de conséquences sur l’offre de travail et son organisation. Ce n’est pas par hasard si on trouve des ateliers mécanisés dans les prisons où sont enfermés des détenus à de longues peines et des ateliers sans machines dans les maisons d’arrêt. La rotation de la population pénale en maison d’arrêt s’accommode mal de l’introduction d’ateliers mécanisés. Pour une entreprise, une des conditions pour atteindre l’objectif premier (le profit) est de bénéficier d’une main d’oeuvre "fixée", apte à acquérir les rythmes, les gestes productifs conformes aux cadences établies. Un membre de l’A.P, chargé du travail au niveau régional, résume à propos des maison d’arrêt : "On trouve difficilement des concessionnaires qui installent des machines, c’est pas rentable. Tout ce qui est industrie de main d’oeuvre oui on trouve un peu." Dans les maisons d’arrêt, force est de constater que la surpopulation massive des dernières années n’est pas sans conséquences sur l’organisation du travail pénitentiaire. Les observations faites concernant la sélection de la main d’oeuvre et la gestion de celle-ci prouvent que le travail sert avant toute chose l’objectif du maintien de l’ordre dans les maisons d’arrêt, où le régime de détention appliqué (cloisonnement spatial et temporel extrême, 22 ou 23 heures par jour en cellule) implique davantage d’incidents disciplinaires. Dans les centres de détention, les conditions de travail se rapprochent du milieu libre. Tout se passe comme si plus le niveau de sécurité était bas et plus les logiques inhérentes aux ateliers de production se déployaient avec plus d’aisance, c’est souligner ici que logique sécuritaire et logique économique sont bien en conflit. Pour autant les deux logiques ne sont pas totalement incompatibles puisque, bon an mal an, la production "sort". Mais pour combien de temps encore ? L’offre globale de travail semble stagner voire régresser dans bon nombre de prisons alors que la population incarcérée augmente. Or sur la période 1982-1996, l’offre d’emplois rémunérés augmentait presque à mesure de l’inflation de la population incarcérée. Il faut préciser que l’inflation carcérale a été plus brutale ces dernières années, ce dans un contexte de ralentissement économique et de concurrence plus forte encore des économies des pays dits "à bascoûts" de main d’oeuvre.

3. L’importance de l’architecture des prisons.
S’il est un domaine ou les prisons à gestion mixte se distinguent nettement des prisons publiques, c’est bien leur architecture. Les cahiers des charges des plans 13000 et ceux qui ont suivi prévoient tous des zones aménagées dédiées au travail. Comme nous disait un responsable régional : "Moi je peux pas faire grand chose dans les petites taules...Quand j’ai des contacts avec des entreprises, c’est le système de l’entonnoir il y a beaucoup de déchets entre la proposition de départ et le potentiel d’accueil alors que dans le privé, ils peuvent tout faire." Les deux établissements pour peine (en gestion publique) étudiés ont été construits à la fin du XVIIIème, mais pour l’un, de vastes surfaces dédiées à la production existent alors que pour l’autre, les surfaces sont réduites et éclatées (la maison centrale). La RIEP a implanté dans la maison centrale des activités qui s’adaptent bien à la population incarcérée (longues peines) et à l’aménagement des locaux (activités qui demandent peu de volumes tant en termes de stockage que d’outil de production). L’architecture du centre de détention en gestion mixte s’adapte bien à des activités de sous-traitance nécessitant un outil de production dense ainsi que des volumes importants.

