COMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE
DES DROITS DE L’HOMME
ETUDE SUR LE PROJET DE LOI PENITENTIAIRE
La présente étude a vocation à compléter l’avis adopté par l’Assemblée plénière de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) sur le projet de loi pénitentiaire, en réponse à la saisine du Gouvernement.
Elle propose un approfondissement, basé sur les travaux antérieurs de la CNCDH, des thématiques traitées par le projet de loi ainsi que de celles qui n’y figurent pas malgré leur importance.
Cette étude doit donc être lue de manière complémentaire à l’avis du 6 novembre 2008 sur le projet de loi pénitentiaire, ainsi qu’aux deux volumes de l’étude « Sanctionner dans le respect des droits de l’homme » qui regroupent les nombreux travaux de la CNCDH relatifs aux conditions de détention et aux sanctions pénales.
Avertissement
Cette étude a été rédigée par un groupe de travail de la CNCDH, mais n’ayant pas été soumise au vote de l’Assemblée plénière, elle n’engage pas l’intégralité des membres de la CNCDH.
Les recommandations qu’elle contient ont en revanche été adoptées le 6 novembre 2008 dans l’avis sur le projet de loi pénitentiaire.
Introduction
Ayant préconisé dès 2004, à l’instar de nombreuses instances nationales ou internationales et des acteurs du monde carcéral, la rédaction d’un « ensemble de règles clair et cohérent » [1] pour refondre le droit applicable en milieu pénitentiaire, la CNCDH se félicite de la volonté exprimée par le Gouvernement de « doter la France d’une loi fondamentale sur le service public pénitentiaire » [2].
Pourtant, comme l’explique son avis du 6 novembre 2008 sur le projet de loi pénitentiaire (ci-après mentionné comme « l’avis »), la CNCDH déplore que le texte soumis au Parlement ne s’inscrive pas dans l’approche qu’elle avait recommandée. Par la présente étude, elle se propose d’offrir, à la lumière du projet de loi déposé le 28 juillet dernier sur le bureau du Sénat, une nouvelle lecture des différents travaux qu’elle a mené depuis près de huit ans sur « les droits de l’homme dans la prison » et « les alternatives à la détention ».
Les développements qui suivent sont tous issus des réflexions engagées au travers des études antérieures de la Commission. Fruits d’une démarche pluraliste et pluridisciplinaire, qui a associé à la fois des personnalités qualifiées, des syndicats et associations, ainsi que des représentants des pouvoirs publics, ces travaux peuvent être retrouvés dans leur intégralité dans deux ouvrages publiés en 2006 [3] sous le titre « Sanctionner dans le respect des droits de l’homme ».
Dans son avis, la CNCDH rappelle que la démarche de réforme du droit de la prison a pour enjeu essentiel de garantir le respect de l’État de droit :
?? en restituant à la loi le domaine qui est le sien dans le champ carcéral ;
?? en consacrant l’application du droit commun dans les établissements pénitentiaires ;
?? et en restaurant la personne détenue comme sujet de droit.
Parce que cette déclinaison de l’enjeu du projet de loi pénitentiaire en trois axes convergents constitue le fil conducteur de la présente étude, sur lequel s’appuient les recommandations, on trouvera ci-après leur développement tel qu’il ressort de l’avis de la CNCDH.
?? Restituer à la loi le domaine qui est le sien dans le champ carcéral
À l’instar du Premier président de la Cour de Cassation qui, dès mars 2000, a démontré la nécessité pour notre pays de se doter d’une loi pénitentiaire assurant la « reconstruction juridique de [la] société carcérale » [4], la CNCDH a estimé primordial en mars 2004 que le législateur vienne restituer à la loi le domaine qui est le sien [5], conformément à la répartition des compétences prévue par la Constitution [6].