4. La prise en compte de la logique sécuritaire.
Le travail pénitentiaire met en jeu la sécurité périmétrique d’une part et la sécurité interne d’autre part, les ateliers ayant parfois été le lieu d’amorce d’émeutes. C’est dire si ceux-ci sont aussi l’objet de mesures de sécurisation. Nous pouvons évoquer ici des directives plus strictes sur le contrôle des outils dans les ateliers, le passage de commissions de sécurité, la clôture des bureaux des personnels ayant accès à l’Internet (instituant ainsi une barrière entre détenus et personnels d’encadrement). Le refus répété de l’A.P à la demande des groupes privés d’installer en prison des activités de service [6](type centre d’appel) est à ce titre assez significatif. Un directeur d’unité privé nous disait à propos de la sécurité que les refus sont toujours formulés de la même manière, il s’agit d’une formule lapidaire "pour cause évidente de sécurité". Pour revenir à notre comparaison, nous constatons que globalement la sécurité reste une pomme de discorde entre public et privé. Les concessionnaires sont souvent de petits entrepreneurs qui se plient aux consignes même s’ils s’en plaignent parfois. Mais en gestion mixte, le rapport de force est différent, il est bien plus équilibré, même si le directeur de la prison reste "maître" de son établissement. Si la sécurité reste un sujet de conflit entre les personnels privés et publics, cela est dû à un ensemble de facteurs qui sont difficilement isolables les uns des autres. Les uns paraissent plus liés au travail pénitentiaire en lui-même : effets induits par l’offre de travail (activité fluctuante, multiplication des entrées et sorties de véhicule) ; par le chômage et ses conséquences sociales (perte de revenu, oisiveté, etc.). Les autres à des facteurs indirects : statuts d’emploi différents (salariés et fonctionnaires) qui servent des organisations qui n’ont pas les mêmes objectifs premiers (sécurité pour les uns, profit et prestation de services pour les autres) et peut-être surtout des rationalités qui ne sont pas partagées. Loin de nous l’idée que les salariés des entreprises privées gestionnaires des prisons sont habités tout entier par la rationalité économique, mais la plupart des contremaîtres sont issus du monde industriel, ils ont été socialisés dans des milieux de travail où l’idée d’organisation est très présente. A leurs côtés on trouve essentiellement des agents d’un service public qui partagent une rationalité commune. Les plus nombreux (les surveillants) ont une culture professionnelle forte et homogène. Ils sont formés avant tout pour répondre à l’objectif premier de leur administration, celui d’exécuter les décisions de justice. Les surveillants, comme les directeurs, ont tout à fait conscience qu’il y a des enjeux économiques, des logiques d’organisation propres à toute activité productive mais ils agissent avant toute chose au nom de la sécurité. Ils partagent une rationalité sécuritaire que les acteurs privés ne partagent pas en premier lieu, ce qui n’exclut pas que la sécurité soit pour ceux-ci quelque chose d’incompréhensible. Il nous semble que si dans les prisons à gestion publique la sécurité fait moins l’objet de tensions, de conflits, c’est parce qu’il existe une rationalité partagée entre les acteurs.

Les fonctions du travail.

Il faut rappeler que la logique sécuritaire oriente toute l’organisation d’une prison. Un directeur adjoint résume : " Le point de vue de l’institution, c’est la gestion de la détention, ramener le calme dans la détention, ça c’est clair, éviter que les gens restent enfermés en permanence ". Ce qui signifie que la fonction première du travail est de participer à l’objectif du maintien de l’ordre [7]. Nous avons identifié trois fonctions, la fonction occupationnelle, la fonction sociale et psychologique et la fonction économique. Celles-ci n’entrent pas en contradiction avec l’objectif du maintien de l’ordre. Bien au contraire, ces fonctions servent la logique sécuritaire, celle-ci est centrale et les fonctions du travail lui sont subordonnées. Tant que les logiques que le travail peut induire gravitent, autour du noyau sécuritaire, l’organisation de la prison n’est pas mise en danger. Le travail pénitentiaire est intégré au "dispositif guerrier limité et défensif " [8] de la prison et participe à la neutralisation des détenus. Dans les monographies, nous avons montré que le "classement" (recrutement) des détenus, en particulier en maison d’arrêt, était crucial dans la gestion de la détention des prisons.

La fonction occupationnelle reste la plus perceptible et la plus formulée par les personnels pénitentiaires. Elle l’est encore davantage en maison d’arrêt. Dans ces prisons, les "climats" de détention sont loin d’être tempérés. Tout ce qui peut permettre de maintenir l’ordre ou tout au moins de limiter le désordre est bon à prendre. Le temps du travail, les détenus sont occupés, et les bâtiments de détention le sont moins, ce qui permet aux surveillants d’être plus disponibles auprès de ceux qui n’ont pas d’occupation.

Pour les surveillants et l’encadrement des cinq prisons étudiées, il est clair que le travail est également perçu comme un moyen de prévenir et de limiter les troubles psychologiques des détenus. En maison d’arrêt, durant le temps du travail, les détenus prévenus peuvent se concentrer sur autre chose que l’attente du jugement. Surtout face aux détenus instables, le travail est utilisé comme moyen de prévention des incidents. Les déséquilibres sociaux créés par le chômage sont très bien perçus par le personnel surveillant. Parce que certains détenus sont "malades du chômage" dira une gradée. Faire travailler c’est aussi fatiguer les détenus, le travail est aussi perçu comme une décharge physique et mentale.

La prison a aussi ses pauvres : les "indigents". En prison comme ailleurs, c’est le travail qui apporte une source de revenu aux détenus. Faire travailler le plus de détenus, permettre au maximum d’entre eux d’obtenir un salaire, permet aussi la prévention des conséquences néfastes de la pauvreté sur le maintien de l’ordre. Les trois fonctions identifiées sont toutes liées, elles se combinent. Entre la réalité du travail pénitentiaire et celle du monde du travail salarié à l’extérieur, les membres de l’encadrement pénitentiaire ont bien conscience qu’il existe un décalage, ils mesurent très bien le rôle sécuritaire du travail dans l’organisation de la prison. En revanche, ils sont souvent sceptiques voire très critiques quant aux vertus prêtées au travail dans les discours de politique générale (réinsertion par le travail).

La prison est une organisation au sein de laquelle deux groupes antagoniques (les surveillants et les détenus) s’épient, se surveillent. Tout cela a été montré à travers divers travaux sur le métier de surveillant de prison et sur la prison analysée comme un dispositif guerrier. Une hiérarchie sociale existe dans les prisons pour longue peine [9], les détenus pouvant se distribuer sur une échelle allant du "politique" au "pointeur". En haut de l’échelle, les détenus politiques, les "braqueurs", les voleurs et les escrocs, en bas dans l’ordre, les "stups", les "proxénètes" et les "pointeurs" (détenus incarcérés pour crimes et délits sexuels). Dans cette organisation sociale, le travail a une dimension pacificatrice au sens large. Il a un rôle de pacification sociale entre détenus et surveillants d’une part et entre détenus d’autre part, c’est-à-dire que l’antagonisme entre détenus et surveillants comme la hiérarchie entre détenus paraissent moins forts dans l’espace de l’atelier. L’atelier apparaît comme un lieu de neutralisation partielle des identités délinquantes et de coexistence pacifique entre détenus et surveillants. Dans le cadre de l’atelier, les détenus occupent un autre rôle que celui de délinquants. Ils endossent, le temps du travail, le rôle de travailleur.

Le rapport au travail des détenus et la norme du travail face à l’institution totale.

Toute forme d’existence s’établit dans le temps et dans l’espace. Les détenus employés dans les ateliers s’inscrivent dans la division du travail et dans l’espace symbolique de la société marchande. La prison a ceci d’unique qu’elle condamne les individus à vivre pendant un temps donné dans un espace donné. Elle prive donc les individus de leurs facultés de jouir de leur liberté de mouvement et de jouir de leur temps. Pour ce qui est du trava il, les détenus sont privés de leur capacité d’agir, individuellement et collectivement, sur les conditions de production et d’échange de leur force de travail. E.Goffman [10] disait que : "Les institutions totalitaires sont donc incompatibles avec cette structure de base de notre société qu’est le rapport travail-salaire" signifiant que les institutions totales fonctionnent dans un cadre spatial et temporel unique. Il s’agit de l’univers du reclus, au sein duquel le reclus peut trouver des marges de manoeuvre qui ne prennent cependant sens qu’à partir de celui-ci : la temporalité de l’institution totale est monolithique, c’est le temps institutionnel qui gouverne la vie des reclus. Nous pensons que, si cela a pu être vrai, il en est tout autrement aujourd’hui au moins pour ce qui concerne les détenus qui travaillent. Partons de là où l’analyse goffmanienne nous semble valable aujourd’hui notamment le point de vue des reclus sur leur "univers", toujours pris au singulier. Goffman signale qu’ils ont "le sentiment très vif que le temps passé dans l’institution est perdu, détruit, arraché à leur vie ; c’est du temps à porter au compte des pertes, c’est un temps que l’on doit ’faire’, ’tirer’, ou ’tuer’. Appliqué au travail, on retrouve aujourd’hui en particulier en maison d’arrêt cette conscience forte du temps mort. Les premières expressions que les détenus formulent sont : "Il faut faire son temps" ou encore "il faut faire sa peine", "ici (dans l’atelier) on tue le temps". Travailler permet deux choses qui reviennent comme des leitmotiv, "le temps passe plus vite", expression qui s’accompagne presque toujours de son corollaire spatial "on sort de la cellule".