Dans le cadre de ses travaux [7], la CNCDH avait dressé le constat, utilement rappelé par l’exposé des motifs du projet de loi, que les normes régissant le fonctionnement des établissements pénitentiaires tout comme celles relatives aux droits et obligations des détenus étaient « très majoritairement issues de dispositions réglementaires, de circulaires et de notes administratives » [8]. Ce faisant, elle avait estimé qu’une réforme du droit de la prison s’imposait, impliquant nécessairement de reprendre l’ensemble des règles actuelles, d’en étudier la pertinence, d’en déterminer le niveau juridique dans la hiérarchie des normes, tout en identifiant les besoins normatifs nouveaux. Dans ce cadre, la CNCDH avait souligné la nécessité de prévoir des dispositions législatives énoncées en des termes suffisamment clairs et précis sans reporter sur l’administration pénitentiaire la responsabilité de fixer les règles applicables aux personnes détenues, dans des matières relevant du domaine de compétence du Parlement. La CNCDH visait expressément l’article 728 du Code de procédure pénale (CPP) qui prévoit qu’ « un décret détermine l’organisation et le régime intérieur des établissements pénitentiaires », disposition qu’elle considère comme contraire à l’État de droit [9].
Pour la CNCDH, le projet de loi ne contribue pas à résorber le déséquilibre de l’édifice actuel du droit pénitentiaire, laissant perdurer une situation, pourtant connue et controversée, qui donne toute latitude à l’autorité administrative pour régir par voie réglementaire l’essentiel de cette matière [10]. Déplorant la persistance d’un tel état de fait, la CNCDH entend rappeler avec insistance au Gouvernement à quel point l’organisation de la vie en détention et le régime de détention déterminent la condition de la personne détenue et, de là, l’exercice de ses droits fondamentaux. Leur encadrement législatif, raison d’être de la loi pénitentiaire, s’impose naturellement. Si le Gouvernement a pris soin d’évoquer la compétence exclusive que la Constitution réserve au législateur pour définir les règles concernant « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » [11], il convient de rappeler que la Constitution étend également cette compétence législative à « la procédure pénale » [12] et que les éléments déterminants d’une règle doivent figurer dans la loi.
Par ailleurs, si elle ne peut qu’abonder dans le sens du Gouvernement quand il fait référence « aux qualités d’accessibilité, de lisibilité et de prévisibilité que doit respecter tout arsenal juridique pour la sécurité juridique des citoyens » afin d’offrir un « cadre suffisamment clair pour définir et harmoniser les pratiques professionnelles » [13] des personnels de l’administration pénitentiaire, la CNCDH s’interroge sur la distinction opérée dans le projet de loi entre une partie codifiée et une partie non codifiée, ainsi que sur les critères qui ont été retenus pour la répartition des dispositions dans l’une ou l’autre des parties. La Commission s’inquiète en conséquence de l’effectivité, de la lisibilité et de l’accessibilité des dispositions dont la codification n’est pas envisagée, notamment celles traitant des droits fondamentaux des personnes détenues.
Forte de ces considérations, la CNCDH regrette l’approche trop restrictive faite finalement par le Gouvernement quand il affirme que son projet de loi vise à « mettre de l’ordre dans notre système normatif » en élevant au niveau législatif « les restrictions aux droits fondamentaux des personnes nécessairement imposées aux détenus pour des raisons de sécurité publique » [14]. En optant pour le statu quo, le projet de loi ne remet pas en cause la pertinence des règles actuelles et ne cherche pas les besoins normatifs nouveaux. Il consacre dans le cadre d’une réforme à droit constant la possibilité laissée à l’administration pénitentiaire de restreindre de manière discrétionnaire les droits des personnes détenues. La volonté affirmée de « doter la France d’une loi fondamentale sur le service public pénitentiaire » [15], essentiellement déclarative puisqu’elle ne s’engage pas dans une refonte du droit de l’univers carcéral, voit ainsi sa crédibilité considérablement réduite.