Le travail "presté" par les détenus donne lieu à rémunération, et en ce sens il y a rapport salarial. Le contrat de travail dans le rapport salarial classique peut-être défini comme l’achat d’une force de travail par un employeur, c’est à dire que l’employeur paye au travailleur le temps passé à mettre en valeur son capital. C’est ce temps "volé à l’existence". En cela le travail salarié, que D.Linhart [11] évoque comme source d’un "quiproquo fondamental" ; contient, intrinsèquement, un enjeu fondamental : "celui de l’objectivation du temps et des capacités du salarié pour l’employeur,
et pour le salarié, il est celui de leur réappropriation subjective alors même qu’elles font l’objet de l’échange marchand". Pour C.Pauchet [12], "Le temps pénitentiaire est un temps aliénant car obligatoirement dominateur". En effet, la perte de la jouissance de son temps personnel est patente en prison, l’existence du détenu est administrée par la prison, le temps institutionnel de la prison ne laisse pas de hasard, il est excessivement routinier. Mais il y a aussi le temps du détenu, puisque chaque détenu s’est vu condamné à une peine à temps et du fait de l’individualisation des peines chaque détenu a un compteur unique. Il est évident que voir son horizon borné à une hypothétique sortie dans 20 ans suite à un crime n’implique pas le même rapport au temps et à l’institution qu’une courte condamnation suite à un petit délit. La logique occupationnelle est plus marquée en MA, là où le régime disciplinaire est fort et offre peu de possibilités de sortir du carcan carcéral. En établissement pour peine, les détenus ont déjà vécu plusieurs années de détention, en général ils pourront avoir accès plus facilement au travail dans ce type de prison. Ce qui émerge des entretiens, c’est que le travail donne du sens au temps pénitentiaire, on entend plus souvent parler d’utilité sociale. Surtout on se trouve face à des discours qui font apparaître une perception différente des activités de loisirs. W.Grossin [13] était parvenu à dégager le résultat suivant : "Le temps pris par le travail, c’est à dire le temps dont se dépossède le travailleur, devient ce qui permet, par la médiation du salaire, de jouir d’un temps réservé, hors du travail, où l’existence cherche ses joies, et sa signification". On sait que la norme du travail se lit également dans son absence, le chômage révèle la centralité du travail. Exercer une activité professionnelle autorise une modulation des temps. Il y un temps de travail central, distinct du temps privé (la vie dans la cellule, les activités de loisirs). L’exercice d’une activité de travail permet la réintroduction du clivage vie privée/vie professionnelle. Finalement, comme en société, le travail fait sens et dit ce que sont les loisirs. Les situations de chômage sont vécues en prison comme à l’extérieur comme des épreuves difficiles. Travailler en prison, c’est aussi avoir la possibilité de réactiver des rythmes sociaux et se raccrocher partiellement au statut de travailleur. Ce qu’il nous semble intéressant de souligner, c’est la façon dont les détenus se ré-approprient le travail. Si on prête attention, dans l’observation, aux espaces de travail, on se rend compte que les détenus jouissent davantage d’espaces de liberté qu’en détention. L’espace de travail c’est aussi l’espace de relations de camaraderie, souvent à l’abri du regard des
surveillants. Ré-appropriation de l’espace mais aussi, comme dans toute organisation de travail, du temps de réalisation des tâches, à travers les pratiques de « freinage » (limitation de la production) entre autres. L’important pour les contremaîtres est que la production sorte, tant et si bien qu’ils tolèrent tout à fait que certains détenus arrêtent leur travail avant la fermeture des ateliers. Ces latitudes dans le travail sont plus présentes dans les ateliers gérés en gestion classique qu’en gestion semi-privée où la discipline d’atelier est plus stricte, il faut ici y voir la volonté d’importer stricto sensu les normes industrielles en prison. Il est difficile de systématiser le rapport au temps car une multiplicité de facteurs intervient (contenu du travail, discipline d’atelier, cadences, salaires). Surtout ces rapports diffèrent selon une double échelle temporelle. L’échelle biographique, celle de la vie d’une part et l’échelle de la peine d’autre part. Le rapport au temps diffère selon qu’on se situe en début ou en fin de peine.

Les incidences sociales de l’exercice d’une activité de travail peuvent s’analyser à travers le rapport au travail des détenus. Celui-ci est compris comme la relation globale que l’individu entretient avec son travail, c’est à dire que nous avons tenté de prendre en compte un maximum de dimensions sur lesquelles l’exercice d’une activité de travail pouvait intervenir. La relation globale que les détenus entretiennent avec leur travail est complexe mais s’éclaircit si on distingue deux dimensions dans cette relation. La première consiste à analyser le rapport vécu du travail, c’est à dire qu’on s’intéresse d’abord au vécu concret du travail quotidien des détenus. La seconde consiste à distinguer du vécu la fonction que prend le travail, le rôle que peut remplir le travail pour les détenus au niveau de leur vie en prison.
Le rapport vécu du travail se caractérise par un sentiment fort d’exploitation, une incompréhension de la protection sociale afférente au salaire, la conscience de faire un travail souvent abrutissant et sans intérêt. En maison d’arrêt, la réalité de l’exploitation économique est très
fortement ressentie, les questions de salaire surviennent très vite. La conscience d’être spolié, fait l’objet de dénonciations parfois formulées dans des registres symboliques forts, comme celui de l’esclavage. La conscience de l’exploitation est assez fortement corrélée au niveau des salaires pratiqués et aux cadences. Des cotisations sociales sont calculées sur les salaires, mais n’ouvrent pas droit à des compensations financières en cas de maladie ou d’accident du travail. Ce qui n’est pas conforme à la logique de la cotisation sociale, celle-ci, à la différence de l’impôt ouvre droit, à prestation financière en cas d’aléa. A notre connaissance, la raison invoquée est que les détenus disposent d’un accès gratuit à la santé, et donc qu’ils disposent de prestations en nature (ce qui est le cas de tous les détenus, travailleurs ou pas). Souvent, la plupart des détenus comprennent mal leur condition juridique, ils savent que le droit du travail ne s’applique pas, mais les fiches de paye distribuées ressemblent beaucoup à ce qu’ils ont connu ailleurs, ce qui ajoute souvent incompréhension et brouillage. Alors que ces dispositions devraient rapprocher leur condition sociale de celle des travailleurs salariés, il semble qu’elles renforcent davantage le sentiment d’être spolié. Le travail proposé est très souvent vu comme abrutissant et sans intérêt. L’int érêt ou plutôt le manque d’intérêt, en soi, du travail effectué (en grande majorité, exception faîte des détenus qui ont accès à des travaux qualifiés) peut se lire à l’aune du jugement que les détenus peuvent formuler quant aux discours sur la "réinsertio n par le travail". Quand les détenus parlent de réinsertion, c’est très souvent pour nier la réalité et la possibilité de celle-ci.
Si le rapport vécu est globalement négatif, le rapport fonctionnel révèle toute la complexité du rapport qu’entretiennent le s détenus avec leur travail. Mise à part la fonction économique qui reste très instrumentale, la dimension sociale, psychologique et vitale du travail apparaît pleinement dans tous les entretiens. Le volet financier est une dimension instrumentale du rapport fonctionnel au travail dans sa fonction directement économique, il s’avère important dans la mesure où il déborde la situation économique individuelle des détenus. En effet, travailler, c’est aussi retrouver une autonomie financière et sortir de la dépendance financière de l’extérieur. On sait que les solidarités familiales se détériorent dans le temps, travailler, c’est gagner son autonomie financière et ne plus être un poids "à charge" de la famille. Tirer son salaire du travail, c’est aussi accéder à la consommation, les besoins de consommation exprimés sont très variables mais quasiment tous les détenus évoquent cette question. L’argent "permet d’agrémenter le séjour carcéral" dira en plaisantant un détenu. L’utilisation de l’argent comme les besoins exprimés sont très variables selon les détenus.
La nécessité du travail, en dehors de toute considération financière, est apparue relativement rapidement dans notre enquête. En effet, alors qu’il paraissait bien difficile de voir quelques éléments chargés positivement dans le quotidien et le vécu du travail, les entretiens menés auprès de détenus en situation de chômage ont révélé la dimension sociale et psychologique dans le rapport fonctionnel que les détenus ont avec leur travail. Beaucoup de détenus renvoyaient à leurs expériences de chômage ou en venaient à comparer leur situation de travailleur et de chômeur, la nécessité du travail faisait alors irruption, dans un tout autre registre que celui du rapport vécu, beaucoup plus apologétique du travail. En maison d’arrêt, la nécessité de "sortir de la cellule", de trouver un espace de tranquillité, se réalise dans l’activité de travail : "En prison vous cherchez la tranquillité, moi je l’ai trouvé en allant aux ateliers". En centre de détention, pour certains détenus, complètement accoutumés au travail, l’idée même de se retrouver sans travail pouvait paraître incongrue, tant et si bien que pour certains d’entre eux, vivre sans travailler, est devenu quelque chose d’inconcevable. L’un d’eux disait "j’en sais trop rien, je serai pas là c’est tout... ou je serai au mitard ou peut-être que je me serai coupé". Evoquer la mort, face à la perspective du non-travail, reste paroxystique mais un nombre non négligeable de détenus ont abordé les conséquences que pourrait avoir le chômage sur leur propre corps, en évoquant l’éventualité des auto-mutilations. Dans tous les cas, les deux dimensions du rapport au