?? Consacrer l’application du droit commun dans les établissements pénitentiaires
Lorsqu’elle a préconisé, en 2004, une réforme du droit de la prison s’assignant l’objectif d’offrir à l’institution pénitentiaire un cadre normatif de qualité, la CNCDH a souligné la nécessité de consacrer l’application du droit commun dans les établissements pénitentiaires. Elle s’inscrivait ainsi dans le prolongement du constat de la Commission Canivet selon lequel la prison « faisant partie du territoire de la République, [elle] doit être régie selon le droit commun, y compris dans les adaptations qu’exige la privation de liberté » [16]. Ceci implique, à la lumière des principes d’universalité et d’indivisibilité des droits de l’homme, de reconnaître à la personne détenue tous les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, à la seule exception de la liberté d’aller et venir.
La CNCDH estime donc qu’il est essentiel que le projet de loi permette la normalisation de la société carcérale à l’aune des principes énoncés par le Conseil de l’Europe dans le cadre des Règles Pénitentiaires Européennes (RPE) [17]. Ces règles stipulent d’une part que les personnes privées de liberté « conservent tous les droits qui ne leur ont pas été retirés selon la loi par la décision les condamnant à une peine d’emprisonnement ou les plaçant en détention provisoire » (R.2) ; d’autre part que « les restrictions imposées (...) doivent être réduites au strict nécessaire et doivent être proportionnelles aux objectifs légitimes pour lesquelles elles ont été imposées » (R.3) ; enfin que « la vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison » (R.5). Cet ensemble de prescriptions est accompagné de précisions utiles dans le document annexé aux RPE auquel il convient de se référer [18]. Ainsi, le commentaire de la Règle 2 souligne que « la perte du droit à la liberté que subissent les détenus ne doit pas être comprise comme impliquant automatiquement le retrait de leurs droits politiques, civils, sociaux, économiques et culturels » ; que les restrictions aux droits des détenus résultant de la privation de liberté « doivent être aussi peu nombreuses que possible » ; que « toute restriction supplémentaire doit être prévue par la loi et être introduite uniquement si elle est essentielle au maintien de l’ordre, de la sûreté et de la sécurité dans les prisons ».
Pourtant, force est de constater que l’approche du Gouvernement privilégie la consécration des restrictions aux droits en tant que principe, à celle des droits eux-mêmes ; l’exercice des droits par les personnes détenues en constituerait dès lors l’exception. A cet égard, la CNCDH constate dans le texte une évolution inquiétante, en comparant l’avant-projet dont elle a été saisie et le projet déposé au Parlement. Ainsi, la disposition initiant le chapitre consacré aux droits des détenus et énonçant que « l’administration pénitentiaire garantit à tout détenu le respect des droits fondamentaux inhérents à la personne » a été supprimée au profit d’une affirmation stipulant désormais que « les droits des détenus ne peuvent faire l’objet d’autres restrictions que celles résultant des contraintes inhérentes à leur détention (...) » [19]. Cette modification substantielle témoigne d’un inopportun renversement de perspective que la Commission déplore vivement.
Si l’exposé des motifs du projet de loi pénitentiaire reprend à son compte l’observation faite par la Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale selon laquelle « on ne peut imaginer qu’il y ait deux qualités de normes selon qu’il s’agit d’un citoyen libre ou d’un citoyen détenu. La garantie des droits est la même, le détenu n’étant privé que « de sa liberté d’aller et de venir » [20], on ne retrouve aucunement dans le projet de loi la déclinaison de ce principe. La reconnaissance des droits de la personne détenue et l’affirmation des obligations de l’administration pénitentiaire qui devraient en découler ne sont pas consacrées. Ainsi, contrairement à ce qui a été réalisé en matière de santé au travers de la réforme de 1994 qui a permis l’entrée du droit de la santé publique en milieu carcéral, la personne détenue se voit toujours appliquer un droit d’exception a minima sur nombre d’aspects de sa vie quotidienne, notamment pour ce qui concerne son droit au travail, ses droits civiques, son droit au respect de la vie privée et familiale ou ses droits collectifs.
De fait, aucune obligation positive de l’administration pénitentiaire n’est affirmée pour garantir l’effectivité des droits de la personne détenue. La CNCDH s’inquiète fortement de ce que cette carence évidente de la réforme n’ait pour conséquence l’effet inverse de l’objectif affiché, à savoir que le pouvoir discrétionnaire de l’administration pénitentiaire en la matière soit entériné et élargi.
?? Restaurer la personne détenue comme sujet de droit
De même, la CNCDH a déjà estimé que la réforme du droit de la prison devait véritablement assurer la consécration de la condition juridique de la personne détenue [21]. Il est essentiel que le projet de loi permette à la personne privée de liberté d’être considérée autrement que comme « une personne subordonnée par voie réglementaire à la hiérarchie administrative » [22], en établissant le statut de personne détenue et en affirmant une nouvelle appréhension de la relation entre le service public pénitentiaire et son usager principal. Pour ne citer qu’elles, les RPE établissent clairement l’approche qui doit guider le législateur dans la définition de la condition juridique de la personne détenue. Les personnes privées de liberté « doivent être traitées dans le respect des droits de l’homme » (R.1), ce qui « implique à son tour la reconnaissance de leur dignité humaine fondamentale » [23].
Loin de suivre ces recommandations, le projet de loi ne s’inscrit pas davantage dans la démarche préconisée par la CNCDH. Ainsi, tout en indiquant vouloir « consacrer le principe selon lequel la personne détenue conserve le bénéfice de ses droits » [24], il entérine l’approche selon laquelle l’administration pénitentiaire fait prévaloir ses nécessités propres lorsqu’elle est amenée à édicter des règles. Dans ces conditions, le droit pénitentiaire ne prend toujours pas en compte la protection des libertés fondamentales de l’individu comme impératif. Au contraire, il aliène cet impératif en le subordonnant aux exigences de maintien de l’ordre et de la sécurité. Dès lors, la personne privée de sa liberté d’aller et de venir se trouvera presque toujours dépourvue de droits effectifs, faute d’effet contraignant de la norme pour les services de l’Etat. Pourtant, ce dernier est soumis à diverses obligations de garantir, en toutes circonstances, le respect des libertés individuelles. La CNCDH rappelle donc au Gouvernement que la garantie des droits de la personne incarcérée doit être une obligation constante de l’administration pénitentiaire. Le projet de loi se doit de consacrer le statut juridique de la personne détenue comme sujet de droit en tant que personne humaine, citoyen, justiciable et usager du service public à part entière.
Enfin, la CNCDH s’interroge sur les raisons qui ont poussé le Gouvernement à substituer systématiquement le terme de « droits des détenus » dans le projet de loi à celui de « droits fondamentaux des détenus » présent dans l’avant-projet [25]. Alors même que la France vient de créer l’institution du Contrôleur général des lieux de privation de liberté - autorité indépendante chargée de veiller au respect des droits fondamentaux des personnes privées de liberté - il apparaît essentiel qu’une « loi fondamentale sur le service public pénitentiaire » [26] soit dénuée de toute ambiguïté sur le fait que les détenus demeurent titulaires des droits fondamentaux inhérents à la personne, que ces derniers ne souffrent d’aucunes restrictions et qu’une obligation pèse sur l’administration qui doit en garantir leur respect.
A la lumière de ces enjeux, la CNCDH précise dans son avis que la démarche de réforme en profondeur du droit de la prison doit s’appuyer sur quelques principes directeurs essentiels : appréhender l’emprisonnement comme une sanction de dernier recours, faire de la réinsertion l’objectif essentiel du service public pénitentiaire, et respecter les principes du droit répressif dans les établissements pénitentiaires. L’approche adoptée par le Gouvernement dans le projet de loi déposé au Sénat le 28 juillet ne répondant pas à ces principes directeurs, la Commission a estimé utile de les réaffirmer tout au long de la présente étude.