travail sont présentes, elles s’opposent quasiment toujours à l’exception des "beaux métiers" qui allient un rapport vécu extrêmement positif et valorisant et un rapport fonctionnel tout aussi puissant. La distinction entre rapport vécu et rapport fonctionnel est une opposition très vive, tranchée. C’est pourquoi nous formulons la conclusion que les détenus entretienne nt un rapport d’une ambivalence extrême avec leur travail. L’ambivalence dans le rapport au travail n’est pas une découverte, elle avait été repérée dans le salariat d’exécution [14]. Pour autant, le cadre carcéral produit un rapport au travail particulier. Les détenus au travail sont aliénés comme les travailleurs libres dans le sens où le produit de leur travail leur échappe. Mais alors que le travail peut être défini par la contrainte dans le rapport salarial, il apparaît en prison avec force comme une puissance cathartique face à un ordre social bien plus aliénant que le travail. L’exercice du travail en soi est une ressource forte que les détenus mobilisent pour faire face à la dépersonnalisation, à l’infantilisation et plus globalement à la désocialisation qu’engendre l’enfermement. Le temps de travail est à la fois aliéné et désaliénant par rapport au temps de la peine.
Travail sans intérêt, mal payé, absence de droit du travail, on pourrait se demander pourquoi les détenus souhaitent- ils tant travailler ? A partir de l’analyse du rapport au travail et au temps des détenus, nous pouvons répondre que si les détenus souhaitent tant travailler, quand bien même il s’agit de "sales boulots", dans des conditions de "surexploitation" (dont ils sont conscients), c’est qu’ils vivent un drame social, une expérience sociale extrême, à savoir l’enfermement. Une expérience extrême fait d’un temps aliénant organisé par le pouvoir pénitentiaire. Il n’y a pas un temps uniforme et un univers du reclus mais des temps pluriels auxquels on peut faire correspondre des espaces privé et professionnel. Ce résultat démontre que l’institution prison n’est plus aussi totale qu’elle a du l’être par le passé. Face à la totalité de l’institution, se dresse un fait social total, celui du travail que Naville qualifiait d’"élément ordonnateur essentiel des sociétés" [15]. Le temps est une bataille permanente pour les détenus. Un détenu aura cette expression, "à la limite, une heure de travail c’est une heure de prison en moins. Là ça fait 18 mois, c’est 18 mois de gagner". Travailler pour un détenu c’est voir les aiguilles de l’horloge trotter plus vite. C’est là une donnée essentielle qui explique à la fois pourquoi les détenus travaillent et pourquoi (pour la grande majorité rémunérée à la pièce) ils ne produisent pas plus qu’ils ne le pourraient parfois. En effet, ils font face à une double contrainte. Ils doivent s’en sortir financièrement tout en évitant d’aller trop vite. Il ne s’agit pas de la crainte du chronomètre, travailler trop vite signifierait s’auto- infliger la pire des sanctions : voir son temps passé à l’atelier réduit et se condamner à rester en cellule. Ils doivent s’en sortir financièrement sans se montrer trop rapides, ni trop lents, parce que la menace du déclassement (le "licenciement" pénitentiaire) plane. Ils jouent souvent le jeu des cadences lorsqu’elles sont accessibles, parce qu’atteindre les quotas procure de la gratification. Au-delà du jeu qui permet de sortir de la monotonie, le travail à un rythme soutenu peut paraître moins fatigant et moins ennuyeux. La réalisation des quotas, dans les ateliers où la rémunération à la pièce a cours, n’est pas directement liée à l’incitation financière, celle-ci joue sans doute mais jouer "le jeu de s’en sortir" en soi et pour soi semble important. Ce jeu atteint, dans les ateliers pénitentiaires, ses limites dès lors qu’il peut être source d’une présence moindre dans l’atelier. La récompense principale du travail pénitentiaire, "sortir de la cellule", prend le pas et peut amener les détenus à limiter leur production. Alors que la barrière entre le groupe des détenus et celui des surveillants est reconnue par tous, y compris par nous, comme caractéristique du monde des prisons, l’atelier de travail est un lieu où elle est moins importante, où la méfiance et les rapports guerriers sont moins présents que dans les autres lieux de la prison. L’explication avancée par les surveillants à la quasi-absence de conflits entre détenus est la suivante : ils risqueraient de perdre leur travail et ils savent que celui-ci est précieux. Cette explication est tout à fait valable, mais elle ne nous paraît pas suffisante. Il nous semble qu’une explication plus générale, à la pacification sociale qui s’opère entre détenus et entre détenus et surveillant, peut être avancée en faisant appel à la théorie formulée par M.Burawoy [16] : celle de la relative autonomie du processus de production.
En prison, il est bien possible que le processus de production dans son ensemble, le fait de produire ensemble, de participer à une même organisation tournée vers un objectif commun de production, soit créateur en soi d’une logique propre qui tend à neutraliser partiellement les statuts délinquants et, dans une moindre mesure, les positions de surveillant et de détenu. Le statut de travailleur suscite de la part des surveillants et de l’encadrement pénitentiaire une appréciation positive. Outre le fait que l’accès au travail puisse récompenser un comportement attendu, il se joue quelque chose autour du travail qui doit être relié avec la centralité que celui-ci occupe au niveau sociétal, à la puissance de la norme du travail qui s’inscrit à tous les niveaux de la société, jusque dans ces "régions cachées de notre système social" [17].

Notes:

[1] Durkeim. E, "La Division du travail social" (1èreéd.1893), Quadrige PUF, Paris, 1990

[2] Godefroy. T, Laffargue. B, "Changements économiques et répression pénale", Déviance et Contrôle social n°55, C.E.S.D.I.P, 1991

[3] A l’époque, la gestion des prisons était confiée à un entrepreneur général qui contre un prix de journée alloué par détenu assurait le couvert et l’organisation du travail productif, sur lequel il pouvait tirer un profit

[4] Herzog-Evans. M, "Le droit pénitentiaire : un droit faible au service du contrôle des détenus ?" in Faugeron, Chauvenet, Combessie (eds), "Approches de la prison", PUM, De Boek, Montréal, 1996

[5] Mottez. B, "Systèmes de salaire et politiques patronales", éditions du CNRS, Paris, 1966

[6] Il convient de préciser que nous ne nous prononçons en rien sur les bienfaits éventuels de l’introduction d’activités du secteur tertiaire dans les prisons, ce refus indique seulement une orientation de la politique actuelle

[7] Chauvenet. A, Benguigui. G, Orlic. F, Le Monde des surveillants de prison, PUF, Paris, 1994

[8] Chauvenet. A, "Les surveillants entre droit et sécurité : une contradiction de plus en plus aiguë" (pp.127-158), in Lhuilier et Veil (eds) La Prison en changement, Eres, Ramonville Saint-Agne, 2000

[9] Le Caisne. L, Prison, Odile Jacob, Paris, 2000

[10] Goffman. E, "Asiles", les Editions de Minuit, Paris, 1968

[11] Introduction (pp.7-20) in Linhart. D, Moutet. A (eds), Le travail nous est compté, La découverte, Paris, 2005

[12] Pauchet. C, "Le temps en milieu carcéral", Revue Pénitentiaire et de droit pénal, n°2, 1984

[13] Grossin. W, "Le Travail et le temps", éditions Anthropos, Paris, 1969

[14] D. Linhart, "L’appel de la sirène", Le sycomore, Paris, 1981

[15] Introduction au tome I de Friedmann. G et Naville. P, Traité de sociologie du travail, Armand Colin, Paris, 1961

[16] Burawoy. M, Manufacturing consent, University of Chicago Press, Chicago, 1979

[17] Manifeste du GIP (Groupe d’Information sur les Prisons), J-M Domenach, P.Vidal-Naquet, M.Foucault, 1971